Les sanctions économiques prises par les États-Unis et leurs alliés contre la Russie sont sans précédent  : pour la première fois dans la mondialisation d’après-guerre, les sanctions les plus fortes — le gel des avoirs de la banque centrale et l’interdiction des exportations de produits technologiques — ont été appliquées contre une puissance de premier plan. Déployées simultanément sur les terrains financier et économique, elles rendent visible et concret tout le potentiel de l’arme économique, appuyée sur les structures de pouvoir liées au crédit et à la production, pour reprendre la terminologie de Susan Strange1 — autrement dit, combinant ce que Nicholas Mulder2 nomme l’approche du Trésor et celle de l’Amirauté, la première cherchant à assécher l’accès aux devises, la seconde aux approvisionnements stratégiques. 

Un tel épisode est le marqueur de changements profonds dans les relations économiques internationales, à défaut d’en être le seul déclencheur. Non pas que la primauté du politique sur l’économique, ni même la défense sans concession de leurs intérêts, soit une nouveauté de la part des États  ; mais le développement d’interdépendances économiques et financières étroites — entre les États-Unis et leurs alliés pendant la Guerre froide, de façon presque globale ensuite — a été pour l’essentiel structuré par un cadre multilatéral fondé sur des règles. Les sanctions économiques contre la Russie sont emblématiques parce qu’elles sont l’épisode le plus spectaculaire d’une tendance de fond, marquée par la déstabilisation et le débordement de ce cadre multilatéral. Pour autant, les changements à l’œuvre ne sauraient se résumer à une démondialisation, et à vrai dire ils n’ont pas conduit jusqu’ici à une tendance baissière établie de l’intensité moyenne des interdépendances économiques. C’est une recomposition plus complexe qui s’amorce.

Le multilatéralisme déstabilisé et débordé

C’est sans doute dans le cas de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) que la déstabilisation est la plus évidente, du fait de l’incapacité de ses membres à faire évoluer de façon significative un corpus de règles vieux de presque trente ans désormais, de la remise en cause de sa légitimité par la première puissance mondiale3 et de la paralysie de sa fonction quasi-judiciaire de règlement des différends. Mais les difficultés sont sérieuses également pour le FMI, qui peine à se réformer pour refléter les réalités économiques contemporaines, et pour la Banque mondiale, qui doit faire face à la montée de l’endettement des économies émergentes auprès des marchés et de la Chine. Les débordements sont de deux ordres  : l’arsenalisation (weaponisation) des interdépendances et l’interventionnisme unilatéral. 

Au-delà du seul cas des sanctions contre la Russie, les mesures de coercition économique ont pris une importance croissante, qu’il s’agisse des sanctions économiques et financières mises en œuvre par les États-Unis4, ou des mesures de représailles ou de coercition appliquées par la Chine contre le Japon, la Corée du Sud, la Mongolie, l’Australie ou plus récemment la Lituanie. En outre, plus de 60 % des relations commerciales entre les deux plus grandes économies restent sujettes à des mesures exceptionnelles héritées de la guerre commerciale initiée par Donald Trump5, tandis que les États-Unis ont annoncé le 7 octobre dernier un durcissement de leurs contrôles d’exportations de technologies sensibles — voie dans laquelle la Chine semble se préparer à suivre les pratiques américaines, si l’on en juge par exemple par sa loi de contrôle des exportations d’octobre 2020. 

Dans ce contexte, les sanctions contre la Russie apparaissent surtout comme l’illustration la plus aboutie de la puissance des liens économiques comme outils de coercition. Hautement stratégiques et complexes, concentrés dans leurs structures, la finance et la haute technologie sont de fait le champ d’application le plus important d’une logique qui a été bien décortiquée par Farrell et Newman6 : les systèmes complexes ont tendance à produire des structures de réseaux fortement asymétriques, dans lesquelles certains nœuds jouent un rôle singulier, en faisant un levier de choix de l’arsenalisation des interdépendances. Les États qui ont à la fois la capacité de contrôle de ces nœuds et les institutions nécessaires pour les manipuler peuvent en tirer un profit stratégique en rassemblant des informations sensibles ou en contrôlant l’accès aux ressources correspondantes. 

