Leonardo Grifoni, étudiant en histoire de l’art à Sienne mais originaire de Florence, rêve au retour de la monarchie. Blond, il a un certain air aristocratique (« si l’on oublie ses Timberlands ») et déclare, en entrant dans la Forteresse de Basso, à Florence, où sont réunis les euro-souverainistes : « Je suis monarchiste. Je ne reconnais pas Mattarella. Je ne reconnais pas la Constitution ». Il n’est pas membre de la Ligue ; il n’est même membre d’aucun parti. Il affirme qu’il existe déjà un roi idéal pour l’Italie, il s’agit d’Emanuel-Philibert de Savoie. Il veut une « autre Europe », une « Free Europe » : ce fut l’un des leitmotivs de la journée organisée par Matteo Salvini avec la crème de la crème de l’internationale souverainiste — un concept intrinsèquement contradictoire. A côté de Grifoni on voit une banderole qui indique : « Jobs, security, common sense » (Emploi, sécurité, bon sens). Ils sont contre la désindustrialisation, et contre le projet de la Commission européenne visant à imposer les voitures électriques à partir de 2035 (une règle fermement défendue par le commissaire à l’économie Paolo Gentiloni), décrit comme une aide à la Chine, répètent les souverainistes à l’unisson. Ils sont contre la technocratie, contre l’immigration, et contre la bureaucratie. Guglielmo Picchi, ancien vice-ministre des affaires étrangères de la Ligue, prédit qu’aux prochaines élections européennes, la moyenne des partis qui composent le groupe Identité et Démocratie — c’est-à-dire l’extrême droite européenne — « pèsera 15 % et ne pourra pas être ignorée ». Mais le pilier des souverainistes ne sera pas, comme il y a cinq ans, la Ligue, qui avait obtenu 34 % des voix. L’Autrichien Harold Vilimisky, chef de la délégation du FPÖ au Parlement européen, accorde des interviews aux médias autrichiens, mais il déclare ne pas vouloir parler aux étrangers. Dans son discours, il déclare ensuite que « soutenir l’Ukraine est une erreur, tout comme soutenir la guerre d’Israël contre la Palestine ». Il est pro-russe, comme les Allemands de l’AfD. La question de savoir qui est pro-russe et qui ne l’est pas est la première différence, peut-être la plus importante, au sein de la famille souverainiste. 

Matteo Salvini, l’hôte de ce raout souverainiste, arrive donnant la main à sa fiancée Francesca Verdini. Elle filme des vidéos avec son téléphone pendant que l’actuel ministre des Transports italien répond aux journalistes, se montrant peu amène à l’égard de ses partenaires de coalition, de Fratelli d’Italia à Forza Italia, qui ont critiqué cette convention souverainiste. Il y a quelques mois, le ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani, de Forza Italia, s’en est pris aux Allemands de l’AfD (« Ils me répugnent, ils ont une culture nazie »). Pourtant, dans un entretien à La Repubblica il y a quelques jours, il a déclaré qu’il n’y avait pas de problèmes avec la Ligue, considérant que le gouvernement était uni en Italie. Il n’en irait pas de même à l’échelle des droites européennes : « D’autres forces ne sont pas en phase avec le PPE, et peut-être pas même avec la Ligue qui, par le biais de l’une de ses ministres, Alessandra Locatelli, mène des politiques opposées à celles de l’AfD, qui veut des classes séparées pour les enfants handicapés. C’est quelque chose de répugnant ». Ceux qui, au centre-droit, préfèrent la gauche à la Ligue et à ses alliés en Europe, rétorque Salvini, « commettent une erreur grossière parce que l’Europe gouvernée par la gauche est celle des coupes dans le budget de la santé et de l’éducation, mais aussi celle de l’immigration incontrôlée et de la complaisance pour le fanatisme islamique qui, hier encore, a fait une victime en plein cœur de l’Europe. Je serais désolé que quelqu’un au centre-droit préfère la gauche aux alliés naturels du centre-droit. » À ceux qui lui font remarquer qu’Antonio Tajani, qui dirige Forza Italia, partage cette position, Matteo Salvini a néanmoins répondu : « Il se trompe. Celui qui choisira la Ligue aux élections européennes choisira l’alternative à la gauche, à Macron et aux communistes. La Ligue ne gouvernera jamais avec les socialistes. J’invite le centre-droit, déjà uni en Italie, à ce qu’il s’unisse en Europe, mais je ne peux rien imposer à qui que ce soit ». 

