Comment expliquer un tournant  ? Pour y voir clair sur les macro-crises, il faut parfois augmenter l’échelle d’analyse — jusqu’à celle de la fin d’année. Pour nous aider à passer de 2023 à 2024, nous avons demandé à Pierre Grosser de commissionner 10 textes, un par décennie, pour étudier et mettre en contexte des tournants plus amples. Après quatre épisodes sur 1913-19141923-1924, 1933-1934 et 1943-1944, voici le cinquième sur la métamorphose de la Guerre froide, en 1953-1954.

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Rétrospectivement, les années 1953-1954 constituent un tournant majeur de l’histoire des relations internationales. La mort de Staline, le 5 mars 1953, est même une date fondamentale du vingtième siècle, à l’écho mondial. Nous allons avant tout évaluer les conséquences de cette séquence pour l’histoire des années 1950, et celle de la seconde moitié du XXe siècle. 

La fin de la Seconde Guerre mondiale ?

Il est aussi possible de considérer que 1953-1955 marque la fin d’une histoire longue de la Seconde Guerre mondiale. Il est courant aujourd’hui de considérer qu’à l’échelle globale, la Première Guerre mondiale s’est prolongée bien au-delà de novembre 1918. La guerre civile dans l’Empire russe ne se termine qu’avec la stabilisation de l’URSS et de ses frontières entre 1922 et 1924. La vague révolutionnaire en Europe prend alors fin. La difficile naissance des États d’Europe du Centre et de l’Est (et la disparition de nombre d’États qui avaient tenté d’être indépendants) se fait dans le sang. Le traité de Lausanne en 1923, lequel annule celui de Sèvres en 1920 qui avait humilié la Turquie, est parfois considéré comme la fin de la Grande Guerre. Pour l’Empire ottoman, celle-ci a commencé dès 1911 avec l’invasion de la Libye par l’Italie, suivie des deux guerres balkaniques de 1912-13. La série de révoltes dans le monde arabe, du Maroc à l’Irak en passant par l’Egypte et la Syrie, se finit au milieu de la décennie suivante. La stabilisation du système européen, comme l’a rappelé Patrick Cohrs, intervient avec le soutien financier et diplomatique des États-Unis en 1924-25

Quant à la Seconde Guerre mondiale, qui débute en Asie dès 1937, voire 1931, et en Europe au début de 1939 (en Tchécoslovaquie et en Albanie), les dates du 8 mai et du 2 septembre 1945 ne mettent pas fin à nombre de combats et de convulsions. En Europe centrale, orientale et balkanique, les temps sont aux guerres civiles. En Grèce bien sûr, mais aussi dans les pays occupés par l’Armée rouge et en Yougoslavie. Les régimes communistes s’imposent le plus souvent par la répression et la force. De vraies contre-insurrections ne mettent fin aux résistances, en Ukraine, dans les pays baltes ou en Roumanie, que dans la première moitié des années 1950. Les opérations des services secrets américains et britanniques pour appuyer ces résistances (par exemple en Albanie) et certains émigrés revenus combattre, ont été assez modestes, et avec des résultats désastreux. Or, après la mort de Staline, des communistes « nationaux » sont réhabilités dans les démocraties populaires (lorsqu’ils ont survécu aux purges), tandis que Moscou accepte une certaine « nationalisation » des partis communistes dans les Républiques soviétiques, notamment baltes. Les convulsions de la guerre et de la soviétisation sont passées, et les populations aspirent à la normalité et au bien-être (au point que, rétrospectivement, certaines nourrissent encore certaines nostalgies pour le communisme des années 1960-1970). C’est en 1955 que l’Union soviétique libère les derniers soldats prisonniers allemands, japonais, et les derniers « malgré-nous » alsaciens et lorrains. 

Il est aussi possible de considérer que 1953-1955 marque la fin de l’histoire longue de la Seconde Guerre mondiale.

Pierre Grosser

Les bouleversements liés à la guerre en Asie et à la fin subite de l’Empire japonais sont encore plus marqués ; 1953-1954 apparaît comme un étiage, en Chine, en Corée et au Vietnam1. En Chine, la guerre civile a repris dès 1946 — si elle avait jamais cessé. Mao triomphe en octobre 1949, et il instrumentalise la menace américaine (voire japonaise) durant la guerre de Corée (1950-53) pour combattre les « contre-révolutionnaires » potentiels, consolider son régime, et imposer la domination chinoise au Tibet. Tchang Kai-chek s’étant réfugié à Taïwan, les États-Unis restant présents au Japon, protégeant et aidant le régime nationaliste à Taïwan, combattant les troupes chinoises en Corée, et aidant les Français en Indochine, la Chine « rouge » peut jouer de la menace impérialiste aux frontières. A partir de 1954, la propagande insiste bien moins sur ces menaces intérieures et extérieures, et la priorité est au développement, massivement aidé par le « Grand frère » soviétique. La question coréenne est née en 1945 du refus de l’indépendance du pays par les Grands, après quarante ans de colonisation japonaise. Le 38e parallèle est tracé le 14 août 1945 à la hâte par les Américains ; deux États coréens naissent en 1948, communiste au Nord et anticommuniste au Sud. Le premier attaque en juin 1950. Un armistice est signé en juillet 1953, mettant fin à cette guerre internationalisée, notamment sino-américaine. Il n’y a toutefois aucun règlement politique : la question coréenne est toujours source d’instabilité régionale aujourd’hui. 

