La question des migrations est plus que jamais à l’agenda politique et médiatique, en particulier en Europe, que ce soit à l’échelle européenne, avec les discussions toujours inachevées sur une nouvelle politique commune en matière d’asile et de migrations, ou à l’échelle nationale, comme illustré par les dernières campagnes électorales menées dans les différents États membres et par la nette ascension des partis faisant de l’immigration leur principal (ou seul) sujet programmatique. Au-delà de ces agendas de court terme, comme nous l’avions fait au temps du Covid-19, nous dressons un portrait fouillé des migrations mondiales à l’heure de la guerre en Ukraine. 

1 — Le retour du sujet à l’agenda politique en Europe

Alors que la pandémie a marqué un coup d’arrêt aux migrations internationales comme nous vous en parlions au printemps 2020, ces derniers mois ont vu un retour du débat sur ces questions dans la plupart des pays de l’Union. Plusieurs  événements qui se font l’écho de l’actualité migratoire européenne de l’année 2023 :

  • À Lampedusa, en Italie, l’arrivée de 7 000 migrants en l’espace de deux jours au mois de septembre a provoqué une saturation des infrastructures d’accueil de l’île, entraînant la mise en place d’un état d’urgence par les autorités locales et un retour sur le devant de la scène du début sur la solidarité entre États membres en matière d’accueil.
  • En Méditerranée, le naufrage mi-juin d’un navire transportant 750 personnes et causant la mort d’au moins 79 d’entre elles au large des côtes grecques, a été suivi par le naufrage d’un autre navire, entraînant la mort d’une quarantaine de personnes à proximité de l’île italienne de Lampedusa. En avril, l’Organisation internationale des migrations (OIM) avait annoncé que le premier trimestre 2023 avait été le plus meurtrier en Méditerranée depuis 2017.
  • En Serbie, la forêt de Makova Sedmica, près de Subotica, dans le nord du pays, qui se situe sur ladite « route des Balkans » vers la Hongrie notamment, a été le théâtre d’affrontements entre exilés et passeurs, ainsi qu’entre exilés et forces de l’ordre hongroises. En parallèle, les exilés hébergés dans le camp de Subotica ont révélé qu’ils n’avaient plus accès à des sanitaires décents.
  • En France, l’attaque au couteau qui a visé six personnes, dont quatre enfants, à Annecy par un réfugié syrien, qui a obtenu l’asile en Suède, qui se déclare chrétien et a été diagnostiqué pour troubles psychiatriques, a bénéficié d’une grande couverture médiatique et a relancé le débat sur l’asile en Europe.
  • Le Maroc a organisé fin juin un Forum social maghrébin des migrations, dans le cadre d’une commémoration du drame à la frontière avec l’enclave espagnole de Melilla survenu un an plus tôt, où 23 personnes sont décédées.
  • La Pologne a annoncé que le mur qu’elle a construit à la frontière avec la Biélorussie bénéficiait désormais de technologies opérationnelles (surveillance et détection, de jour et de nuit), afin de répondre à l’envoi par la Biélorussie de nombreux migrants provenant d’Irak ou de Syrie sur son territoire depuis 2021. De fait, cela bloque actuellement de nombreuses familles qui ne peuvent entrer en Pologne et ne peuvent repartir au Bélarus. La Pologne, pays qui accueille par ailleurs le plus grand nombre de réfugiés ukrainiens, entend faire de même le long de sa frontière avec l’exclave russe de Kaliningrad.
  • Dans la Manche, l’accord signé en novembre 2022 entre le Royaume-Uni et la France pour sécuriser la frontière maritime n’a pas arrêté les traversées, les naufrages et les noyades. Le 11 juin, 616 personnes ont tenté de traverser la Manche, soit le chiffre le plus élevé de 2023.

2 — Les migrations mondiales en chiffres

Au-delà de l’actualité et de son traitement médiatique, les migrations s’inscrivent dans le temps long et doivent être étudiées sous plusieurs angles. Pour mieux comprendre de quoi nous parlons, nous abordions dans cet article quelques clefs lexicales. Rappelons simplement que la définition du terme de « migrant » n’est pas arrêtée, bien que toutes les définitions incluent un changement de résidence au cours de la vie d’une personne. De quoi et de combien de personnes parle-t-on ?

