Approcher les situations décoloniales

« Sans proposer de nouvelles sources ou bouleverser nos connaissances, il invite avant tout à effectuer un « pas de côté » par rapport à nos acquis et à revoir la construction de nos savoirs pour repartir des sociétés coloniales, puis décoloniales, qui révèlent d’évidentes continuités. ». Une lecture de Décolonisations. Histoires situées d’Afrique et d’Asie (XIXe-XXIe siècle) par Anthony Guyon.

Guillaume Blanc, Décolonisations. Histoires situées d’Afrique et d’Asie (XIXe-XXIe siècle), Paris, Points, «Points Histoire», 2022, 544 pages, ISBN 2757892

Les programmes scolaires et universitaires cloisonnent la colonisation et la décolonisation dans des moments distincts, en raison de leurs apparentes césures chronologiques. Les décolonisations ont ainsi été pensées depuis les années 1930 à la fin des années 1970. Néanmoins, cette vision paraît déjà éculée comme en témoigne la série documentaire Décolonisations menée, entre autres, par l’historien Pierre Singaravélou1. Guillaume Blanc, auteur de l’excellent L’invention du colonialisme vert2, poursuit cette relecture des décolonisations qui ont traversé, selon des modalités et des temporalités profondément hétérogènes, les continents asiatique et africain. Son ouvrage démarre donc avec le début des colonisations à travers le regard de ceux qui les ont combattues et se clôt par les années 2010, avec notamment le drame de Lampedusa. L’historien présente une grille de lecture ambitieuse pour repenser les multiples voies de la décolonisation, puis les saisir, en repartant des échelles régionale et locale. Sans proposer de nouvelles sources ou bouleverser nos connaissances, il invite avant tout à effectuer un «  pas de côté  » par rapport à nos acquis et à revoir la construction de nos savoirs pour repartir des sociétés coloniales, puis décoloniales, qui révèlent d’évidentes continuités. 

Ce livre, qui relève tantôt du manuel universitaire tantôt de l’essai, a été pensé alors que Guillaume Blanc enseignait à l’université de Rennes un cours de Licence sur les décolonisations en Asie et Afrique. Il souligne au passage le caractère ubuesque du cours qui lui a été commandé puisqu’il ne viendrait à l’idée de personne de demander à un spécialiste de la vie politique française d’enseigner simultanément sur son domaine et la Russie tsariste. Cela illustre la chronologie européo-centrée et essentialisante dans laquelle ont été enfermés l’Asie et l’Afrique, amenant les Européens à définir les hommes, puis les territoires, comme l’Autre et l’Ailleurs3 à partir de ruptures occidentales. C’est donc un défi éminemment complexe que se lance, et nous lance, l’historien  : penser les Suds depuis les Suds.

Repenser les régimes d’historicité

Les causes et les moments de la décolonisation sont le plus souvent pensés depuis l’Occident  : le choc de la Seconde Guerre mondiale, les contradictions entre les principes défendus face aux régimes nazi et nippon puis les réalités de l’occupation coloniale, ainsi que l’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sont autant d’éléments traditionnellement mis en exergue pour appréhender les décolonisations. Or, c’est ici fixer un cadre chronologique et explicatif relativement restreint. Pour remédier à cette analyse partielle et biaisée, Guillaume Blanc tente de repartir d’une temporalité locale même s’il identifie les deux conflits mondiaux comme les principales ruptures à l’échelle mondiale. L’exemple le plus significatif demeure celui des guerres qui traversent la péninsule indochinoise. Les enseignements, les livres et les manuels identifient séparément la guerre d’Indochine (1946-1954), puis la guerre du Vietnam (1965-1973). Pourtant, c’est en repartant des sociétés locales que les conséquences de cette phase guerrière peuvent être le mieux appréhendées pour les populations de la péninsule. Les Indochinois parlent pour leur part de «  guerre des dix mille jours  », entre la déclaration d’indépendance du Vietnam le 2 septembre 1945 et la chute de Saigon le 30 avril 19754. Au fil de la lecture, et pour reprendre l’auteur, le constat est sans ambiguïté  : «  les durées s’accumulent et se superposent bien plus qu’elles ne se succèdent  »5.

