L’acquis des relations et les paradoxes actuels

Le lien entre l’Union européenne et l’Amérique latine et les Caraïbes est aujourd’hui marqué par plusieurs paradoxes. Pendant la majeure partie du XXe siècle, le lien politique euro-latino-américain était ténu et, surtout, il ne remettait pas en question la présence hégémonique des États-Unis. Mais dans les dernières décennies de la guerre froide, des forces politiques et des gouvernements, d’Europe ou d’Amérique latine, ont investi beaucoup d’efforts pour établir cette relation, parallèlement aux États-Unis, et souvent contre eux. Il s’agit donc d’une relation choisie, consciemment et délibérément entretenue, qui a cherché à rapprocher des régions qui, bien que proches en termes de substrat culturel et de vision du monde, étaient éloignées par la géopolitique et l’économie. Par conséquent, les relations entre l’Amérique latine et l’Union sont aujourd’hui riches en dialogue politique, en coopération et en liens économiques. Cependant — et c’est un autre paradoxe — depuis 2015, ces relations stagnent, bien que les deux régions évoluent dans un système international dans lequel les crises s’accumulent et s’aggravent, exigeant des changements dans les stratégies de développement et les politiques étrangères, ce qui nécessite des partenariats diversifiés et fiables.

Un exemple permet d’illustrer la portée de cet acquis : 2024 marquera le 50e anniversaire du début du dialogue politique euro-latino-américain, qui a débuté entre parlementaires. En juillet 1974, la première conférence entre le Parlatino (le Parlement latino-américain) et le Parlement européen s’est tenue dans le but de faire face aux dictatures militaires et aux violations des droits de l’homme des « régimes de sécurité nationale » de l’époque. Dix ans plus tard, face aux conflits centraméricains, les gouvernements entreront en jeu, avec le dialogue dit de San José et le dialogue UE-Groupe de Rio qui s’ensuivra. La solidarité avec les mouvements révolutionnaires d’Amérique centrale et les persécutés politiques de toute la région a motivé ce rapprochement, mais il s’agissait aussi de tempérer les tensions des années 1980, car l’escalade des guerres en Amérique centrale pouvait finir par affecter la sécurité européenne. L’Europe a donc soutenu les processus de paix de Contadora et d’Esquipulas, ainsi que la transition et la consolidation de la démocratie dans toute la région. Dans la période de l’après-guerre froide, ces motivations ont été renforcées par l’intérêt européen à stimuler le commerce et les investissements face à la croissance rapide de la région et à ses nouveaux processus d’intégration, qui semblaient à l’époque prometteurs.

La solidarité avec les mouvements révolutionnaires d’Amérique centrale et les persécutés politiques de toute la région a motivé ce rapprochement, mais il s’agissait aussi de tempérer les tensions des années 1980, car l’escalade des guerres en Amérique centrale pouvait finir par affecter la sécurité européenne.

José Antonio Sanahuja

Les enseignements de ces décennies de guerre et d’après-guerre froide sont toujours d’actualité : cette relation permet d’accroître les marges d’autonomie des deux régions, contre la bipolarité de l’époque, et la prétention contemporaine de construire une nouvelle bipolarité ; l’importance de l’intégration régionale et sa contribution au multilatéralisme ; l’importance de la coopération au développement avec des objectifs politiques autour de la démocratie, de la paix ou de la lutte contre les inégalités, par opposition aux approches technocratiques ou économistes ; ou l’importance géopolitique des accords commerciaux. Dans les années 1990, dans le scénario de compétition économique de l’après-guerre froide, les accords d’association constituaient déjà une stratégie de diversification des relations et de protection des quotas commerciaux et des flux d’investissement face au projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) et, lorsque ce projet a échoué, face aux accords bilatéraux de libre-échange — des versions à petite échelle de la ZLEA — que Washington a signés avec des pays ou des groupes spécifiques. Le même rôle devrait maintenant être joué par les accords Union européenne-Amérique latine face à la concurrence économique et technologique entre la Chine et les États-Unis. Enfin, l’interrégionalisme entre l’Union et l’Amérique latine a pu répondre à des intérêts « durs » de politique étrangère et à certains rapports de force, comme la diversification des relations ou l’accès aux marchés. Mais il exprime également une vision normative présente dans les deux régions, qui considère les groupes régionaux comme des éléments constitutifs de la coopération multilatérale et de la gouvernance mondiale fondées sur des affinités idéologiques et politiques.

Dans ce contexte, l’interruption du dialogue politique entre l’Union et la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC) depuis 2015 était une anomalie. Les causes en sont bien connues. Il s’agit d’abord d’une réponse aux fractures politiques qu’a connues l’Amérique latine. En 2017, le sommet prévu entre les deux groupes a été suspendu à la demande d’un groupe de pays latino-américains — le groupe de Lima — qui avaient en commun d’être dirigées par des gouvernements de droite, visiblement alignés sur la politique latino-américaine de l’administration Trump. Ils s’opposaient à la présence du Venezuela compte tenu de sa dérive autoritaire. De fait, l’interrégionalisme requiert un minimum de cohésion et d’action dans chacun des groupes régionaux concernés. Ce minimum n’a pas été atteint en raison des fractures politiques entre le « bloc bolivarien » et les gouvernements libéraux-conservateurs, et de l’opposition très idéologique de ces derniers à la CELAC et à d’autres organisations régionales telles que l’Union des nations sud-américaines (UNASUR). Un facteur clé a été la décision du gouvernement de Jair Bolsonaro de retirer le Brésil de la CELAC. Cette crise auto-infligée dans les organisations régionales a été aggravée par le retrait ou l’absence du Mexique et du Brésil, leaders régionaux traditionnels. Tout cela a réduit la capacité de la région à dialoguer avec des acteurs extérieurs et, ce qui est plus important, sa capacité à agir face à des événements tels que la pandémie ou l’invasion de l’Ukraine. Dans les deux cas, la consultation et la coopération régionales étaient non seulement inexistantes, mais surtout personne ne s’attendait à ce qu’elle ait lieu.

L’interruption du dialogue politique entre l’Union et la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC) depuis 2015 était une anomalie.