Selon l’Organisation internationale des migrations (OIM)1, une personne sur trente dans le monde en 2020 était un migrant international et vit dans un pays autre que celui où elle est née. Il y aurait ainsi 281 millions de migrants internationaux dans le monde, contre 153 millions en 1990. C’est à peu près autant que la population indonésienne — la quatrième du monde. L’Europe et l’Asie concentrent près des deux-tiers des migrants internationaux, avec respectivement 87 et 86 millions de personnes. La croissance en Asie étant la plus rapide, elle devrait prochainement prendre la place de l’Europe comme premier continent d’accueil. En part de la population, ce sont les Émirats arabes unis qui accueillent le plus de migrants – presque 90 %.

Ces chiffres ne tiennent par ailleurs pas compte des migrations intérieures, qui sont beaucoup plus élevées que les migrations internationales. Elles sont encore moins bien définies et les chiffres sont difficilement comparables entre pays — faut-il par exemple compter un déménagement de Lyon vers Marseille comme une migration intérieure ? En tout cas, les dernières estimations de l’OIM portent le chiffre des migrations intérieures à 740 millions en 2009. 

Ajoutés aux migrants internationaux, cela voudrait dire qu’un être humain sur sept environ est un migrant. Le Centre de surveillance des déplacements internes considère que sur la seule année 2021, 38 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur de leur pays, dont 14 millions en raison de conflits et violences et 24 millions en raison de catastrophes naturelles. Les pays les plus frappés par ce phénomène en 2021 étaient la Syrie, l’Afghanistan, la RDC, la Colombie et le Yémen.

En se focalisant sur l’Union, en moyenne, le nombre d’étrangers2 sur le territoire correspond à 8,4 % de la population totale, qui se décompose en 3,1 % pour les étrangers citoyens d’un autre État membre et 5,3 % pour les citoyens d’États tiers. On parle donc de 37 millions d’étrangers pour 446 millions d’habitants. En 2022, cinq pays affichent une population à plus de 15 % composée d’étrangers : le Luxembourg, Malte, Chypre, l’Autriche et l’Estonie. Les autres pays méditerranéens, y compris la France, se situent tous dans le deuxième tiers de la distribution, tandis que, dans leur grande majorité, les pays d’Europe centrale ferment le classement.

En ce qui concerne les demandeurs d’asile plus particulièrement, l’asile a été accordé à 646 445 personnes dans l’Union en 2022. L’Allemagne est de loin le premier pays d’accueil, bien devant la France, derrière laquelle on trouve l’Espagne, l’Italie et l’Autriche. Cette fois-ci encore, l’Europe centrale reste largement en-dessous, avec un minimum pour la Hongrie, qui a accordé l’asile à 40 personnes. Notons que ces chiffres de 2021 n’intègrent bien sûr pas la vague de réfugiés ukrainiens.

En rester aux simples faits serait malheureusement insuffisant, tant l’opinion publique et certains partis adorent les outrepasser. Le dernier Eurobaromètre consacré aux migrations, publié en juin 2022, est à cet égard très instructif. Dans l’Union, en moyenne, seuls 19 % de la population estiment correctement la proportion d’immigrés non-européens dans leur pays. Aucun État n’affiche un taux de réussite supérieur à 50 %. Un tiers des Européens n’a jamais d’interaction avec un migrant (ou moins d’une fois par an).

3 — L’impact de la guerre en Ukraine sur les migrations

La guerre en Ukraine a entraîné des déplacements de populations internes et internationales d’une ampleur inédite. En septembre 2023, 6,2 millions de réfugiés Ukrainiens ont été enregistrés à l’échelle mondiale, dont 5,83 millions en Europe et environ 370 000 dans le reste du monde. Parmi les pays européens, l’Allemagne et la Pologne comptent le plus grand nombre de réfugiés présents sur leur territoire, avec respectivement 1,09 million et 960 000 réfugiés3

Les instruments européens ont démontré leur flexibilité dans la réponse à l’arrivée des réfugiés ukrainiens, dès les premiers jours suivant l’invasion russe. La Directive de protection temporaire a été activée dès le 4 mars 2022. Ce dispositif  facilite l’accès pour les réfugiés aux droits de base que sont le travail, la santé, l’assistance sociale et l’éducation. D’après la Commission européenne, près de 775 000 élèves ont été inscrits dans les systèmes scolaires de 26 pays de l’Union européenne et de l’espace Schengen. Pour faciliter l’accès à un emploi, la Commission a également lancé une version ukrainienne de sa plateforme dès mars 2022. Certains États membres ont par ailleurs mis en place des mesures de simplification des démarches administratives ; la Pologne a par exemple facilité l’obtention de l’équivalent d’un numéro de sécurité sociale (le PESEL) pour les Ukrainiens. Afin de financer l’ensemble de ces dispositifs, l’Union a mis en place un soutien financier aux États membres qui accueillent des réfugiés ukrainiens en réorientant des fonds de la politique de cohésion et du plan post-pandémie REACT-EU, à hauteur de 17 milliards d’euros.