La question de savoir qui est pro-russe et qui ne l’est pas est la première différence, peut-être la plus importante, au sein de la famille souverainiste. 

David Allegranti

L’eurodéputé Antonio Maria Rinaldi (Lega), tweete une photo avec Alberto Bagnai et Claudio Borghi, le duo dynamique qui rêvait à l’Italexit quand les europhobes (« No Euro ») dirigeaient le parti. C’était une autre époque, celle du Tramonto dell’euro (le « crépuscule de l’euro », paru chez Imprimatur en 2012) de Bagnai, véritable bible des opposants à la monnaie unique. Borghi tweete à son tour : « Sur scène, tout commence avec Marco Zanni. Les yeux de toute la gauche européenne, au bord de la rupture, nous regardent avec crainte et ils ont raison ». Il est 11h30 et cela commence. Les journalistes, entassés dans une pièce voisine, ne sont pas autorisés à entrer. Il y a de l’eau et du café sur la table. La bande-son est signée Giorgio Gaber : « La liberté, ce n’est pas se tenir sur un arbre / Ce n’est pas non plus le vol d’une mouche / La liberté, ce n’est pas un espace libre / La liberté, c’est la participation ». Michele Serra, l’une des personnes interrogées dans le film documentaire sur Gaber sorti il y a quelques jours, aurait peut-être quelque chose à redire à tout cela. 

Harold Vilimisky, chef de la délégation du FPÖ au Parlement européen, à Florence, le 3 décembre. © Aleandro Biagianti/AGF/SIPA

On compte les absences et elles pèsent lourd. Geert Wilders, qui vient de remporter les élections aux Pays-Bas avec le PVV (Parti pour la liberté) et qui cherche à savoir s’il succédera à Mark Rutte au poste de premier ministre, a envoyé une vidéo. L’extrémiste néerlandais est un habitué des conventions souverainistes organisées par la Ligue. En 2016, les eurosouverainistes s’étaient déjà réunis à Milan lors du meeting « Plus libre, plus fort ! » (accompagné d’un sous-titre du genre altermondialiste, presque non-mondialiste : « Une autre Europe est possible »). Tout le monde était là, y compris les absents de ce dimanche. « Je suis heureux d’être à Milan, parce que c’est la ville où Oriana Fallaci a reçu la plus haute distinction de la ville, l’Ambrogino d’oro, en 20051. Et elle le méritait, car elle est une des journalistes les plus courageuses que je connaisse » a expliqué Wilders, ajoutant que le livre de la journaliste et écrivaine florentine, La rabbia e l’orgoglio (2001) avait été une inspiration au moment de fonder son parti. Il partage avec Matteo Salvini le même point de vue sur le danger social et culturel de l’islam radical.

On compte les absences et elles pèsent lourd.

David Allegranti

Marine Le Pen a elle aussi envoyé une vidéo. En septembre, pourtant, elle était l’invitée de Salvini à Pontida, et elle revient du Portugal, où elle est allée faire campagne pour André Ventura, le président de Chega. En revanche, le jeune Jordan Bardella, né en 1995, président du Rassemblement national, était présent (« Il parle un meilleur italien que certains journalistes italiens », dit Salvini). Dans sa vidéo, Marine Le Pen ne suit pas la trame annoncée, c’est-à-dire l’habituel et classique schéma anti-système, elle parle de l’Union européenne qui « agit contre » les citoyens, de cette Europe « technocratique » qui veut faire de nous tous des « consommateurs interchangeables ». « Pour Mme Von Der Leyen, l’immigration n’est pas un problème, mais un projet », affirme Marine Le Pen, avant de conclure par une citation d’autorité : « Machiavel nous a prévenus que la force des tyrans, c’était l’inertie du peuple ». Nous sommes à Florence, et tous les leaders souverainistes, ou presque, éprouvent le besoin, au début de leur discours, de parler de la capitale toscane, de Machiavel, de Dante, mais aussi de la Renaissance et du berceau de l’Europe — ils remercient également « il Capitano », c’est-à-dire Salvini. Samedi, à la veille de de la convention, les délégations ont visité les Offices, puis un dîner était organisé à l’hôtel Baglioni (un quatre étoiles florentin). 

