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Cet article est une avant-première du nouveau numéro de la revue GREEN à paraître en septembre, consacré à l’écologie de guerre et dirigé par Pierre Charbonnier. Comme l’ensemble du numéro cette contribution sera disponible en version anglaise à la sortie.
La tentative de Vladimir Poutine d’anéantir l’indépendance du plus grand État situé à la frontière occidentale de la Russie a provoqué un moment de convulsion dans le monde entier. La Russie étant la superpuissance mondiale en matière de ressources, il n’aurait pas pu en être autrement. Avant le 24 février 2022, la Russie était le premier exportateur de tous les produits du pétrole, de gaz et de blé, le deuxième exportateur de pétrole brut et le troisième exportateur de charbon et de minerai de potasse. Pour le dire encore plus simplement : l’issue de la guerre change les prédictions géopolitiques autour de l’énergie et des ressources que la puissance de la Russie génère pour l’Eurasie et l’Afrique, ainsi que les choix stratégiques américains.
Le choc cumulé des actions de la Russie et de ses réactions sur l’économie mondiale est sismique, à commencer par la flambée des prix des combustibles fossiles. Le prix au comptant du Brent — la référence européenne — s’est envolé d’environ 25 % en une semaine. Fin mai, il se situait à son plus haut niveau depuis 2012, avant que le pétrole de schiste ne commence à véritablement prendre de l’ampleur. Début mai, le prix du diesel était deux fois plus élevé que lors de son précédent pic à la mi-2008 — lorsque le prix du pétrole brut était, en termes corrigés de l’inflation, supérieur d’environ 70 dollars le baril. Au cours de la première quinzaine de la guerre, les prix du gaz naturel dans l’Union ont augmenté d’environ 25 %. Début avril, les contrats à terme sur le charbon de Newcastle — la référence pour le marché asiatique — ont bondi en un jour de plus de 6 % à la nouvelle que l’Union allait imposer une interdiction pure et simple des importations de charbon en provenance de Russie. Bien que la conjonction de plusieurs gouvernements ordonnant le déblocage des réserves stratégiques de pétrole et le confinement de Shanghai par la Chine aient atténué la pression en avril et pendant une grande partie du mois de mai, même les marchés les moins directement touchés par les contraintes d’approvisionnement ont été mis à rude épreuve : à la mi-avril, les prix du gaz naturel aux États-Unis, pourtant largement isolés de la dynamique internationale, ont atteint leur plus haut niveau depuis le pic du dernier boom des matières premières de 2008.
La hausse des prix de l’énergie s’est rapidement traduite par une augmentation des prix des denrées alimentaires et des engrais. La guerre ayant perturbé les chaînes d’approvisionnement qui relient certaines des terres agricoles les plus fertiles de la planète au reste du monde ainsi que les exportations d’engrais de la Russie, ces marchés ont également eu à encaisser leur propre choc. En mars, l’indice des prix de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture a atteint son niveau le plus élevé depuis sa création en 1990. Déjà aux prises avec la sécurité alimentaire et les pénuries d’énergie, un certain nombre de pays du Sud ont sombré dans une « crise de tout ».
Et il est un lieu où cette crise est probablement plus accablante que n’importe où ailleurs — le Sri Lanka. Ayant besoin de préserver les dollars pour les importations essentielles de nourriture et de carburant, le Sri Lanka a suspendu le paiement des intérêts étrangers le 13 avril. À la mi-mai, le nouveau Premier ministre sri lankais, Ranil Wickremesinghe, arrivé au pouvoir après que des émeutes eurent contraint son prédécesseur à démissionner, expliquait à ses compatriotes à quel point les perspectives économiques du pays étaient devenues catastrophiques. Prévenant que « les deux prochains mois [seraient] les plus difficiles de notre vie », il expliquaint que les réserves de change du pays étaient décimées, que l’essence et les médicaments viendraient à manquer et que de longues coupures de courant quotidiennes étaient inévitables. Alors que la misère économique et sociale s’aggravait, des manifestants ont pris d’assaut le palais présidentiel à Colombo le 9 juillet. Après avoir promis de démissionner, le président sri lankais a finalement fui le pays.
En tout état de cause, le passage de la Russie à la guerre a constitué un point d’inflexion, créant des crises monstres pour les pays les plus vulnérables comme le Sri Lanka. Mais cette guerre a commencé dans une période déjà turbulente, caractérisée par une crise de l’énergie fossile, des lignes de fracture générées par la puissance géopolitique russe, et une tentative de mener une révolution énergétique rapide en s’éloignant des combustibles fossiles. Mais les enjeux du tumulte actuel, informé par la guerre, ne deviennent compréhensibles que si le désordre est replacé dans le temps long de ces turbulences énergétiques.
