Daniel Noboa a été élu il y a un mois et vient de prêter serment. Que pensez-vous de ses premières décisions ?

Je suis trop vieux pour me tromper ou être trompé. Mon impression est la même que celle que nous avons eue pendant la campagne : c’est quelqu’un qui n’est absolument pas prêt à gouverner, comme il l’a démontré pendant la campagne électorale. Il a raconté de gros mensonges en disant, par exemple, qu’il y aurait des places à l’université pour tous les étudiants, qu’il y aurait des prisons flottantes dans 18 mois, etc.

Il faut se pencher sur ses antécédents. Il dit qu’à l’âge de 18 ans, il aurait créé une société d’événementiel très prospère, mais on constate que jusqu’à l’âge de 25 ans, il n’a pas payé d’impôts ; au contraire, il a fait sortir un million de dollars du pays. Sa vice-présidente, une femme d’affaires qui aurait soi-disant très bien réussi, n’a jamais payé d’impôts. Comment être dupe ? Cela dit, j’espère que les choses se passeront bien pour le pays. 

J’espère me tromper, pour le bien de l’Équateur. Mais je crains d’avoir raison. 

Rafael Correa

Le pire c’est que nous les soutenons au niveau législatif parce qu’ils nous font chanter. Ils ont détruit et continuent de détruire le pays. Ils nous mettent devant le fait accompli et pour que le peuple ne souffre plus, nous devons faire ce que nous pouvons mais nous ne devons jamais oublier qu’ils ont détruit le pays pour imposer leurs propres solutions. Et parce qu’ils prennent le peuple en otage, parce que la pauvreté a augmenté, parce que l’immigration est de retour, nous devons les soutenir. Mais je n’attends rien de bon de ce gouvernement. Je pense que ce sera un désastre. C’est un enfant gâté qui a voulu acheter la présidence de la République parce qu’il est le fils de l’homme le plus riche du pays. J’espère me tromper, pour le bien de l’Équateur. Mais je crains d’avoir raison. 

Vous insistez sur ce que vous appelez les « mensonges » de Noboa. Diriez-vous qu’il y a une tendance généralisée en Amérique latine aujourd’hui — avec Javier Milei ou Nayib Bukele, par exemple — à un discours politique qui, tout en prétendant dire toute la vérité, ouvrirait la porte à un monde de mensonges ?

Le cas équatorien est extrême, mais on retrouve des exemples partout en Amérique latine. Pour un anglo-saxon, le mensonge n’est pas naturel : quand un journaliste ou un homme politique anglo-saxon ment, et qu’on le découvre, il doit se retirer. En Amérique latine, on le porte d’autant plus aux nues que l’on vit avec la croyance que l’arène politique serait un domaine où « tout serait permis ». C’est bien connu, quelqu’un qui ment n’est pas immoral, c’est même un bon politicien. 

Nous sommes aujourd’hui confrontés à de nouveaux mensonges, encore plus graves, de la part de la nouvelle génération. Je crains que ce ne soit malheureusement le dénominateur commun de la politique latino-américaine. Et les médias, qui devraient être les gardiens de la vérité, sont souvent complices de ces mensonges quand cela sert leurs intérêts. C’est ce qui s’est passé en Équateur avec des journalistes qui souhaitaient la victoire de Noboa. 

Ce phénomène a-t-il toujours existé dans la politique latino-américaine ou constatez-vous une accentuation ces derniers temps ? 

Je constate un niveau de dégradation inédit ces dernières années : les mensonges sans scrupules sont devenus la norme et c’est notamment la faute de la presse. C’est surtout la faute de notre gouvernement. Lorsqu’ils ont vu que je ne pouvais pas être maîtrisé, ils ont dépassé toutes les limites du mensonge, sans aucun scrupule. Autrefois, celui qui mentait, celui qui disait des bêtises, celui qui calomniait sans pouvoir le prouver, ressentait au moins une forme de honte. Aujourd’hui, il n’en est rien. Au lieu d’éprouver de la honte, ils se voient proposer une tribune. En nous calomniant, ils savent que les médias leur donneront une audience immense. 