Ho Chi Minh a proclamé l’indépendance du Vietnam le jour de la capitulation japonaise. Mais le retour des Français provoque une guerre, elle aussi internationalisée (la Chine soutenant le Vietminh et les États-Unis la France, mais sans envoyer de troupes combattantes comme c’est le cas en Corée). Après la défaite de Dien Bien Phu le 7 mai 1954, la conférence de Genève en juillet établit une division provisoire entre deux États, qui apparaît comme une « solution coréenne ». L’État communiste qui s’est constitué dans la guerre est désormais maître des territoires au Nord du 17e parallèle. La France doit accorder enfin l’indépendance complète à l’État vietnamien qu’elle avait créé en 1949, mais celui-ci, au Sud, préfère l’aide et la protection des États-Unis. Les élections de 1956 n’ont pas lieu, les États-Unis et le Vietnam de Ngo Dinh Diem n’imaginant pas que le Nord puisse accepter des élections libres et craignant le résultat des votes au Sud. On pouvait donc imaginer alors la stabilisation de deux États concurrents, comme c’était le cas en Corée, soutenus par les deux blocs rivaux. Trente ans plus tard, la Corée du Sud devenait une puissance économique organisant les Jeux Olympiques (1988), tandis que la Corée du Nord était dans les années 1990 isolée et ravagée par la famine. Au Vietnam, les communistes du Sud installés à Hanoï feront tout, à partir de 1959-60, pour obtenir un Vietnam unifié et communiste. Les États-Unis, qui ont découvert durant la Seconde Guerre mondiale l’importance de l’Asie du Sud-est, combattront jusqu’à la paix de janvier 1973 et la prise du Sud Vietnam par le Nord en avril 1975. 

Les fins de guerre en Asie, en 1953-1954, et le système d’endiguement américain sur lequel nous reviendrons, stabilisent l’Eurasie dans une sorte de « Yalta bis » aux périphéries de l’URSS, Staline ayant été obsédé par la préservation des acquis de la Seconde Guerre mondiale, notamment d’une vaste zone de sécurité courant de l’Europe de l’Est à la Corée du Nord, en passant par une Chine désormais alliée. Mais les actions du même Staline, et notamment la guerre de Corée, ont transformé la potentialité d’un déploiement global de la puissance américaine au milieu des années 1950. Il y a désormais consensus aux États-Unis sur la nécessité de ne pas recommencer les erreurs des années 1930 ; de penser la sécurité globalement ; de s’appuyer sur des alliés, et notamment l’Europe de l’Ouest et le Japon qui sont les points forts de la stratégie d’endiguement ; d’être prêts militairement, pour ne plus être surpris comme à Pearl Harbour ou en Corée ; de favoriser le développement économique en s’insérant dans l’ordre économique international dominé par les États-Unis ; et de ne pas perdre de nouveaux pays au communisme. Le « siècle américain », annoncé en 1941, et esquissé à la sortie de la guerre (1944-46), commence réellement au début des années 19502

Le 19 août 1953, à Téhéran, un kiosque communiste brûle après le coup contre Mossadegh. © AP/SIPA

Vers la détente

Si l’on se départit de la chronologie longue de la Guerre froide, axée sur l’histoire de l’Union Soviétique (1917-1991), on peut considérer que le pic de la Guerre froide ne dure que de 1947 à 1953, avec une mobilisation idéologique et militaire vigoureuse, et une absence de sommets diplomatiques entre les pays qui furent membres de la Grande Alliance contre le fascisme. Il faudrait même raccourcir encore la durée de ce pic, car il ne commence qu’à l’orée de la décennie. Le début de la guerre de Corée, en juin 1950, constitue un choc pour les États-Unis, qui suit, en 1949, l’entrée de l’URSS dans l’ère nucléaire (en août), la victoire des communistes en Chine (en octobre), et le traité d’alliance sino-soviétique de février 1950 et la reconnaissance de la République Démocratique du Vietnam de Ho Chi Minh par Moscou et Pékin. En avril 1950, le document NSC 68 est remis au président Truman : il sonne l’alarme sur la menace mondiale du communisme dirigée depuis Moscou et préconise un réarmement important et un endiguement à l’échelle mondiale, notamment sur les franges de l’Eurasie3

Les fins de guerre en Asie, en 1953-1954, et le système d’endiguement américain stabilisent l’Eurasie dans une sorte de « Yalta bis » aux périphéries de l’URSS.

Pierre Grosser

L’invasion de la Corée du Sud par l’armée de Kim Il-Sung, avec le feu vert de Staline et l’aide militaire soviétique, amène les États-Unis à mettre en application cette stratégie : les dépenses militaires bondissent ; les armées américaines, dans le cadre de l’ONU et avec les troupes de quinze pays, viennent au secours de la Corée du Sud ; les États-Unis poussent au réarmement de la RFA à l’institutionnalisation de l’OTAN, et établissent un réseau d’alliances bilatérales en Asie-Pacifique tout en accroissant leur aide à la France dans sa guerre d’Indochine4. Le maccarthysme triomphe à l’intérieur des États-Unis, lesquels financent une propagande en Europe destinée à contrer celle des communistes qui les décrit comme fascistes, bellicistes, et impérialistes. De son côté, Staline rentre dans son dernier cycle de paranoïa, de mobilisation de défense, et de Terreur (qui vise désormais spécifiquement les Juifs). Les dépenses militaires soviétiques augmentent considérablement, l’Armée Rouge accroît de nouveau ses effectifs (près de 5,8 millions d’hommes en 1953), et les démocraties populaires sont sommées de se mobiliser également5. Ce pic de tensions internes et Est-Ouest se termine avec la mort de Staline. 

