La structure politique des partis de centre-droit et de droite en Europe suit-elle une logique ? Et si la réponse est oui, comment la décrire plus précisément ? Quelles frontières dures reste-t-il entre les familles politiques qui ne peuvent être franchies ?
Il existe évidemment différentes perspectives pour répondre à ces questions. La mienne est celle d’un praticien qui a traité ou du moins observé de près ces questions pendant plus de trente ans : en tant que président de l’organisation des Jeunes démocrates-chrétiens et conservateurs européens (DEMYC) au début des années 1990, en tant que secrétaire général du Parti populaire européen, puis secrétaire général de son groupe parlementaire au Parlement européen, et puis pendant plus d’une décennie, en tant que secrétaire général du Parlement européen lui-même.
Dans la seconde moitié des années 1990, ma principale responsabilité en tant que secrétaire général du Parti populaire européen a été de faire du PPE, pour la première fois à l’occasion d’élections directes, la première force en Europe. Grâce à une politique de « fusions et acquisitions », cet objectif a été atteint lors des élections européennes de 1999 et a jeté les bases de la position dominante du PPE dans l’Union européenne pour le quart de siècle à venir. Il s’agissait d’une condition préalable indispensable aux présidences successives de la Commission européenne exercées par José Manuel Durrao Barroso, Jean-Claude Juncker et Ursula Von der Leyen.
Les partis politiques ont rejoint le PPE sur la base de son programme politique adopté à Athènes (Grèce) en 1992. Ils sont issus du spectre politique libéral et conservateur et de leurs organisations politiques européennes respectives.
Le PSD portugais et le Fidesz hongrois ont alors quitté l’Internationale libérale et sa branche européenne pour rejoindre le PPE. Les conservateurs nordiques et le Rassemblement pour la République français ont longtemps coopéré au sein de l’Union des démocrates européens avant de s’intégrer pleinement au PPE et de dissoudre l’UDE. Forza Italia a également été admis au sein de ce PPE élargi.
Le PPE s’est donc ramifié dans deux directions à la fois et a absorbé les deux parties de la famille libérale et conservatrice en Europe. Il a finalement suivi le modèle de la démocratie chrétienne allemande qui s’était établie après la Seconde Guerre mondiale en tant qu’union de catholiques et de protestants — englobant donc à la fois les traditions chrétiennes-sociales catholiques ainsi que les traditions conservatrices et libérales protestantes.
Cette absorption marqua également l’abandon d’un certain nominalisme. Il ne suffisait plus de disposer de l’épithète « chrétien » ou « catholique » dans le nom de son parti pour être admis. Par conséquent, un certain nombre de candidats d’Europe centrale et orientale qui se qualifiaient de chrétiens ou de catholiques ont été rejetés en raison de leur hostilité à l’égard de l’intégration européenne, comme le parti de l’Union chrétienne-nationale de Pologne (ZCHN).
L’abandon du nominalisme a été motivé par des nécessités pratiques. Le travail législatif au Parlement européen nécessite des positions communes, en particulier sur l’intégration européenne.
Comment les choses se sont-elles passées en pratique ?
Tous les nouveaux partenaires se sont bien intégrés dans le travail parlementaire. La division usuelle en libéraux, démocrates-chrétiens et conservateurs ne s’est pas révélée être une ligne de démarcation fondamentale dans la pratique quotidienne — les conservateur devinrent des compléments utiles au sein du Parti populaire élargi. Forza Italia est même devenue la délégation la plus loyale du groupe sur la base des schémas de vote. Si la stratégie d’élargissement s’en est trouvée justifiée, la question de l’intégration européenne s’est finalement révélée être une ligne de démarcation difficile à surmonter.
Tant les conservateurs britanniques que les dirigeants nationaux hongrois du Fidesz se sont de plus en plus opposés à l’intégration européenne. Le terme « hostile » est sans doute à cet égard plus approprié que celui de « sceptique » qui était en vogue à l’époque. Les conservateurs britanniques ont quitté le groupe parlementaire en 2009 en devenant nationalistes, en prélude à la sortie du pays de l’Union européenne après le référendum de 2016. La campagne haineuse de Viktor Orban contre Jean-Claude Juncker et ses accointances avec Vladimir Poutine et Marine Le Pen ont rendu cette relation intenable. L’affaiblissement par Orban des contrôles et des équilibres démocratiques en Hongrie a complété le tableau.
Au sein du PPE, la véritable ligne de démarcation ne tombait donc pas entre conservateurs et chrétiens-démocrates, mais entre européens et nationalistes.
L’espace nationaliste divisé
Au sein de cet espace nationaliste, la véritable ligne de démarcation se situe principalement entre les positions pro-américaines et les positions poutinistes en politique étrangère ; et, pour les questions propres au continent, entre l’engagement constructif avec l’Union européenne ou l’opposition systémique à celle-ci — ce qui a donné lieu à la création de deux groupes politiques distincts au sein du Parlement européen.