José Antonio Sanahuja

Mais la stagnation des relations peut également être attribuée à un manque d’attention de la part de l’Europe et à des erreurs politiques évidentes. Avec la Stratégie globale et de sécurité, adoptée en 2016 à la demande de la Haute Représentante de l’époque, Federica Mogherini, l’Union a clairement indiqué la place périphérique et marginale qu’elle accordait à l’Amérique latine et aux Caraïbes dans la hiérarchie de ses priorités en matière de politique étrangère. La coopération de l’Union a également stagné, en raison de l’idée erronée selon laquelle la plupart des pays devraient être officiellement reconnus en tant que bénéficiaires de l’aide et des avantages commerciaux du système de préférences généralisées (SPG). Les négociations commerciales se sont poursuivies, mais l’« accord de principe » sur le commerce conclu en juin 2019 entre l’Union et le Mercosur s’est rapidement arrêté, après un moment d’euphorie initiale. Cela s’explique en grande partie par le rejet européen des politiques environnementales néfastes du gouvernement de Jair Bolsonaro au Brésil, et l’émergence en France et dans d’autres États membres de l’Union d’un amalgame souvent déroutant entre des intérêts protectionnistes pas toujours explicites et des préoccupations environnementales légitimes.   

Diego Rivera, Fresques de l’Industrie de Detroit (1932-1933) (détail) © 2023 Banco de México Diego Rivera Frida Kahlo Museums Trust, Mexico, D.F. / Adagp, Paris

Trois raisons pour relancer les relations euro-latino-américaines

L’absence de dialogue politique entre l’Union et la CELAC aurait de toute façon pesé lourd, mais les effets sont aujourd’hui beaucoup plus importants. Le système international traverse un moment historique, un interrègne caractérisé par la crise de la mondialisation et de l’ordre international, face à laquelle l’absence de coopération n’est pas une option. C’est là qu’interviennent la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine, qui appellent à des changements dans les politiques des deux régions et dans les relations internationales.

Bien que l’impact soit différent, la pandémie et la guerre en Ukraine ont mis en évidence la vulnérabilité des deux régions face aux crises sanitaires et à l’irruption de la géopolitique dans les chaînes d’approvisionnement, qui sont désormais soumises à des logiques sécuritaires et au risque de leur utilisation coercitive1. Les stratégies de développement sont sécurisées, privilégiant la sécurité et la résilience au détriment de l’efficacité. C’est le cas aux États-Unis, avec les politiques d’emploi, de réindustrialisation et de décarbonation de la « politique étrangère pour la classe moyenne » et du « nouveau consensus de Washington » annoncés par le secrétaire au Trésor ou le conseiller à la sécurité nationale. Dans l’UE, NextGenerationEU ou REPowerEU combinent des objectifs sociaux, productifs, de compétitivité, d’emploi, de durabilité et de sécurité2. Pour sa part, l’Amérique latine, dans le sillage de la pandémie, est confrontée à des ruptures d’approvisionnement et à une forte inflation, avec une marge de manœuvre fiscale réduite et un endettement accru. Elle est également obligée de repenser ses stratégies de développement et son insertion internationale dans un monde qui n’est plus celui de l’étape précédente de la mondialisation. En outre, il s’agit d’une région de « sociétés en colère »3, avec des niveaux élevés de mécontentement et d’insatisfaction face aux inégalités et à l’exclusion sociales, ainsi qu’au fonctionnement de la démocratie et des politiques publiques. Comme dans l’Union européenne ou aux États-Unis, il ne sera pas possible de revitaliser la démocratie et sa légitimité sans s’attaquer aux sources socio-économiques du mécontentement. 

Ce scénario remet en question la rationalité et les objectifs de la relation. Tout en reconnaissant les asymétries initiales des responsabilités et des capacités dans les deux régions, il s’agit de défis communs qui exigent une relation plus horizontale, abandonnant la logique verticale Nord-Sud des époques précédentes. Plusieurs forces motrices peuvent être identifiées pour promouvoir leur relance, mais chacune d’entre elles comporte des limites et des dilemmes qui doivent être reconnus afin d’éviter des propositions irréalistes et des attentes déçues. Il est également important de se rappeler qu’entre 2022 et 2023, une fenêtre d’opportunité, peut-être unique, s’est ouverte pour cette relance, bien qu’elle présente également des risques qui ne peuvent être ignorés. Le retour du Brésil au sein de la CELAC est un facteur positif tout comme la relance du régionalisme latino-américain, mais ils impliquent une attitude plus vindicative à l’égard de l’Union. Les complémentarités économiques entre les deux régions, que la guerre en Ukraine a mises en évidence, peuvent également être utiles, mais, comme nous le verrons plus loin, elles entraînent de nouvelles objections et de nouveaux obstacles aux accords d’association ou aux propositions de coopération européenne. 

Premièrement, la relation peut servir à renforcer conjointement l’autonomie et la résilience des deux régions dans un monde incertain et de plus en plus marqué par la rivalité géopolitique, mais qui a toujours besoin de gouvernance, de règles et de certitude. Sur cette question, l’Union débat de l’autonomie ou de la souveraineté stratégique, et l’Amérique latine débat entre la recherche de l’autonomie régionale et le « non-alignement actif »4. Dans ce domaine, les deux régions peuvent avoir des agendas convergents, qui n’impliquent pas un repli défensif, mais plutôt la construction de partenariats entre partenaires fiables qui élargissent leurs marges de manœuvre et renforcent en même temps la gouvernance mondiale. 

Deuxièmement, un tel partenariat peut être utile pour renforcer la démocratie et les sociétés ouvertes à une époque de grande méfiance publique et de montée des forces illibérales, autoritaires et d’extrême droite dans les deux régions. Il ne s’agit pas seulement de garantir l’intégrité des processus électoraux, les libertés politiques, l’État de droit, l’espace civique ou une sphère publique ouverte qui lutte contre la désinformation, mais aussi de s’attaquer aux raisons profondes de cette désaffection, telles que les attentes de progrès non satisfaites, les États qui ne garantissent pas une sécurité minimale aux personnes, et les sociétés segmentées par l’inégalité et la discrimination. Pour toutes ces raisons, parler de démocratie, c’est aussi parler de développement, de politiques publiques efficaces et de renouvellement du contrat social