Il faut toujours rappeler à quel point les deux blocs, durant cette période, ne sont pas équivalents. Celui de l’Ouest est fondé sur le consentement, si ce n’est l’invitation (l’expression « empire par invitation » fut proposée par l’historien norvégien Gail Lundestad), ce qui n’est pas le cas à l’Est, même si les élites des démocraties populaires ont pu jouer de la crainte du revanchisme allemand. Surtout, alors que le maccarthysme est régulièrement présenté comme le mal absolu, il n’a mené qu’à une exécution : celle des époux Rosenberg, en juin 1953. Malgré une grande campagne internationale, attisée par les communistes, le président Eisenhower refuse l’amnistie, estimant que les renseignements nucléaires fournis ont facilité le déclenchement de la guerre de Corée, qui a tué plus de 30 000 soldats américains. Le maccarthysme étant en partie une arme des Républicains contre les Démocrates au pouvoir depuis vingt ans, l’élection du Républicain Eisenhower entraîne progressivement son déclin, d’autant que le sénateur commence à s’en prendre à l’armée et à la CIA, et que l’administration s’efforce de couper le flux d’informations que le directeur du FBI, J. Edgar Hoover, fournissait au sénateur. De l’autre côté du rideau de fer, la terreur d’État a abouti à la déportation et à l’exécution de centaines de milliers d’individus, souvent après des procès truqués. L’existence des camps étaient niés à l’Ouest, et les communistes s’en prenaient aux rares intellectuels qui prenaient le risque de les dénoncer. Pourtant, il y avait 2, 5 millions de détenus au Goulag au moment du décès de Staline. Après sa mort, les amnisties réduisent le nombre à 780 000 en 1956. Bientôt, la réhabilitation des peuples punis durant la guerre (trois millions de personnes d’une douzaine de nationalités, notamment Tchétchènes, Ingouches, Kalmouks….), permet des retours de ces déportations collectives. 

Il faut toujours rappeler à quel point les deux blocs, durant cette période, ne sont pas équivalents.

Pierre Grosser

En avril 1952, déjà, la conférence économique internationale de Moscou avait eu pour objectif de contrer la guerre économique menée par l’Occident à travers les restrictions aux exportations (dans le cadre du COCOM), mais insufflé une odeur de détente6. L’URSS continue à rejoindre les fédérations sportives internationales, après avoir participé à ses premiers Jeux olympiques à Helsinki en 1952 ; la circulation de sportifs de l’Est commence, notamment dans les pays scandinaves et en France7. Les discussions « au sommet » entre les quatre occupants de l’Allemagne ne reprennent que lors de la conférence de Berlin, en février 1954. Celle de Genève, l’année suivante, fait parler de « détente ». Malgré des regains de tensions, la détente a persisté en Europe jusqu’à la fin de la Guerre froide durant la séquence 1988-1991. 

La Chine communiste semble également rechercher une certaine détente, notamment pour isoler les États-Unis. Elle participe pour la première fois à une grande conférence internationale de mai à juillet 1954, à Genève, pour le règlement des guerres de Corée et d’Indochine. Après l’échec du volet coréen, le ministre des affaires Chou En Lai est constructif pour faire pression sur le Vietminh et obtenir un accord. Plusieurs pays occidentaux — dont la France — imaginent une course à la Chine pour y installer une ambassade et reprendre les échanges économiques. L’objectif de Pékin est de rallier les pays de la « zone intermédiaire » entre les deux Grands, notamment les Britanniques et les Français qui ont paru se méfier du jusqu’au-boutisme américain en Corée et en Indochine. Toutefois, les États-Unis restent fermes, non seulement à cause de l’action du lobby pro-nationaliste à Washington, mais aussi parce que la guerre de Corée a fait de la Chine un ennemi plus haï encore que l’Union soviétique. Lors de la conférence de Genève, le secrétaire d’État John Foster Dulles refuse de serrer la main de Chou. Il n’empêche que des rencontres entre ambassadeurs américain et chinois ont lieu à partir de 1955, et que Pékin donne les noms des rares agents de la CIA capturés (la plupart ont été tués), alors qu’ils essayaient d’identifier des résistances au régime maoïste. L’offensive de charme chinoise est surtout destinée au voisin indien, et au Tiers-Monde, ce qui se manifeste lors de la conférence de Bandung (1955), et dans le soutien à l’anti-impérialisme et à l’anticolonialisme. 

[Lire plus : les autres épisodes de notre série sur le XXe siècle en dix fins d’année].