Un autre phénomène ne doit pas être oublié : les migrations de citoyens russes du fait de la guerre sont également un phénomène notable de la guerre en Ukraine, même si les chiffres exactes restent difficiles à estimer. Les pays d’Asie centrale, dont les anciennes républiques soviétiques comme le Kazakhstan ou la Géorgie, se sont inscrits dès le début de la guerre parmi les destinations privilégiées par les Russes. Aucun visa ou passeport n’est par exemple nécessaire pour les citoyens russes qui souhaitent entrer au Kazakhstan. Ces importants mouvements migratoires ont un impact non négligeable sur les sociétés et les économies des pays d’accueil, et ont pu par exemple provoquer en septembre dernier des manifestations en Géorgie. 

La guerre a par ailleurs réactivé des phénomènes de tensions et d’instrumentalisation des mouvements migratoires en Europe de l’Est.  En août, la tension est de nouveau montée à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, du fait de passages de migrants que cette dernière accuse la Biélorussie d’encourager, comme cela était déjà arrivé en 2021, provoquant une crise humanitaire sans précédent qui avait causé au moins 13 morts dans la forêt de Bialowieza à la frontière entre les deux États, d’après Human Rights Watch. 

Enfin, les migrations entraînées par la guerre le sont également de manière indirecte. Dans le monde et particulièrement les pays du Sud, les conséquences de la guerre en Ukraine sur la sécurité alimentaire mondiale – « la pire crise alimentaire et humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale », pouvaient engendrer de nouveaux mouvements de population « de masse », selon le directeur du Programme alimentaire mondial David Beasley4.

4 — Main d’oeuvre et dynamiques démographiques des pays développés

En Europe, depuis la pandémie de Covid-19, les considérations sur les pénuries de main-d’œuvre se trouvent de plus en plus souvent mêlées au discours et à la réflexion sur les migrations. Le manque structurel de main-d’œuvre est une situation qui touche un nombre de plus en plus large de pays européens, quel que soit l’éventuel discours anti-immigration de leurs dirigeants. Le cas de la Pologne est emblématique, qui a mis en discussion en juin dernier un amendement à sa politique d’immigration visant à simplifier ses procédures d’attribution d’asile pour plusieurs pays cibles.

En matière de croissance démographique, les migrations internationales deviennent ainsi progressivement une variable démographique cruciale. D’après les Nations Unies, selon les tendances actuelles, « au cours des prochaines décennies, la migration sera le seul moteur de la croissance démographique dans les pays développés ». En Allemagne, le Conseil allemand des experts économiques dresse une conclusion similaire sur les pénuries de main-d’œuvre à venir dans son rapport annuel de 2022-2023, et déclare qu’« une immigration nette plus élevée apporterait une grande contribution à la stabilisation de la main-d’œuvre potentielle ». L’immigration est déjà un facteur crucial du maintien de l’offre de travail en Allemagne, en particulier dans le secteur de la santé. Le Portugal, caractérisé par une grande dépendance à la main-d’œuvre étrangère, a engagé cette année la mise en place d’une nouvelle Agence pour les minorités, la migration et l’asile. 

Pour faire face à ces pénuries et à un phénomène plus large de baisse de la natalité, des pays européens comme la Hongrie ont fait le choix de miser sur des politiques natalistes, complétant dans le cas hongrois une politique d’opposition systématique à l’accueil des demandeurs d’asile et à tout mécanisme de solidarité pour leur répartition entre États membres de l’Union.  

5 — Migrations : la politique européenne introuvable ?