Les sanctions contre la Russie apparaissent comme l’illustration la plus aboutie de la puissance des liens économiques comme outils de coercition.

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L’interventionnisme unilatéral, quant à lui, est manifeste dans la multiplication des aides publiques aux entreprises, souvent massives pour les industries jugées prioritaires et dans bien des cas incompatibles avec les engagements multilatéraux  : la Chine met en œuvre des politiques industrielles protéiformes et ambitieuses, mobilisant 1,7 à 2 % du PIB d’après une estimation jugée partielle par ses auteurs eux-mêmes7, soit au moins quatre fois plus que les chiffres comparables pour la France, les États-Unis ou l’Allemagne  ; au travers notamment du Chips Act et de l’Inflation Reduction Act, les États-Unis engagent à leur tour une politique industrielle ambitieuse, incluant des dispositions discriminatoires en contradiction flagrante avec leurs engagements multilatéraux, et des taux de subventionnement souvent de l’ordre de 30 % du montant de la dépense engagée pour plusieurs des crédits d’impôts créés par l’IRA  ; l’Union européenne, si elle reste plus attachée au respect de ses engagements, affirme progressivement elle aussi ses ambitions en la matière, notamment au travers de son récent plan industriel du pacte vert et du Net Zero Industry Act. Que les États mettent en œuvre des politiques industrielles ambitieuses n’est évidemment pas un problème en soi  ; il le devient pourtant lorsque ces interventions sont réalisées sans coordination, alors qu’elles influent massivement sur les relations économiques internationales, avec des coûts induits potentiellement significatifs pour les partenaires.

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Une mondialisation désorganisée plutôt qu’une démondialisation organisée

Faut-il en conclure que nous entrons dans une période de démondialisation  ? Ce serait aller vite en besogne  : la démondialisation n’apparaît clairement ni dans les statistiques, ni dans les institutions. Les flux commerciaux en proportion du revenu mondial ont certes régressé par rapport à leur sommet de 2008, mais il s’agit d’un plateau plutôt que d’une tendance établie à la baisse  : en 2019, avant la crise du Covid, ce taux d’ouverture calculé pour les seuls flux de marchandises, les moins sujets aux problèmes de mesure, dépassait son niveau de 20058. Un certain nombre de composantes de la mondialisation restent même relativement dynamiques  : c’est le cas du commerce de services — même en excluant les paradis fiscaux, dont le dynamisme en la matière est surtout le reflet des stratégies d’optimisation ou d’évasion fiscale9 —, mais aussi, pour le commerce de marchandises, d’un grand nombre de pays (plus de la moitié des pays du monde ont vu leurs exportations de marchandises augmenter en proportion du PIB entre 2010 et 202110). Les investissements directs à l’étranger créant de nouvelles capacités de production — « greenfield », les moins sujets aux problèmes de mesure — ont certes régressé, passant de 1,6 % du PIB mondial en moyenne de 2003 à 2009 à 1,0 % depuis, mais ces flux restent de second ordre par rapport aux échanges commerciaux.

Quant aux institutions, le dynamisme des accords commerciaux bilatéraux témoigne de la persistance d’une demande de règles et même de libéralisation des échanges  : près de 11 accords de libre-échange de marchandises ont été notifiés auprès de l’OMC en moyenne annuelle au cours de la décennie 201011, y compris la version remaniée sans les États-Unis du Partenariat transpacifique (CPTPP), qui regroupe 11 partenaires, tandis que l’année 2020 a vu la signature du Partenariat économique régional global (RCEP), liant 15 partenaires de la zone Asie-Pacifique dans ce qui est le plus grand accord régional jamais conclu en termes de revenu combiné de ses membres. S’agissant du cadre multilatéral, les problèmes mentionnés précédemment ne doivent pas occulter qu’il continue de structurer la grande majorité du commerce mondial, ainsi que les relations d’investissement direct. 

La démondialisation n’apparaît clairement ni dans les statistiques, ni dans les institutions.