La cristallisation de la géographie de la Guerre froide

C’est pendant ces années 1953-1955 que la Guerre froide se fige en Europe. A partir de la note de Staline de mars 1952, l’Union soviétique avait essayé de faire bouger les lignes, en faisant miroiter à l’opinion de la RFA l’unification, dans la neutralité. En 1953, Moscou demande que les puissances occidentales abandonnent le réarmement de la RFA, pour progresser sur le traité d’État autrichien. Washington craint qu’une neutralité autrichienne n’encourage le neutralisme en Allemagne. Moscou relance la proposition en 1954, toujours au nom du pacifisme, pour troubler l’opinion ouest-allemande et introduire de la discorde entre les Occidentaux. L’objectif est surtout d’empêcher un réarmement de l’Allemagne. Moscou compte sur les réticences des pays d’Europe qui viennent de vivre le réarmement allemand des années 1930, permettant le cataclysme de l’agression et de l’occupation nazies. Pourtant, la RFA entre dans l’OTAN en 1955, et le pacte de Varsovie est créé en réaction, en incluant la RDA. D’une certaine manière, la RFA réarmée sous surveillance des États-Unis, ce qui satisfait Paris, et sans doute Moscou — même si l’on craint qu’une Allemagne revanchiste n’entraîne les États-Unis dans la reconquête des territoires perdus dix ans plus tôt, d’autant que les Américains s’intéressent aux connaissances des anciens militaires allemands sur l’URSS. Finalement, Khrouchtchev dissocie la neutralité de l’Autriche de la question allemande. L’Union Soviétique accepte la neutralité de l’Autriche en 1955, ainsi que celle de la Suède, pourtant tournées économiquement et culturellement vers l’Ouest. Mais elle envahit la Hongrie en 1956, laquelle espérait un statut similaire. Le message est clair : il n’y aura pas de constellation d’États neutres entre les deux blocs8

À partir de 1954, la Chine communiste semble rechercher une certaine détente, notamment pour isoler les États-Unis.

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La Yougoslavie, sous la menace d’une invasion par Staline, est courtisée par les autres États neutres, et peut progressivement endosser le costume de leader du non-alignement. Pour Staline, le titisme était une menace pire que celle des États-Unis, car elle mettait en cause sa domination sur le monde communiste. La défaite soviétique face à l’équipe yougoslave de football en juillet 1952 est une humiliation. Le pic de la crise soviéto-yougoslave a lieu au début de l’année 1953. Belgrade rejoint l’Union balkanique de février 1953, l’amenant à collaborer avec les deux nouveaux membres de l’OTAN : la Grèce et la Turquie. Tito se rend à Athènes en juin 1954 pour promouvoir la coopération militaire, et sans exclure l’adhésion de la Yougoslavie à l’OTAN. Moscou envoie donc un ambassadeur, d’autant que la Yougoslavie est en difficulté avec l’Ouest à cause du règlement de la crise de Trieste, et commence à envoyer des signaux sur la responsabilité de Staline dans les tensions entre les deux pays. 

Une visite officielle d’une délégation nord-coréenne en URSS en septembre 1953. © Anatoliy Garanin/SPUTNIK/SIPA

Quant aux nouveaux dirigeants soviétiques, ils multiplient les lettres au « camarade » Tito en 1954. Khrouchtchev se rend à Belgrade à la fin mai 1955, juste après la création du pacte de Varsovie, et il y mène de vraies négociations entre États. Il flatte le dirigeant yougoslave qui lui ouvre des portes en Asie, où il a déjà visité la Birmanie et l’Inde, et qui se rend à Moscou en juin 1956, juste après la dissolution du Kominform, lequel aura vécu moins de dix ans. La question de Trieste, le contentieux italo-yougoslave qui a pesé dans les choix politiques de Belgrade, a finalement été réglée en octobre 1954. Mais Tito agace rapidement les Occidentaux en soutenant Nasser et le Front de Libération Nationale algérien. 

En Europe, le seul point chaud qui demeure est Berlin-Ouest, dont le statut dépend des accords internationaux entre vainqueurs en 1945. Khrouchtchev provoque deux crises en 1958 et 1961, mais finalement la construction d’un Mur en 1961 permet à la RDA de se préserver temporairement de la fuite de ses habitants. Malgré un face à face américano-soviétique tendu à Berlin en octobre 1961 et les craintes occidentales pour Berlin-Ouest durant la crise de Cuba, la ville n’est plus objet de crise internationale. Les contemporains s’habituent à la division de l’Allemagne en deux États, qui semble avoir enfin réglé la question allemande, et à celle de l’Europe entre deux blocs, paraît stabiliser un continent d’où étaient parties deux Guerres mondiales. C’est pourquoi en 1989 États-Unis, France ou Royaume-Uni se sont inquiété des possibles déstabilisations de l’ordre européen lorsque les régimes communistes et la domination soviétique ont été remis en cause à l’Est de l’Europe ; Moscou comptait sur ce souci du statu quo, réaffirmé cette année-là par Kissinger, pour que Londres et Paris résistent à l’unification allemande. 

Après la répression de l’insurrection hongroise, le message est clair : il n’y aura pas de constellation d’États neutres entre les deux blocs.