La crise énergétique des combustibles fossiles
La crise actuelle commence par une asymétrie entre l’offre de pétrole et la demande — un problème qui commençait à se manifester avant que la pandémie ne frappe. En 2019, la production de pétrole a chuté pour la première fois en dix ans, même si la consommation de pétrole a augmenté de près d’un million de barils par jour. La chute de la production de brut en 2019 a été particulièrement notable alors que les liquides d’usine de gaz naturel et les autres liquides ont augmenté. Au cours de l’année 2021, la reprise a été lente, la production restant toujours plus faible pour cette année qu’elle ne l’avait été pour toute autre année depuis 2014. Parmi les grands producteurs de pétrole, seuls le Canada, l’Iran, la Libye et le Mexique ont fourni davantage en 2021 qu’en 2020.
Sans surprise, l’ère des prix du pétrole en baisse puis relativement bas qui avait prévalu depuis le krach pétrolier de la mi-2014 jusqu’au deuxième trimestre 2016 avait également pris fin avant la pandémie. L’Arabie saoudite ayant établi une alliance avec la Russie pour former l’OPEP+ en 2016, deux des trois plus grands producteurs de pétrole du monde coopéraient pour assurer un prix plancher. À l’été 2018, les prix du West Texas Intermediate (WTI) ont dépassé les 80 dollars le litre, le niveau le plus élevé qu’ils aient atteint depuis la forte dégringolade du pétrole lors du krach de 2014. Même si, malgré la baisse de la production, les prix étaient restés plus bas jusqu’en 2019, l’économie mondiale connaissait alors ce que le FMI qualifiait de « ralentissement synchronisé », avec une croissance plus faible qu’à aucun autre moment depuis le krach de 2008.
Après le début de la reprise économique qui a suivi le confinement, les tensions sur les marchés pétroliers se sont rapidement résorbées. En octobre 2021, le prix du WTI avait de nouveau dépassé les 80 dollars ; en janvier 2022, il était supérieur à 90 dollars. Dès l’été 2021, les gouvernements américain et chinois se sont ouvertement inquiétés de la direction que prenaient les prix. Un mois seulement après l’élargissement des quotas de production de l’OPEP+, le président Biden a demandé pour la première fois au cartel d’augmenter encore la production en août 2021. Le mois suivant, la Chine a quant à elle libéré pour la première fois des réserves de pétrole de sa réserve stratégique de pétrole. L’OPEP+ n’étant pas réceptive — et la décision de la Chine laissant le marché intact — les États-Unis ont coordonné la libération des réserves stratégiques avec la Chine, l’Inde, le Japon, le Royaume-Uni et la Corée du Sud. Cette coordination sans précédent entre les deux plus grands pays consommateurs de pétrole au monde était le pendant de la coordination exceptionnelle mise en place par Trump entre les trois plus grands producteurs de pétrole au monde pour inverser la chute des prix en mars 2020. Chacune de ces initiatives a mis en évidence le problème qui mine l’économie mondiale depuis le milieu des années 2000 : la plupart du temps, soit les prix sont trop élevés pour les pays importateurs, soit ils sont trop bas pour les producteurs de pétrole.
Du côté de l’offre, cette crise pétrolière a plusieurs causes. La production de pétrole conventionnel — hors schistes et sables bitumineux — stagne pour l’essentiel depuis 2005. Au début des années 2000, quand la question de savoir si le plus grand champ de pétrole conventionnel du monde — situé à Ghawar, dans l’est de l’Arabie saoudite — était en déclin, la compagnie pétrolière nationale saoudienne Aramco s’est empressée de démentir cette idée, donnant à l’affaire une tournure politique. Mais un prospectus d’émissions obligataires publié par Aramco en avril 2019 a révélé que Ghawar n’était capable, dans un scénario de production maximale, de fournir que 3,8 millions de barils par jour, soit pas moins de 2 millions de moins que l’hypothèse de travail des acteurs du marché. Le Koweït, autre membre de l’OPEP aux côtés de l’Arabie saoudite, connaît des problèmes de production encore plus manifestes. En 2021, le Koweït produira encore près de 300 mille de barils par jour de brut de moins qu’en 2019, soit une baisse de 10 %. En mars 2020, un consortium de banques nord-américaines, européennes et japonaises a prêté 1 milliard de dollars au Koweït pour l’aider à augmenter sa capacité de production. Pendant ce temps, les champs russes de Sibérie occidentale étaient en déclin depuis environ une décennie en 2019.