C’est un défi éminemment complexe que se lance, et nous lance, l’historien  : penser les Suds depuis les Suds.

anthony guyon

L’une des difficultés majeures reste bien de penser le début et la fin de la décolonisation. Or, cette dernière se construit simultanément à l’occupation puisque dès le départ les résistances locales fragilisent le système colonial et la brutalité de certaines soumissions reflète la faiblesse des moyens du colonisateur. À l’inverse, l’année 1947 ne peut être pensée comme la fin de la décolonisation de l’Inde ou 1954 celle de l’Indochine. Tout comme les historiens de la Révolution française s’interrogeaient sur la fin de cette phase historique, Guillaume Blanc questionne ici l’achèvement des décolonisations. La date d’indépendance est la plupart du temps retenue pour marquer la fin des colonies, mais il s’agit d’une vision exclusivement politique. L’exemple des colonies britanniques en Afrique s’avère en ce sens explicite puisqu’au moment où la Grande Bretagne «  quitte  » le continent sur le plan politique, elle souhaite y conserver des intérêts économiques. La décolonisation doit davantage être abordée comme un processus qui selon les espaces abordés s’achève tardivement, alors que dans certaines mentalités la différenciation civilisationnelle demeure une réalité.

Le kaléidoscope des situations

Faire une histoire globale des décolonisations en 500 pages relève de la gageure et là n’est pas l’objectif de Guillaume Blanc, qui renonce à l’exhaustivité pour se concentrer sur une trentaine d’exemples significatifs parmi lesquels le lecteur retrouve des cas connus à l’image de l’Algérie et de l’Inde, ainsi que d’autres régions moins présentes dans les manuels français. Le Ghana, le Kenya, le Nigéria, la Malaisie ou encore le Pakistan offrent en l’occurrence des clés de lecture profondément révélatrices des divers chemins de la décolonisation. Parmi les chapitres particulièrement réussis se trouve celui sur l’Afrique du Sud, «  plus colonialiste que l’empire  », dans lequel l’historien insiste autant sur l’apartheid que sur les divisions inhérentes aux populations d’Afrique australe.

La dizaine de cartes s’avèrent conformes aux objectifs du livre. Si l’on y retrouve les présentations de l’Afrique et de l’Asie lors de la colonisation, puis de la décolonisation, l’Afrique australe et l’Indonésie-Malaisie font l’objet de cartes individuelles permettant de replacer les spécificités de leur territoire. L’archipel malais-indonésien ne peut ainsi se comprendre par une analyse européo-centrée qui enferme les 16 000 îles entre communisme et islamisme. Au fil des pages, le lecteur arpente donc les deux continents et peut parfois se perdre entre la révolution nationale en Indonésie, les nationalismes religieux dans l’Union indienne et les nationalismes de lutte en Indochine. La cinquantaine d’encadrés participe également à cette volonté de respecter le pluriel, ils alternent entre les courtes biographies (Jean-Bedel Bokassa, Thomas Sankara), les événements (Soweto en 1976, la chute de Saigon en 1975), puis les éléments caractéristiques de la situation coloniale (indigénat, main coupée au Congo).

La fin de l’Autre, une utopie  ? 

L’un des points forts du livre est d’insister sur les rémanences de la colonisation qui subsistent encore dans certains discours et faits. Guillaume Blanc souligne ainsi les termes de « chinetoques » et « bouffeurs de riz » dans le film OSS 117 ou encore la caricature de l’homme noir primitif pour incarner Baba, le pirate dans Astérix. Le Papyrus de César. Il rejoint en ce sens Delphine Peiretti-Courtis qui entame son ouvrage sur les discours et les préjugés traversant l’espace public européen tels les cris de singe à l’égard des joueurs de foot Mario Balotelli et Patrick Vieira. De son côté, Henri de Lesquen, président de Radio Courtoisie, expliquait que la « musique nègre » provoquait un « ensauvagement de la culture occidentale »6. Si l’historienne insiste sur ces représentations infériorisantes et déshumanisantes comme une forme de permanence du racisme, Guillaume Blanc voit dans les exemples d’OSS 117 et d’Astérix une persistance de l’altérité coloniale, une façon de penser l’Autre et d’essentialiser des groupes sociaux-politiques. Au fond, la séparation civilisationnelle engendrée par l’occupation coloniale ne disparaît pas avec les indépendances, d’autant plus que les notions d’Autre et d’Ailleurs sont désormais appropriées par les sociétés anciennement colonisées. Ainsi, l’île de Bornéo, partagée entre les Néerlandais et les Britanniques, est encore divisée entre l’Indonésie et la Malaisie. Si la différence entre les Tutsi et les Hutu au Rwanda était à l’origine sociale et poreuse, la colonisation a racialisé et radicalisé les antagonismes qui ont conduit aux multiples massacres du second XXe siècle, puis au génocide des Tutsi en 1994. Au-delà de quelques pays, la méconnaissance l’emporte à l’image de l’Érythrée qui occupe une place significative dans le livre. Qualifiée par certains comme une « Corée du Nord africaine »7, elle témoigne de la permanence de clés de lecture obsolètes qui ne tiennent plus pour saisir les flux migratoires au XXIe siècle, mais aussi d’une profonde ignorance sur la plupart des territoires africains et asiatiques. 