Pierre Grosser

La séquence du milieu des années 1950 provoque donc un gel de la carte de l’Europe. Certains historiens considèrent que sur le continent, on passe d’une guerre de mouvement à une guerre de position, le mouvement ayant désormais lieu dans le Tiers-Monde, la fin des empires coloniaux ouvrant un nouveau jeu de compétition entre les deux Grands. Vue d’Europe de l’Est, la séquence est interprétée différemment. Certes, le « dégel » qui suit la mort de Staline met fin à la pire période de l’histoire du communisme en Europe. Très rapidement, le culte de la personnalité de Staline prend fin, et son nom même n’est plus guère mentionné dans la presse. Pourtant, les révoltes à Berlin-Est en juin 1953 ne suscitent pas de soutien des États-Unis, malgré les discours sur le « refoulement du communisme » (roll back) de l’administration républicaine9. Ils ne jettent pas d’huile sur le feu et parlent plutôt de discussions à quatre. L’administration Eisenhower n’est pas prête à contester le pouvoir soviétique en Europe de l’Est par la force, même si durant trois ans, jusqu’au soulèvement hongrois de 1956, les Américains tenteront de souffler sur les braises de l’hostilité aux régimes communistes par la propagande. Toutefois, comme ils ne peuvent qu’assister passivement à la répression, ils deviendront plus prudents — même en 1989 — d’autant que les régimes communistes y voient le moyen d’attribuer les révoltes et contestations aux influences extérieures. En 1953, les alliés sont prudents, y compris la RFA, qui craint l’afflux déstabilisateur de réfugiés, alors que les élections ont lieu en septembre. Celles-ci sont un triomphe pour les démocrates-chrétiens (et les chrétiens-sociaux), lesquels remportent même la majorité absolue aux élections de 1957. C’est l’apogée de Konrad Adenauer, alors courtisé par Washington. Au début de l’année 1953, il obtient un règlement de la question des dettes allemandes, allégées de moitié du capital dû, permettant ensuite une croissance de plus de 7 % par an. Bref, la stabilité de la Guerre froide en Europe, vue de l’Ouest, se fonde sur la prospérité de celle-ci, et l’acceptation de la poursuite de la domination soviétique à l’Est, même si la détente est aussi l’occasion d’essayer de dissocier les démocraties populaires de Moscou.

Si le « roll back » n’est pas mis en œuvre, les autres piliers de la stratégie d’Eisenhower et de Dulles sont effectifs. D’une part, la « pactomanie ». Le bloc sino-soviétique est progressivement entouré par des traités et pactes. Ils ne sont pas de même nature que l’OTAN, qui s’est étendue en 1952 à la Grèce et à la Turquie, laquelle est récompensée de son envoi de troupes durant la guerre de Corée. Ankara signe un accord en juin 1954 pour des bases SIGINT après l’explosion thermonucléaire soviétique. Grâce à un accord signé en septembre 1953, les États-Unis peuvent installer des bases sur le territoire de l’Espagne de Franco. Les Français sont persuadés que les États-Unis convoitent le Maroc pour sa position stratégique, et qu’ils veulent leur éviction. Plus à l’Est, les États-Unis se méfient du neutralisme indien et choisissent, en 1953, l’alliance avec le « viril » Pakistan dont l’armée est héritière des « races martiales » de l’Armée britannique des Indes. En octobre 1953, un traité de sécurité mutuelle est signé entre les États-Unis et la Corée du Sud. Il s’inscrit dans la série de traités bilatéraux mis en place par les États-Unis. Il n’y a pas d’équivalent de l’OTAN en Asie, notamment parce que les intérêts sont différents : la Corée du Sud a les yeux rivés sur la Corée du Nord, le Japon sur l’URSS, la République de Chine à Taiwan sur la Chine « rouge », et les Philippines sur le danger subversif interne. Un des objectifs du traité est de contenir les velléités offensives de Syngman Rhee, le président de la Corée du Sud, de 1948 à 1960. L’aide des États-Unis s’accroît. Le traité d’assistance mutuelle entre les États-Unis et la République de Chine à Taïwan est signé en décembre 1954, et représente un succès pour Tchang Kai-Chek. 

L’Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE) résulte de la signature du Pacte de Manille en septembre 1954. Washington veut rassurer l’Australie, les Philippines et la Thaïlande, après avoir laissé les Français se faire battre en Indochine, et le Nord Vietnam passer au communisme. Toutefois, l’organisation, peu institutionnalisée, ne comprend pas les alliés américains en Asie du Nord-est (le Japon et la Corée du Sud), mais plutôt des puissances coloniales (le Royaume Uni et la France), et elle n’a guère de « dents ». Les seuls pays asiatiques inclus sont les Philippines et la Thaïlande, mais aussi le Pakistan qui veut en profiter pour obtenir des armes, face à l’Inde. Alors que nombre d’États asiatiques affichent leur neutralisme, Washington s’agace de dirigeants qui ne font pas la différence entre communisme et « monde libre », et qui sont jugés « naïfs » et peu fiables, tandis que des spécialistes de l’Asie critiquent cette vision faisant de la neutralité asiatique une maladie contagieuse. Au Moyen-Orient, les relations des États-Unis sont difficiles avec Israël, qui n’est pas encore un allié. Ils courtisent alors l’Egypte, en se posant comme intermédiaire dans les négociations égypto-britanniques sur la base de Suez, qui aboutit en octobre 1954. 

La séquence du milieu des années 1950 provoque un gel de la carte de l’Europe.

Pierre Grosser

Le dernier pilier doit permettre aux États-Unis de ne pas se trouver de nouveau entraînés dans une guerre comme en Corée, dans laquelle la victoire est rendue impossible par le risque d’escalade nucléaire. Dès lors, ils favorisent la création d’armées sud-coréennes et vietnamiennes pléthoriques, pour que ce soit des Asiatiques qui combattent d’autres Asiatiques. En Europe, ils obtiennent le réarmement de l’Allemagne, pour faire face aux troupes importantes de l’Union soviétique et de ses alliés. Mais ils acceptent, comme les Britanniques, de laisser des troupes en Europe de l’Ouest, en signe de solidarité. Les effectifs américains sur le continent passent de 100 000 hommes en 1950 à plus de 400 000 à la fin de la décennie. C’est toutefois l’arme nucléaire qui est désormais privilégiée, pour éviter toute avancée communiste, à travers la doctrine des représailles massives. D’autant qu’ils sont persuadés, à tort, que c’est la menace d’utiliser l’arme nucléaire qui a poussé le camp communiste à mettre fin à la guerre de Corée. La course à la puissance des armes nucléaires s’est accélérée, avec la bombe à hydrogène, testée fin 1952 par les États-Unis, puis en août 1953 par l’Union soviétique. Immédiatement, les États-Unis font face à des dilemmes, que ce soit lors de la bataille de Dien Bien Phu ou bien lors de la crise dans le détroit de Taiwan à la fin de 1954 : le premier est que son usage semble disproportionné lors de crises locales, amenant au choix difficile entre escalade suicidaire et capitulation, et le second est que les alliés européens et l’opinion, notamment en Asie, ne sont pas favorables à son usage, dix ans après les bombardements atomiques sur le Japon. Le monde connaît alors une première vague de mobilisations anti-nucléaires. 

