Abonnez-vous à nos Lettres Restez informés des actualités du Grand Continent

Une erreur s’est produite, merci d’essayer à nouveau.
Votre inscription a réussi.

Où en sont l’Italie et l’Europe de l’Agenda 2030 des Objectifs de développement durable1 ? Quels sont nos points forts et nos points faibles ? Quels objectifs devrions-nous privilégier désormais ?

En termes relatifs, l’Europe est l’endroit le plus « durable  » du monde. Qualité de vie globale, attention portée aux questions environnementales, présence d’un bien-être généralisé : toutes les données montrent que l’Europe est la région la plus susceptible d’atteindre les Objectifs du développement durable (ODD). Cela dit, elle n’est pas non plus sur la voie de la durabilité à l’heure actuelle. Même avant la crise dramatique que nous connaissons actuellement, les tendances qui se manifestaient en termes économiques, mais surtout sociaux et environnementaux ou en termes de réduction des inégalités de genre, ne laissaient pas présager de la réalisation des ODD. Les crises de 2008-2009, puis de 2011-2012, ont laissé des traces profondes sur le plan social et environnemental, qui ne cessent de s’aggraver. Ce n’est pas un hasard si des centaines de milliers de décès prématurés sont dus chaque année à des maladies liées à la pollution. L’Italie est dans une situation similaire. Dans certains domaines, nous sommes en avance sur nos voisins : notamment en termes d’espérance de vie et de santé en général, ou sur l’économie circulaire et les énergies renouvelables. Concernant ce point, nous sommes plutôt bons mais accusons un retard considérable sur la question de l’inégalité sociale, de l’inégalité de genre, de la destruction des écosystèmes, en particulier sur les terres, et de l’efficacité de l’administration publique. L’Italie n’est donc pas non plus sur la voie du développement durable.

Allons au-delà du PIB. Depuis des décennies, un débat scientifique a lieu sur le remplacement – ou du moins l’accompagnement – du PIB par des indicateurs plus étoffés et plus significatifs pour la vie de chacun. La pandémie semble avoir offert la situation idéale : nous avons réalisé que la richesse ne suffit pas, car « être bien » est une fonction qui dépend de nombreux facteurs. Cependant, au moins au niveau des médias, le discours peine à prendre son envol. Que risquons-nous en tant que société si nous n’élargissons pas notre regard au-delà du PIB ?

La littérature scientifique est désormais très claire : aux premiers stades du développement, il existe en effet une forte corrélation entre la dynamique du PIB, c’est-à-dire la production de biens et de services, et le bien-être de la population. Mais à mesure que le développement s’accentue, le rapport entre le PIB et la qualité de vie diminue considérablement. Le problème ne réside pas tant en cela, ce qu’on appelle le paradoxe d’Easterlin, qu’en ce que la croissance de la production soit désormais associée à des éléments extrêmement négatifs : destruction de l’environnement, dégradation de la qualité de vie, ce à quoi il faut ajouter que la croissance productive  est muette sur sa répartition. Ainsi, le capitalisme qui, comme nous l’écrivions dans notre dernier livre avec Fabrizio Barca, a certainement produit des effets très importants au cours des quarante dernières années, sortant des milliards de personnes de la pauvreté, est maintenant incapable de traiter ces questions.

Le PIB, la mesure avec laquelle on évalue le succès d’un système fermé au reste –  à tel point que le reste est appelé une externalité, c’est-à-dire un problème de second ordre  –, constitue de plus en plus un mauvais indicateur pour comprendre ce qui est à l’oeuvre. Cet indicateur ne se limite pas à l’insuffisance.

enrico giovannini

C’est pourquoi le PIB, la mesure avec laquelle on évalue le succès d’un système fermé au reste –  à tel point que le reste est appelé une externalité, c’est-à-dire un problème de second ordre  –, constitue de plus en plus un mauvais indicateur pour comprendre ce qui est à l’oeuvre. Cet indicateur ne se limite pas à l’insuffisance. Comme nous l’avons par exemple écrit dans le rapport Stiglitz de 2009, de nombreux autres indicateurs plus complets existent déjà, en plus d’être continuellement mis à jour par l’Istat et d’autres instituts statistiques, mais ils ne sont pas utilisés comme ils devraient l’être. Il y a là un élément de paresse de la part des économistes, mais aussi des médias qui n’ont pas encore vraiment saisi la nécessité de ce changement de perspective. De ce point de vue, l’Union fait un effort important, car les ODD sont devenus centraux dans l’évaluation des politiques avec la Commission Von der Leyen, et la volonté est manifeste de faire un nouveau bond en avant, comme cela a été fait après la Seconde Guerre mondiale, pour stimuler une refondation du système comptable sur des bases radicalement différentes.