Comme la production de ces grands champs pétroliers anciens est devenue plus difficile, relativement peu de nouveaux champs conventionnels les ont remplacés. La découverte de nouveaux gisements a connu une forte tendance à la baisse depuis les années 1960 et la dernière décennie n’a pas fait exception : les découvertes annuelles de pétrole conventionnel ont représenté à peine plus d’un quart en 2019 de ce qu’elles avaient représenté en 2010, et il a fallu attendre l’une des années intermédiaires de la décennie pour qu’elles atteignent 50 % du total de 2010.
Après l’effondrement des prix en 2014, les compagnies pétrolières ont sévèrement réduit leurs investissements. En 2021, les investissements en amont dans le pétrole et le gaz ne représentaient que 50 % de ce qu’ils étaient en 2014, la majeure partie de cette baisse étant le fait des cinq majors occidentales.
Au début de la dernière décennie, l’Irak représentait le grand espoir d’amélioration du paysage de l’offre conventionnelle. Ce pays possède en effet les cinquièmes plus grandes réserves du monde et est le troisième plus grand producteur de l’OPEP+. Tous ses principaux gisements sont situés dans les terres, tandis que la production et les coûts d’investissement pour produire en Irak sont très faibles par rapport à ceux pratiqués par l’Arabie saoudite et le Koweït. En 2009, le gouvernement irakien avait attribué des contrats pétroliers à divers partenariats entre les grandes compagnies, des sociétés asiatiques et la société russe non étatique Lukoil. Le gouvernement irakien de l’époque espérait que Bagdad pourrait faire passer sa production de 2,4 millions de barils par jour en 2009 à 12 millions en 6 ou 7 ans. Si beaucoup, au sein et autour de l’industrie pétrolière mondiale, avaient jugé cet objectif trop ambitieux, il aurait semblé réaliste de viser entre 6 et 7 millions de barils par jour. Mais même cette aspiration s’est avérée excessivement ambitieuse. La production irakienne a atteint 4 millions de barils par jour en 2015. En 2018, elle n’a atteint que 4,8 millions. En 2021, l’Irak a produit moins de pétrole qu’en 2020.
Et les problèmes irakiens ont proliféré. Très tôt, il est apparu que les majors doutaient de ce qui pouvait être réalisé dans le sud de l’Irak et étaient frustrées par les termes des contrats de services techniques. En 2011, ExxonMobil a signé un accord avec le gouvernement régional du Kurdistan qui a conduit le gouvernement irakien à lancer un ultimatum selon lequel le plus grand descendant direct de Standard Oil devait choisir entre ses contrats au Kurdistan et le reste de l’Irak. L’impasse a conduit ExxonMobil à vendre une partie de sa part de West Qurna à PetroChina et à la société indonésienne Pertamina. La chute des prix au second semestre 2014 et la montée en puissance de Daech la même année ont aggravé les difficultés. Avec des parties importantes de son territoire absorbées par le nouveau califat et ses revenus en chute libre, l’État irakien se retrouvait comme assiégé. La création de l’OPEP+ a fait augmenter les prix, mais le nouveau cartel a également laissé à l’Irak des quotas de production plus stricts pour lesquels le gouvernement irakien était censé compenser les majors pétrolières sans en avoir les moyens budgétaires. Bien que le gouvernement irakien ait déclaré Daech vaincu territorialement en 2017, les attaques de l’organisation terroriste contre les installations pétrolières se poursuivent, tandis que d’autres violences contre les sièges des entreprises occidentales ont également augmenté. En 2019, la plupart des compagnies pétrolières occidentales cherchaient une porte de sortie ou montraient de sérieuses réticences à rester. Conséquence la plus importante de cette séquence : Shell s’est retirée du champ pétrolier de Majnoon en 2018, confiant ses opérations à la société irakienne Basra Oil Company, tandis que Shell et ExxonMobil ont quitté le champ de West Qurna 1.