Troisièmement, la relation birégionale devrait définir de nouvelles stratégies de partenariat et de coopération économique et commerciale pour relancer le développement après la pandémie, avec une « triple transition » de la société : numérique, verte et aussi sociale, que l’Union et l’Amérique latine doivent aborder. Il doit s’agir de transitions justes, sinon elles n’auront pas lieu. Cette déclaration tient compte du fait que la Commission européenne, et en particulier sa division « Partenariats internationaux », chargée de la politique de coopération au développement, ne parle aujourd’hui que de « justes » transitions verte et numérique, sans mentionner la composante sociale. Paradoxalement, cela pourrait affaiblir la coopération européenne en matière de cohésion sociale, jusqu’ici très importante. Cette dernière a été orientée vers le renforcement de la politique sociale en charge de l’action pré-distributive ou redistributive pour lutter contre les inégalités de revenus, de genre ou d’ethnicité profondément enracinées dans la région. Ces inégalités, il faut le souligner, sont préalables et distinctes de celles qui peuvent être générées par une transition écologique ou numérique qui, sans interventions correctives, peut générer de nouvelles inégalités5

Selon Latinobarómetro et d’autres enquêtes indépendantes réalisées à la demande de l’Union elle-même, en matière sociale et environnementale, ainsi qu’en termes de droits de l’homme ou d’égalité des sexes, l’Union continue d’être perçue par les sociétés latino-américaines comme le partenaire le plus proche et le plus favorable6. Ces données peuvent peut-être être nuancées par le comportement de l’Europe dans le domaine des vaccins, dominé par la thésaurisation et la réticence à activer les exceptions prévues par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour la levée temporaire et extraordinaire de la protection des brevets en cas d’urgence sanitaire. Ce sont la Chine et la Russie qui sont intervenues les premières en fournissant des vaccins pour le lancement des campagnes de vaccination. Cette diplomatie du vaccin a laissé une impression favorable dans la région, que l’Union n’a pas pu contrer bien qu’elle ait autorisé l’exportation de vaccins dans la phase critique de la pandémie, contrairement aux États-Unis : elle a été la première exportatrice et la deuxième donatrice mondiale de vaccins — et même la première si l’on ne considère que le mécanisme multilatéral COVAX7.

L’Union continue d’être perçue par les sociétés latino-américaines comme le partenaire le plus proche et le plus favorable.

José Antonio Sanahuja

Le dialogue politique, l’autonomie stratégique et l’Ukraine 

Renouer le dialogue et établir un lien politique plus fort entre l’Amérique latine et l’Union est désormais un impératif pour promouvoir l’autonomie stratégique des deux régions face à un double risque : celui d’être pris au piège de la crise de la mondialisation et celui de la concurrence géopolitique entre les États-Unis et la Chine. Ce scénario s’accompagne d’un risque accru de conflit systémique, comme l’illustrent la guerre en Ukraine ou les tensions croissantes autour de Taïwan. Comme l’a souligné le président français Emmanuel Macron dans une interview controversée aux Échos en avril 20238, une augmentation des tensions à Taïwan, induite par la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine, constituerait une menace directe pour l’Europe sur le plan économique et pas seulement politique. Mais on peut dire la même chose de l’Amérique latine, et surtout de l’Amérique du Sud, qui a un niveau élevé d’interdépendance avec la Chine, sur la base de sa matrice d’exportation de produits de base. Une nouvelle guerre froide, économique ou politique, avec une tension accrue et un risque de confrontation politique et militaire, n’est dans l’intérêt ni de l’Amérique latine ni de l’Union, car elle comporte des risques économiques majeurs et, si ceux-ci ne se concrétisent pas, elle les place également dans une position de subordination stratégique, remettant en question leur autonomie. Elle décourage aussi l’engagement envers les institutions et les normes régionales et multilatérales ainsi que la coopération internationale. En outre, ce récit fortement sécuritaire de la concurrence stratégique modifie l’ordre du jour, et la démocratie, les droits de l’homme, l’égalité des sexes, l’environnement, la cohésion économique, sociale ou territoriale, ou le développement durable mondial perdent de l’importance. 

Diego Rivera, Fresques de l’Industrie de Detroit (1932-1933) (détail) © 2023 Banco de México Diego Rivera Frida Kahlo Museums Trust, Mexico, D.F. / Adagp, Paris

En bref, l’Amérique latine et l’Union ont un intérêt stratégique commun à empêcher la matérialisation d’une bipolarité qui entraverait leur autonomie, mais les liens matériels et idéologiques des deux régions avec les États-Unis et la Chine font obstacle à la reconnaissance mutuelle de cet impératif stratégique. Un rôle subalterne dans l’alliance atlantique, dans le cas de l’Europe, ou l’alignement non critique de l’Amérique latine sur la Chine et le récit contre-hégémonique du Sud global pourraient agir dans ce sens. C’est dans ce contexte que l’on peut situer la Schadenfreude parfois observée en Amérique latine face aux difficultés de l’Union dans la guerre en Ukraine et à la difficile redéfinition de ses relations avec la Chine : l’essor de la Chine est indéniable et offre des opportunités économiques et politiques à l’Amérique latine, mais si cet essor est célébré parce qu’il affaiblit l’Union en tant que composante de l’« Occident collectif », il faut considérer que cela aura un coût pour l’Amérique latine : cela réduit également son autonomie et ses marges de manœuvre, ainsi que sa capacité à faire face aux défis globaux. Dans cette logique, sur la scène mondiale, moins d’Europe signifie aussi moins d’Amérique latine.

L’essor de la Chine est indéniable et offre des opportunités économiques et politiques à l’Amérique latine, mais si cet essor est célébré parce qu’il affaiblit l’Union en tant que composante de l’« Occident collectif », il faut considérer que cela aura un coût pour l’Amérique latine : cela réduit également son autonomie et ses marges de manœuvre, ainsi que sa capacité à faire face aux défis globaux.