Vous revenez souvent aux concepts de stocks et de flux. En fait, le tourbillon du débat nous contraint à toujours penser en termes de simples flux, sans nous demander où ceux-ci vont, ni d’où ils viennent. Un exemple classique : le conflit générationnel entre les dépenses pour les pensions de retraite et les dépenses pour les jeunes. L’introduction dans le discours public du concept de stock pourrait-elle représenter d’une certaine manière le trait d’union entre les générations, c’est-à-dire encadrer le problème d’une manière plus harmonieuse et systémique ? Sur un plan similaire, le président Macron lui-même a reconnu l’importance de cette question dans une récente interview pour le Grand Continent. Existe-t-il un cadre interprétatif permettant de régler le conflit apparemment tragique entre le soutien des droits du nouveau monde et le maintien de ceux de l’ancien ?

Dès lors que vous vous concentrez sur la durabilité économique, sociale et environnementale, vous comprenez que la durabilité est liée à la quantité de capital qu’une génération transmet à la suivante. Si nous pouvions agréger toutes les mesures du capital économique, social, environnemental et humain, nous comprendrions immédiatement si nous sommes sur une trajectoire durable ou non. En d’autres termes, si le solde du capital transmis à la génération suivante est inférieur à celui pris par la génération de départ, il est clair que le capital finira par s’épuiser. 

Le problème est que nous ne pouvons pas mesurer ces aspects aussi clairement, car il n’existe pas de variable unique permettant d’additionner la valeur des voitures produites et celle des espèces de papillons perdues en une année. Mais même dans le cadre des mesures qui existent déjà aujourd’hui, nous pouvons bien mieux utiliser ces concepts. Il suffit de penser au fait qu’en raison des choix européens (les soi-disant paramètres de Maastricht), nous regardons tous le rapport entre le produit intérieur brut et la dette publique, et ne regardons pas les actifs auxquels cette dette publique correspond. Ainsi, il semble que l’on ait fait une grande opération si l’on vend ses bijoux de famille pour réduire la dette : il est cependant dommageable que cette action ait abouti à la réduction de l’actif et du passif. Si l’on vendait ensuite les bijoux de famille pour partir en vacances, ce serait un nouveau désastre. Ce qui signifie l’effondrement d’une famille endettée.

Si le solde du capital transmis à la génération suivante est inférieur à celui pris par la génération de départ, il est clair que le capital finira par s’épuiser. 

ENRICO GIOVANNINI

Nous pourrions déjà faire un bien meilleur usage des mesures dont nous disposons aujourd’hui. Le point crucial réside en ce que les stocks sont encore plus importants lorsque les systèmes subissent de violents changements, presque d’une année à l’autre. Si nous avons près de 500 000 chômeurs de plus qui sont sans emploi pendant un ou deux ans, il est clair que le capital humain que représentent ces personnes se réduit très rapidement, surtout lorsque l’innovation technologique s’accélère. Nous pourrions donc raisonner sur ces choses, même avec les mesures actuelles. D’autre part, la stupidité de ce débat est désormais évidente : achèteriez-vous une voiture qui n’indique que la vitesse au compteur  ?

Pourquoi, dans ce cas, remplissons-nous nos voitures de capteurs capables de toutes les mesures possibles, alors que seul le compteur de vitesse compte quand on parle d’économie ? Illustré ainsi, l’on ne peut que constater à quel point cela est insensé.

Dans un récent article écrit avec Andrea Boitani, vous évoquez un problème européen concernant la comptabilisation des bonnes et mauvaises dépenses. Pouvez-vous nous dire de quoi il s’agit ?

Toutes les statistiques sont le résultat de modèles interprétatifs de la réalité ; c’est donc aussi un problème de convention. Qu’est-ce qui différencie un investissement d’une dépense courante ? L’objectif des deux devrait être d’améliorer la qualité de vie des personnes et des écosystèmes, c’est-à-dire non seulement le bien-être des humains, mais aussi de la planète. Si je construis un hôpital, c’est un investissement. Si j’engage un certain nombre d’infirmières pour le faire fonctionner, c’est une dépense courante. Donc si je fais un investissement ayant des retombées dans l’imaginaire collectif parce que c’est de l’argent « bien dépensé », mais que je n’engage par la suite pas ceux nécessaire à sa pérennité, cela ne change rien du point de vue des usagers et demeure une cathédrale érigée dans le désert.