Je suis condamné pour « influence psychique ». Qui peut croire quelque chose d’aussi grotesque ? Mais tout cela trouve un large écho parce que ces accusations me visent. Je pense qu’il y a une dégradation de la situation à cause de l’impunité qui est devenue la norme dans un monde de la post-vérité où l’on peut dire n’importe quoi.  

Daniel Noboa a déclaré que vous auriez conditionné un accord avec lui en échange d’une accusation contre la procureure de la République de l’Équateur, Diana Salazar. Qu’y a-t-il de vrai là-dedans ? Qu’a fait cette procureure ?

Premièrement, ce n’est pas vrai. Deuxièmement, si c’était vrai, qu’y a-t-il de mal à cela ? Il s’agirait d’une demande de mise en accusation, et non d’une condamnation. Cela montre surtout qu’il n’y a pas eu de procédure régulière. Ce sont eux qui font quelque chose de mal. Ils essaient par tous les moyens d’éviter la mise en accusation d’une procureure ouvertement corrompue et inepte ; ils l’ont mise là pour nous persécuter. En refusant a priori un procès alors que c’est notre droit constitutionnel, ils commettent une erreur. Dans le cadre du procès, les preuves seront rendues visibles. 

Le président ne peut pas s’opposer à la mise en accusation de la procureure Salazar, car il s’agit d’une compétence législative. 

Rafael Correa

Un président élu ne peut pas s’opposer à un tel procès. Il devrait s’opposer à la condamnation d’innocents. Nous devrions tous nous y opposer. Nous avons tous le pouvoir de procéder à cette mise en accusation au sein de l’assemblée ; le refuser est anticonstitutionnel. C’est un autre signe de l’impréparation de Noboa : il ne sait même pas jusqu’où s’étendent les pouvoirs de l’exécutif. Le président ne peut pas s’opposer à la mise en accusation, puisqu’il s’agit d’une compétence législative. 

Que va-t-il se passer ? 

Eh bien, ils ne soutiendront pas la tenue du procès. C’est simple, cela ne leur plaît pas. Cette procureure les fait toujours chanter. Noboa lui-même lui doit en grande partie sa présidence. Il y a eu un deuxième tour à cause du meurtre de Fernando Villavencio. C’est du jamais vu dans l’histoire du pays : un candidat à la présidentielle — un de nos adversaires — a été assassiné et nous avons été accusés de l’avoir commis. C’est pourquoi Noboa nous a battus. Mais en plus, le crime n’a pas fait l’objet d’une enquête. Ils savent ce qu’ils sont et ils savent que les accusations portées contre nous sont mensongères. 

Une semaine avant le second tour d’octobre — alors que le meurtre de Villavicencio a eu lieu le 9 août — sept des huit tueurs à gages impliqués dans sa mort ont été tués. Le bureau de la procureure a alors déclaré que le seul tueur à gages survivant avait avoué que les auteurs intellectuels du crime étaient des « politiciens ». À partir de ce moment-là, il y a eu toute une campagne pour dire que nous étions les coupables. Puis ils ont dit que ce n’était pas vrai. Mais il était trop tard : ils ont fait campagne sur cette base. Cela nous a coûté la présidence. Il est donc évident qu’ils vont tenter par tous les moyens de défendre cette thèse — autrement, les preuves sont trop fortes. 

Luisa Gonzalez, la candidate de votre parti, semblait être la favorite avant la campagne électorale de l’été dernier. Sa défaite est-elle donc uniquement imputable aux autres ?

Il est difficile d’expliquer pourquoi nous avons perdu de seulement trois points alors que le parti politique nous a été enlevé, que toute la direction est en exil et que nous avons souffert de sept années de persécution. Au contraire, ils devraient expliquer pourquoi ils n’ont pas réussi à nous anéantir politiquement et comment nous restons la principale force politique du pays. 

