Rien ne sera plus pareil dans la vie politique portugaise après cette nuit historique  » s’enflamme André Ventura, candidat de Chega, au soir du 24 janvier et d’une élection présidentielle qui le voit monter sur la troisième marche du podium. Largement distancé par le président sortant, Marcelo Rebelo de Sousa, réélu avec plus de 60 % des suffrages, il talonne la candidate de gauche, ancienne eurodéputée socialiste, Ana Gomes, en recueillant un demi-million de voix, soit 11,9 % des votants. Alors qu’il n’avait séduit «  que  » 67 000 électeurs en octobre 2019 (1,3 %), réussissant toutefois à se faire élire à l’Assemblée de la République, premier député d’extrême-droite à y parvenir depuis le rétablissement de la démocratie après la révolution des Œillets (25 avril 1974).

Présenté comme un nouveau séisme, après la première secousse des législatives de 2019, le score obtenu par André Ventura consacre la fin de «  l’exception  » portugaise, le pays semblant avoir été épargné jusque-là par l’extrême-droite et le vote populiste. Jusqu’en 2019, le Portugal était souvent cité en exemple pour sa singularité en Europe. Malgré un cas, l’avocat Marinho e Pinto, parfois qualifié de «  Beppe Grillo portugais  », élu député européen en 2014 avant de disparaître, aucune figure politique ne s’était ouvertement présentée comme populiste. Quant au parti d’extrême-droite, le PNR (Parti national rénovateur), il réalisait depuis une quinzaine d’années de faibles scores, plafonnant à 0,5 % lors des élections législatives de 2015. Il n’était donc pas illogique de penser que le Portugal constituait une exception au regard en Europe, d’aucuns affirmant même que «  cela ne pouvait pas arriver au Portugal.  »

Jusqu’en 2019, le Portugal était souvent cité en exemple pour sa singularité en Europe : le pays semblant avoir été épargné jusque-là par l’extrême-droite et le vote populiste. Il n’était donc pas illogique de penser que le Portugal constituait une exception au regard en Europe, d’aucuns affirmant même que «  cela ne pouvait pas arriver au Portugal.  »

Yves Léonard

Au lendemain de l’élection présidentielle, les commentaires vont en revanche bon train pour faire du leader de Chega le nouveau «  faiseur de rois  », celui qui détiendrait les clés des scrutins à venir (municipales en octobre 2021, législatives en 2023). Celui qui dicterait l’agenda politique et l’avenir de la droite portugaise. Bref, André Ventura serait la nouvelle figure de proue d’une scène politique portugaise en pleine recomposition, sinon désarroi, sur fond de crise sanitaire sans précédent. À la fois son principal contempteur – «  antisystème  » – et son horizon indépassable. De quoi Ventura est-il le nom  ?

D’où vient André Ventura  ?

L’arrivée d’André Ventura sur la scène politique a fait l’effet d’un coup de tonnerre à l’automne 2019. Elle avait pourtant été précédée depuis plusieurs mois d’une occupation de l’espace médiatique par ce juriste né en 1983, docteur en droit public, transfuge du PSD (Parti social-démocrate, centre-droit) dont il allait porter les couleurs lors des municipales à Loures en 2017, l’un des poulains alors de Pedro Passos Coelho, Premier ministre entre 2011 et 2015. Il s’était déjà beaucoup répandu depuis 2014 sur la chaîne privée de télévision CMTV, à la fois commentateur de football, jusqu’en mai 2020, alors qu’il est député depuis octobre 2019 – supporter inconditionnel du Benfica Lisbonne, déjà présent sur Benfica TV en 2014 – et de faits divers dans l’émission «  Rua Segura  », chroniqueur également du très conservateur tabloïdCorreio da Manhã”, l’un des quotidiens les plus lus au Portugal. Le 17 juillet 2017, il fait la une du journal i avec une interview titrée «  Les Tsiganes vivement quasi exclusivement des aides de l’État  », enchainant à l’été 2017, alors qu’il est candidat à la mairie de Loures, interviews et articles, multipliant les déclarations sur «  ces minorités qui se croient au-dessus des lois.  » TVI 24, chaîne d’informations en continu, l’accueille dans ses programmes de débats «  SOS 24  » et «  Você da TV  ». 