Le retour des grandes sociétés en Irak à partir de 2009 a été une expérimentation de facto pour savoir si les entreprises occidentales pouvaient encore trouver une place dans un Moyen-Orient post-impérial. Si la présence continue de BP et de TotalEnergies, ainsi que de la société italienne ENI, prouvait que les entreprises européennes avaient encore des opportunités, le contexte politique s’est avéré beaucoup plus difficile que prévu. Le poids de l’histoire, mais aussi l’instabilité interne causée par la seconde guerre du Golfe, rendaient pourtant le résultat de cet exercice prévisible. De plus, le fait que l’Irak soit l’un des pays les plus exposés aux conditions météorologiques extrêmes dues au changement climatique ne pourrait qu’intensifier les problèmes liés à la tentative d’utiliser le pays comme solution à l’approvisionnement mondial en pétrole.
Comme une reprise rapide de la production irakienne n’a pas été possible, dans les années 2010, l’économie mondiale est devenue dépendante du pétrole de schiste. La production américaine de pétrole brut – y compris les condensats – est passée de 5 millions de barils par jour en 2008 à 12 millions. À la fin de 2019, l’essor des gaz de schistes semblait toucher à ses limites. Après avoir chuté entre 1980 et 2007, les réserves américaines récupérables ont considérablement augmenté à partir de 2008, avec le déploiement de la fracturation hydraulique (fracking). Après un recul en 2015, elles ont progressé d’au moins 9 % par an jusqu’en 2019, date à laquelle elles ont plafonné. Une grande partie du secteur du gaz de schiste a peiné à se rétablir après l’effondrement des prix provoqué par la pandémie de Covid-19. Les difficultés rencontrées par le secteur du schiste en 2021 s’expliquent en partie par le fait que les investisseurs ont exigé une certaine discipline financière après des années de faibles rendements. Or le type d’ajustement que le secteur et ses investisseurs pourront faire alors que les chaînes d’approvisionnement en pétrole russe sont perturbées est loin d’être évident. L’agence américaine d’information sur l’énergie prévoit que la production américaine de brut atteindra une moyenne de près de 13 millions en 2023. Mais pour ce qui est des zones de schiste, seul le bassin Permien — qui est aujourd’hui le plus grand champ pétrolier du monde, allant de l’ouest du Texas au sud-est du Nouveau-Mexique — a excédé son niveau de production de 2019 à la fin du premier trimestre de 2022. Le champ Bakken, dans le Dakota du Nord, où le grand boom du schiste a commencé, produit toujours environ 20 % de moins qu’en 2019 et la formation du Niobrara continue à enregistrer une baisse d’environ 25 %. Dans le même temps, le champ Eagle Ford au Texas a atteint son pic dès 2015.
Si la guerre en Ukraine n’est pas la cause principale de la crise pétrolière, elle fait ressurgir cette crise sous-jacente de manière dramatique. Le déploiement de sanctions à l’encontre de la Russie prive le plus grand exportateur mondial de produits pétroliers de ses activités habituelles dans un contexte où le marché est déjà fortement tendu. Jamais auparavant les exportations de pétrole de l’un des deux grands exportateurs mondiaux n’avaient été soumises à de telles mesures restrictives, et encore moins dans de telles conditions du marché. Depuis les années 1960, après que Khrouchtchev ait ressuscité les capacités exportatrices soviétiques, les Européens de l’Ouest ont continué leurs importations de pétrole sans interruption, tout au long des crises de la guerre froide, y compris l’intervention militaire soviétique en Afghanistan et la loi martiale de 1981 en Pologne. Même les importations américaines de produits pétroliers russes ont doublé entre mars 2014, moment de l’annexion de la Crimée par la Russie, et mai 2021, juste après le début du renforcement militaire russe à la frontière ukrainienne. Vu sous cet angle historique, il est assez extraordinaire que quiconque à Washington puisse considérer que les États-Unis pourraient utiliser la guerre pour « affaiblir le statut [de la Russie] en tant que principal fournisseur d’énergie », selon la déclaration d’un fonctionnaire de l’administration Biden le 8 mai.
Les conditions sur les marchés de gaz mondiaux avant l’invasion compliquent les conséquences probables d’un tel objectif. La Chine joue à cet égard un rôle central. Entre 2010 et 2020, la demande de gaz chinoise a augmenté de 300 %, avec une accélération à la fin de la décennie, lorsque le Ministère de l’Écologie et de l’Environnement a pris des mesures pour faire passer le chauffage des ménages du charbon au gaz. Tout au long des années 2010, la production nationale de la Chine par rapport à sa consommation a fortement diminué, au point qu’en 2021, les importations représentaient bien plus de 40 % de la consommation totale. En 2021, la demande chinoise du gaz naturel liquéfié (GNL) a enregistré une hausse stupéfiante de 19 %, le changement structurel vers le gaz ayant été renforcé par la reprise économique post-pandémique. Au cours de l’année 2021, la Chine a remplacé le Japon en tant que premier importateur mondial de GNL, alors même que les importations de Pekin par le gazoduc Force de Sibérie augmentaient également. Pour les autres pays importateurs de gaz en Asie et en Europe, il s’agissait d’un énorme choc énergétique d’une ampleur plus que comparable aux chocs pétroliers précédents. En décembre 2021, les contrats à terme de gaz naturel de l’Union européenne étaient dix-huit fois plus élevés qu’en janvier 2020.