José Antonio Sanahuja

Avant le sommet de Bruxelles de juillet 2023, les limites du dialogue politique seront en grande partie marquées par les divergences sur la guerre en Ukraine. Les deux régions sont d’accord sur l’essentiel et elles l’ont exprimé par leur vote dans les résolutions adoptées à l’Assemblée générale des Nations unies, condamnant l’invasion russe, clairement qualifiée d’acte d’agression, et par leur appel à une paix juste qui impliquerait un cessez-le-feu immédiat, total et inconditionnel et le retrait de la Russie du territoire ukrainien comme point de départ. Bien que certains pays d’Amérique latine se soient abstenus ou n’aient pas voté au sein de cet organe, la majorité de la région considère que l’invasion constitue une violation des dispositions de la Charte des Nations unies relatives à l’interdiction du recours à la force, qu’elle viole des principes fondamentaux tels que la souveraineté, l’intégrité territoriale et la non-intervention, et qu’une guerre de conquête visant à redessiner les frontières n’est pas acceptable. En effet, l’Amérique latine a joué un rôle clé dans la gestation de ces principes, qui sont désormais pleinement intégrés au droit international et à la Charte des Nations unies9. La région s’est également opposée historiquement à la menace ou à l’utilisation d’armes nucléaires, comme l’illustrent le traité de Tlatelolco et la création de la première « zone exempte d’armes nucléaires » (ZEAN) au monde, un modèle qui s’est ensuite étendu à d’autres parties du globe.  

Cette adhésion aux principes fondamentaux du droit international, ainsi que son expérience historique du colonialisme et de l’impérialisme, expliquent également pourquoi l’Amérique latine n’accepte pas les sanctions qui n’ont pas de légitimité multilatérale et qui n’ont pas été adoptées par les Nations unies. Mais il ne s’agit pas seulement d’une question de principe. Les coûts économiques pour ceux qui les imposent ont également été évalués. Au nom de la neutralité, des pays comme le Brésil ou la Colombie ont rejeté les demandes des dirigeants européens de transférer des armes ou des munitions à l’Ukraine10. Pour ces raisons, l’Union ne devrait pas insister pour demander l’alignement de l’Amérique latine, que ce soit en termes d’armes ou de sanctions. Il n’est pas non plus approprié de situer la guerre ukrainienne sur l’axe « démocratie-autoritarisme », comme le font les États-Unis, mais il est essentiel de réaffirmer les principes constitutifs de l’ordre international susmentionnés que les deux régions prétendent partager. 

En Amérique latine, comme en Europe, des voix s’élèvent, tant à l’extrême droite que dans des segments de la gauche, pour reprendre le discours russe et chinois sur la responsabilité de l’OTAN dans l’invasion. Ils remettent aussi en question le soutien militaire apporté à l’Ukraine pour qu’elle puisse exercer son droit à l’autodéfense légitime. Cela est dû en grande partie à la tradition anti-impérialiste de la gauche dans la région, mais aussi à l’influence de médias tels que Russia Today et Sputnik qui, en Amérique latine, se présentent comme des médias progressistes, ce qui contraste fortement avec leur ligne éditoriale en Russie, aussi ultraconservatrice que celle du gouvernement dont ils dépendent.

L’ampleur de ces divergences est apparue au grand jour lors de la visite au Brésil du ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Le président Lula s’est aligné en partie sur la thèse russe selon laquelle la guerre trouve son origine dans le prétendu « encerclement » de la Russie causé par l’expansion de l’Alliance atlantique à l’Est. Il a également tenu l’Ukraine pour coresponsable de l’invasion, dénonçant le rôle de l’aide militaire européenne et américaine dans la prolongation de la guerre, quand bien même cette dernière aurait été très mesurée, précisément pour éviter une escalade militaire. Le Brésil, face à ce qu’il considère comme une attitude belliciste de l’Occident, s’est posé en médiateur possible et en défenseur de la paix. Cependant, Lula n’avait pas de véritable « plan » et, à l’instar de la proposition chinoise, ce qu’il a présenté était plus une déclaration de principes et d’intentions qu’une proposition concrète à partir de laquelle proposer une médiation. Le Brésil était probablement aussi conscient que l’Union que les conditions pour des négociations n’étaient pas encore réunies, comme l’avait déjà reconnu Celso Amorim, le conseiller en politique étrangère de Lula, après sa rencontre avec Vladimir Poutine à Moscou11. Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres12, et l’envoyé spécial du gouvernement chinois, Li Hui13, l’ont également confirmé. Avec sa proposition, le Brésil a contredit sa propre position aux Nations unies et a affaibli ses aspirations en tant que médiateur en définissant à l’avance des questions aussi cruciales que la cession éventuelle de la Crimée en échange de la paix. Une médiation qui semble faire partie d’une stratégie plus large des BRICS ou de la Chine, dans laquelle la paix en Ukraine semble être un moyen de défier l’Occident et de promouvoir un ordre multipolaire, ne semble pas non plus crédible. Enfin, après la réponse forte ou opportune des États-Unis et de l’Union, le gouvernement brésilien a clairement rectifié le tir, en profitant des visites de Lula au Portugal et en Espagne en avril 202314. Peut-être parce qu’il s’est rendu compte que sa proposition de médiation était irréalisable, le Brésil semble l’avoir mise en suspens à partir du mois de juin.

Peut-être parce qu’il s’est rendu compte que sa proposition de médiation était irréalisable, le Brésil semble l’avoir mise en suspens à partir du mois de juin. 

José Antonio Sanahuja

Comme indiqué, les différents points de vue et positions de l’Union et des pays d’Amérique latine sur l’Ukraine marquent les limites du dialogue politique au Sommet de Bruxelles. La proposition européenne pour le texte de la déclaration finale, avec une position commune sur cette question basée sur ce qui a déjà été approuvé aux Nations unies, a été ouvertement rejetée par la CELAC, qui a également refusé d’inviter le président Volodymyr Zelensky à la réunion, comme le souhaitait la partie européenne. Il s’agirait d’un échec notoire après huit ans sans une telle réunion si aucun dialogue sur cette question ne pouvait avoir lieu et si le sommet aboutissait à un texte sans substance, ou si une déclaration ne pouvait être convenue pour cette raison. Ce n’est d’ailleurs pas la seule source de controverse qui pourrait limiter l’issue d’une telle réunion15. Cela dit, au-delà du Sommet, ce désaccord n’est pas insoluble. Il ne faut pas exclure que le Brésil et d’autres pays d’Amérique latine ou du Sud, comme la Chine, puissent apporter une contribution significative à une paix juste en Ukraine, si les conditions étaient réunies, ce qui nécessiterait de la part de l’Union une attitude de dialogue, sans renoncer à la fermeté. La possibilité de négocier — ce que semblent déjà reconnaître tant les partisans occidentaux de l’Ukraine que les pays du Sud, plus ambivalents ou plus proches de la Russie — sera conditionnée par la situation militaire à l’été 2023 : elle dépendra du succès ou de l’échec de la contre-offensive ukrainienne et de la défense par la Russie du territoire occupé. Ces opérations militaires pourraient conduire à une impasse longue et durable, ou ouvrir des scénarios plus favorables à la négociation, sur la base que l’Union et la plupart des pays d’Amérique latine ont assumée par leur vote aux Nations unies. Dans ce cas, les positions du Brésil, du Mexique et d’autres pays d’Amérique latine et de l’Union peuvent converger : la médiation de pays du Sud, y compris la Chine et le Brésil, ne peut être exclue pour un cessez-le-feu et des négociations de paix qui impliqueront bien plus qu’un simple armistice, et qui sont d’un grand intérêt pour l’Union : il s’agira de négocier des garanties de sécurité crédibles pour l’Ukraine, en dehors de l’Alliance atlantique, et cela ne peut être séparé de la tâche plus large et à plus long terme de (re)construction de l’architecture de sécurité européenne.