Depuis 2016, Ventura est particulièrement actif sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter. Sur Facebook, réseau social utilisé par 86 % des Portugais, sa page est aujourd’hui suivie par plus de 136 000 personnes et, grâce à une construction méthodique depuis sa période de commentateur sportif / chroniqueur, amplifiée par son élection comme député en 2019, André Ventura s’affirme comme le candidat enregistrant le plus d’interactions (réactions, partages, commentaires) durant la dernière campagne présidentielle, grâce, notamment, à un maillage fin du territoire en pages Facebook et YouTube d’antennes locales de Chega. Une étude réalisée récemment montre comment «  Ventura a profité de la logique conflictuelle, émotionnelle et sensationnelle des formats médiatiques pour lancer sa marque personnelle et créer sa propre célébration. D’abord dans le commentaire sportif en faveur de Benfica, puis dans la politique en faveur des «  Portugais de bien  » et dans sa posture combative de «  contre tout et contre tous  », faisant ainsi grandir sa base de fans  »1. Avec les algorithmes, la viralité de Ventura semble ainsi «  suggérer qu’un écosystème de diffusion de l’information a été construit pour promouvoir son image  », plus les polémiques et critiques se font vives entourant ses déclarations racistes et réactionnaires (sur les minorités, la castration chimique des pédophiles ou le rétablissement de la peine de mort). Faire le buzz et générer le plus possible de clics sur Internet mobilisent une équipe de plus en plus structurée autour de lui. Avec à sa tête Rita Matias, la benjamine des instances dirigeantes de Chega, âgée de 22 ans et titulaire d’un master en Sciences Politiques et relations internationales. Fille de l’ancien leader du Parti pro-vie / Citoyenneté et Démocratie chrétienne (PPV/CDC), elle se présente comme «  catholique pratiquante  » et «  conservatrice de droite  », constituant, avec son attachée de presse, un rouage essentiel dans la communication de Ventura.

Ce natif de Sintra, en zone périurbaine de Lisbonne, fils de petit commerçant, catholique fervent durant son adolescence, au point d’avoir fréquenté le séminaire de Penafirme, avait envisagé une carrière ecclésiastique avant d’opter pour le droit. Alors qu’il se déclarait préoccupé par «  l’expansion des pouvoirs policiers  », le «  populisme pénal  » et «  la stigmatisation des minorités  » dans sa thèse de doctorat de droit public soutenue en 2013 à l’université de Cork en Irlande, il est pourtant devenu en quatre ans un personnage clé de la scène politique au Portugal, incontournable dans les médias et réseaux sociaux.

Enseignant en droit à l’université de Lisbonne de 2013 à 2019, consultant dans un cabinet d’avocats, il milite au PSD depuis 2001, envisageant un temps de se présenter aux élections municipales à Sintra, avant de candidater en 2017 à la mairie de Loures, une banlieue populaire de Lisbonne, contre le Parti communiste. S’il ne réussit pas à conquérir la mairie de Loures, il en devient conseiller municipal, avant de prendre ses distances du PSD lorsque son mentor, l’ancien Premier ministre Pedro Passos Coelho, doit quitter la présidence du parti suite aux municipales. Rui Rio, le nouveau président du PSD, élu en février 2018, et ancien maire de Porto (2001-2013), jugé trop indécis, pas assez charismatique – bref, pas assez «  chef  » – n’est guère apprécié par Ventura. 

Les prises de position de celui-ci contre la communauté tsigane, ainsi que plusieurs déclarations comme en juillet 2016, lors des attentats de Nice, où il défend «  la réduction drastique de la présence islamique dans l’Union européenne  » ont tôt fait d’attirer l’attention de José Pinto Coelho, le président du PNR (Parti national rénovateur), parti d’extrême-droite plafonnant à moins de 0,5 %. Après avoir l’avoir reconnu comme «  l’un des [s]iens  » en juillet 2017 et déploré qu’il ait candidaté sous les couleurs d’un des «  partis du système  », Pinto Coelho finira par accuser Ventura d’avoir «  volé le discours du PNR  ».

La «  vieille droite  » conservatrice fait bon ménage avec certains milieux d’affaires, des évangélistes néo-pentecôtistes multipliant les vibrants éloges de Ventura et des groupuscules néo-fascistes manifestant bras tendus. Le tout sur fond de dénonciation du «  système  » et d’une classe politique «  corrompue  », d’exaltation de la «  splendeur du Portugal  », de défense du néo-libéralisme et de dérégulation d’un État minimaliste en services publics.