Le directeur des Offices, Eike Schmidt, possible candidat de la droite et du centre aux élections florentines de 2024 (il vient d’obtenir la nationalité italienne), a salué Matteo Salvini mais il n’a pas participé à la visite nocturne du musée avec les délégations de l’ID, car il était pris par un événement sur la musique sacrée à la Renaissance avec des donateurs internationaux. Ce fut une visite payante, « et très chère », dit Susanna Ceccardi, eurodéputée de la Lega , qui fit office de guide touristique avec d’autres collègues alors même qu’elle se remet d’une mauvaise grippe. La visite a été critiquée par Dario Nardella (PD), maire de Florence depuis deux mandat et candidat possible aux élections européennes, qui a appelé les citoyens à manifester. En guise de bienvenue aux souverainistes, le maire s’est exprimé sans fard : « Une fois de plus, les Offices, qui sont un symbole de culture, d’ouverture, d’internationalité, d’universalité, sont instrumentalisés par des opérations de marketing politique. Je n’utiliserais jamais les Offices pour faire de la politique, mais malheureusement certains le font et cela nuit à la ville ». Les Offices ont toutefois fait savoir que la visite avait été « demandée et payée régulièrement, comme il est d’usage dans les cas, fréquents, de visites lorsque le musée est fermé ». Schmidt, cependant, a toujours ouvert son musée à tout le monde : ministres, présidents et ambassadeurs. En 2021, rappelaient les Offices, Edi Rama, le premier ministre albanais, est venu avec Nardella. De son côté, Susanna Ceccardi (eurodéputée Lega) rappelait qu’à Lisbonne une visite culturelle avait été organisée sans que personne ne dise rien, de même qu’à Paris, ils avaient visité le musée Rodin. Dans les tribunes de la Forteresse de Basso qui accueillaient autrefois la Fête nationale du Parti démocrate (à l’époque où Massimo D’Alema et Walter Veltroni étaient actifs), sont assis les principaux dirigeants nationaux et provinciaux de la Ligue : Lorenzo Fontana, président de la Chambre des députés ; Attilio Fontana, président de la région Lombardie ; Massimiliano Fedriga, président de la région Frioul-Vénétie Julienne ; Luca Zaia, président de la région Vénétie. Les militants sont également venus de toute l’Italie. 

« Nous sommes les gens normaux », déclare l’Estonien Martin Helme, chef du Parti populaire conservateur. « L’Union européenne est une menace pour l’Europe », affirme le Bulgare Kostadin Kostadinov, leader de Rinascita, un parti pro-russe, qui évoque la crise démographique : « Il n’y a pas d’État européen qui ne soit pas touché par ce problème ». Vient ensuite le Roumain George Simion, leader de l’AUR, qui a pourtant annoncé qu’il rejoignait le groupe des Conservateurs et réformistes européens. Il prononce son discours en italien, remercie également « il Capitano » et déclare vouloir défendre « Dieu, la patrie et la famille », ainsi que la liberté. Il cite Dante Alighieri, la Divine Comédie, « une allégorie pleine de leçons précieuses » : « L’Europe est un enfer. Un enfer à cause des migrants irréguliers, un enfer à cause de la désindustrialisation, un enfer à cause de la destruction de l’identité nationale, un enfer à cause du déclin du christianisme ». Anna Maria Cisint, maire de Monfalcone, qui vient de fermer deux mosquées, explique pourquoi « l’islamisme fondamentaliste est un danger pour nos villes et notre histoire ». La salle applaudit. 