En 2021, en pleine pandémie — alors que tous les procès étaient au point mort —, quelques heures avant de déclarer ma candidature, j’ai été condamné pour « influence psychique » afin de me priver de mes droits politiques, de m’empêcher d’être candidat et de retourner dans mon pays. C’est ainsi qu’ils ont amené Guillermo Lasso à la présidence. Cette interdiction est toujours en vigueur, en plus de celle que subit toute la direction de Revolución Ciudadana (le parti de Rafael Correa). 

L’assassinat de Villavicencio a ouvert la possibilité d’un second tour où tout le monde s’est uni contre nous. Et nous ne pouvons même pas nous battre loyalement. 

Le corréisme peut-il survivre ou fonctionner sans Correa, surtout dans ce contexte électoral ? 

J’aimerais bien, mais il ne faut pas se leurrer. Malheureusement, et c’est une vérité partout dans le monde, les leaders fondateurs sont hautement nécessaires, quand bien même personne ne serait indispensable. Bien sûr, maintenant que les États-Unis sont un pays développé, maintenant que l’Europe est une région développée, ils peuvent se passer de grands leaders. Mais lorsque les États-Unis était en train d’émerger, elle avait besoin d’eux. Il suffit de voir leur dévotion à l’égard de leurs pères fondateurs. 

Il est difficile d’expliquer pourquoi nous avons perdu de trois points alors que le parti politique nous a été enlevé, que toute la direction est en exil et que nous avons souffert de sept années de persécution.

Rafael Correa

On tend de plus en plus à vouloir diaboliser les dirigeants. C’est une expression de médiocrité et d’envie. Une gouvernance de qualité est hautement souhaitable et très importante dans les pays en développement. Il faut un cadre institutionnel solide qui permette aux pays de fonctionner même s’ils n’ont pas un bon gouvernement. En Équateur, vous pouvez travailler 16 heures par jour, sept jours par semaine, vous laissez passer deux heures et tout va mal. En Belgique, vous pouvez rester un an sans gouvernement et rien ne se passe. Parce que ce sont des pays institutionnalisés.  

L’Equateur connaît une vague de violence très importante. Quelles en sont les causes et quelles sont les mesures à prendre ? 

Les causes sont simples : incompétence, corruption et haine politique. C’est pourquoi ils ont détruit tout ce que nous avions fait sans jamais se soucier du pays. Lasso lui-même a dit qu’il fallait se débarrasser de Correa, même si cela coûtait cher à l’économie. Eh bien, il nous a coûté l’économie et le pays. 

Je suis un professionnel du développement, je connais bien l’histoire de ce pays, mais je n’ai jamais vu une destruction aussi profonde et rapide d’un pays en paix et qui n’était pas la cible de sanctions. Je n’ai jamais vu un pays subir l’équivalent de ce qu’a subi l’Équateur. J’ai quitté un pays qui était le deuxième plus sûr d’Amérique latine : parmi les dix villes les plus sûres du continent, il y avait quatre villes équatoriennes et Quito était la capitale la plus sûre de tout le continent. Aujourd’hui, c’est l’une  des villes parmi les plus violentes du monde. Lorsque j’ai quitté le pays, le taux d’homicide pour 100 000 habitants était de 5,8 ; aujourd’hui, nous allons atteindre 40 — l’un des taux les plus élevés au monde. 

Je suis un professionnel du développement, je connais bien l’histoire de ce pays, mais je n’ai jamais connu une destruction aussi profonde et rapide d’un pays en paix et qui n’était pas la cible de sanctions.

Rafael Correa

Lorsque j’ai pris le pouvoir, le pays manquait d’électricité. Nous avons donc investi dans des centrales hydroélectriques et sommes même devenus exportateurs d’énergie vers la Colombie et le Pérou. En 2016, nous possédions l’un des cinq réseaux électriques les plus respectueux de l’environnement et les plus stables de la planète. Aujourd’hui, les coupures de courant sont de retour. Nous étions les champions régionaux de la réduction de la pauvreté ; aujourd’hui, la pauvreté a augmenté. Le flux migratoire s’est inversé : à mon époque, les gens revenaient ; aujourd’hui, ils quittent à nouveau le pays. L’économie équatorienne est actuellement en crise. Voilà l’ampleur des destructions. Elles sont absolument inédites.  