Pourtant, le fait essentiel de la stratégie énergétique de Pékin est sa volonté d’assurer une diversification des sources d’approvisionnement. Le gaz ne fait pas exception. Lorsque Poutine et Xi Jinping se sont rencontrés à Pékin, juste avant l’invasion de l’Ukraine, ils ont convenu que la Chine importerait 10 milliards de mètres cubes supplémentaires via des gazoducs. En marge de cet accord, les entreprises énergétiques chinoises ont signé une série d’accords de vente et d’achat avec des entreprises américaines de GNL, dont deux grands accords à long terme et un à moyen terme avec Global LNG. Les accords d’octobre 2021 ont mis fin à une période au cours de laquelle les relations entre les États-Unis et la Chine ont été affaiblies, d’abord par la guerre commerciale de 2018-19, puis par la pandémie. Vue dans un contexte plus large, cette évolution, associée à la coordination de la libération des stocks de pétrole, a laissé entrevoir une certaine complémentarité des intérêts énergétiques américano-chinois, même si d’autres dynamiques plus antagonistes demeuraient. Néanmoins, l’entrée, due à la guerre, de la plus grande économie et du plus grand consommateur de gaz d’Europe sur les marchés du GNL pourrait déstabiliser à nouveau la relation énergétique entre Washington et Pékin. Désormais, les trois plus grandes économies exportatrices – dont deux, l’Allemagne et le Japon, sont presque entièrement dépendantes du gaz étranger et dont l’autre, la Chine, consomme en volume absolu plus de gaz que les deux autres réunis – sont en concurrence directe et intense pour l’approvisionnement en gaz américain.
La puissance géopolitique russe et l’Ukraine comme ligne de fracture
La tentative de la Russie de conquérir l’est et le sud de l’Ukraine, qui a fait naître ce nouvel ordre gazier, a une longue histoire géopolitique ayant de profondes implications pour l’avenir de l’Europe. L’Europe de l’après-guerre froide a été marquée par un certain nombre de lignes de fracture autour de la Russie et de l’Ukraine qui ont contribué, en fin de comptes, à affaiblir la sécurité ukrainienne. Quant à la relation énergétique entre l’Europe occidentale et la Russie, l’histoire, loin d’atteindre sa « fin » lors de la chute de l’empire soviétique en 1989 et la dissolution de l’URSS en 1991, n’a fait que commencer. La Russie a hérité une économie soviétique dont le pétrole et le gaz étaient les principales exportations. Les gazoducs traversaient des États souverains indépendants situés entre la Russie et l’Allemagne : l’Ukraine et la Biélorussie pour l’oléoduc Druzhba et l’Ukraine pour le réseau de gazoducs Brotherhood. La Russie exportait également du pétrole à partir de ses ports de la Baltique. Dès l’indépendance de l’Ukraine, le gouvernement russe a cherché à réduire le transit du gaz à travers le territoire ukrainien. En 1993, les gouvernements polonais et biélorusse ont accepté de construire le gazoduc Yamal Europe ; quatre ans plus tard, du gaz russe entrait pour la première fois en Allemagne sans transiter par l’Ukraine.
Pour l’Ukraine, le besoin permanent de la Russie en matière de transit est devenu une condition matérielle effective de son indépendance, empêchant la Russie de couper l’approvisionnement énergétique du pays. Avant même la révolution Orange, le Parlement ukrainien insistait sur le fait que l’Ukraine devait gérer les gazoducs sur son territoire, au nom de sa souveraineté. Mais comme l’Ukraine a l’une des économies les plus énergivores du monde, ses propres besoins énergétiques constituaient un talon d’Achille. En 1998, le gouvernement ukrainien a signé un accord qui liait les frais de transit russes à des prix inférieurs à ceux du marché. Après l’accession à la présidence de Viktor Iouchtchenko en janvier 2005, Gazprom a pris une deuxième mesure pour réduire la dépendance à l’égard du transit en obtenant l’accord de deux sociétés énergétiques allemandes et du deuxième gouvernement rouge-vert de Gerhard Schröder pour construire le premier gazoduc Nord Stream sous la mer Baltique.