L’influenceuse conservatrice Ashley St Clair à Florence le 3 décembre. © Aleandro Biagianti/AGF/SIPA

A ce stade de la journée, j’ai appelé Marco Tarchi, professeur à l’Université de Florence, politologue et l’un des principaux experts européens du populisme2, pour saisir comment l’assemblée de Salvini pouvait être interprétée.Son sentiment était que cette assemblée était avant tout un défi lancé à Giorgia Meloni et au CRE — en vue des élections européennes mais pas seulement : « Entre les conservateurs du CRE, auquel appartient Meloni, et les nationaux-populistes d’Identité et Démocratie, il y a une concurrence évidente. Dans le passé récent, il y a eu de nombreux coups bas avec des défections de partis historiquement liés au Rassemblement national qui ont rejoint le CRE, dans le contexte de la guerre en Ukraine. Le projet de Meloni de disposer, en 2024, d’une bas suffisante pour faire émerger une Commission de centre-droit au Parlement de Strasbourg, imposant une alliance avec le Parti populaire européen, a été sérieusement remis en question par la défaite du PiS en Pologne, et il continue de se heurter aux vetos de nombreux partis appartenant au PPE. Dans cette situation de blocage, un succès des populistes aux élections européennes — tout à fait probable au vu de la victoire du PVV aux Pays-Bas et des sondages favorables au Rassemblement national et à l’AfD —  pourrait leur redonner un élan militant et mettre Meloni en difficulté dans son propre camp en favorisant, par réflexe, Matteo Salvini ».

Ce rassemblement n’est pas non plus exempt d’une dimension locale. Ce n’est pas un hasard s’il a lieu dans la capitale toscane. Pour les populistes, s’agit-il d’élargir leur base électorale, en gagnant non plus seulement dans les zones rurales, mais aussi dans les villes ? De ce point de vue, que signifierait une victoire à Florence pour la droite ? Pour Mario Tarchi : « Il est plus difficile de comprendre les objectifs ici, car si l’on comprend le rassemblement florentin comme une sorte de défi de la Ligue à Fratelli d’Italia, il est difficile de penser qu’elle puisse s’inscrire dans le cadre d’une stratégie unitaire de la droite en vue des élections locales. Je ne crois pas non plus que le fait de réunir à Florence une partie des dirigeants nationaux-populistes européens puisse avoir un impact, même minime, sur l’opinion publique de la ville. Cela pourra peut-être galvaniser les militants de la Lega en vue des prochaines élections, mais il s’agit d’une initiative presque exclusivement symbolique. Bien sûr, si la gauche devait perdre Florence — ce qui me semble peu probable à l’heure actuelle — l’effet serait catastrophique et ouvrirait la voie à une défaite régionale. »

Pour les populistes, s’agit-il d’élargir leur base électorale, en gagnant non plus seulement dans les zones rurales, mais aussi dans les villes ?

David Allegranti

Cette réponse suscite d’autres questions. Quel est l’état du souverainisme aujourd’hui. En quel forme se présente-t-il aux élections européennes ? Peut-on parler d’une internationale souverainiste ? « En fait, non. On le voit dans la dispersion des partis, que les observateurs superficiels regroupent souvent dans la même catégorie, en deux groupes, pour ne pas dire trois (car il y a le Fidesz d’Orbán à prendre en compte, et aussi quelques formations mineures qui ne siègent ni avec le CRE, ni avec ID) au Parlement européen. Les conservateurs sont généralement souverainistes sans être populistes. L’inverse est plus rare, mais pas impossible. Et, de toute façon, la coordination des forces est très difficile, car chacune de ces formations s’occupe presque exclusivement de son peuple et des intérêts de sa nation, qui souvent ne coïncident pas avec ceux des autres partis. Les positions opposées sur la relocalisation des immigrés entre les pays du groupe de Visegrád et leurs hypothétiques frères du sud et de l’ouest de l’Europe ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres de cette difficile compatibilité. Une véritable internationale des souverainistes et/ou des populistes est une contradiction logique ». 