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En somme, les échanges conservent une dynamique réelle et continuent dans leur majorité à se conformer aux engagements multilatéraux et à faire l’objet le cas échéant de discussions ou de négociations dans le cadre d’instances multilatérales ou bilatérales.  

Deux ruptures structurantes

Comment faire sens de cette situation paradoxale d’ébranlement profond sur fond d’interdépendance persistante  ? La réponse tient en deux tendances structurantes  : le retour d’une rivalité stratégique entre grandes puissances et la montée de l’urgence climatique.

Dans un article devenu célèbre, Francis Fukuyama12 fondait son analyse du paysage à venir de l’après-Guerre froide sur un constat somme toute très juste à l’époque  : « le triomphe de l’Ouest, ou des idées occidentales, est évident avant tout dans l’épuisement total des alternatives systématiques viables au libéralisme occidental ». L’URSS épuisée s’avérait impuissante, la Chine anachronique — encore marquée par l’héritage de Mao — paraissait repoussante, si bien que le système libéral occidental, apparemment débarrassé de ses contradictions principales, semblait sans rival. Ce n’est plus le cas aujourd’hui  : la Chine se pose en modèle alternatif, tandis que la Russie déstabilise la paix en Europe et que d’autres puissances régionales (Iran, Turquie) assument une stratégie de tension. Le résultat est une montée des tensions géopolitiques qui ne peuvent plus être reléguées au second plan des relations économiques internationales. 

Une exception de sécurité nationale était bien prévue dans les accords du GATT (Article 21), mais elle était destinée à couvrir des situations « d’une gravité ou d’une sévérité, sinon égale à celle d’une guerre, du moins comparable dans son impact sur les relations internationales »13, autrement dit, des circonstances à proprement parler exceptionnelles. C’est ce caractère exceptionnel qui a disparu  : le cadre multilatéral était conçu comme un ensemble de règles protégeant les échanges commerciaux des tensions politiques par tout temps, sauf exception. Le parapluie n’est plus protecteur : dès lors que le climat politique se dégrade, il est devenu une simple ombrelle.  

Le résultat est une montée des tensions géopolitiques qui ne peuvent plus être reléguées au second plan des relations économiques internationales.

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Dans le même temps, l’urgence climatique se fait toujours plus pressante. Même si le GIEC rappelle, rapport après rapport, à quel point les réponses sont insuffisantes, une transformation profonde des économies paraît désormais non seulement indispensable mais aussi inévitable. Pour les relations commerciales internationales, les conséquences sont majeures. D’abord parce qu’il ne s’agit de rien de moins qu’une révolution industrielle, qui déstabilise les positions acquises. L’automobile en fournit probablement l’exemple le plus frappant à ce jour  : les ventes chinoises de véhicules électriques à l’Union, encore limitées à une centaine de millions d’euros par mois au début 2021, ont dépassé 900 millions d’euros par mois en moyenne entre décembre 2022 et février 2023, si bien que le commerce bilatéral d’automobiles entre l’Union et la Chine se rapproche de l’équilibre, alors qu’il était pour ainsi dire univoque il y a encore deux ans14. Peu importe qu’une part majoritaire — mais déclinante — de ces véhicules portent une marque américaine ou européenne  : dans ce secteur emblématique de sa puissance industrielle et commerciale, l’Union risque bien de devenir sous peu structurellement déficitaire dans son commerce bilatéral avec la Chine. Plus largement, le défi de la décarbonation des économies est profondément transformateur parce qu’il est porteur d’évolutions technologiques radicales, de perturbations profondes sur les marchés de l’énergie et des matières premières, et de renouvellement extensif des infrastructures. Les effets de redistribution internationaux et internes sont potentiellement majeurs, d’autant qu’ils sont souvent exacerbés par un troisième facteur structurant, la révolution numérique, qui accélère les ruptures. 