Cette différence d’approche a-t-elle un sens ? Bien sûr que non ! Cela aurait pu avoir un sens dans l’ancien modèle fordiste, où l’on construisait des usines de production qui avaient une longue durée de vie. Mais nous savons aujourd’hui que les investissements sont également rapidement obsolètes, et qu’ils ont donc besoin de maintenance et d’innovation. Mais sans les personnes qui font fonctionner ces lieux (comme dans l’exemple de l’hôpital), nous ne changeons pas la vie des gens. À l’heure où l’Europe prend un engagement majeur par le biais du plan de relance ou d’autres initiatives, cette division entre investissement et dépenses courantes n’a guère de sens car le but ultime est de soigner les gens, pas de construire des hôpitaux.

À l’heure où l’Europe prend un engagement majeur par le biais du Plan de relance ou d’autres initiatives, cette division entre investissement et dépenses courantes n’a guère de sens car le but ultime est de soigner les gens, pas de construire des hôpitaux.

ENRICO GIOVANNINI

Dans une récente interview, vous avez déclaré : « Le Premier ministre français a un centre d’analyse stratégique, les Britanniques ont une unité de renseignement, l’Italie n’a aucun institut dont la fonction est d’anticiper l’avenir à des fins politiques ». Faisons une expérience. Vous avez carte blanche : quelles nouvelles institutions créeriez-vous, tant en Italie qu’au niveau européen, pour mener à bien la mission d’« incubateur » d’ASVIS2 de manière plus systématique et structurée ?

Au niveau européen, il n’y a rien à ajouter, car le réseau d’institutions – non seulement la Commission européenne, mais aussi toutes les autres agences, de celle de l’environnement au Centre commun de recherche – dispose déjà des compétences et des fonctions nécessaires pour remplir ce rôle. Dans le dernier rapport sur la prospective stratégique et la résilience, qui est très influencé par le travail que j’ai effectué avec le Centre commun de recherche au cours des quatre dernières années, il est énoncé que ce sont précisément ces éléments qui doivent être au centre des politiques. La présidente von der Leyen a confié le rôle de la prospective stratégique à l’un des vice-présidents de la commission, le Slovaque Maroš Šefčovič, en l’élevant du niveau technique au niveau politique.

L’Italie ne dispose pas d’un institut de ce type, bien qu’elle puisse avoir autant de connaissances par le biais de l’Ispra (Institut italien pour la protection et la recherche environnementales), l’ENEA, l’Institut italien de technologie, le CNR et d’autres institutions. Manque encore le lieu où toutes ces connaissances sont mises au service d’un système, avec une vision à moyen et long terme : un institut de recherche –  pas nécessairement grand car il ne s’agit pas de dupliquer ce que font déjà d’autres institutions  – qui soit capable de mettre en réseau les données pour soutenir les décisions politiques. Si nous avions eu cet institut, que je suggère depuis quelques années, la rédaction du plan de relance eût été beaucoup plus simple car nous aurions eu quelqu’un ayant l’habitude de présenter ces arguments de manière structurée.

Quel rôle a joué l’ASVIS jusqu’à présent, et quelles sont vos ambitions pour le futur proche, en ce qui concerne par exemple les fonds du plan de relance ?

L’ASVIS a été un grand pari gagné  : car nous avons commencé avec 60 membres et sommes maintenant à presque 300 membres cinq ans après. Ce n’est pas un hasard si elle est citée par l’ONU, l’OCDE et le Parlement européen comme un exemple unique de réussite au niveau mondial, en termes d’ampleur et de profondeur des activités menées. C’est aussi parce que nous faisons encore beaucoup de supplantation du secteur public. D’autres pays où le secteur public a pris ces éléments très au sérieux n’ont pas eu besoin de leur propre Asvis.

En quoi consiste cette substitution ?

Au niveau de la communication, les dessins animés, les publicités, le festival du développement durable ; au niveau de la formation, nous avons introduit la durabilité dans l’éducation civique à l’école, avons créé un réseau d’universités pour le développement durable qui compte maintenant 70 universités, avons mis en ligne un cours de formation à disposition de tous les journalistes. Au niveau institutionnel, nous nous sommes concentrés sur la recherche qui n’est pas tant statistique que liée à l’analyse législative à la lumière de l’Agenda 2030. Nous avons réussi à mettre en système de nombreux éléments de la société et de nombreuses nouvelles qui jusqu’à présent étaient dispersées : le secret de l’ASVIS est d’avoir donné une vision intégrée, car c’est également le secret de l’Agenda 2030.

Pensez-vous qu’une transition énergétique est possible assez rapidement sans taxe sur le carbone ? L’Europe est-elle déjà suffisamment forte (à l’extérieur) et créatrice de cohésion (à l’intérieur) pour promouvoir unilatéralement une telle mesure, ou risque-t-elle de générer des effets marginaux, voire contre-productifs, en étant par exemple contournée sur les routes commerciales ?