Entre volonté de réforme et blocages permanents, le Pacte sur la migration et l’asile n’est toujours pas complètement adopté et continue de susciter des divisions entre États membres depuis sa présentation en septembre 2020 par la Commission. Cette dernière souhaite toujours qu’il soit mis en place d’ici la fin de son mandat, avant les élections européennes de juin 2024. Les ministres de l’Intérieur de l’Union sont finalement parvenus  à un accord en juin 2023 sur le contenu d’une réforme visant à harmoniser les procédures d’asile et à remplacer le règlement de Dublin, qui doit maintenant être discuté par le Parlement et la Commission.

Le principal blocage réside toujours sur le sujet de la répartition des demandeurs d’asile entre pays européens, afin de soulager les pays de primo-arrivées, et de la contrepartie financière à verser en cas de refus des États membres d’accueillir sa part de demandeurs d’asile. La Pologne et la Hongrie continuent de s’opposer au mécanisme. L’accueil des réfugiés ukrainiens par la Pologne a pu avoir pour effet de changer la donne politique pour le pays de l’Est, qui peut désormais se présenter comme l’un des premiers pays d’accueil de réfugiés, dans son bras de fer avec la Commission. 


Dans le cadre de sa réforme de l’asile, l’un des points ayant le plus notablement avancé est aussi l’un des points les plus controversés du Pacte : le principe de partenariat avec des pays tiers pour la gestion de la migration. L’Union a conclu le 16 juillet un accord avec la Tunisie prévoyant le versement de 105 millions d’euros pour le contrôle des migrations. L’accord conclu en 2016 avec les autorités maritimes libyennes est régulièrement dénoncé par les organisations non gouvernementales ; l’OIM a notamment déclaré dans un rapport que les autorités maritimes libyennes interceptent les migrants « dans des conditions dangereuses et les détiennent dans des conditions inhumaines après avoir été ramenées à terre ». Des accords avec l’Égypte et le Maroc seraient en cours de discussion. 

L’intégration de la Croatie à l’espace Schengen le 1er janvier 2023 change également la donne sur la route des Balkans, qui reste la plus empruntée de l’Union. Enfin, parmi les dossiers importants de cette fin d’année, le Parlement européen s’est positionné en juillet pour une adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie dans l’espace Schengen avant la fin de l’année 2023, après le blocage des Pays-Bas et de l’Autriche en décembre 2022. Les députés ont notamment souligné le risque d’alimenter un sentiment anti-européen si l’adhésion était de nouveau reportée. 

Pour remettre en perspective la position de l’Europe à l’échelle mondiale, rappelons que le premier pays d’accueil des réfugiés à l’échelle mondiale reste la Turquie, avec 3,6 millions de réfugiés. Au total, 40 % des réfugiés à l’échelle mondiale sont répartis dans seulement cinq pays, dont un seul est européen : l’Allemagne. 

6 — L’appropriation politique de la question des migrations en Europe

La question des migrations ne peut être abordée en Europe sans évoquer sa mise en récit et sa mobilisation politique. Si ce trait n’est ni historiquement nouveau, ni spécifiquement européen, le sujet des migrations s’est fortement réaffirmé ces dernières années comme le vecteur de mobilisation principal pour les partis néo-nationalistes de nombreux États membres, de la France à la Suède, en passant par l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche ou le Danemark, ainsi que la Pologne et la Hongrie. Les autorités religieuses ne sont pas exclues des discours sur les migrations, comme en a témoigné le récent appel du pape François à Marseille à « des actes » contre les tragédies et les morts qui se multiplient en Méditerrané, au nom d’un « devoir d’humanité » et d’un « devoir de civilisation ».   

L’une des caractéristiques notables du champ politique actuel est l’européanisation des discours portés par les partis néo-nationalistes européens, conscients de pouvoir former un éventuel front politique alors que s’approche l’échéance électorale européenne de 2024. Dernier exemple en date, dans la foulée du Conseil européen du 30 juin le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a partagé des images d’émeutes se déroulant en France suite à l’assassinat du jeune Nahel lors d’un contrôle de police, afin de défendre son programme « d’ordre » et « pour des frontières sécurisées », opposant la situation française à des images bucoliques de la Pologne. Sans se limiter à son électorat polonais, la vidéo a également suscité en retour des réactions favorables dans les rangs de l’extrême-droite française, dont le plus grand parti, le Rassemblement national, appelait en parallèle à un « moratoire immédiat sur l’immigration ».