Jordan Bardella, président du Rassemblement national, à Florence le 3 décembre. © Aleandro Biagianti/AGF/SIPA

Mais quel pourrait être le rôle de Salvini dans cette recomposition ? Le moment 2018-2019 est passé , du moins pour la Ligue… « Si l’on se limite au front national-populiste, il ne fait aucun doute que le sceptre est désormais fermement entre les mains de Marine Le Pen et de son dauphin effectif, Jordan Bardella. Salvini, dans ce contexte, ne peut que vivoter par ricochet, en jouant la carte des bonnes relations personnelles avec les dirigeants du Rassemblement national. Or, il faut rappeler que ceux-ci ne suscitent pas le même enthousiasme chez des dirigeants leghistes comme Giorgetti et Zaia, qui espèrent eux aussi une ouverture, aujourd’hui difficilement praticable, vers le centre-droit européen. » 

Dans tous les cas, le sentiment diffus aujourd’hui est que la droite apporte des réponses à des questions et des problèmes qui existent mais que la gauche ne veut pas voir. Est-ce une clef de lecture pour comprendre le succès de Geert Wilders aux Pays-Bas ? « Certainement. Et la liste de ces questions serait longue : il n’y a pas que l’immigration, la sécurité, ou l’impatience face aux empiètements de l’Union européenne. Il y a aussi les questions liées au soi-disant “tournant écologiste” du camp progressiste, qui risque d’être payé au prix fort par les couches sociales les moins favorisées de la société, auparavant des réservoirs de voix pour les socialistes et les communistes. La désindustrialisation causée par les développements technologiques en cours suscite des inquiétudes. Il y a bien d’autres questions auxquelles la gauche, enfermée dans des “questions éthiques” qui ne concernent que les minorités de la classe moyenne supérieure, semble sourde ». Sur ce, il faut raccrocher et laisser Marco Tarchi, pour revenir à la Convention. 

Peut-on parler d’une internationale souverainiste ? 

David Allegranti

Il était temps. Matteo Salvini s’apprête à prendre la parole. Identité et Démocratie « n’est pas une caserne », explique-t-il dans un discours où il s’attaque à l’habituel épouvantail des populistes européens, George Soros, qu’il compare à un Goliath colossal (tandis que lui et ses associés souverainistes seraient des David modernes, petits mais combatifs). Vêtu d’un col roulé et d’une veste sombres, il explique que les partis réunis sur scène et dans le public sont tributaires de cultures et d’histoires différentes. On est tenté d’ajouter qu’il y a aussi des contradictions considérables. Et aussi des attentes différentes dans la mesure où ces partis se trouvent à des moments très différents. La Ligue est un parti de gouvernement, ce que les autres ne sont pas : Marine Le Pen aspire à devenir présidente de la République française ;  Wilders essaie d’être premier ministre aux Pays-Bas ; André Ventura — qui a lui aussi envoyé une vidéo — pourrait remporter les élections portugaises de mars 2024. Chacun a ses particularités à défendre, ses intérêts et ses prérogatives à protéger. L’internationale souverainiste avance dans le désordre, contrairement au Parti populaire européen qui a centralisé ses ressources, pas seulement politiques, ces dernières années, en essayant de maintenir une certaine homogénéité sur ses politiques. Son objectif est de ne pas perdre le contrôle du Parlement européen. Mais qui sait ? Peut-être ne reviendrons-nous pas à la « majorité d’Ursula », qui gouverne déjà l’Union. 