Que faire dans ce contexte, alors que le narcotrafic a fait son apparition dans le pays ?

Toutes les institutions de sécurité ont été détruites. J’avais créé le ministère de la coordination de la sécurité. En effet, la sécurité ne se limite pas seulement à la police, elle implique aussi les forces armées, le renseignement, le service de sécurité intégré, le ministère des affaires étrangères, la coordination internationale — avec la Colombie, par exemple, pour lutter contre le trafic de drogue et les groupes irréguliers. Mais ils l’ont détruit : comme il s’agissait d’une création de Correa, il fallait l’éliminer. Nous avions un ministère de l’Intérieur qui se consacrait uniquement à la sécurité des citoyens et au contrôle de la police — et pour la première fois, un civil était à sa tête. Nous avions un système judiciaire exemplaire dans le monde entier — nous avions même des universités dans les prisons. Il n’y avait pas de surpopulation ; ces dernières années, nous avons eu plus de 400 morts au cours d’émeutes carcérales. Auparavant, nous en avions 3 ou 4 par an. C’est toute la différence que produit l’absence de contrôle des prisons. 

Le crime organisé a toujours existé — même sous mon gouvernement, comme partout — mais la grande différence est que, pour la première fois dans l’histoire de l’Équateur, le crime organisé a infiltré l’État et le gouvernement, la police et une partie des forces armées. Dès lors, la violence, dont la majeure partie est liée au crime organisé, ne peut plus être contrôlée. Il faut avant tout un gouvernement honnête. La tâche est énorme, et celui qui l’engagera mettra sa vie en jeu car il faut purger la police et les forces armées et reconstruire les institutions de sécurité de l’État. 

Vous parlez souvent de judiciarisation de la politique (lawfare) pour expliquer la multiplication des procès contre les leaders de gauche en Amérique latine. Comment l’institution judiciaire pourrait-elle retrouver une légitimité dans la région ?  

Le problème est que le reste du monde n’est pas conscient de la situation. L’Equateur est un pays marginal, comparé au Brésil et au cas de Lula, par exemple. Malgré toute l’affection que j’ai pour Lula, ce qui se passe en Équateur est dix fois plus grave. Mais c’est un petit pays, donc personne n’y prête attention. Lula a été emprisonné pendant deux ans alors qu’il n’était plus président et dans une prison spéciale. En Équateur, ils ont essayé d’envoyer le vice-président en exercice dans une prison ordinaire, car il était le dernier rempart qui les empêchait de piller le pays. Il y a été emprisonné pendant cinq ans pour l’affaire Odebrecht, qui a déjà été déclarée nulle et non avenue au Brésil parce qu’il a été démontré qu’elle avait été utilisée à des fins politiques — comme en Équateur.  

Faut-il douter de l’institution judiciaire ? Bien sûr que oui. En Équateur, 70 % des membres de la Cour nationale ont été démis de leurs fonctions. Parmi les neuf juges qui m’ont jugé, dans trois tribunaux différents, sept savaient que leur poste dépendait de ma condamnation. C’est ce que dit le rapporteur des Nations unies pour l’indépendance de la justice. Il a rédigé quatre rapports sur l’affaire équatorienne. Mais le monde ne le sait pas. 

Il s’agit là de lawfare, de la judiciarisation de la politique, et de l’étouffement des opposants par l’abus et la démolition des droits. Lorsque l’on veut déranger, surtout en Amérique latine, on trouve toujours une virgule manquante, et à partir de là, de manière grotesque, on monte un dossier. Le soutien des médias ruine ensuite la réputation d’une personne en créant un grand consensus à partir de grands mensonges. 

D’une certaine manière, les juges et les procureurs formés par les États-Unis en Amérique latine ont désormais remplacé les militaires. C’est ainsi que les deux axes — les médias et le pouvoir judiciaire — se croisent : les gros titres se transforment en sentences finales. Et si le pouvoir judiciaire agit de la sorte, c’est par peur, car s’il ne copie pas les gros titres, ceux-ci finiront par se retourner contre lui. 