En 1972, les scientifiques du Club de Rome ont présenté leur rapport sur les limites de la croissance, indiquant la nécessité d’un changement profond du système économique. Le système économique fonctionne en grande partie dans la conception des prix. Il est essentiel de modifier les prix pour signaler la nécessité d’évoluer vers les énergies renouvelables ou pour décourager l’utilisation des plastiques. Le système fiscal devrait également aller dans le sens d’une taxation de ceux qui consomment davantage de biens non renouvelables, et d’une réduction des taxes pour ceux qui génèrent des revenus et des richesses. Il est donc bon pour l’Europe d’aller dans cette direction, désormais recommandée par toutes les organisations internationales.

Il est essentiel de modifier les prix pour signaler la nécessité d’évoluer vers les énergies renouvelables ou pour décourager l’utilisation des plastiques. Le système fiscal devrait également aller dans le sens d’une taxation de ceux qui consomment davantage de biens non renouvelables, et d’une réduction des taxes pour ceux qui génèrent des revenus et des richesses.

enrico giovannini

L’idée d’une taxe à la frontière, qui prend en compte non seulement les aspects environnementaux mais aussi tous les autres droits, est un choix important qui pourrait aussi aider les entreprises européennes à être plus compétitives, et ainsi accélérer la transition vers une économie plus circulaire et durable, nous préparant aux opportunités qui s’ouvriront dans les années à venir si le monde entier va dans cette direction. L’Europe a déjà des champions du développement durable en termes de production à faible impact environnemental. À ce stade, je pense que la possibilité d’effets boomerang est très limitée car le sujet suscite partout une attention croissante. D’autre part, pourquoi les gens achètent-ils des produits italiens dans le monde ? Parce que nous parlons un langage romantique ? Non : parce que nous sommes considérés comme les détenteurs de connaissances incorporées dans des produits sans égal. Nous devons veiller à ce que cela puisse également être le cas pour la question de la durabilité. Les documents européens le confirment clairement : le Green Deal n’est pas pour l’Europe une stratégie environnementale, mais bien une stratégie de croissance et de développement économique.

Que pensez-vous de la proposition réapparue ces jours-ci, signée par plusieurs économistes européens, d’annuler la dette publique détenue par la BCE ? Quels seraient les risques et les avantages d’une telle mesure ?

En ces termes, cette proposition n’a aucun sens, tout simplement parce qu’elle est d’une part contraire aux traités, d’autre part incorrecte. Le cas serait différent, pour revenir à ce que nous disions précédemment, d’un raisonnement global sur les actifs et les passifs, ainsi que sur les titres détenus par les États. C’est-à-dire le saut vers une dette et un PIB européens. Cela nécessiterait un système fédéral, avec des implications de grande envergure encore peu discutées : ce n’est pas faisable à court terme.

Nous avons finalement, après les décisions sur Next Generation EU, touché les limites de ce qui est possible dans le cadre des règles existantes : la Commission européenne va émettre une dette commune pour le Plan de relance, la BCE achète des obligations d’État. Pour aller plus loin, il faudrait un très grand saut institutionnel.

enrico giovannini

J’espère une transformation de l’Union européenne dans un sens fédéral. Il faut donc d’abord faire cela et ensuite examiner les demandes, y compris celles concernant les dettes. Nous avons finalement, surtout après les décisions sur Next Generation EU et avec un retard coupable, touché les limites de ce qui est possible dans le cadre de ces règles : la Commission européenne va émettre une dette commune pour le Plan de relance, la BCE achète des obligations d’État. Pour aller plus loin, il faudrait un très grand saut institutionnel.

Sources
  1. Parmi les nombreuses formulations de la durabilité et ses programmes adoptées au cours des dernières décennies, l’état de l’art en termes scientifiques et politiques est concentré dans les objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies. 169 objectifs (cibles) regroupés en 17 macro-objectifs (buts) constituent l’Agenda 2030 pour le développement durable, adopté en 2015.
  2. L’Asvis (Alliance italienne pour le développement durable) a été fondée en 2016 pour sensibiliser à l’importance de l’Agenda 2030, et pour se mobiliser en vue d’atteindre les 17 objectifs de développement durable. Enrico Giovannini figure parmi les principaux fondateurs de l’association, et en est le porte-parole depuis sa création. Giovannini a été statisticien en chef de l’OCDE de 2001 à août 2009, président de l’Istat d’août 2009 à avril 2013. Du 28 avril 2013 au 22 février 2014, il a été ministre du travail et des politiques sociales dans le gouvernement Letta. Il est professeur titulaire de statistiques économiques à l’université de Rome « Tor Vergata », professeur de gestion publique au département de sciences politiques de l’université Luiss et membre de nombreux conseils de fondations et d’organisations nationales et internationales.