En écoutant les différents leaders s’exprimer et le discours de Salvini, une question se pose : à qui profite cet événement ? La journée florentine n’a pas été d’une grande utilité pour les leaders souverainistes, bien qu’ils aient pu faire un tour dans l’une des capitales mondiales de l’art. Du reste, ceux qui avaient mieux à faire ne se sont pas rendus au « chantier noir » — là où s’élaborerait, selon la presse italienne, le futur populiste et d’extrême droite du continent. Salvini quant à lui préfère parler de « vague bleue », une couleur moins connotée politiquement. Fondamentalement, l’initiative devait surtout servir l’agenda de ce dernier. Pour l’instant, celui-ci ne veut pas trop déranger Meloni — même s’il se laisse la possibilité d’agir plus nettement, plus tard. Il est vrai qu’à l’heure actuelle c’est le leader de la Ligue qui est en difficulté. Après deux années fastueuses en 2018 — 17,4 % des votes aux élections nationales — et 2019 — 34,3 % des voix aux élections européennes —, Salvini s’est échoué sur la plage du Papeete Beach, où, en août 2019, il avait fait le pari risqué de provoquer une crise de gouvernement dans le but de convoquer des nouvelles élections, qui n’ont finalement pas eu lieu, marquant ainsi le début d’un déclin prolongé dans les intentions de vote. Il est donc normal qu’il soit en compétition — politique mais aussi culturelle — avec Giorgia Meloni. Le leader de la Ligue et la présidente du Conseil discutent de tout, de la gestion des migrants aux alliances européennes. Mais alors que Meloni revendique un conservatisme institutionnalisé, Salvini n’est pas prêt à abandonner les liens intimes qu’il entretient avec l’extrême droite européenne : il ne cesse de répéter qu’il « préfère le sérieux de Le Pen aux politiques de Macron et des socialistes européens ». 

Tino Chrupalla, porte-parole de l’AfD, à Florence le 3 décembre. © Aleandro Biagianti/AGF/SIPA

Très représentatif de l’état des relations entre la présidente du Conseil et le leader de la Lega a été, ces derniers mois, le cas du général Roberto Vannacci, qui vient d’être nommé chef d’état-major des forces d’opérations terrestres de l’armée. Matteo Salvini a publiquement défendu le général controversé, auteur d’un bestseller qui s’était vendu à cent mille exemplaires en septembre, en l’invitant à se présenter avec la Ligue aux élections européennes. Pendant un temps, Vannacci est devenu l’un des outils de la Ligue pour contrarier Fratelli d’Italia. Il n’est d’ailleurs pas le seul, comme le montre la convention florentine, et il y en aura certainement d’autres. Meloni se trouve toujours encerclé : d’un côté, il y a Salvini, mais de l’autre, il y a la pression de la droite de Fratelli d’Italia. La révolution conservatrice que certains avaient espéré n’a pas eu lieu (à vrai dire, pour certains, à la droite de la droite, l’accusation de trahison existe depuis le retournement de Fiuggi3) : « Il y a une atmosphère de désillusion que l’on respire dans tout ce monde qui attendait un changement par rapport au passé et qui a donc voté pour Giorgia Meloni », a récemment déclaré l’ancien maire de Rome Gianni Alemanno dans un entretien à La Repubblica : « À droite, il y a une scission, à tel point que nous avons pris position, en tant que Forum dell’indipendenza italiana, contre de nombreux choix politiques du gouvernement qui s’inscrivaient dans la continuité de l’agenda Draghi ».

En écoutant les différents leaders s’exprimer et le discours de Salvini, une question se pose : à qui profite cet événement ? 

David Allegranti

La présidente du Conseil a choisi une certaine trajectoire : positionnement atlantiste ; soutien à l’Ukraine ; alliances conservatrices en Europe. Par conséquent, Salvini cherche manifestement à la dépasser sur sa droite. Avec le rassemblement de la forteresse de Basso, la campagne électorale de Salvini pour les élections européennes a commencé, ainsi qu’une opération au long cours pour affaiblir le leadership de Meloni. Il en va de même sur le front plus local. L’année prochaine, il y aura non seulement les élections européennes, mais aussi les élections locales en Italie. Parmi les villes appelées à voter, il y aura Florence, considérée comme un objectifs stratégique non seulement par le PD, qui gouverne encore en Toscane — une région historiquement rouge —, mais aussi par le centre-droit. Le candidat pourrait être Schmidt, directeur des Uffizi, qui vient d’obtenir la nationalité italienne. Issu de la société civile, il serait néanmoins soutenu par Fratelli d’Italia. Les élections florentines de 2024, dans une région où la droite gouverne fermement presque toutes les villes (de Pise à Sienne, autrefois territoires progressistes), constitueront un tournant. L’emporter à Florence en 2024 ouvrirait une option nette sur la victoire aux élections régionales de 2025. Face à Eugenio Giani, le président sortant de la région (PD), Le candidat contre Eugenio Giani, le président sortant de la région, pourrait être le maire de Pistoia Alessandro Tomasi (lui aussi membre de Fratelli d’Italia). C’est pourquoi Matteo Salvini ne veut pas être pris au dépourvu, quand bien même l’électorat de droite est déjà passé de la Ligue à Fratelli d’Italia et ce, jusque dans la Toscane périphérique, pour paraphraser Christophe Guilluy.