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Cette appropriation du discours de l’extrême-droite est au cœur de la dynamique imprimée par le leader de Chega. La présence à ses côtés de Diogo Pacheco do Amorim, 71 ans, n’y est pas pour rien. Souvent considéré comme l’idéologue de Chega dont il est Vice-président, il incarne cette «  vieille droite  » rompue à tous les combats depuis le 25 avril 1974, depuis cette révolution des Œillets honnie par ce nostalgique de la dictature salazariste et qui avait posé des bombes en 1975, soutenant le général Spínola dans ses tentatives factieuses. S’il rejette l’appellation «  d’extrémiste de droite  », se définissant comme «  conservateur libéral et catholique  », il dispose de solides réseaux économiques et financiers qu’il mobilise au service de Ventura qui se dit «  antisystème  ». Il milite activement pour la «  dépolitisation  » de l’enseignement, l’autorité et consacre la famille, «  naturelle et hétérosexuelle  », comme fondement de la transmission des «  valeurs culturelles et civilisationnelles judéo-chrétiennes  »2.

Cette «  vieille droite  » conservatrice fait bon ménage avec certains milieux d’affaires, des évangélistes néo-pentecôtistes multipliant les vibrants éloges de Ventura et des groupuscules néo-fascistes manifestant bras tendus. Le tout sur fond de dénonciation du «  système  » et d’une classe politique «  corrompue  », d’exaltation de la «  splendeur du Portugal  » dans le cadre d’une Union européenne refondée autour d’une «  Europe des nations  » aux frontières renforcées, de défense du néo-libéralisme et de dérégulation d’un État minimaliste en services publics. Et sur fond de xénophobie, exploitant un fonds séculaire de racisme que, lusotropicalisme aidant, une partie de la société portugaise semblait ignorer ou considérer comme résiduel. Avec cette croyance, largement partagée, d’un ethos portugais singulier dans sa manière «  d’être au monde  », en une colonisation «  suave  », empreinte de métissage et de mélange, cette vulgate lusotropicaliste empruntée au sociologue brésilien Gilberto Freyre (1900-1987) et instrumentalisée sous Salazar avec le mythe de «  la nation pluri-continentale et pluriraciale  », «  une et indivisible du Minho à Timor.  » 

«  Président des Portugais de bien  »

Très classiquement, si on compare notamment à Bolsonaro au Brésil ou Salvini en Italie, les deux principaux carburants qui ont propulsé Ventura sur l’avant-scène sont la xénophobie et la corruption, lui-même se présentant comme un chevalier blanc pour faire renaître le «  vrai Portugal  », composé de ces «  Portugais de bien  » dont il se veut le porte-parole, sinon le sauveur. Son élection comme député en octobre 2019 et la campagne présidentielle fin 2020, dans un contexte de crise sanitaire très préoccupante, lui ont offert un nouvel espace médiatique et une caisse de résonance décuplée. Ainsi, avec ses propos racistes à l’encontre de la députée Joacine Katar Moreira, originaire de Guinée-Bissau, lors d’un débat sur une proposition de loi, finalement rejetée, concernant la restitution d’œuvres d’art à des anciennes colonies portugaises en Afrique, où Ventura déclare que «  Joacine devrait être rendue à son pays d’origine  », ajoutant que le «  Portugal en serait apaisé  ». Avec la première page du quotidien i le 11 février 2020  : «  Pourquoi Joacine et Ventura font ils tant la une  ?  »  

En augmentant la vulnérabilité et la précarité des familles, en aggravant le risque de basculement dans la pauvreté, la pandémie du Covid a renforcé l’inquiétude et la peur du lendemain, ouvrant une fenêtre propice à des discours démagogiques et opportunistes cultivant le ressentiment, la haine de l’autre et capitalisant sur une augmentation du vote protestataire. Un terrain propice à Ventura qui, en stigmatisant à répétition les Roms, avec notamment un «  plan spécifique de confinement  » dès la première vague du printemps 2020, oppose à loisir «  eux  » et «  nous  », ces «  Portugais de bien  » dont il choisit d’ailleurs de faire son slogan de campagne présidentielle –  «  O Presidente dos Portugueses de bem  » –, recevant quelques jours avant le scrutin le soutien appuyé de Matteo Salvini  («  André Ventura est le président des Portugais de bien  ») qui exhorte le Portugal à «  bien choisir le président de la République au nom de l’honnêteté  ». Affirmant s’affranchir du clivage droite/gauche, Ventura précise en décembre 2020 qu’il ne sera pas «  le président des Portugais qui vivent aux dépens du système, qui vivent sur des allocations, qui vivent sur le dos de la corruption du système.  »