Ce qui se passe en Équateur est dix fois plus grave que ce qui s’est passé au Brésil avec Lula.

Rafael Correa

La stratégie est très efficace : quand on s’attaque à la réputation d’un homme politique, on le ruine complètement. C’est ainsi qu’on le sort de la guerre politique. C’est ce qui nous est arrivé. Le coût est très élevé. Il y a 52 procédures criminelles ouvertes contre moi ; ni Al Capone, ni Pinochet, ni Chapo Guzmán n’en ont subi autant. Mon ministre des Affaires étrangères est en exil pour un discours qu’il a prononcé lors d’un événement interne au parti, dans une salle fermée. Mon vice-président a passé plus de cinq ans en prison pour une affaire qui a été déclarée nulle et non avenue au Brésil, contre toute procédure régulière. Mes droits politiques m’ont été retirés pour une affaire de corruption qui n’a jamais existé, et comme il n’y avait pas de preuves, j’ai été condamné pour influence psychique. Les gens ne le savent pas, bien sûr, mais nous sommes également coupables de ce que nous choisissons d’ignorer. 

Au Guatemala, le président élu Bernardo Arévalo est victime d’un coup d’État institutionnel. Comment l’empêcher ?

Dans nos pays, il existe des pouvoirs de fait qui, à la moindre occasion, reprennent le contrôle du pays. Cela nous est arrivé, avec la trahison de Moreno1 qui a remis le pouvoir à ceux qui ont toujours été au pouvoir. Il est très difficile d’empêcher cela. Il y a trop d’abus de pouvoir et de gens qui ont tout à gagner du statu-quo. Ce problème serait résolu grâce à des institutions supranationales réellement équitables et efficaces. Je parle du système interaméricain, qui est actuellement inutile, où les procès durent 20 ans. De même, le système des Nations unies où les procès durent huit ans et n’ont pas non plus de pouvoir contraignant dans la plupart des pays. Ce qu’il faut, c’est une cour interaméricaine à temps plein, dotée de beaucoup plus de moyens et d’une plus grande impartialité pour punir les abus commis au niveau national. 

Pour l’instant, ces institutions existent, mais les procédures sont très longues. Les gens dans les pays savent qu’ils vont perdre au niveau international, mais que le verdict tombera vingt ans plus tard, et qu’en définitive, il ne se passera rien. Les faits se sont produits et le mal est fait. 

Je dirais donc qu’il y a deux solutions. D’abord, il faut une presse digne de ce nom — ce qui sera un combat long et difficile, car même la charte des Nations unies sur les droits de l’homme doit être modifiée pour faire de la vérité un droit. Les journalistes sont les gardiens de la vérité. Deuxièmement, il faut réformer les systèmes judiciaires internationaux pour les rendre plus efficaces. 

Vous êtes aujourd’hui réfugié politique en Belgique. Souhaiteriez-vous retourner en Équateur et y reprendre des responsabilités ?

Quand j’ai quitté le pays en 2017, j’avais déjà annoncé que je ne me représenterais pas et je suis allé vivre en Belgique. Ma femme est belge, mes filles étudiaient ici en Europe. Lorsque je suis parti, j’étais le président le plus populaire de l’histoire contemporaine du pays. Et sans jamais avoir eu le moindre problème avec la justice. C’est quand Moreno nous a trahis et a dit qu’il voulait me mettre en prison que j’ai commencé à être poursuivi pour tout et n’importe quoi. On m’a même accusé d’avoir enlevé un criminel sur la base du témoignage d’un policier qui disait que je lui en avais donné l’ordre. Le policier a depuis avoué qu’il ne m’avait jamais parlé et qu’il ne me connaissait même pas. Mais il avait été menacé d’emprisonnement s’il ne m’accusait pas. A partir de là, j’ai été accusé de tout, tous les jours.