Une parade victorieuse du Vietminh à Hanoi, le 9 octobre 1954. © AP/SIPA

Les nouveaux horizons de la Guerre froide 

La « démobilisation » de la Guerre froide post-stalinienne, la cristallisation de la géographie de la Guerre froide, et les risques liés au nucléaire conduisent à d’autres formes de rivalité. D’une part, la Guerre froide apparaît davantage comme une rivalité entre modèles. Au sein de la gauche britannique et dans l’entourage de Mendès France, on insiste entre 1952 et 1954 sur la nécessité de ne pas se tromper de combat en dépensant trop dans le domaine de l’armement. La compétition serait avant tout économique : des projections font penser que le niveau de vie en Union soviétique augmente rapidement, ce qui pourrait amener la population d’Europe occidentale à voter communiste, ou tout du moins à admirer davantage les systèmes communistes. En effet, la propagande soviétique passe moins de temps à dénoncer les tares du système capitaliste qu’à vanter les succès du communisme, notamment dans le domaine de la consommation10. Cette compétition marque les années 1950 et 1960, même si rétrospectivement il est aisé de montrer que le camp communiste l’a perdue. On dirait aujourd’hui que celui-ci mise alors sur le « soft power », à la différence de l’URSS de Staline, forteresse assiégée luttant contre toute forme de cosmopolitisme. Musiciens, artistes, ou écrivains soviétiques, se déplacent bien plus souvent. Les voyages de Khrouchtchev humanisent la diplomatie soviétique. Les messages de paix et d’internationalisme sont martelés à destination des jeunes et des femmes, lors de grands Congrès internationaux. En Chine, se mettent en place les pratiques très ritualisées et organisées de préparation et de déroulement des visites d’étrangers — qu’ils s’agissent de chefs d’État, d’hommes politiques, de journalistes, ou de visiteurs intéressés —, qui expliquent en partie la fascination pour la Chine dans les années 1960. L’United States Information Agency est créée en 1953, pour présenter le camp occidental comme celui de la paix et de la liberté, et ne pas laisser la rhétorique anticoloniale aux seules mains des communistes — d’autant que ceux-ci sont accusés de « colonialisme rouge », à propos des « peuples captifs » (les pays baltes notamment), ou du Tibet11. Les États-Unis abandonnent le terme « guerre psychologique », qui inquiétait le public aux États-Unis, au moment où les opérations à destination des pays communistes et des jeunes États du Tiers-Monde prennent de l’ampleur.

Dans les années 1950, la propagande soviétique passe moins de temps à dénoncer les tares du système capitaliste qu’à vanter les succès du communisme, notamment dans le domaine de la consommation. 

Pierre Grosser

D’autre part, les opérations clandestines sont privilégiées. Eisenhower approuve les survols des territoires communistes par des avions-espions U2, employés à partir de 1955 et qui provoqueront plusieurs crises avec l’URSS. Les plus célèbres actions clandestines ont lieu en Iran en 1953 (entraînant la chute de Mohammad Mosaddegh) et au Guatemala en 1954 (provoquant celle de Jacobo Árbenz), et suscitent une véritable euphorie à la CIA. En Iran, les Britanniques entraînent les Américains, moins à cause du risque communiste (les Soviétiques y sont plutôt passifs12) qu’à cause de la nationalisation du pétrole13. Pour le Guatemala, les discussions avec la CIA, des membres du Congrès et United Fruit ont lieu tout au long de 1953 et au début 1954. La compagnie dénonce le régime en « sensibilisant » le Congrès et soutient des exilés14. Le premier grand document d’orientation consacré à l’Amérique latine, NSC 144/1, approuvé par Eisenhower dès mars 1953, met en garde contre une tendance croissante au nationalisme, alimenté par des « préjugés historiques anti-américains et exploité par les communistes ». 

Le contexte régional est important, montrant que la Guerre froide commence dans la région avant la victoire de Castro à Cuba en 1959. Le Mexique fait quelques déclarations sur la souveraineté, pour nourrir la légitimité nationaliste de son propre régime, mais sans aide concrète au Guatemala et en veillant à ne pas fâcher les États-Unis. Les dictateurs Anastasio Somoza (Nicaragua) et Rafael Trujillo (République dominicaine) s’opposent à José Figueres Ferrer au Costa Rica. Mais, pour ce pays, les États-Unis ne veulent pas donner l’impression de pencher excessivement du côté des régimes autoritaires. En revanche, au Paraguay, Alfredo Stroessner devient vite un des dictateurs les plus fiables pour soutenir les intérêts américains. Dès sa prise de pouvoir en 1954, il offre ses services pour promouvoir la solidarité hémisphérique derrière le leadership américain. Les réseaux anticommunistes, surtout de la droite conservatrice, se mettent en place (quatre Congrès contre l’intervention soviétique se tiennent de 1954 à 1958 sur le continent). La chute d’Arbenz marque Che Guevara, tout comme Allende. Les critiques sont nombreuses dans la région, où l’URSS voit l’opportunité, sans guère d’investissement, de jouer sur l’anti-américanisme dans l’hémisphère occidental. 