Le difficile dialogue birégional sur la démocratie

La rhétorique sur les valeurs communes qui est généralement invoquée dans les relations euro-latino-américaines tend à mettre l’accent sur l’engagement mutuel en faveur de la démocratie et des droits de l’homme. Mais un dialogue politique renouvelé sur cette question devrait partir de plusieurs prémisses de base. Premièrement, il faut partir du principe que le « consensus libéral » de l’après-guerre froide sur la démocratie n’existe plus, que ce soit au niveau mondial ou dans les relations birégionales. Deuxièmement, l’Union devrait abandonner l’attitude condescendante avec laquelle elle traite l’Amérique latine. Elle appartient à une époque, aujourd’hui disparue, où le continent se tournait vers l’Union pour obtenir un soutien et des réponses pour ses transitions et sa consolidation démocratiques. Aujourd’hui, l’érosion de la démocratie et sa remise en question par des acteurs non libéraux est un problème partagé par les deux régions, ainsi que par d’autres acteurs tels que les États-Unis. Cela a été illustré de manière spectaculaire par les images inédites d’une foule prenant le Capitole d’assaut aux États-Unis ou la Plaza de los Tres Poderes à Brasilia, dans les deux cas à l’instigation de présidents sortants. Dans l’Union, la remise en cause de l’État de droit en Europe centrale et la montée et l’influence croissante de l’extrême droite constituent également un problème.

Il est très difficile, voire impossible, de dialoguer sur cette question lors de sommets des chefs d’État et de gouvernement, dans le cadre d’autres dialogues politiques de haut niveau et par les voies politico-diplomatiques officielles, précisément parce qu’il s’agit d’un problème commun. Les gouvernements seront réticents à l’aborder en raison du degré élevé de fragmentation et de polarisation politique qu’il susciterait : contrairement au sommet des Amériques, la logique inclusive des sommets UE-CELAC signifie qu’aucun pays n’est exclu. S’il devait être abordé, il est peu probable qu’un cadre intergouvernemental accepte des exigences mutuelles plus importantes en matière de démocratie et de droits de l’homme. C’est pourquoi il faudra choisir un autre type de géométrie, plus souple et transversale, avec des gouvernements plus volontaires et la participation de la société civile. Dans le scénario bi-régional, la coopération pour la préservation de l’espace civique, la liberté de la presse et la lutte contre la désinformation, l’intégrité électorale et le soutien aux ONG de défense des droits de l’homme et aux défenseurs du territoire sont à nouveau d’actualité dans ce domaine.

L’érosion de la démocratie et sa remise en question par des acteurs non libéraux est un problème partagé par les deux régions, ainsi que par d’autres acteurs tels que les États-Unis.

José Antonio Sanahuja

Un agenda de développement renouvelé : coopération et investissement pour la transition sociale, numérique et écologique

Comme par le passé, le commerce, l’investissement et la coopération au développement sont au cœur des relations UE-ALC. Dans un interrègne difficile caractérisé par la crise de la mondialisation et l’incertitude géopolitique, les deux régions peuvent former un partenariat économique solide pour renforcer leur autonomie et leur résilience, et pour relancer le développement et l’inclusion sociale grâce à une « triple transition » juste dans les sphères sociale, écologique et numérique.

Pour aborder conjointement cette triple transition, il faut reconnaître que le développement est un défi partagé, et non seulement un défi Nord-Sud. Cela nécessite la mise en place d’un espace commun pour le dialogue politique, la convergence réglementaire et la transformation productive. C’est un programme, même si les prémisses en sont différents, qui assume l’idée centrale de l’Agenda 2030, à savoir que le développement est un objectif universel. Alors que le Consensus de Washington a été laissé de côté et que l’ordolibéralisme européen, après la crise de l’euro, a montré ses limites, il est nécessaire d’assumer que, face à ces défis, il n’y a désormais plus de scénario préétabli. Dans les deux régions, dans les stratégies de développement — en matière de politique macroéconomique, monétaire, fiscale et industrielle, entre autres — et dans l’économie politique internationale, nous vivons un moment d’expérimentation et d’apprentissage, où bon nombre des certitudes antérieures ne sont plus valables. Une fois de plus, nous devons garder à l’esprit les asymétries initiales en matière de capacités et de responsabilités. Mais comme le montre le Pacte vert européen, face à l’urgence climatique ou à la reconstruction du contrat social, l’Europe est désormais aussi une région de « pays en développement ».