La crise économique de 2008 a accru la vulnérabilité de l’Ukraine. La monnaie ukrainienne ayant connu une chute vertigineuse, l’Ukraine a dû se tourner vers le FMI, et l’une des conditions pour obtenir un prêt était de réduire les subventions énergétiques qui, en plus des rabais russes, permettaient le maintien du niveau de vie. Face à la nécessité impérieuse de réduire les prix de l’énergie, le président Viktor Ianoukovitch, arrivé au pouvoir après les élections de février 2010, a conclu un accord avec Moscou pour prolonger le bail russe de Sébastopol au moins jusqu’en 2042 en échange d’une réduction de 30 % des prix du gaz.
Malgré sa réputation de président pro-russe, Ianoukovitch a cherché à utiliser la révolution du schiste pour remédier à la situation énergétique difficile de l’Ukraine. Il s’agissait d’utiliser les capitaux et les technologies occidentaux pour exploiter les gisements de gaz de schiste de l’Ukraine dans le bassin Dniepr-Donets dans le Donbass et le champ d’Oleska dans l’ouest du pays. En plus d’avoir conclu en 2012 et 2013 des contrats avec Shell et Chevron, il a également autorisé Shell et ExxonMobil à prospecter le gaz offshore en mer Noire, à Skifska.
Ainsi, l’Ukraine est devenue en Europe une ligne de fracture en matière de ressources, qui s’est ajoutée aux lignes de fracture en matière de transit existantes depuis 1991. Au moment où l’Ukraine négociait un accord d’association à l’Union, les difficultés énergétiques immédiates du pays demeuraient une vulnérabilité aiguë. Le fait que les prix pour les consommateurs soient subventionnés et fortement réglementés a limité la capacité du gouvernement de Kiev à recevoir un soutien financier substantiel et durable de la part du FMI et de l’Union, chacun exigeant la libéralisation du secteur. Lorsque l’Ukraine a été confrontée à une crise financière à la fin de l’année 2013, au moment où l’Union était prête à finaliser l’accord d’association, Poutine est intervenu et a proposé à Ianoukovitch une importante réduction des prix du gaz et le rachat de 15 milliards de dollars de la dette souveraine ukrainienne. En échange, celui-ci a renoncé à l’accord d’association avec l’Union européenne, ce qui a déclenché les événements que l’on connaît : la révolution de Maïdan, l’annexion de la Crimée par la Russie et la violente tentative de sécession des factions pro-russes de Donetsk et de Louhansk.
La crise de 2014 a brisé bien plus que l’intégrité territoriale ukrainienne. Elle a réorganisé le paysage énergétique européen. L’Ukraine étant en plein tumulte, les entreprises énergétiques occidentales ont suspendu leurs activités dans le pays. Après plusieurs litiges amers arbitrés par l’Union européenne, l’Ukraine a cessé d’acheter du gaz directement auprès de Moscou en novembre 2015, achetant plutôt ce qui était en grande partie des importations russes auprès de plusieurs membres orientaux de l’Union, principalement de la Slovaquie. En ce qui concerne le transit, le conflit de 2014 a conduit Vladimir Poutine à intensifier ses efforts pour exclure totalement l’Ukraine du réseau de Gazprom, en s’engageant à construire de nouveaux gazoducs sous la mer Baltique et la mer Noire. En outre, la profondeur de la crise ne pouvait qu’inciter l’Allemagne et les États d’Europe centrale à soutenir les nouveaux projets Nord Stream 2 et Turk Stream pour protéger leur sécurité énergétique.
La décision de Moscou d’annexer la Crimée en 2014 a également reconfiguré l’orientation géoéconomique de la Russie. En s’adaptant aux sanctions imposées par les États occidentaux, Poutine a interdit les importations de denrées alimentaires en provenance des États-Unis, de l’Union européenne et du Canada et a encouragé la production nationale. Le contrôle complet de Sébastopol et de la côte centrale nord de la mer Noire depuis mars 2014 a permis à la Russie de développer l’infrastructure portuaire nécessaire pour devenir un exportateur agroalimentaire important, notamment vers le bassin méditerranéen. Au moment où Poutine lançait la guerre en 2022, la Russie était devenue le premier exportateur d’engrais et le premier exportateur de blé au monde, s’arrogeant près d’un quart du marché.