L’extrême droite, au sein de cet espace nationaliste, peut donc être caractérisée comme une double opposition systémique : elle sape le partenariat transatlantique et l’intégration européenne.
L’ordre politique établi après 1945, dont les éléments clefs sont la démocratie, les droits de l’homme, l’État de droit, la liberté de la presse, le pluralisme, le partenariat transatlantique et l’intégration européenne, a plus que prouvé sa valeur. Après plus de 70 ans, le remettre en question ne peut plus être qualifié de conservateur. Si l’on peut se réclamer du conservatisme à l’extrême droite, ce n’est qu’au sens des concepts d’avant la Seconde Guerre mondiale — le conservatisme compris comme autoritarisme et illibéralisme.
Ce nationalisme, qui promet de protéger par la fermeture, peut sembler attractif aux laissés-pour-compte. C’est ainsi que Donald Trump a obtenu sa majorité la première fois, en faisant appel aux travailleurs du charbon et de l’acier ; c’est pourquoi Marine Le Pen a été élue dans l’ancien cœur communiste des mines de charbon du nord de la France ; c’est ainsi, enfin, que Boris Johnson a brisé le mur rouge des anciennes circonscriptions travaillistes dans le nord industrialisé de l’Angleterre. Il s’agit ainsi de nationalisme social.
Le changement est-il possible ?
Suite à l’agression russe contre l’Ukraine, cette division de l’espace nationaliste pourrait maintenant être surmontée et un bloc plus large pourrait émerger — le poutinisme n’est plus une option viable dans l’Europe civilisée.
Mais les nécessités du gouvernement peuvent également conduire à la modération et à l’apprentissage, ainsi qu’à l’ouverture vers l’intégration européenne. C’est ce vers quoi semblent se diriger les partis dirigeants du gouvernement tchèque et du nouveau gouvernement italien. Trente ans après l’effondrement de la Démocratie chrétienne, le paysage politique italien est toujours en pleine transition, avec une issue ouverte.
Les partis politiques ont évolué vers la droite nationaliste, comme nous l’avons expliqué plus haut. Mais l’inverse est tout aussi vrai ; il s’est produit et reste une possibilité pour l’avenir. La transformation réussie de l’Allianza Popular dans l’ère post-franquiste en Partido Popular modéré et pro-européen en est l’exemple le plus frappant. Jose Maria Aznar a restructuré l’espace politique espagnol en unissant son parti conservateur à des formations démocrates-chrétiennes et libérales plus petites. L’adhésion totale à l’ordre politique post-1945 dans la pratique, y compris l’intégration européenne, était une condition préalable pour que les partis rejoignent l’union.
Mais la stabilité du système politique de l’Union européenne dépend de l’auto-modération des mouvements politiques plus radicaux vers le centre. C’est un processus qui se produit à la fois à gauche et à droite, et qui doit être encouragé et accueilli favorablement. C’est ce qu’a fait pendant la crise financière le parti grec Syriza, issu de l’extrême gauche, en acceptant de mener les réformes nécessaires pour permettre à la Grèce de rester dans l’euro — le Sinn Fein devra faire de même s’il veut un jour gouverner l’Irlande.
La transformation en acteur constructif ouvre également la possibilité d’aborder des questions légitimes avec plus de succès dans la pratique. L’importance de la frontière extérieure de l’Union et de sa protection, les limites à l’immigration ou le manque de services publics dans les zones rurales n’en sont que quelques-unes.
Pourquoi l’acceptation de l’intégration européenne est essentielle
Le continent européen est aujourd’hui essentiellement structuré par deux grands principes : à l’est, l’expression des ambitions impériales et coloniales de la Russie ; à l’ouest et au centre, une Union des citoyens et des États qui offre un abri et une protection, ainsi qu’une relation fondée sur l’État de droit. Il n’est pas étonnant que des États comme l’Ukraine et la Moldavie cherchent désespérément à rejoindre l’Union pour y trouver un refuge. Même les États qui ne veulent pas ou plus en être membres ressentent la nécessité d’établir des relations contractuelles étroites avec l’Union européenne.
L’empire n’est pas une option attrayante pour les voisins de la Russie, car il est nécessairement lié à la violence et à la soumission. Il est la tentative de réintroduire les règles du XIXe siècle sur notre continent au XXIe siècle. L’Union permet, pour tous les pays d’Europe centrale et orientale, dans un sens très direct, le sauvetage de l’État-nation et la condition préalable à sa survie.
Mais au-delà de cette dimension très structurante, elle fournit à l’ensemble des 27 États membres des mécanismes de résolution pacifique des conflits et des fonctionnalités dont ils ne peuvent disposer eux-mêmes. L’Union est le complément nécessaire à l’État-nation pour prospérer — les Britanniques ont commencé à s’en rendre compte tardivement. Ensemble, nous pouvons défendre nos intérêts dans un monde qui est redevenu de plus en plus dangereux.
L’Union européenne est notre modus vivendi et operandi quotidien.
L’Union peut-elle protéger ?