La clef de cette coopération renouvelée est l’approche du « développement en transition » promue par le Centre de développement de l’OCDE et la CEPALC, avec le soutien de la Commission européenne, jusqu’à récemment du moins. Tous les pays n’ont pas formellement adopté cette approche, tant dans l’Union qu’en Amérique latine. Mais il ne faut pas se perdre dans une discussion ontologique. Ce que cette approche demande, c’est tout d’abord d’abandonner les mesures de développement et de coopération internationale basées sur le revenu par habitant, qui sont obsolètes et également nuisibles, au profit de mesures multidimensionnelles. Elle appelle également à une architecture et à des relations de coopération internationale au développement plus horizontales et inclusives, par opposition à la logique Nord-Sud de l’institutionnalité hébergée par l’OCDE et son Comité d’aide au développement (CAD). Il faut aussi reconnaître la contribution de la coopération Sud-Sud afin qu’elle soit plus ouverte à l’apprentissage conjoint et à l’échange d’expériences innovantes en matière de régulation et de politiques publiques ; qu’au-delà de l’aide, elle soit capable d’attirer des investissements productifs et de la coopération technique ; et enfin qu’elle soutienne des politiques actives à long terme et des réformes en faveur de pactes sociaux et politiques plus inclusifs16

Diego Rivera, Fresques de l’Industrie de Detroit (1932-1933) (détail) © 2023 Banco de México Diego Rivera Frida Kahlo Museums Trust, Mexico, D.F. / Adagp, Paris

Quel est le lien entre le développement en transition et la triple transition ? Le développement en transition part du principe qu’il existe quatre trappes à progrès qui affectent les pays dits à revenu intermédiaire : une trappe à productivité, à laquelle répond la technologie numérique ; une trappe à inégalités, qui doit être traitée par la transition sociale ; une trappe à environnement, qui appelle à une transition verte. Il existe également un piège institutionnel, qui renvoie à la faiblesse ou à l’absence d’institutions efficaces et légitimes. La triple transition est une tâche qui engage tout le monde : des pays les plus pauvres aux plus avancés afin de réaliser l’Agenda 2030. Le développement en transition fait référence à une catégorie spécifique de pays : ceux qui ont été reconnus officiellement par l’OCDE en tant que bénéficiaires de l’aide, qui ont encore besoin de coopération et qui, en même temps, peuvent également la fournir.

L’Union doit déployer une coopération plus avancée et plus horizontale. Sans renoncer à l’aide publique au développement, elle doit laisser derrière elle la « notation » des pays à revenus plus élevés.

José Antonio Sanahuja

Pour le développement en transition, l’Union doit déployer une coopération plus avancée et plus horizontale. Sans renoncer à l’aide publique au développement, elle doit laisser derrière elle la « notation » des pays à revenus plus élevés. Elle doit être ouverte à tous les pays avec des approches « sur mesure ». La coopération horizontale doit être intégrée, comme cela a été fait avec des programmes tels qu’Euroclima ou Eurosocial, pour promouvoir le dialogue sur les politiques publiques, l’innovation et le partage des connaissances. Elle appelle à un engagement européen plus fort en faveur de la coopération Sud-Sud et de la coopération triangulaire. Le programme de coopération triangulaire « Adelante » de l’Union est une expérience précieuse mais limitée, qui constitue une catégorie bien distincte des autres programmes. 

Tout cela nécessite un vaste programme de financement du développement, afin que l’Amérique latine, et en particulier les pays les plus vulnérables, disposent d’une marge de manœuvre budgétaire pour les investissements nécessaires à cette « triple transition », ou du moins pour éviter le risque de nouveaux cycles d’austérité ou de crise de la dette. Dans un contexte de faible croissance économique, le risque d’une nouvelle « décennie perdue » pour le développement, comme dans les années 1980, doit être évité. Comme l’a prévenu le secrétaire exécutif de la CEPALC, José Manuel Salazar Xirinachs, la deuxième décennie s’achèvera en 2023 et une troisième ne doit pas être permise17

Dans ce contexte, l’Union souhaite encourager les investissements par l’intermédiaire du Fonds européen pour le développement durable (FEDD+). Grâce à cet instrument, la « Global Gateway » a été lancée en tant qu’initiative phare du sommet de Bruxelles. Ce programme vise à utiliser les fonds publics de l’Union pour mobiliser des capitaux publics et privés supplémentaires en faveur des transitions numérique et verte. Il répond aux lacunes en matière d’investissement que l’aide traditionnelle ne peut combler, mais c’est aussi la réponse de l’Europe à l’impératif géopolitique que constitue le rôle croissant de la Chine dans le financement du développement. Lors de la tournée de juin 2023 au Brésil, en Argentine, au Chili et au Mexique de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, la « Global Gateway » a été explicitement présentée comme le contrepoids de l’Europe à la présence croissante de la Chine et à son projet mondial de « nouvelle route de la soie ».

Cet instrument est opportun et précieux, mais son déploiement a déjà suscité plusieurs alertes, tant en Europe qu’en Amérique latine : il répond à une logique de réduction des risques qui peut décevoir les attentes surestimées de mobilisation des ressources privées18 ; et il ne devrait pas remplacer ou éclipser d’autres lignes de travail de la coopération européenne, telles que la coopération technique, l’éducation, les droits de l’homme, l’égalité des sexes, ou le soutien à la société civile, et, surtout, ce qui vise à promouvoir l’inclusion sociale19. De même, il faut veiller à ce que la Global Gateway soit correctement gouvernée et que ses projets phares répondent réellement aux demandes et aux besoins de développement des pays d’Amérique latine20. Ils doivent promouvoir l’énergie solaire photovoltaïque, l’énergie éolienne, l’hydrogène vert et la connectivité numérique, mais ils doivent également assurer le transfert de technologie qui permet le développement de chaînes de valeur et de processus de réindustrialisation et transforme le bouquet énergétique en Amérique latine. Ils doivent également combler les lacunes en matière d’éducation numérique et d’égalité des sexes. Enfin, ils doivent s’inscrire dans le cadre du dialogue politique et des politiques nationales de développement, plutôt que d’être induits par l’offre européenne, notamment en raison des besoins en matières premières nécessaires à la transition verte, évitant ainsi la promotion d’un nouveau cycle extractiviste. Dans ce contexte, il est important de mettre en garde contre la réapparition, avec l’urgence de l’invasion ukrainienne, de la vision européenne traditionnelle de l’Amérique latine comme un « Eldorado ».

Lors de la tournée de juin 2023 au Brésil, en Argentine, au Chili et au Mexique de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, la « Global Gateway » a été explicitement présentée comme le contrepoids de l’Europe à la présence croissante de la Chine et à son projet mondial de « nouvelle route de la soie ».

José Antonio Sanahuja

Ces considérations répondent également à l’approche de la coopération que la Commission a introduite dans la stratégie de relance des relations approuvée en mai, qui met l’accent sur la promotion de l’investissement privé européen dans les domaines numériques et verts, à travers le Global Gateway. En bref, cette initiative est censée générer de la croissance et des emplois, dans le cadre d’une réactualisation verte et numérique du ruissellement, en apportant, en tant que valeur ajoutée, un transfert de technologie et des normes plus élevées en matière de travail et d’environnement. Toutefois, cette stratégie ne donne pas la priorité à la coopération en matière de services sociaux, d’économie de soins ou de soutien aux réformes fiscales.