Ce passage à la guerre n’a fait que renforcer la capacité de la Russie à perturber les flux alimentaires et, en fin de compte, à diviser les membres de l’OTAN. La marine russe ayant rapidement fermé le détroit de Kerch, qui relie la mer d’Azov à la mer Noire, et patrouillé les eaux autour d’Odessa, la Russie a pu empêcher l’Ukraine d’utiliser ses ports alors qu’avant la guerre, 80 % des exportations ukrainiennes étaient transportées par voie fluviale. L’Ukraine étant un important exportateur de denrées alimentaires, notamment de blé, le blocus russe s’est traduit directement par une crise alimentaire quasi catastrophique pour certains pays du Sud, où l’offre est insuffisante et les prix élevés. Ce qui pourrait être fait pour atténuer cette crise alimentaire redevient rapidement une question complexe pour l’OTAN, car la Turquie devrait donner son autorisation pour permettre aux forces navales de l’OTAN d’entrer dans la mer Noire et, si elle le faisait, l’escalade des risques serait inacceptable pour l’Allemagne et la France.
Ni la Russie ni le reste du monde ne peuvent échapper à ce que la Russie a mis en mouvement au plan géopolitique. Si la Russie devait conserver son contrôle actuel sur la majeure partie de la côte nord de la mer Noire, sur une bonne partie du Donbass et sur la ville de Kherson dans l’estuaire du Dniepr, la guerre qu’elle aura menée pour s’assurer ce territoire aura considérablement renforcé l’identité nationale ukrainienne et le soutien extérieur à un État-nation ukrainien indépendant. Cet État-nation pourrait bien être matériellement non viable sans un changement de l’équilibre actuel des forces militaires dans le sud de l’Ukraine : en dehors de toute autre considération, si l’Ukraine reste enclavée au-delà d’Odessa et que la Russie contrôle les eaux autour de cette ville, comment l’Ukraine pourra-t-elle importer du gaz dans un monde où l’Europe se tourne vers le gaz maritime ? C’est précisément pour cette raison qu’une victoire russe à court terme qui enclaverait l’Ukraine signifierait que la guerre ne pourrait en fait pas se terminer sans que les pays occidentaux n’abandonnent l’Ukraine – une solution que ni l’Union ni l’Alliance atlantique ne pourront tolérer.
La transition énergétique au point mort
Le poids de la puissance énergétique de la Russie témoigne de la centralité persistante de l’énergie fossile dans l’économie mondiale et la vie quotidienne. La transition énergétique, qui, si elle réussit, serait en fait une révolution énergétique, s’est avéré jusqu’à présent très lente. En 1992, année du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro, les énergies fossiles représentaient 87 % de la consommation mondiale totale d’énergie. Aujourd’hui, elles en représentent 84 %. Sans percées technologiques en matière de stockage, le solaire et l’éolien restent des sources d’énergie primaire intermittentes pour la production d’électricité et, même si les ventes de véhicules électriques personnels augmentent, les transports sur lesquels fonctionne l’économie mondiale — bateaux et camions — nécessitent des produits pétroliers. L’Allemagne, qui s’est engagée bon an mal an dans une transition énergétique depuis les années 1980 et où moins de 50 % du mix électrique provient de combustibles fossiles, utilisera encore des combustibles fossiles pour 77 % de sa consommation d’énergie primaire en 2020. Alors qu’à l’inverse, les solutions pratiques pour remplacer le gaz dans le chauffage des ménages existent dans les pompes à chaleur et l’isolation, les gouvernements n’ont pas agi pour convaincre les citoyens de leur nécessité, ni engagé les fonds nécessaires aux travaux requis.
Les problèmes de l’Europe concernant la transition dans la production d’électricité ont été particulièrement mis en évidence en 2021. À la fin de l’hiver, au printemps et au début de l’automne de l’année dernière, la vitesse du vent était souvent faible. Pour une île septentrionale relativement étroite, le Royaume-Uni bénéficie de certaines des conditions les plus propices au monde pour l’énergie éolienne, mais la société britannique SSE a indiqué qu’entre avril et septembre 2021, ses actifs renouvelables centrés sur l’éolien terrestre et en mer ont produit 32 % d’électricité de moins que prévu. En raison de la faiblesse des vents, les centrales électriques ont dû utiliser davantage de gaz. À l’automne, cet impératif a accru la demande à un moment où les prix des importations de gaz naturel s’envolaient sous la pression du choc chinois et de la réticence de Gazprom à fournir davantage.