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L’autre raison pour laquelle l’urgence climatique chamboule les relations commerciales internationales, c’est qu’elle justifie des interventions massives de la part des États, à la fois pour réaliser les investissements indispensables pour développer des technologies de rupture que le secteur privé ne serait probablement pas capable d’assumer dans un contexte d’incertitude radicale (et de technologies très capitalistiques), pour créer les marchés nécessaires au développement de nouveaux écosystèmes et pour construire des infrastructures adaptées. De telles interventions induisent naturellement des conflits d’appropriation, dont l’articulation avec la concurrence internationale est particulièrement délicate à gérer  : en limiter le bénéfice aux nationaux est difficilement compatible avec les engagements multilatéraux  ; le partager avec la concurrence étrangère accentue les problèmes politiques rencontrés pour rassembler un soutien suffisamment large autour de politiques ambitieuses, surtout dès lors que les disciplines multilatérales paraissent s’éroder. En somme, l’urgence climatique place les règles de coordination internationale en porte-à-faux vis-à-vis des contraintes politiques internes.

Face au changement climatique, une transformation profonde des économies paraît désormais non seulement indispensable mais aussi inévitable.

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Le découplage, une arme à double tranchant

Étant donné ces facteurs de clivage, le découplage peut apparaître comme une solution tentante, comme l’illustre d’ailleurs régulièrement le débat politique aux États-Unis, et parfois en Europe et en Chine. Mais son efficacité est sujette à caution  : même si l’on considère les échanges comme un jeu à somme nulle, comme beaucoup semblent désormais enclins à le faire, l’instrumentalisation des interdépendances économiques n’est politiquement efficace que si elle inflige un coût à l’adversaire supérieur à celui que l’on subit soi-même. Or, cette condition est loin d’être une évidence, pour deux raisons principales. 

La première, c’est que les cibles de telles instrumentalisations s’adaptent pour en limiter le coût, les possibilités pour le faire étant d’autant plus variées que l’économie concernée est de taille importante. La Russie fait en ce moment même figure de laboratoire en la matière, et les conséquences économiques des sanctions ont jusqu’ici été nettement plus limitées que ne l’avaient anticipé la grande majorité des observateurs. L’éventualité d’une instrumentalisation à venir suscite d’ailleurs des actions préventives pour en limiter le coût potentiel, comme on l’a observé dans le cas de la Russie depuis 201415, mais aussi en Chine, au travers de sa  politique volontariste de limitation de sa dépendance à l’étranger menée depuis plus de dix ans, qui a été accélérée à la suite des restrictions d’exportations de l’administration Trump. 

L’instrumentalisation des interdépendances économiques n’est politiquement efficace que si elle inflige un coût à l’adversaire supérieur à celui que l’on subit soi-même. Or, cette condition est loin d’être une évidence.

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La deuxième raison qui fait douter de l’efficacité de l’instrumentalisation des relations économiques est qu’elle affaiblit également son émetteur : elle contraint les débouchés, les approvisionnements et les choix de localisation de ses entreprises et risque de rendre moins attractive l’utilisation de sa monnaie voire même de ses technologies (elle crée un « risque politique », dans la terminologie de McDowell16). Les difficultés rencontrées par Apple pour développer des chaînes de valeur alternatives hors de Chine illustrent à quel point le découplage peut être difficile, lent et coûteux17 — ce qui n’est d’ailleurs pas foncièrement étonnant quand on prend la mesure de l’investissement consenti dans le passé pour mettre en place les chaînes de valeur existantes, de la part des multinationales18 comme des pays d’accueil.

Le découplage apparaît donc comme une arme à double tranchant, susceptible d’affecter toutes les parties prenantes, sans qu’il soit facile de la mettre durablement à profit. La question est particulièrement sensible quand il s’agit de technologies de pointe. Ainsi, les restrictions d’exportation imposées par l’administration américaine limitent drastiquement l’accès des entreprises chinoises à certaines technologies, mais elles ont aussi pour effet de réduire les recettes des entreprises américaines les plus avancées, tout en risquant de réserver le marché chinois à leurs concurrents locaux — ou à ceux de pays tiers si les États-Unis échouent à convaincre leurs alliés de s’appliquer des restrictions similaires. Pourront-ils durablement s’assurer que leurs concurrents chinois ne finiront pas par les rattraper, voire les dépasser  ? Le temps est révolu où la domination technologique occidentale était sans contredit. Qui isole-t-on aujourd’hui quand on dresse un mur dans l’économie mondiale, la cible ou soi-même  ? La réponse n’est pas évidente, dans un contexte où les technologies de pointe s’appuient sur des chaînes de valeur et des écosystèmes d’innovation qui sont profondément internationalisés. 