Au-delà des interprétations générales, le flux des événements et les incertitudes 

Ce tournant des années 1953-1954 peut ainsi être interprété rétrospectivement. Mais à suivre les analyses au fil des jours, rien n’est aussi simple. Pour les diplomaties française et britannique par exemple, il était difficile de savoir comment l’administration Eisenhower allait se comporter, ce que feraient les successeurs de Staline et s’il fallait croire en leur discours de « coexistence pacifique » mâtinée d’offensive pacifiste, ou encore comment évoluerait la guerre d’Indochine. Globalement, les Britanniques en sont venus à endiguer les États-Unis, jugés trop offensifs dans la Guerre froide, et à œuvrer pour la paix en Indochine. Churchill s’agitait pour négocier directement avec les successeurs de Staline, d’autant que le pouvoir destructeur de la bombe H l’inquiétait. Pour le titulaire du Foreign Office, Antony Eden, une escalade américaine au Vietnam provoquerait la Chine une nouvelle fois15. Globalement aussi, la France connaît en 1953-1954 une crise qui remet en cause son atlantisme, mais aussi la construction européenne — avec le rejet de la Communauté européenne de défense (CED) le 30 août 1954 —, et bien sûr son Empire, la perte de l’Indochine rejaillissant sur l’Afrique du Nord et condamnant l’Union française. La prise de distance avec les États-Unis, favorisée non seulement par les communistes, mais aussi par les gaullistes (frustrés par le manque de soutien des États-Unis en Indochine et par leur insistance à faire ratifier la CED) et par nombre de personnalités de gauche (notamment dans l’entourage de Mendès France) ont suscité bien des espoirs, annonçant la politique gaullienne des années 1960. Déjà à l’époque, Moscou jouait sur les divisions politiques et sur l’hostilité vis-à-vis de la tutelle des États-Unis chez ses alliés, jusqu’à susciter chez certains un discours ressemblant à un « renversement des alliances », le lien traditionnel franco-russe permettant de contrer l’axe germano-américain16

En septembre 1954, un défilé de délégations de pays du bloc communiste en visite au Hoppegarten en RDA. © Caro / Sorge/SIPA

Mais chaque étape était émaillée de questions, d’autant que les variables étaient nombreuses et interdépendantes. Lors de l’intronisation d’Eisenhower, on se demandait en France si une politique plus déterminée à Washington ne serait pas bonne pour obtenir davantage de soutien en Indochine. Mais Washington pouvait aussi faire pression en faveur de plans plus offensifs dans cette guerre, pour une ratification accélérée de la CED, afin de provoquer la Chine qui interviendrait au Vietnam comme en Corée trois ans plus tôt. L’offensive de paix des successeurs de Staline pouvait faire espérer qu’on échapperait au réarmement allemand, voire dessiner un système de sécurité européen moins dominé par les deux Grands ; mais une fin rapide de la Guerre froide pouvait aussi provoquer un repli des États-Unis, la France se retrouvant face à l’Allemagne réarmée au sein de la CED. La fin des combats en Corée pouvait conduire à une « paix contagieuse », mais aussi pousser la Chine à se concentrer désormais sur son flanc Sud, tandis que les États-Unis poussaient la France à l’offensive. Il était tentant d’approcher la Chine pour qu’elle cesse son soutien au Vietminh (et pour éviter d’avoir à traiter avec Ho Chi Minh), mais les États-Unis étaient les seuls à avoir les cartes de l’entrée à l’ONU et du soutien à Taïwan pour un règlement régional. L’offensive de charme du camp communiste risquait de mener à un marchandage planétaire (la paix en Indochine contre l’abandon de la CED) qui affaiblirait encore le statut de la France aux yeux de ses alliés anglo-américains. Davantage de soutien des États-Unis dans la guerre en Indochine les conduisait à être les mercenaires de l’Amérique et d’empêcher toute paix, alors que l’atmosphère semblait à la détente. Il est possible de montrer ces interrogations et ces incertitudes au quotidien17. Et constater ainsi que les tournants apparaissent rétrospectivement brusques et évidents, mais qu’ils sont bien moins évidents pour ceux qui conduisent les politiques étrangères, dans le brouillard du quotidien et des anticipations.  