L’augmentation du coût de l’énergie fossile suscite à la fois le désir d’accélérer la transition énergétique et — tout en rappelant à quel point le monde est encore dépendant des combustibles fossiles — incite les gouvernements à donner la priorité à toute forme d’énergie exigée sur le moment. La crise énergétique qu’a connue la Chine à l’automne 2021, qui a commencé par des perturbations autour du charbon et a vu le rationnement de l’électricité dans vingt provinces entre septembre et novembre, est révélatrice de cette situation difficile. Inquiets de savoir d’où viendrait l’énergie nécessaire pour répondre à la demande, le Comité central du Parti communiste chinois et le Conseil d’État ont publié de nouvelles directives officielles mettant en garde contre « toute réaction excessive » en matière de réduction des émissions de carbone.
La guerre a également exposé au grand jour certaines des dures réalités de la transition comme la durabilité de la consommation énergétique mondiale actuelle. Englués dans leur crise énergétique de l’automne 2021, les dirigeants chinois ont promis une « stratégie de conservation globale » et un objectif stratégique de « contrôle approprié de la consommation totale d’énergie ». En revanche, pour les pays occidentaux, le souvenir de la politique des années 1970 rend les appels aux sacrifices extrêmement désagréables sur le plan politique. Si certains hommes politiques européens de premier plan, comme Mario Draghi, ont été disposés à suggérer que les citoyens devraient consommer moins d’énergie pour rendre les sanctions énergétiques contre la Russie réalisables, aucun n’a été tout à fait disposé à suggérer que cela pourrait représenter une nouvelle permanence pour faire avancer la transition énergétique.
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En augmentant de la sorte l’importance de ce qui se trouve être en jeu, la guerre met toujours en relief la dureté d’un ici et maintenant dramatique tout en libérant des forces chaotiques. Par opposition, la manière dont les gouvernements ont poursuivi la transition énergétique a davantage ressemblé à une tentative de mettre le présent en suspens et de sauter dans l’avenir par la seule force de la volonté. Les gouvernements européens ont de nouvelles raisons géopolitiques profondes d’aspirer à un avenir qu’ils souhaitaient déjà et dans lequel, comme le déclarait Angela Merkel en janvier 2020, l’Europe deviendrait « le premier continent sans CO2 ». En d’autres termes : dans la nécessité géopolitique et économique du pétrole gît en puissance la subordination ; dans l’espoir de l’énergie solaire et éolienne et de l’électrification se trouve l’offre de Macron en faveur de la souveraineté européenne. Or la guerre n’aurait pas pu rendre plus claire la difficulté d’un tel changement matériel. L’énergie contraint ceux qui font la guerre comme ceux qui la subissent : l’Ukraine transporte le pétrole et le gaz russes vers l’Europe par ses pipelines ; la Russie paie l’Ukraine pour transporter ces exportations. En matière d’énergie, même le pouvoir transformatif de la guerre a ses limites.
Les choix sont aujourd’hui plus difficiles. L’engagement en faveur d’un avenir énergétique différent entrave déjà la recherche par l’Allemagne d’un approvisionnement en gaz non russe dans le présent. En mars, le ministre allemand de l’économie, Robert Habeck, s’est rendu au Qatar pour tenter de conclure un accord sur le GNL. Lorsqu’un accord a finalement été conclu le 20 mai, l’Allemagne ne pouvait se féliciter que d’un engagement qatari pour le gaz exporté par l’usine américaine Golden Pass du Qatar à partir de 2024 et de la promesse de discussions supplémentaires sur l’approvisionnement à long terme. Une bonne partie du problème réside dans le fait que le Qatar veut un accord à plus de vingt ans tandis que l’Allemagne veut se retirer du marché du gaz avant 2040.
Plus généralement, la question de savoir si les gouvernements et les citoyens devront faire face aux contraintes d’approvisionnement en énergie fossile par rapport aux impératifs écologiques de la transition énergétique nous rapproche d’une réponse. À l’imitation de Wilkins Micawber, le personnage de fiction inventé par Dickens, les politiciens occidentaux peuvent espérer que « quelque chose se passera ». Dans le « Sud global », le rationnement de l’énergie est déjà là, rendant la pression de la réalité déjà beaucoup plus forte. D’une manière ou l’autre — que ce soit à travers « l’écologie de guerre », par la tentative de réduire plus rapidement les émissions de carbone ou par la récession — les pays occidentaux se dirigent vers une réduction de la consommation d’énergie.