Le temps est révolu où la domination technologique occidentale était sans contredit. Qui isole-t-on aujourd’hui quand on dresse un mur dans l’économie mondiale, la cible ou soi-même  ?

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Ces interrogations expliquent que les restrictions d’exportations supplémentaires annoncées par le gouvernement américain le 7 octobre 2022, loin de viser un découplage large, se concentrent sur un nombre limité de produits et de technologies. Reprenant l’approche que Robert Gates, alors Secrétaire d’État, avait nommé « small yard, high fence »19, il s’agit d’identifier un pré-carré de technologies jugées les plus sensibles et de les protéger de façon agressive — avec une « haute clôture ». En l’occurrence, Jake Sullivan, Conseiller pour la sécurité nationale, a clairement désigné les technologies « fondatrices » qu’il faut cibler, parce qu’elles sont des « multiplicateurs de forces »20  : l’informatique, les biotechnologies et les technologies « vertes ». Ce ciblage n’est pas une marque de modération dans l’utilisation des contrôles d’exportations technologiques, considérées au contraire par Sullivan comme un « atout stratégique » qui doit être utilisé pour « maintenir une avance aussi large que possible » des États-Unis  ; c’est seulement un calcul d’efficacité, reconnaissant la nécessité de maintenir un large degré d’ouverture, sous peine de relégation. 

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La Chine mène d’ailleurs elle aussi une approche différenciée, notamment en ciblant sur les technologies jugées sensibles ses consignes informelles relatives aux chaînes de valeur « autonomes et contrôlables » et aux « infrastructures d’information critiques »21. Et elle s’inspire de l’exemple américain en envisageant de contrôler les exportations des technologies les plus avancées de fabrication de panneaux solaires, secteur dans lequel elle jouit d’une position dominante.22 

Le retour du « pouvoir relationnel »

Si l’efficacité des sanctions et des restrictions dépend beaucoup de leurs modalités et objectifs, elle est aussi largement conditionnée par la capacité à former une alliance autour de leur mise en œuvre, de façon à en augmenter l’impact et à réduire les possibilités de contournement et les risques de handicap concurrentiel vis-à-vis des pays n’appliquant pas les sanctions. D’une façon plus générale, la montée des tensions renforce l’utilité des approches coordonnées, comme en atteste la multiplication des projets d’alliance, de partenariats ou de forum de coopération proposés par l’administration Biden dans le domaine économique  : Chip 4 Alliance, Trade and Technology Council, Indo-Pacific Economic Partnership, Americas Partnership for Economic Prosperity. La Chine n’est pas en reste là encore, au travers des multiples initiatives bilatérales logées au sein de sa Belt and Road Initiative, de la signature déjà mentionnée du traité RCEP ou de sa candidature au CPTPP.

L’efficacité des sanctions et des restrictions est conditionnée par la capacité à former une alliance autour de leur mise en œuvre.

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L’instrumentalisation efficace des interdépendances économiques nécessite donc d’être capable d’influer sur les choix de ses partenaires, autrement dit d’user de « pouvoir relationnel », pour reprendre le terme de Susan Strange. Cette dernière observait il y a près de trente que c’était alors par contraste le « pouvoir structurel » — celui d’agir par soi-même pour définir les structures économiques internationales — qui « comptait beaucoup plus »23. L’instrumentalisation des interdépendances renforce au contraire l’importance du pouvoir relationnel, dont la consolidation nécessite une certaine ouverture  : une autre raison qui limite les forces centrifuges. 