Du côté du PD, on est conscient de l’enjeu, comme en témoigne une certaine nervosité des dirigeants florentins du parti, qui se sont réunis le 4 décembre, dans un club historique, la « casa del popolo » de San Bartolo a Cintoia, pour définir une candidature à la mairie de Florence. Une prise de conscience que l’on peut déduire des propos d’Emiliano Fossi, député Pd et secrétaire régional de Toscane, dans Quale Pd (Laterza) : « On a beaucoup plaisanté avec l’idée que la Toscane était disputable, mais je crois qu’il sagit d’ue vision trop rose. La Toscane est disputée et, dans une large mesure, déjà conquise. Depuis au moins 12 ans, on observe des signes d’effritement progressif du consensus en faveur du centre-gauche et du PD. À chaque élection, nous avons perdu des parties importantes de notre région. À force de nous dire que nous sommes un parti fort, nous risquons de nous raconter des histoires, alors que le monde change et que nous ne nous en rendons pas compte. De mon côté, je me rappelle cette sagesse de ma région : il vaut mieux avoir peur d’un danger que de l’éprouver. Ce processus historique est en cours et ne s’arrêtera pas de lui-même. Je suis inquiet pour les élections à venir, comme les élections régionales de 2025. Nous savons que si nous perdons la Toscane, le PD est fini. Et je ne parle pas seulement du PD toscan, mais du PD national ». 

La droite en est consciente et elle y voit une réelle possibilité de victoire. Comme l’a récemment expliqué Ian Buruma dans un entretien avec La Stampa : « Les électeurs ne sont pas intéressés par ce qui se passe en dehors de leurs frontières nationales, ils ne pensent pas aux répercussions sur l’Ukraine ou aux questions européennes. Pour eux, ce sont les questions intérieures, l’emploi, la sécurité, l’économie qui comptent. Et le message qu’ils envoient est très clair : laissez-nous tranquilles, ne vous mêlez pas des affaires internationales. C’est la revanche des provinces sur les élites libérales des villes. Ce qui s’est passé aux Pays-Bas n’est pas différent de ce qui s’est passé en Amérique. Et je vois un symptôme similaire dans la galaxie qui a soutenu Meloni ».

C’est un phénomène qui traverse les territoires, de la Toscane à l’Europe et au-delà.

Sources
  1. Oriana Fallaci (1929-2006) est une essayiste et journaliste italienne. Maquisarde pendant la Seconde Guerre mondiale, proche de Pier Paolo Pasolini, elle fut l’une des plus influentes journalistes italiennes du second XXe siècle. La fin de sa vie a été marquée par les polémiques extrêmement violentes qu’elle a suscitées par ses essais dénonçant l’Islam comme une menace culturelle et politique pour l’Europe à partir de 2001.
  2. Mario Tarchi est un universitaire et politologue italien. Il est notamment connu comme observateur des droites italiennes. Politiquement, il a été l’un des chefs de file de la Nouvelle Droite italienne, proche du GRECE et du Mouvement social italien.
  3. Le retournement de Fiuggi (Svolta di Fiuggi) est l’expression généralement utilisée pour désigner le choix du Movimento Sociale Italiano – Destra Nazionale (Mouvement social italien – Droite nationale) d’abandonner les références idéologiques au fascisme afin de se transformer en force de gouvernement. Cette transformation, opérée par le secrétaire du parti Gianfranco Fini, a conduit à la dissolution du vieux parti et à la naissance d’Alleanza Nazionale au début de l’année 1995, à Fiuggi.