Une partie des discours anti-immigration tenus par des responsables et des partis européens — qu’ils soient au pouvoir ou aient des ambitions électorales — ont également en commun d’être rattachés de manière plus ou moins explicite à des considérations tantôt qualifiée de « culturelle », tantôt de « civilisationnelle », à l’image de la défense d’une « Europe blanche et chrétienne » portée en tant que telle depuis plusieurs années par le dirigeant hongrois Viktor Orban. En France, l’usage des termes « hordes sauvages » et « nuisibles » dans le communiqué des deux principaux syndicats de police en France qui a fait suite à l’assassinat du jeune homme et aux émeutes qui ont suivi, peuvent également être analysés dans ce contexte plus large de radicalisation du discours anti-migrants.

Prochaine date sur le calendrier, les élections législatives en Pologne que le PiS au pouvoir a choisi d’accompagner, le même jour, d’un référendum sur les migrations dont l’intitulé orienté – « Êtes-vous favorable à l’accueil de milliers d’immigrés clandestins en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique, conformément au mécanisme de relocalisation forcée imposé par la bureaucratie européenne ? » – vise à la fois les migrants eux-mêmes et les tentatives de mise en place d’une politique européenne commune. 

7 — Brexit : le Royaume-Uni de Rishi Sunak face aux migrations

La France d’Emmanuel Macron et le Royaume-Uni de Rishi Sunak ont entériné en marge du sommet franco-britannique de mars 2023 un nouvel accord sur la gestion de la frontière visant à empêcher les traversées de migrants vers le Royaume-Uni par la Manche dans de petites embarcations. À la clé : 541 millions d’euros versés à la France par le Royaume-Uni entre 2023 et 2026 pour de nouveaux dispositifs de surveillance. Ces contributions constituent un saut financier par rapport aux précédents accords établis entre la France et le Royaume-Uni pour la gestion de la migration à la frontière. Les sommes engagées serviront notamment à financer un centre de détention sur le sol français, qui sera opérationnel en 2026, des drones et 500 agents supplémentaires pour patrouiller sur la frontière. 


Depuis les accords du Touquet entrés en vigueur en 2004, qui ont acté la localisation des contrôles à la frontière franco-britannique, la gestion des traversées illégales est un sujet de haute tension entre la France et le Royaume-Uni et les échec de la gestion de la frontières sont régulièrement pointés du doigt par les deux États, tout comme par les associations dénonçant la situation induite pour les demandeurs d’asile. L’investissement substantiel prévu par l’accord entre Macron et Sunak est conçu comme une réponse à cette situation de stagnation, dont la situation dans la ville de Calais est emblématique, et à l’augmentation du nombre de tentatives de traversée constatées depuis 2021. 

Des décès à la frontières continuent d’être enregistrés, depuis la catastrophe de novembre 2021 qui avait fait 27 morts en mer, dont six femmes et un enfant. Le corps d’une femme ayant tenté la traversée a été retrouvée cette semaine sur une plage du Pas-de-Calais, et six hommes ont trouvé la mort en août 2023 dans le naufrage de leur embarcation. Le nombre moyen de personnes par embarcation est en augmentation depuis 2021, d’après les autorités britanniques, ayant atteint 44 personnes par embarcation en juin 2023, contre 32 en juin 2022 et moins de 15 avant 2020. 

Depuis le Brexit, une stratégie d’externalisation de la gestion des migrations se confirme pour le Royaume-Uni, dont le cas emblématique est l’accord avec le Rwanda prévoyant d’y envoyer les demandeurs d’asile pour y traiter leur demande. Cet accord qui avait provoqué de nombreuses critiques à la fois côté britannique — de la part de la gauche mais aussi de l’Église d’Angleterre — et côté rwandais, a finalement été déclaré illégal au mois de juin dernier par la Cour d’appel britannique, qui a tranché que le Rwanda ne pouvait être considéré comme un pays sûr, sans toutefois remettre en question le principe d’envoi des demandeurs d’asile dans des pays tiers. Le Premier ministre Sunak a annoncé qu’il comptait contester cette décision devant la Cour suprême du Royaume-Uni.