Dès lors, il est possible d’imaginer, de pas en pas, des enchaînements différents. Par exemple, n’aurait-il pas été possible de mettre définitivement fin à la Guerre froide dès la mort de Staline ? Durant les années 1970 et 1980, dans une atmosphère marquée par la succession d’une période de détente puis d’un nouveau sursaut de la Guerre froide, attribué à Reagan, qui semblait mettre en danger la paix en Europe, et avec l’ouverture des archives occidentales, des historiens plutôt marqués à gauche — notamment allemands et autrichiens — se sont demandés si 1953-1954 n’avaient pas constitué une occasion manquée. Ils ont accusé les diplomaties occidentales de s’être satisfaites de la division de l’Allemagne, d’avoir voulu à tout prix obtenir le réarmement de la RFA et d’avoir refusé de répondre aux propositions pacifistes de Moscou, ce qui aurait mené à un autre avenir pour l’Europe, débarrassée peut-être des blocs militaires et du risque de guerre18. L’ouverture des archives soviétiques a plutôt amené à douter de la sincérité des avances de Moscou, même si les partisans d’une occasion manquée ont cherché à conforter leurs hypothèses par des documents issus de ces mêmes archives. Ce type de débat annonçait déjà celui sur les occasions manquées de la fin de la Guerre froide d’intégrer la Russie dans un ordre de sécurité paneuropéen, à cause de l’obsession otanienne et hégémoniste supposée des États-Unis, avec le même genre de proposition venue de Moscou de rejoindre l’OTAN, et la même alternative CSCE (Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe). En novembre 1954, alors que Bonn a décidé de rejoindre l’OTAN, l’Union soviétique propose une conférence paneuropéenne de sécurité. Celle-ci voit le jour au début des années 1970. Bref, le « que se serait-il passé si la RFA n’avait pas réarmé et n’était pas entrée dans l’OTAN ? » est l’équivalent de la recherche d’une alternative à l’Allemagne unifiée dans l’OTAN (s’élargissant ainsi pour la première fois vers l’Est) de 199019. Le choix de 1953-1954 du réarmement puis de l’OTAN est-il réellement la raison pour laquelle l’URSS n’a pas abandonné la RDA et accepté l’unification de l’Allemagne quarante-cinq ans plus tôt ? La répression de la révolte de Berlin-Est montre pourtant comment Moscou fait le choix de la préservation de la RDA. Là encore, on peut trouver un autre contrefactuel : et si l’Ouest avait agi de manière plus déterminée après la mort de Staline pour favoriser la fin du communisme20 ?

Sources
  1. Ronald H. Spector, A Continent Erupts. Decolonization, Civil War and Massacre in Postwar Asia, 1945-1955, New York, WW Norton, 2022.
  2. Sur cette chronologie, Andrew N. Buchanan, World War II in Global Perspective, 1931-1953. A Short History, New York, Wiley, 2019.
  3. Christopher Goscha, « Les années 1950 », in Pierre Grosser (dir.) Histoire mondiale des relations internationales depuis 1900, Paris, Bouquins, 2023.
  4. Pierre Grosser, L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du XXe siècle, Paris, Odile Jacob, 2019.
  5. David R. Shearer, Stalin and War, 1918-1953. Patterns of Repression, Mobilization, and External Threat, Londres, Routledge, 2023.
  6. Mikhail Lipkin, « Soviet Snowdrops in the Ice Age ? The Surprising Attempt of an Early Economic Détente in 1952 », in Olivier Bange et Poul Villaume (eds.) The Long Détente : Changing Concepts of Security and Cooperation in Europe, 1950s–1980s, Budapest, Central European University, 2017.
  7. Sylvain Dufraisse, Une histoire sportive de la Guerre froide, Paris, Nouveau Monde, 2023.
  8. Mark Kramer, Aryo Makko et Peter Ruggenthaler (eds.), The Soviet Union and Cold War Neutrality and Nonalignement in Europe, Lanham, Lexington Books, 2021.
  9. Christian Ostermann, Between Containment and Rollback : The United States and the Cold War in Germany. Stanford : Stanford University Press, 2021.
  10. Rósa Magnúsdóttir. Enemy Number One : the United States of America in Soviet Ideology andPropaganda, 1945-1959, Oxford, Oxford University Press, 2019.
  11. Mary Ann Heiss, « Exposing “Red colonialism”. US Propaganda in the United Nations », 1953-1963, Journal of Cold War Studies, été 2015.
  12. Vladislav M. Zubok, « Stalin, Soviet Intelligence, and the Struggle for Iran, 1945-53. », Diplomatic History, janvier 2020.
  13. David Painter det Gregory Brew, The Struggle for Iran. Oil, autocracy, and the Cold War, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2022.
  14. Jonathan Marshall, « The United Fruit Lobby : Revisiting Truman’s Guatemala Policy », Diplomatic History, à paraître ; Aaron Coy Moulton, « Anti-communist Bananas : The United Fruit Company versus the Guatemalan Revolution », Diplomatic History, juin 2023.
  15. Kevin Ruane et Matthew Jones, Anthony Eden, Anglo-American Relations, and the 1954 Indochina Crisis, Londres, Bloomsbury, 2019.
  16. Georges-Henri Soutou, La Guerre froide de la France, 1941-1990, Paris, Tallandier, 2018, chapitre 6.
  17. Je me permets de renvoyer à ma thèse, La France et l’Indochine (1953-56) ; une « carte de visite » en « peau de chagrin », IEP Paris, 2002 pour ce suivi des interrogations et choix en fonction de l’ambiance internationale.
  18. Par exemple, Wilfried Loth, Rolf Steininger, Miichael Gehler. Cette hypothèse est remise au goût du jour par Geoffrey Roberts, « A Chance for Peace ? The Soviet Campaign to End the Cold War, 1953-1955 », Cold War International History Project, Working Paper n°57, 2011 ; mais aussi par Mavlyn Leffler, For the Soul of Mankind : the United States, the Soviet Union, and the Cold War, New York, Hill & Wang, 2007, deuxième partie.
  19. Mise au point dans mes chapitres sur les années 1980 et 1900, dans L’histoire mondiale des relations internationales, op. cit.
  20. Hypothèse faite par Georges-Henri Soutou, La guerre de cinquante ans. Les relations est-Ouest, 1943-1990, Paris, Fayard, 2001.