L’Union au défi de l’adaptation à un ordre multilatéral désormais contingent

Le retour au premier plan d’une rivalité stratégique de grandes puissances et l’urgence climatique ont bouleversé la donne internationale, renforçant la dimension extra-économique des échanges commerciaux et financiers, de plus en plus souvent instrumentalisés à des fins politiques. Il ne s’agit pas d’une démondialisation, parce que l’ouverture économique joue dans ce contexte un rôle ambivalent, l’arme du découplage se retournant facilement contre celui qui la brandit. En conférant une importance nouvelle au pouvoir relationnel, elle nourrit même des demandes d’approches coordonnées et d’ouverture, au moins entre alliés ou « amis ». Il reste que cette nouvelle donne des échanges internationaux est porteuse de menaces. Dans un ordre multilatéral désormais contingent, la coordination s’affaiblit entre des États devenus plus interventionnistes. Le risque est aussi bien le chaos, voire le conflit, dans les relations internationales, que l’inaction face aux défis communs, à commencer par le changement climatique. Il ne s’agit pourtant pas d’une fatalité, à la fois parce que de nombreux outils et lieux de coordination persistent, et surtout parce que les défis communs sont plus importants que jamais. 

Pour l’Union, cette rupture est particulièrement déstabilisante à la fois parce qu’elle s’est construite pour absorber les rivalités de puissance dans un système de règles, et parce que la limitation stricte de l’interventionnisme économique a été l’un des piliers de la structuration de son marché intérieur. Sa puissance — économique et commerciale à tout le moins — et ses ambitions affichées dans la lutte contre le changement climatique et la préservation des biens communs lui confèrent pourtant un rôle unique à jouer, si elle parvient à s’en donner les moyens, pour montrer que ces risques ne sont pas une fatalité, et que la déstabilisation des cadres existants ne condamne ni au conflit ni à l’inaction.