La décolonisation doit davantage être abordée comme un processus qui selon les espaces abordés s’achève tardivement, alors que dans certaines mentalités la différenciation civilisationnelle demeure une réalité.

anthony guyon

Par son ouvrage, Guillaume Blanc invite à accomplir ce fameux «  pas de côté  » pour aborder les sociétés coloniales. Si de nouvelles chronologies, plus globales et plus proches de l’ensemble des acteurs, entrent progressivement dans les milieux universitaire, puis scolaire pour la Grande Guerre8 et la Seconde Guerre mondiale9, les schémas analytiques demeurent encore trop européo-centrées pour aborder les conflits de la décolonisation et les sociétés coloniales dans leur ensemble. L’appel est autant lancé par l’historien que par l’enseignant  : comment retrouver ces histoires en les enfermant dans une histoire totalisante et en leur refusant le pluriel  ? Il convient de respecter cette «  grammaire de la différence  » pour reprendre Ann-Laura Stoler et Frederic Cooper10. Ce n’est qu’en changeant l’échelle et la focale que le chercheur peut retrouver une histoire située, loin des clichés construits sur l’Autre  : l’ethnie, la passivité des Africains ou le prétendu respect de l’autorité des «  Asiatiques  » parmi de multiples exemples. Alors que le sociologue Georges Balandier a construit une nouvelle méthode de compréhension de la situation coloniale11, Guillaume Blanc invite à accomplir trois efforts méthodologiques pour approcher la réalité des décolonisations : penser le politique par le bas, aborder les circulations au cœur du «  réseau impérial  » et analyser les enchevêtrements entre le passé et le présent. Bien que le récit soit mené à grandes enjambées, l’historien bouscule les schémas préconçus et accomplit un salutaire effort de clarté auquel participent les cartes et les encadrés. Sur un sujet et des termes devenus sensibles en raison de l’ignorance de ceux qui les emploient à des fins dogmatiques (postcolonial et décolonial), Guillaume Blanc avance sereinement avec les seuls outils de l’historien  : il contextualise et établit les faits sans jamais verser dans une quelconque approche idéologique. Il rejoint en ce sens François-Xavier Fauvelle qui appelait lors de sa leçon inaugurale au Collège de France à se détacher des ruptures chronologiques établies depuis l’extérieur pour retrouver les spécificités régionales de l’Afrique12.

Sources
  1. Marc Ball, Karim Miské et Pierre Singaravélou, Décolonisations, Arte France, 2019.
  2. Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, Paris, Flammarion, 2000.
  3. Edward Saïd, Orientalism, Vintage Book, 1978.
  4. Pierre Grosser, «  La guerre de trente ans  », L’histoire, Collections 62, janvier-mars 2014.
  5. Guillaume Blanc, Décolonisations. Histoires situées d’Afrique et d’Asie (XIXe-XXIe siècle), Paris Seuil, 2022, p. 241.
  6. Delphine Peiretti-Courtis, Corps noirs et médecins blancs. La fabrique du préjugé racial, XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, 2021, p. 11-18.
  7. Guillaume Blanc, Décolonisations. Histoires situées d’Afrique et d’Asie (XIXe-XXIe siècle), Paris Seuil, 2022, p. 445.
  8. Nicolas Beaupré, La Première Guerre mondiale (1912-1923), Paris, CNRS éditions, Documentation photographique, 2020.
  9. Alya Aglan et Robert Frank (dir.), La guerre monde (1937-1947). Tomes 1 et 2, Paris, Folio, 2015.
  10. Frederic Cooper et Ann-Laura Stoler, Repenser le colonialisme, Paris, Payot, 2013, p. 14.
  11. Georges Balandier, «  La situation coloniale. Approche théorique  », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, 1951, p. 44-79.
  12. François-Xavier Fauvelle, Leçons de l’histoire de l’Afrique, Paris, Collège de France/Fayard, 2020.
Le Grand Continent logo