Au-delà de la Global Gateway, les besoins en matière de financement du développement sont énormes. Des questions telles que le traitement de la dette, par exemple en promouvant les échanges de dette contre des actions en faveur du climat, seront essentielles. Il sera nécessaire de continuer à promouvoir des mécanismes innovants, tels que les obligations vertes, ou la mobilisation des droits de tirage spéciaux (DTS) non utilisés par les pays riches, afin d’alimenter une sorte de NextGeneration latino-américaine avec des fonds d’investissement verts et numériques. À cela s’ajoutent les réformes fiscales nécessaires pour améliorer la couverture et la progressivité de leurs systèmes fiscaux et mobiliser les ressources nationales.

L’accord d’association Union-Mercosur : les impulsions protectionnistes et les exigences du Pacte vert européen 

Les accords d’association et leur composante commerciale doivent également être considérés comme un élément de développement en transition. Ils ne doivent pas être considérés comme de simples accords de libre-échange. Ils devraient constituer un espace commun de dialogue et de convergence réglementaire sur les questions sociales, numériques et environnementales afin de promouvoir des modèles de production et de consommation durables et équitables, et pas seulement un instrument de réduction des droits de douane. Les nouvelles normes environnementales ou sociales, telles que les taxonomies ESG (sociales, environnementales et de gouvernance d’entreprise) en cours d’élaboration dans les deux régions, devraient converger et/ou être interopérables pour éviter de donner naissance à un nouveau protectionnisme « vert », déjà contesté à juste titre comme une tentative d’imposer unilatéralement les principes et les règles européens au reste du monde21. On peut également envisager d’assouplir certaines dispositions de ces accords, afin de laisser plus de place au développement productif et aux nouvelles politiques industrielles désormais présentes dans les deux régions. Les dispositions relatives au lithium dans la modernisation de l’accord d’association UE-Chili en sont un exemple, car elles sont fonction de la politique chilienne de promotion des chaînes de valeur basées sur ce minerai22

Après plus de vingt ans de négociations entre l’Union et le Mercosur, un « accord de principe » sur le commerce a été conclu en juin 2019. Toutefois, depuis lors, il n’a pas été signé et sa ratification suscite de plus en plus de doutes. Dans un premier temps, les objections des intérêts agricoles traditionnels de l’Union ont refait surface. Dans un second temps, cet agenda protectionniste a croisé les revendications environnementales, particulièrement audibles dans le cas de la France, contre les politiques environnementales et l’augmentation de la déforestation au Brésil sous le gouvernement de Jair Bolsonaro. Cette question a également été soulevée par le Parlement européen en 2020, exigeant des mesures de protection environnementale efficaces et cohérentes avec l’Accord de Paris de 201523 comme condition préalable à son approbation. La Commission européenne a répondu à cette demande en proposant un instrument juridique supplémentaire à l’accord, de nature interprétative, puisque l’Union et le Mercosur sont réticents à rouvrir le texte sur lequel il a été si difficile de s’entendre. De leur côté, certains pays du Mercosur, en particulier l’Uruguay, ont plaidé pour une politique d’ouverture et de flexibilité du groupe, qui pourrait conduire à l’abandon du tarif extérieur commun afin de permettre la signature d’un accord de libre-échange avec la Chine, ce qui poserait une difficulté supplémentaire dans la relation avec l’Union.

Certains pays du Mercosur, en particulier l’Uruguay, ont plaidé pour une politique d’ouverture et de flexibilité du groupe, qui pourrait conduire à l’abandon du tarif extérieur commun afin de permettre la signature d’un accord de libre-échange avec la Chine, ce qui poserait une difficulté supplémentaire dans la relation avec l’Union.

José Antonio Sanahuja

Le retour de Lula à la présidence brésilienne en janvier 2023 s’est traduit par un engagement renouvelé du Brésil en faveur de l’accord Union-Mercosur, mais il n’est pas inconditionnel. Le Brésil demande maintenant l’exclusion du chapitre libéralisant les marchés publics, afin de permettre une nouvelle politique industrielle et de donner de l’espace aux petites et moyennes entreprises24. Le Brésil a également remis en question les nouvelles règles adoptées par l’Union, liées au Pacte vert européen, telles que le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) ou le nouveau règlement contre la déforestation, en tant qu’expressions de ce nouveau protectionnisme vert unilatéral, et a exprimé des réserves quant à l’instrument additionnel proposé par Bruxelles25. En définitive, la signature finale et la ratification du pilier commercial de l’accord Union-Mercosur ne semblent pas immédiates, pas plus que, pour des raisons différentes, la conclusion de la modernisation de l’accord Union-Mexique. À la veille du sommet de Bruxelles, le seul pays avec lequel les négociations pour la modernisation de son accord d’association ont été finalisées est le Chili. 

Diego Rivera, Fresques de l’Industrie de Detroit (1932-1933) (détail) © 2023 Banco de México Diego Rivera Frida Kahlo Museums Trust, Mexico, D.F. / Adagp, Paris

Le sommet de Bruxelles et les paradoxes de la rénovation de la relation euro-latino-américaine 

Le sommet UE-CELAC qui se tient à Bruxelles les 17 et 18 juillet peut être considéré comme une vitrine des motivations et du potentiel d’une relation euro-latino-américaine renouvelée, ainsi que des malentendus et des limites qui subsistent. En termes géopolitiques, les différentes positions sur l’Ukraine et, à travers cette guerre, sur les alignements avec le Sud mondial et la Chine, ainsi que sur les États-Unis et l’« Occident collectif », sont une condition importante pour reconnaître l’intérêt pour les des deux régions d’un programme commun d’autonomie stratégique ouverte. En termes de commerce, il existe un outil datant des années 1990 — les accords d’association —, mais ceux-ci doivent s’adapter aux transitions sociales, numériques et écologiques, ce qui implique un nouvel agenda réglementaire et une relation économique qui, tout en maintenant l’ouverture économique, doit être compatible avec la demande de normes plus élevées, ainsi qu’avec les nouvelles politiques industrielles, de sécurité économique et de résilience sociétale que l’Amérique latine et l’Union doivent maintenant développer. Dans le domaine de la coopération au développement et de l’inclusion sociale — une question clé pour le renouvellement du contrat social et la revitalisation de la démocratie — le nouvel accent mis par l’Union sur les investissements dans les infrastructures ne doit pas éclipser la nécessaire collaboration sur les politiques sociales et les réformes structurelles dans le domaine du travail, des politiques sociales ou de la réforme fiscale.