Jamais en reste, volontiers attrape-tout avec ses discours empreints de contradictions, Ventura peut à la fois s’appuyer sur le discours ultra-conservateur de Chega sur la famille et ses valeurs, tout en défendant à titre personnel le mariage entre personnes du même sexe, ou en déclarant «  qu’il n’aurait aucun problème  » à avoir un fils homosexuel, se démarquant ainsi d’un de ses modèles, Bolsonaro. Dans la même veine, il peut emprunter allègrement au discours et à l’imagerie du salazarisme lors de la campagne présidentielle, avec pour toile de fond châteaux médiévaux, récit national et grands hommes des quelque «  huit siècles d’histoire nationale  », tout en déclarant que «  la plupart du temps, Salazar n’a pas résolu les problèmes du pays et nous a beaucoup retardé à maints égards. Il ne nous a pas permis d’avoir le développement que nous aurions pu avoir, surtout après la Seconde Guerre mondiale.  » Et d’ajouter «  pas besoin d’un Salazar à chaque coin de rue, il faut un André Ventura à chaque coin de rue  »3.

Jamais en reste, volontiers attrape-tout avec ses discours empreints de contradictions, Ventura peut à la fois s’appuyer sur le discours ultra-conservateur de Chega sur la famille et ses valeurs, tout en défendant à titre personnel le mariage entre personnes du même sexe, ou en déclarant «  qu’il n’aurait aucun problème  » à avoir un fils homosexuel, se démarquant ainsi d’un de ses modèles, Bolsonaro.

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Derrière ces déclarations contradictoires, il y a bien sûr la volonté de ratisser large ainsi que l’expression d’une volonté de s’absoudre des accusations d’extrémisme de droite, de fascisme, de racisme et de xénophobie que Ventura rejette en bloc, sauf «  si vous pensez que le fascisme, c’est vouloir que les corrompus ne reviennent pas au pouvoir, alors oui nous sommes fascistes.  » Le recours constant à l’histoire nationale pour légitimer son action et inscrire celle-ci dans la continuité est un classique des droites autoritaires conservatrices. En ancrant son discours au Moyen Âge et la formation du Portugal au milieu du XIIe siècle, autour de figures mythiques comme le premier roi D. Afonso Henriques et du château de Guimarães, Ventura s’inscrit dans une tradition, celle perpétuée par Salazar célébrant en 1940 les «  centenaires  » de 1140 («  création  » du Portugal) et 1640 (restauration de l’indépendance face à l’Espagne), pour mieux appeler à une renaissance, à une refondation dont il serait la figure messianique. Se présentant, devant le château de Guimarães, comme «  la voix du patrimoine des Portugais de bien et portant toutes les histoires du Portugal  », incarnant «  l’aube, la renaissance dont le Portugal a besoin  », Ventura précise que «  c’est à nous que la Providence a permis de transformer ce mouvement en une opportunité de transformer le Portugal  ». En désignant ici et là des ennemis extérieurs historiques (naguère l’Espagne), Ventura cherche à légitimer idéologiquement la construction d’un nationalisme historique excluant l’autre au nom de la nation. Dans cette perspective, le scrutin présidentiel du 24 janvier est présenté comme «  les élections du bien contre le mal  », en prenant soin de préciser «  qu’après une révolution qui a échoué au Portugal, (il faut) une nouvelle révolution, la révolution du vote, de la démocratie, de donner véritablement la voix à ceux qui sont au cœur de ce pays et non à la minorité qui vit au crochet de la majorité qui travaille.  » 