C’est alors qu’en 2020, j’ai demandé l’asile politique, que la Belgique m’a accordé en 2021. La question est alors : l’administration belge est-elle corrompue ? Ici, ils ont analysé le dossier et m’ont effectivement reconnu comme une personne persécutée politiquement. Mais les médias équatoriens ont continué à m’insulter malgré cela. J’attends donc. Tôt ou tard, tout sortira. Mais le mal est déjà fait, le coût est immense. Ils ont détruit le pays, ils l’ont ramené vingt ans en arrière. 

Vous parliez de l’importance des structures supranationales, quel est le niveau d’intégration régionale en Amérique latine aujourd’hui ? 

Nous vivons des moments difficiles. La droite conçoit l’intégration comme un projet de gauche. C’est stupide. L’intégration doit aller au-delà des idéologies. D’ailleurs, lorsque nous avons créé l’UNASUR, il y avait Álvaro Uribe en Colombie et Alan García au Pérou — tous deux étaient des présidents de droite. Mais la droite a ensuite détruit l’UNASUR. La CELAC a disparu et maintenant, avec la victoire de Milei en Argentine, il sera très difficile de récupérer l’UNASUR. 

Nous avons besoin d’un système, non pas interaméricain, mais latino-américain des droits de l’homme, avec un tribunal latino-américain.

Rafael Correa

Pour mettre fin aux abus dans chaque pays, il est nécessaire de travailler à l’intégration régionale. Nous avons besoin non pas d’un système interaméricain — parce qu’il inclut les États-Unis, qui ont un poids totalement disproportionné — mais d’un système latino-américain des droits de l’homme, doté d’un tribunal latino-américain. En fait, l’actuelle Cour interaméricaine est déjà, dans une certaine mesure, latino-américaine, car les États-Unis n’ont pas ratifié le pacte de San José, qui crée et sous-tend le système interaméricain. Malgré cela, ils occupent le siège de la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Telles sont les contradictions des Amériques. Nous devons donc acter les dernières mesures qui permettront de formaliser ce processus.

Quel pays de la région pourrait prendre la tête de cette dynamique ? 

Plusieurs pays peuvent prendre les commandes de l’intégration régionale, comme le Brésil et le Mexique. Nous avons été mal habitués au fait qu’en début d’année la gauche gagnait tout, mais il faut se rappeler que dans les années 1990 nous ne gagnions jamais. Le premier homme de gauche à gagner a été Chavez en 1998 au Venezuela. Mais avant cela il n’y avait pas de gouvernement de gauche en Amérique latine. Alors que maintenant, au contraire, on me demande d’expliquer pourquoi la gauche n’a pas gagné les élections en Equateur — malgré le fait, encore une fois, que tout le monde était contre nous et que moi-même je ne pouvais pas être dans le pays. Les réalités ont néanmoins changé depuis 1990.

Il est clair que l’Amérique latine est aujourd’hui un territoire disputé. Ce n’était pas le cas dans les années 1990 lorsqu’elle était totalement néolibérale. Jamais auparavant, même à l’âge d’or de la première vague progressiste, les cinq principales économies latino-américaines n’avaient été aux mains de gouvernements de gauche comme c’est le cas aujourd’hui avec le Brésil, le Mexique, la Colombie, l’Argentine et le Chili. Aujourd’hui, avec Milei, nous perdons l’Argentine. Mais nous avons toujours quatre des principales économies du continent. Il est donc évident qu’il y a des candidats pour mener la relance de l’intégration, à commencer par Lula et  López Obrador.

Comment la dynamique va-t-elle changer avec la victoire de Milei en Argentine ? 

Ce sera très difficile, car le siège de l’UNASUR a été transféré en Argentine. Tout cela sera attaqué par Milei. Sans l’Argentine à la tête de l’UNASUR, l’organisation devra attendre au moins la fin de la période Milei. 

Il est clair que l’Amérique latine est aujourd’hui un territoire contesté.

Rafael Correa

Milei est la pire chose qui puisse arriver à l’Argentine, mais la meilleure chose qui puisse arriver à la gauche latino-américaine, car il sera un véritable désastre. 

Milei marque-t-il la fin ou le début d’un cycle en Amérique latine ? 