8 — L’impact du changement climatique

Le changement climatique, par ses phénomènes météorologiques extrêmes, l’intensification des sécheresses et des pluies intensives, la montée des eaux… va grandement favoriser les migrations internationales dans les années et décennies à venir. Ces changements concerneront en priorité les pays du Sud ainsi que les États insulaires, particulièrement exposés aux changements climatiques. Selon les Nations Unies, plusieurs nations insulaires dont Tuvalu, Kiribati, les Îles Marshall, les Tokelau ou les Maldives devraient être en partie ou complètement submergées d’ici la fin du siècle5. La relocalisation de milliers de personnes qui peuplent ces îles constituera en ce sens un défi à la fois migratoire, économique mais également juridique.

Si les États insulaires seront les premières victimes de la hausse du niveau des océans, d’autres pays engagent déjà des politiques de relocalisation afin de réduire les expositions des populations vivant dans des zones jugées à risque, principalement le long des côtes. Au Vietnam, le gouvernement assiste la relocalisation de personnes vivant dans des zones rurales vers des zones industrielles qui bénéficient ainsi de main-d’oeuvre supplémentaire (principalement Cần Thơ et Hô Chi Minh-Ville)6. Aux États-Unis, plus de 13 millions de personnes pourraient être contraintes de migrer vers l’intérieur du pays  d’ici la fin du siècle en raison de la montée des niveaux de l’eau (la Nouvelle-Orléans, Boston, la Virginie et la Floride seront parmi les zones les plus touchées)7. Ces importants mouvements de population vont affecter en premier les populations déplacées mais également déséquilibrer les villes ou zones rurales qui accueilleront ces réfugiés climatiques. Les infrastructures, le marché du travail ou immobilier ainsi que les prix seront impactés par ces migrations internes.

Dans ces zones, la migration (qu’elle soit interne à un pays ou internationale) est vue et intégrée par les autorités comme une stratégie d’adaptation valable — jusqu’à une certaine échelle — pour faire face aux conséquences du changement climatique. Or, cette stratégie n’est valable qu’en présence d’un pays disposant d’une politique d’État-providence développée et prête à soutenir la relocalisation d’une partie ou de la totalité de sa population. 

Le changement climatique va inciter une part de plus en plus grande des populations les plus pauvres à migrer, mais ces populations sont aussi celles qui auront le plus de difficultés à le faire du fait du manque de ressources. Des études indiquent que les inégalités face au changement climatique allaient s’exacerber à l’échelle globale, nuisant aux capacités des plus démunis à faire face aux nécessaires migrations provoquées par le changement climatique, l’accès ou non à des ressources financières suffisantes incitant ou décourageant à émigrer, que ce soit à l’intérieur du territoire national ou à l’international. Selon les différents scénarios d’augmentation des émissions de carbone, il pourrait survenir une baisse de 10 à 35 % des migrations pour les populations les plus démunies d’ici la fin du siècle.

9 — Les migrations en discussion à la COP28 ?

Alors que la COP 27 n’a pas été l’occasion d’avancées majeures sur la question des migrations climatiques, ces dernières pourraient avoir une meilleure place au sein de l’agenda de diplomatie climatique de cette fin d’année 2023 culminant avec la COP 28, à l’initiative notamment des pays d’Afrique. 

Le Sommet africain sur le climat de Nairobi a été l’occasion d’aborder les migrations climatiques, débouchant sur la signature de la déclaration ministérielle de Kampala sur la migration, l’environnement et le changement climatique, soutenue par l’OIM. En marge du sommet, l’envoyé spécial des États-Unis pour le climat John Kerry a par ailleurs annoncé une contribution de 4 millions de dollars pour la récolte de données et le soutien aux populations touchées par les migrations climatiques au Kenya. 

L’une des priorités est la mise en place d’une meilleure planification à l’échelle nationale pour les migrations climatiques, à mesure que de plus en plus de zones deviendront inhabitables. Selon la Brookings Institution, les seuls États qui disposent aujourd’hui d’un plan d’action public face aux migrations induites par le changement climatique sur leur territoire sont le Vanuatu et les Fidji.

10 — Au-delà de l’immigration : l’intégration

Rares sont les politiques migratoires qui n’intègrent pas désormais d’importants volets consacrés à l’intégration. Migration et intégration diffèrent cependant largement en matière de temporalité : si la migration est stricto sensu le déplacement pendant quelques heures, jours ou mois, d’un pays à un autre – en incluant toutes les démarches qui y sont associées – l’intégration est quant à elle un processus qui dure toute la vie. Certaines politiques tendent à imposer une intégration a priori, avant les procédures migratoires, alors que plusieurs chercheurs, dont François Héran, considèrent l’intégration, notion pourtant très débattue en sciences sociales, comme un résultat a posteriori, après l’arrivée et l’installation dans un nouveau pays8.