En appelant ainsi de ses vœux «  une nouvelle révolution  » et la création d’une «  IVe République  » aux contours bien flous, sinon qu’elle consacrerait un autoritarisme et un présidentialisme renforcés, Ventura se garde bien de préciser les modalités de cette «  révolution du vote  » qui suppose un renversement des institutions nées de la révolution des Œillets, notamment la Constitution de 1976 et le système de justice, régulièrement pointés du doigt. Cette haine du 25 avril 1974 englobant pêle-mêle «  communistes  », « gauchistes  » et «  socialistes  », le conduit à multiplier les attaques contre le système né des Œillets d’avril  : «  Alors que certains hurlent dehors, de façon absurde, «  plus jamais le fascisme  !  » –, allons dire «  plus jamais le socialisme  ! » parce que c’est lui qui a détruit et qui est en train de détruire le Portugal.  » 

Ce messianisme de celui qui déclare tirer «  sa force des gènes que nous portons  », de «  l’esprit du Portugal qui nous habite  », faisant «  écho à la voix de ceux qui lui disent de ne pas abandonner  », confère une forme de sacralité à cette «  armée de Chega qui augmente de jour en jour  », à cette «  armée populaire portugaise  ». Ce messianisme animant celui qui veut renverser «  la IIIe République  » née du 25 avril est aussi de nature à conférer un caractère anti-démocratique à l’agenda politique de Ventura, outre l’autoritarisme et le nativisme qui le constituent. De fait, dans une approche taxinomique4, Ventura et Chega, malgré leurs dénégations et leur affichage comme candidat et parti «  antisystèmes  », relèvent bien de la famille politique des partis d’extrême-droite. 

Un cordon sanitaire  ?

L’objectif d’André Ventura était clairement de tirer parti de l’élection présidentielle pour conforter sa popularité, accroître sa visibilité médiatique et peser sur l’agenda politique. Son objectif avoué était d’ailleurs d’arriver en seconde position de l’élection et même d’imposer un second tour. Aucun de ces objectifs n’a été atteint. La candidate de gauche et ancienne eurodéputée socialiste (non soutenue officiellement par le PS), Ana Gomes, l’a dépassé d’un point. Quant au président sortant Marcelo Rebelo de Sousa, il a été réélu comme prévu, avec plus de 60 % des voix, reflétant sa popularité et le succès d’un «  bloc central  », «  hyper-centre  », allant du centre-droit au centre-gauche. Malgré tout, Ventura a été soutenu et chaleureusement félicité par ses principaux soutiens étrangers, Bolsonaro au Brésil, par l’intermédiaire d’Eduardo, l’un de ses fils, Matteo Salvini en Italie, son modèle, ou Marine Le Pen en France, d’ailleurs présente à Lisbonne une quinzaine de jours avant le scrutin pour soutenir sa candidature, accueillie aux cris de «  Fascismo, nunca mais  !  ».

Il est certain qu’André Ventura va tenter de peser sur la reconfiguration de la scène politique portugaise.


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Cette relative déception a conduit Ventura, le soir de l’élection, à démissionner de son mandat de président de Chega. Cette mise en scène, comparable à celle orchestrée quelques mois plus tôt, suite à des critiques en interne sur la non-opposition de Ventura aux premières mesures de confinement prises au printemps, se révèle sans grande portée. Même si, le 27 janvier, le responsable local de Chega a démissionné à Porto, seul district où Ventura n’est pas arrivé second et où il a obtenu ses moins bons résultats (8,6 %), loin derrière les 20 % obtenus par Ana Gomes, ce qui lui a coûté la deuxième place au plan national. Cet événement lève le voile sur des tensions internes qui pourraient perdurer. 

Cependant, il est certain qu’André Ventura va tenter de peser sur la reconfiguration de la scène politique portugaise. Le leader de Chega va pouvoir jouer des tensions au sein du Parti social-démocrate, en pleine recomposition depuis qu’il a perdu le pouvoir en novembre 2015. Un parti en quête de leadership qui n’a pas réussi à imposer de « cordon sanitaire » face à l’ascension météorique de Chega. En novembre 2020, à l’issue des élections régionales aux Açores, le PSD a d’ailleurs conquis la présidence de cette région autonome grâce aux deux élus de Chega. Cet événement montre la perméabilité de la droite et du centre-droit aux idées défendues par Chega sans lequel il ne peut guère espérer revenir au pouvoir. André Ventura se place donc en élément clé d’une reconquête du pouvoir à droite. Et l’a d’ailleurs affirmé avec force au soir de l’élection présidentielle.