Quoi qu’il arrive, ce sera un échec retentissant. Mais je ne crois pas beaucoup aux cycles. Je crois plutôt à une dialectique permanente. Surtout aujourd’hui, au XXIe siècle, alors que l’Amérique latine est un continent disputé. La gauche a réussi à gagner, à gouverner et, surtout, à bien gouverner. 

Mais aujourd’hui, dans le cas de l’Argentine, par exemple, la gauche doit-elle se contenter d’attendre l’échec de Milei ou doit-elle également se réinventer ? 

Nous devons évoluer en permanence et nous soumettre à une véritable autocritique. Mais il faut faire attention à la manière dont nous nous y prenons car avec l’autocritique, on donne souvent raison à ceux qui ont tort. Si Milei gagne, c’est la faute de la gauche. Nous ne gagnons pas les élections en Équateur quand nous avons tout et tout le monde contre nous, et c’est aussi de notre faute. 

Je suis de gauche parce qu’il me semble absurde que la droite nous parle d’individualisme et de concurrence dans la région la plus inégale de la planète.

Rafael Correa

Nous devons interroger le fonctionnement de la presse ; en Amérique latine, elle est entre les mains d’une oligarchie. Nous devons nous interroger sur l’ingérence étrangère ; ces années de persécution ont été au moins permises, sinon encouragées, par les États-Unis. Il suffit de voir comment l’ambassadeur américain à Caracas soutient la procureure corrompue. Nous devons donc remettre en question beaucoup de choses, et pas seulement la gauche. En tant que Latino-Américains — et plus particulièrement en tant qu’hommes politiques latino-américains — nous devons nous demander pourquoi nous sommes restés sous-développés pendant 200 ans. 

Je suis de gauche parce qu’il me semble absurde que la droite nous parle d’individualisme et de concurrence dans la région la plus inégale de la planète. Si cela avait fonctionné, nous serions développés. Nous devons essayer quelque chose de neuf et de meilleur, qui soit plus proche de la réalité de la région. Et cela ne devrait pas être une discussion réservée à la gauche, bien au contraire. Elle devrait s’ouvrir à tous les Latino-Américains, et au monde entier. 

La gauche européenne devrait-elle prêter plus d’attention à la gauche latino-américaine ? 

Je suis très inquiet pour l’Europe. Si l’Amérique latine a vu la gauche prendre de l’importance, celle-ci a régressé en Europe. Actuellement, celle-ci est plus libérale que les États-Unis, sans parler de la progression de l’extrême droite dans son paysage politique. Mais je crois que les Européens sauront trouver des solutions. Espérons qu’elles seront intelligentes et, surtout, justes. 

Que peut-on attendre de la diplomatie européenne en Amérique latine ? 

C’est une grande question. C’est très triste — et je parle en connaissance de cause parce que je l’ai vu de mes propres yeux. Il faut demander aux gouvernements européens s’ils savent ce qui s’est passé en Equateur. Pour eux, il ne s’est rien passé : tant que les entreprises européennes se portent bien, tout va bien. Les relations internationales ont été réduites à des relations commerciales avec de forts préjugés idéologiques. Ils permettent aux gouvernements de droite ce qu’ils ne nous permettraient jamais. La preuve en est le Venezuela. Il y a deux poids, deux mesures.

Sources
  1. Lenín Moreno est un homme politique équatorien, vice-président de 2007 à 2013 aux côtés de Rafael Correa et président de la République de 2017 à 2021. Élu initialement sur un programme progressiste, Moreno s’écarte de ses promesses de campagne pour adopter une politique économique libérale. En 2017, il est élu président avec 51 % des voix au second tour. Il entre en conflit avec Rafael Correa, son prédécesseur. Fin 2017, Moreno annonce un référendum, officiellement pour lutter contre la corruption, mais critiqué comme une manœuvre visant à empêcher Correa de se représenter en 2021, en limitant à deux le nombre de mandats pour une même fonction. Le référendum est approuvé, empêchant Correa de se présenter aux élections de 2021.