Même si les résultats immédiats du Sommet UE-CELAC sont limités, la reprise du dialogue politique birégional constitue en soi un important pas en avant.

José Antonio Sanahuja

Nombre de ces questions requièrent un dialogue et une coopération allant au-delà du sommet UE-CELAC de Bruxelles et des résultats plus ou moins modestes de cette réunion. En tout état de cause, le sommet doit être considéré comme un point de départ et non comme un point d’arrivée. Même si les résultats immédiats sont limités, la reprise du dialogue politique birégional constitue en soi un important pas en avant. Il est donc important qu’un accord soit conclu pour donner à ce dialogue politique un caractère régulier, comme les deux parties l’ont avancé, avec un mécanisme de suivi constitué de hauts fonctionnaires et un plan de travail préétabli. Dans un monde qui traverse une phase dangereuse d’interrègne, marqué par des crises multiples, la relation euro-latino-américaine est essentielle pour avoir des partenaires fiables dans les transitions difficiles qui viennent de commencer et pour rendre possible le renouvellement du contrat social.

Sources
  1. Aresu, Alessandro, « L’Europe dans le monde de la sécurité nationale », Le Grand Continent, 6 juillet 2023.
  2. Sanahuja, José Antonio, “La Unión Europea y la guerra de Ucrania. Dilemas de la autonomía estratégica y la transición verde en un orden mundial en cambio”, en Mesa, Manuela (coord.), Policrisis y rupturas del orden global. Anuario 2022-2023, Madrid, CEIPAZ, 2023, pp. 23-58
  3. Jorge Resina, “Sociedades enojadas : buscando las bases para nuevos acuerdos democráticos en América Latina”, Documentos de Trabajo no 31 (2a época), Madrid, Fundación Carolina.
  4. Bywaters, Cristóbal ; Sepúlveda, Daniela, y Villar, Andrés, “Chile y el orden multipolar : autonomía estratégica y diplomacia emprendedora en el nuevo ciclo de la política exterior”, Análisis Carolina 9/21, Madrid, Fundación Carolina, 2021.
  5. European Commission, Joint Communication to the European Parliament and the Council. A New Agenda for Relations Between the EU and Latin America and the Caribbean, Bruselas, JOIN(2023) 17 final, 7 juin 2023.
  6. Domínguez, Roberto, “Percepciones de la Unión Europea en América Latina”, Madrid, Fundación Carolina, Documentos de trabajo nº 76 (2ª época), 2023.
  7. Borrell, Josep, “Vaccinating the world : between promises and realities”, Servicio Europeo de Acción Exterior, 19 juin 2022. [https://www.eeas.europa.eu/eeas/vaccinating-world-between-promises-and-realities_en]
  8. Les Échos, “Emmanuel Macron : L’autonomie stratégique doit être le combat de l’Europe”, 9 avril 2023.
  9. Sanahuja, José Antonio ; Stefanoni, Pablo ; Verdes-Montenegro, Francisco Javier, “América Latina y el 24-F ucraniano : entre la tradición diplomática y las tensiones políticas”. Documentos de Trabajo, Fundación Carolina, nº 62 (2ª época), 2022.
  10. Stott, Michael, “We are for peace’ : Latin America rejects plea to send Ukraine weapons”, Financial Times, 15 février 2023.
  11. CNN Brasil, “Amorim encontra Putin e diz que não há “solução mágica” para negociar paz na Ucrânia”, 5 décembre 2022.
  12. González, Miguel et Abellán, Lucía, “António Guterres : en este momento no es posible la paz en Ucrania. Ambas partes creen que pueden ganar”, El País, 9 mai 2023.
  13. Abril, Guillermo et Bonet, Inma, “El negociador chino asegura que Rusia y Ucrania no están listas para iniciar conversaciones de paz”, El País, 2 juin 2023.
  14. Galarraga, Naiara, “Lula suaviza su discurso tras las duras críticas de Estados Unidos y de la Unión Europea por alinearse con Rusia”, El País, 19 avril 2023.
  15. Navarro, Beatriz, “América Latina rechaza respaldar a Ucrania en su cumbre con la UE”, La Vanguardia, 7 juillet 2023.
  16. OCDE et al., Perspectivas económicas de América Latina 2029. Desarrollo en transición, París, OCDE.
  17. Stott. Michael, “Latin America’s stagnation ‘worse than in the 1980s’, says UN official”, Financial Times, 27 novembre 2022.
  18. Gabor, Daniela, The European (Derisking) State, SocArXiv, 17 mai 2023, doi:10.31235/osf.io/hpbj2.
  19. Koch, Svea ; Keijzer, Niels ; Furness, Mark, “The European Union Global Gateway should reinforce but nor replace its development policy”, German Institute of Development Research (IDOS), The Current Column, 28 février 2023.
  20. Buhigas, Carlos et Costa, Oliver, Global Gateway : Strategic governance and implementation, Bruxelles, Parlement européen, PE 702-585, mai 2023.
  21. Borrell, Josep, “Geopolitics of the green transition and improving EU’s economic security”, SEAE, 28 mars 2023.
  22. Beattie, Alan, “EU seeks to tone down the imperial style in search for critical minerals”, Financial Times, 22 mars 2023.
  23. Sanahuja, José Antonio, y Rodríguez, Damián, “Twenty years of EU–MERCOSUR negotiations : Inter-regionalism and the crisis of globalization”, en García, María y Gómez, Arantxa (Eds.), Latin America–European Union relations in the twenty-first century, Manchester, Manchester University Press, p. 117-153.
  24. La Nación, “Brasil ‘no cederá’ en compras públicas en acuerdo Mercosur-UE, afirma Lula”, 25 mai 2023.
  25. Bound, Andy et Harris, Bryan, “EU trade deal with South America delayed by row over environmental rules”, Financial Times, 5 avril 2023.