Si les forces politiques populistes sont plus justement décrites comme des social-nationalistes qui répondent aux demandes de protection par la fermeture, la question est de savoir si l’Union européenne peut aussi protéger, mais dans un système politique ouvert.
L’histoire récente de la crise peut également être comprise comme un processus visant à donner à l’Union européenne les outils nécessaires à sa protection.
À la suite de la crise financière, la Banque centrale européenne peut désormais superviser les banques systémiques les plus importantes des États membres. Elle a élargi avec succès sa boîte à outils pour éviter les pressions déflationnistes.
Suite à la crise migratoire incontrôlée de 2015, l’Union européenne a mis en place un corps européen de garde-côtes et de garde-frontières et est parvenue à conclure des accords opérationnels avec les États voisins afin de mieux contrôler les flux migratoires.
Après une première phase de six semaines au cours de laquelle les gouvernements ont tenté de gérer la pandémie de Covid-19 par eux-mêmes, en mettant en place des contrôles aux frontières et des restrictions à l’exportation, la Commission européenne a pris le relais avec succès et a veillé à ce que tous les États membres, riches ou pauvres, petits ou grands, bénéficient d’un accès égal au matériel nécessaire et en particulier à la vaccination.
Le programme NextGenerationEU a fourni à tous les États membres, mais surtout aux plus touchés par le Covid-19, les moyens financiers de transformer leurs économies.
L’agression de la Russie contre l’Ukraine a amené l’Union à jouer un rôle de premier plan dans le soutien à l’Ukraine et donc dans la protection de ses États membres de l’Est, notamment par des sanctions très sévères, le financement d’armes et des mesures visant à revitaliser l’industrie européenne de la défense.
L’Union européenne garantit désormais l’accès aux matières premières et aux technologies essentielles pour protéger l’industrie européenne. L’Europe démontre de plus en plus qu’elle peut compléter les efforts de libéralisation du marché intérieur par une protection efficace de ses citoyens.
Un nouveau visage pour le conservatisme moderne
Le conservatisme moderne adhère pleinement à l’ordre politique tel qu’il a été établi après 1945, y compris l’intégration européenne. C’est ce qu’il tente de préserver.
Il continue d’offrir un certain nombre de vérités éternelles. Toute réforme n’est pas forcément un progrès. Les institutions existantes renferment la sagesse de nombreuses générations. Les révolutions et l’extrémisme ont été le plus souvent des creusets pour la violence, la misère et le non-respect des droits de l’homme et de la vie. Le pragmatisme et le bon sens doivent être préférés à l’idéologie — en ce sens, la démocratie chrétienne est également conservatrice.
La principale ambition des conservateurs est de préserver. La durabilité est la condition préalable à la préservation. Ce qui n’est pas durable viole la justice entre les générations et met en danger notre avenir commun. Si les conservateurs veulent préserver, la durabilité est la voie à suivre.
C’est là que la démocratie chrétienne et le conservatisme se rencontrent également. La démocratie chrétienne repose essentiellement sur un certain nombre de concepts visant à réconcilier ce qui semble inconciliable dans la société : l’économie sociale de marché, le personnalisme, la subsidiarité, le fédéralisme, le parti populaire et le parti du centre. L’établissement d’un juste équilibre dans la société est la vocation politique de la démocratie-chrétienne.
Il y a toujours un risque que les sociétés privilégient le présent au détriment de l’avenir. Mais nous avons aussi fait l’expérience que les régimes communistes détruisaient le présent au nom d’un avenir brillant qui n’est jamais venu. La durabilité consiste à réconcilier le présent et l’avenir.
La durabilité doit donc être l’ambition clef des démocrates-chrétiens et des conservateurs, pour unir les générations. Elle traverse les domaines politiques, visiblement menacés aujourd’hui, et doit se positionner sur les « 7D » (dette, défense, décarbonation, démocratie, démocratie, digital, derisking)1 :
1°) La viabilité de la dette pour garantir que nous ne vivons pas aux dépens des générations futures ;
2°) La défense doit être améliorée de toute urgence donnant à l’Europe la capacité de se défendre au moins de manière conventionnelle pour garantir notre liberté et notre vie demain également ;
3°) Il est essentiel de parvenir à la neutralité carbone par un processus de décarbonation tout en préservant la sécurité énergétique et la compétitivité ;
4°) Un partage équitable des charges entre les générations doit équilibrer l’évolution démographique ;
5°) La démocratie est menacée par les régimes totalitaires, les excès du pouvoir exécutif et le contrôle des médias traditionnels et des nouveaux réseaux sociaux par un petit nombre — elle doit être activement renforcée ;
6°) Si nous voulons rester compétitifs, nous devons nous engager plus avant dans la révolution digitale ;
7°) L’effondrement de l’Union soviétique a fait du prix le paradigme dominant. Il est désormais remplacé par des considérations de sécurité — dans une guerre des capitalismes politiques qui nous a fait entrer dans une mondialisation du derisking.
Une nouvelle ère a commencé.
Sources
- Je développe plus avant ce programme avec les 175 recommandations du Martens Centre.