Un des principaux pourvoyeurs de voix de Chega est le parti CDS, à l’origine d’essence démocrate-chrétienne, en pleine déconfiture lors des législatives de 2019 et dont une partie de l’électorat s’est détourné au profit de Chega, attiré par son discours nationaliste prenant la défense des anciens combattants des guerres coloniales, des rapatriés, séduit par le discours sécuritaire et xénophobe de Ventura. La reconfiguration de la droite est donc en cours, sous le regard attentif et inquiet du chef de l’État. Dès le 27 janvier, le CDS et le PSD ont déclaré qu’ils refuseraient toute alliance avec Chega lors des prochaines élections municipales qui se tiendront en octobre, tentant ainsi d’établir un cordon sanitaire. Cette déclaration de principes devra être mise à l’épreuve des faits, notamment lors des municipales à l’automne prochain, où les tentatives de débauchages de candidats seront nombreuses. 

Enfin, cette reconfiguration du paysage politique n’épargne pas la gauche. Si le Parti socialiste gouverne sans majorité absolue, mais avec une assise solide, crédité de 37 % d’intentions de vote en cas de législatives, son prochain congrès au début de l’été pourrait se révéler mouvementé, les critiques s’étant multipliées sur l’absence de soutien officiel à la candidature d’Ana Gomes de la part de la direction du parti, en tête duquel le Premier ministre. Sur sa gauche, le Parti communiste continue sa lente érosion, son candidat à la présidentielle n’ayant pas fait mieux qu’en 2016. Son électorat dans ses bastions traditionnels (banlieue de Lisbonne, Alentejo) tend à se disperser, la question se posant notamment de possibles transferts de vote, toujours complexes à analyser à chaud, vers Chega en Alentejo, où le vote sécuritaire anti-Roms a pesé en faveur de Ventura. Quant au Bloc de Gauche (BE), sa candidate a obtenu un résultat décevant, divisant par deux son score de 2016, une partie de son électorat s’étant reportée sur la candidature d’Ana Gomes, permettant à celle-ci de finir en seconde position avec 13 % des suffrages. L’équation n’est donc pas simple à gauche, où la «  geringonça  » (soutien sans participation du PC et du BE entre 2015 et 2019 au gouvernement à dominante socialiste) ne fonctionne plus vraiment. De son côté, Ventura affirme qu’il peut séduire des franges d’un électorat de gauche déçu. Et mobiliser les abstentionnistes de plus en plus nombreux à chaque élection, ainsi que le vote protestataire «  antisystème  » qui pourrait avoir ainsi trouver son héraut. 

La trajectoire de Ventura n’est pas sans rappeler celle de Vox en Espagne, avec le même passage opportuniste d’une plateforme de droite conservatrice à des antiennes d’extrême-droite mêlées à de nouvelles thématiques de l’extrême-droite européenne.


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Dans ce contexte incertain, le rôle du président de la République va se révéler crucial. Au-dessus des partis, rassembleur et populaire, Marcelo Rebelo de Sousa, dispose de nombreux atouts, d’autant que, dans le cadre de ce régime qualifié de semi-présidentiel, le président ne gouverne pas. Quant à l’idée d’établir un cordon sanitaire pour tenter d’endiguer la vague populiste incarnée par Ventura, elle progresse. Non sans réserve sur sa réelle portée, classiquement partagée entre les partisans de «  répondre au feu par le feu  », ceux d’une riposte graduelle et les défenseurs de l’intégration d’un tel parti au système politique par la formation de coalitions. Ce que n’exclut pas Ventura, ni certaines composantes de la droite. Le 31 janvier, sur son compte Twitter, Ventura, toujours prompt à se poser en victime («  l’homme politique le plus menacé et persécuté depuis le 25 avril  »), a mis en garde «  une élite qui va tout faire pour survivre et pour me détruire. Mais ce mouvement est imparable  ! Dieu nous guide  !  » 

La trajectoire de Ventura n’est pas sans rappeler celle de Vox en Espagne, avec le même passage opportuniste d’une plateforme de droite conservatrice à des antiennes d’extrême-droite mêlées à de nouvelles thématiques de l’extrême-droite européenne. L’ascension rapide de Ventura puise aussi pour partie ses racines dans «  ce vote de protestation  » que celui-ci a, pour l’heure, réussi à capter, celui des «  oubliés de la croissance  » et du sous-investissement public du Portugal intérieur, celui des éloignés des centres de décision de Lisbonne et Porto qui pestent notamment contre les lenteurs de la décentralisation et les péages sur les voies rapides. Mais le cadre de l’élection présidentielle n’est pas celui des municipales, ni des législatives, d’autant que le coup de semonce est sérieux pour inciter les autres partis à repenser leur offre politique. Un sondage (CESOP/RTP) réalisé le jour de la présidentielle concernant les intentions de vote pour des législatives souligne une nouvelle fois la résilience des partis traditionnels, le PS étant crédité de 35 % et le PSD de 23 %, loin devant Chega qui, avec 9 %, alors qu’il ambitionne de franchir le seuil des 15 %, serait talonné par le Bloc de Gauche.