Sources
  1. Strange, Susan (1994), States and Market [États et le Marché] (Second edition), Pinter Publishers, London, p. 24.
  2. Mulder, Nicholas (2022), The Economic Weapon. The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War [L’Arme Économique. La Montée de Sanctions comme Outil de la Guerre Moderne], New Haven, Yale University Press, p. 209 et suivantes.
  3. Pour une illustration récente de cette attitude qui persiste en dépit de discours parfois ambigus, voir la réaction extrêmement dure des États-Unis au rapport du groupe spécial sur leurs droits de douane exceptionnels imposés contre les importations d’acier (OMC, DS544, 552, 556, et 564), affirmant notamment qu’ils « rejettent l’interprétation erronée et les conclusions du rapport », et que « l’OMC n’a aucune autorité pour contester la capacité des pays membres à répondre à des menaces sur leur sécurité »  (https://ustr.gov/about-us/policy-offices/press-office/press-releases/2022/december/statement-ustr-spokesperson-adam-hodge, traduction de l’auteur).
  4. Voir par exemple Zarate, Juan (2013), Treasury’s war : The unleashing of a new era of financial warfare [Guerre du Trésor : un Déclenchement d’une nouvelle ère de guerres financières], ‎PublicAffairs, ou Demarais, A. (2022), Backfire. How Sanctions Reshape the World Against US Interests [Retour de flamme. Comment les Sanctions remodèlent le monde contre les intérêts américains, Columbia University Press, New York, p. 292.
  5. Voir par exemple https://www.piie.com/research/piie-charts/us-china-trade-war-tariffs-date-chart.
  6.  Farrell, H. and Newman, A. L. (2019), ‘Weaponized Interdependence : How Global Economic Networks Shape State Coercion’ [Arsenalisation interdépendante : comment les Réseaux Économiques Mondiaux façonnent la Coercition des États], International Security 44(1), p. 42-79.
  7. Voir DiPippo, G., Mazzocco, I., Kennedy, S., & Goodman, M. P. (2022), Red Ink : Estimating Chinese Industrial Policy Spending in Comparative Perspective [Encre rouge : Estimer les Dépenses de la Politique Industrielle Chinoise dans une Perspective Comparative]. https://www.csis.org/analysis/red-ink-estimating-chinese-industrial-policy-spending-comparative-perspective
  8. Les exportations représentaient 16,4 % du PIB mondial en 2019, contre 15,8 % en 2005 (calcul à partir de la base Chelem, en excluant les échanges intra-UE28).
  9. D’après mes calculs sur les données du FMI, la valeur des échanges mondiaux de services a crû de 4,7 % par an en moyenne entre 2007 et 2019, et de 4,2 % si l’on exclut les pays figurant dans la liste de paradis fiscaux publiée par Oxfam, l’une des plus larges.
  10. C’est le cas de 54 % des 161 pays pour lesquels les données du FMI sont disponibles, d’après mes calculs. Cette proportion est de 56 % si l’on considère les biens et services.
  11. La moyenne au cours de la décennie précédente était de 13. Les chiffres pour 2020 et 2021 sont perturbés par les multiples annonces du Royaume-Uni à la suite du Brexit.
  12. Fukuyama, F., (1989), “The End of History ?” [“La Fin de l’Histoire ?”], The National Interest, p. 3—18.
  13. OMC, DS564 (États-Unis — Certaines mesures visant les produits en acier et en aluminium), Rapport du Groupe spécial distribué le 9 décembre 2022, para. 7.154.
  14. Pour les voitures (position 8703 du Système harmonisé), la valeur des importations de l’UE en provenance de Chine représentait 76 % de celle des exportations en février 2023 (moyenne des trois derniers mois), contre 37 % en février 2022 et 11 % en février 2021. Calculs à partir de la base de données Comext (Eurostat).
  15. Voir par exemple McDowell, Daniel (2023). Bucking the Buck : US Financial Sanctions and the International Backlash against the Dollar [Bucking the Buck : Sanctions Financières Américaines et la Réaction internationale contre le Dollar]. Oxford, New York : Oxford University Press, p. 41 sqq., qui conclut notamment que « cette politique rapidement menée de dé-dollarisation [après les sanctions consécutives à l’annexion de la Crimée] représente un mouvement sans précédent d’évitement de la devise américaine pour des raisons ouvertement politiques » (p. 41). L’ouvrage montre également que la Turquie, pourtant membre de l’OTAN, a elle aussi mené une politique de dé-dollarisation en réponse aux menaces puis aux sanctions américaines, à partir de 2017 (ibid., p. 48 sqq.).
  16. McDowell, Daniel (2023). Bucking the Buck : US Financial Sanctions and the International Backlash against the Dollar, Oxford, New York : Oxford University Press.
  17. Voir par exemple “What it would take for Apple to disentangle itself from China” [Ce qu’il faudrait pour qu’Apple se détache de la Chine], Financial Times, 18 janvier 2023, https://www.ft.com/content/74f7e284-c047-4cc4-9b7a-408d40611bfa.
  18. Les frais astronomiques de transport aérien engagés par Apple pour que ses cadres aillent former les fournisseurs et vérifier leur conformité en témoignent. D’après une fuite de données, Apple achetait en moyenne 50 places par jour dans des vols entre San Francisco et Shanghai en 2018 et avait dépensé 150 M$ dans l’année auprès de la seule compagnie United (https://www.businessinsider.com/apple-buys-50-seats-on-flights-to-shanghai-china-a-day-united-sign-2019-1).
  19. Cité par Laskai, L., & Sacks, S. (2018), The right way to protect America’s innovation advantage [La bonne manière de protéger l’avantage américain d’innovation]. Foreign Affairs, 23, ces termes sont repris dans Remarks by National Security Advisor Jake Sullivan on the Biden-⁠Harris Administration’s National Security Strategy, 12/10/2022, https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2022/10/13/remarks-by-national-security-advisor-jake-sullivan-on-the-biden-harris-administrations-national-security-strategy/.
  20. Remarks by National Security Advisor Jake Sullivan at the Special Competitive Studies Project Global Emerging Technologies Summit https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2022/09/16/remarks-by-national-security-advisor-jake-sullivan-at-the-special-competitive-studies-project-global-emerging-technologies-summit/.
  21. Voir par exemple European Union Chamber of Commerce in China (2021) : “European Business in China : Business confidence Survey 2021”, EUCCC Report, June, p. 35-36.
  22. Voir par exemple https://www.reuters.com/breakingviews/china-ban-would-slow-not-halt-western-solar-push-2023-02-03/.
  23. Strange, Susan (1994), States and Market [États et le Marché] (Second edition), Pinter Publishers, London, p. 24.