La Commission européenne a lancé un Plan d’action pour l’intégration et l’inclusion (2021-2017), qui présente quatre volets : 

  • Éducation et formation inclusives, notamment en matière de reconnaissance des qualifications étrangères et d’apprentissage de la langue ;
  • Amélioration des offres d’emploi et de reconnaissance des compétences ;
  • Meilleur accès à la santé ;
  • Accès à un logement décent et abordable.

Ces propositions sont assez générales mais elles couvrent les bases de l’accès aux services publics et à l’emploi des migrants, condition préalable à leur intégration plus poussée dans la société. L’OCDE met à jour chaque année des indicateurs d’intégration des immigrés, qui couvrent les domaines énoncés par la Commission mais vont également plus loin. On note ainsi que dans l’Union, en 2021, un peu moins des deux-tiers des immigrés avaient un niveau avancé dans la langue de leur pays d’accueil. Les disparités entre pays s’expliquent surtout par la langue et le pays d’origine des migrants : le faible niveau en Estonie et Lettonie est essentiellement dû à une immigration russe dans des pays qui, jusqu’à la guerre en Ukraine, ont toujours toléré l’usage du russe au quotidien et même dans plusieurs institutions. À l’inverse, les premiers étrangers au Portugal, et de loin, sont brésiliens. L’OCDE montre que le fait de suivre des cours de langue augmente la probabilité d’avoir un niveau avancé dans la langue de deux points de pourcentage (seulement).

En ce qui concerne l’intégration par le travail, le taux d’emploi des immigrés est plus faible que celui des natifs en Europe, même si l’écart se résorbe d’année en année. Contrairement aux idées reçues, les immigrés les moins qualifiés sont ceux qui travaillent le plus, tandis que les plus qualifiés ont plus de difficultés à faire valoir leurs diplômes en Europe. Le travail partiel involontaire est beaucoup plus fréquent chez les immigrés que chez les natifs, et ce alors même que les immigrés sont beaucoup plus dans une situation de surqualification dans leur emploi que les natifs.

Les statistiques montrent par ailleurs que les immigrés font le plus souvent face à un surcoût de logement. 19 % des immigrés en Europe se déclarent écrasés par le coût de leur logement, contre 12 % chez les natifs. L’écart est quasiment inexistant en Slovénie et dans plusieurs pays nordiques. Enfin, environ 5 % des immigrés en Europe déclarent avoir des besoins médicaux non satisfaits, c’est-à-dire à peu près autant que les natifs ; ils ont par ailleurs tendance à moins utiliser les services de santé et dentaires que les natifs. 

Sources
  1. L’OIM inclut dans ses chiffres un type de migrants qui n’est généralement pas considéré comme tel par de nombreux instituts statistiques, par exemple par l’INSEE : les personnes nées avec la nationalité d’un pays X mais nées dans un pays Y, et changeant de résidence du pays Y vers le pays X au fil de leur vie (par exemple, un Français né en Italie et déménageant en France est considéré comme un migrant vers la France). Pour cette raison, les chiffres de l’OIM sont parfois plus élevés que les chiffres des instituts nationaux.
  2. Notons bien ici que nous parlons des étrangers et non des migrants (il y a des étrangers qui n’ont jamais migré, par exemple s’ils sont nés étrangers sur le territoire du pays d’accueil ; il y a des migrants qui ne sont pas étrangers, s’ils ont été naturalisés).
  3. Données HCR, 25 septembre 2023.
  4. « Nous sommes face à la pire crise alimentaire et humanitaire depuis la seconde guerre mondiale », Le Monde, Novembre 2022.
  5. « The Climate Crisis Is Making the Pacific Islands Uninhabitable. Who Will Help Preserve Our Nations ? », Time, September 2022.
  6. IPCC, « Sea Level Rise and Implications for Low-Lying Islands, Coasts and Communities », 2019.
  7.  Robinson, Dilkina, Moreno-Cruz, « Modeling migration patterns in the USA under sea level rise », PLOS One, 2020.
  8. François Héran, « L’intégration des immigrés : débats et constats », La vie des idées, Janvier 2020 ».