Un sondage réalisé le jour de la présidentielle concernant les intentions de vote pour des législatives souligne une nouvelle fois la résilience des partis traditionnels, le PS étant crédité de 35 % et le PSD de 23 %, loin devant Chega qui, avec 9 %, alors qu’il ambitionne de franchir le seuil des 15 %, serait talonné par le Bloc de Gauche.


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Enfin, le coup d’arrêt pourrait être encore plus brutal si, comme l’a réclamé Ana Gomes lors de la campagne présidentielle, l’existence légale de Chega était remise en cause. Le 4 février, Ana Gomes a fait savoir qu’elle venait «  d’inviter le Procureur général de la République à engager une procédure de réexamen du parti Chega par le Tribunal Constitutionnel en vue d’une possible interdiction judiciaire de ce parti.  » L’ancienne candidate et eurodéputée demande au Ministère public de requérir, selon des dispositions de la Constitution de 1976, «  l’interdiction de partis politiques qualifiés de partis armés ou de type militaire, militarisé ou paramilitaire, ou d’organismes racistes ou qui incarnent l’idéologie fasciste.  »   

Dans un contexte sanitaire, économique et social fortement dégradé, où un délitement du débat public n’est pas à exclure, il pourrait être réconfortant de faire sien ce cri du cœur diffusé sur Twitter par le politologue Cas Mudde le 24 janvier au soir  : «  Cher Portugal  ! S’il vous plait, ne faites pas ces élections sur le gars qui a à peine gagné 12 % des voix. 88 % des Portugais n’ont pas voté à l’extrême-droite et 60 % sont satisfaits de leur président  ! Tous les pays qui ont fait cette erreur ont maintenant un système politique beaucoup plus à droite.  »

Sources
  1. Cf. Nuno Palma, Paulo Couraceiro, Inês Narciso (e.a), « André Ventura : A criação da celebridade mediática », Medialab, ISCTE, Instituto Universitário de Lisboa, 28 janvier 2021.
    https://medialab.iscte-iul.pt/andre-ventura-a-criacao-da-celebridade-mediatica
  2. Sur tous ces points, cf. les articles très fouillés du journaliste Miguel Carvalho publiés dans l’hebdomadaire Visão, notamment, «  Das bombas de 75 ao Parlamento  : Quem é e como pensa Diogo Pacheco de Amorim  », Visão, 23 décembre 2020 et «  Os empresários e as redes que apoiam Ventura  », Visão, 23 juillet 2020.
  3. Cf. Agence Lusa et Liliana Borges «  André Ventura defende casamento gay e critica Salazar  : Atrasou-nos muitíssimo  », Público, 15 novembre 2020. 
    Sur les emprunts à l’imaginaire nationaliste du salazarisme, cf. l’analyse de l’historienne Elisa Lopes da Silva reprise par José Fernandes «  Como Ventura usou o imaginário nacionalista do Estado Novo e imitou Donald Trump  », Expresso, 22 janvier 2021.Sur la mémoire du salazarisme et l’élection présidentielle du 24 janvier, cf. Nadia Vargaftig, «  Le Portugal et Salazar  : une mémoire ambiguë  », Libération, 27 janvier 2021.
  4. Sur ces questions de catégorisation, cf. notamment Cas Mudde, Populist Radical Right Parties in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 et Cas Mudde, Cristóbal Rovira Kaltwasser, Brève introduction au populisme, Éditions de l’Aube et Fondation Jean-Jaurès, 2018. Au Portugal, la parution à l’été 2020 de l’ouvrage du politologue Riccardo Marchi (A nova direita anti-sistema. O caso de Chega, Edições 70), tendant à présenter Chega comme un parti conservateur et anti-système, mais démocratique, a suscité de très vives critiques.