Combien le carbone tue : introduction au calcul bresslerien

À la fin du mois de juillet 2021, alors que la planète traversait une saison en enfer, avec de plus en plus de territoires en feu, sous l’eau ou en train de se dessécher, la revue Nature Communications a publié une étude sur la façon dont les émissions de CO₂ provoquent la mort des individus1. La hausse des températures entraîne une surmortalité. Le scientifique à l’origine de l’étude, R. Daniel Bressler, économiste à la Maison Blanche et chercheur à l’université Columbia de New York, a calculé le nombre de décès qu’entraînerait, pour le reste du siècle, un million de tonnes de CO₂ émis en 2020  : 226 vies emportées. Au cours d’une vie de consommation, trois Américains et demi émettraient donc suffisamment de CO₂ pour mettre fin à une vie, tandis qu’il faudrait 146 citoyens du Nigeria pour arriver au même résultat. Plus vous consommez et émettez, plus de personnes mourront. Si cela semble violent, c’est parce que ça l’est.

Certes ces chiffres pourraient être remis en question pour un certain nombre de raisons. Tout d’abord, ils sont, comme Bressler a tenu à le souligner lui-même, sérieusement sous-estimés, car ils n’intègrent que la mortalité liée à un seul risque climatique : le réchauffement planétaire. L’auteur n’a pas compté les décès dus aux inondations, aux tempêtes, aux ouragans, aux maladies infectieuses, à la sécheresse et aux chocs alimentaires ou à toute autre conséquence du changement climatique. Puisque la crise climatique s’intensifie au fil du temps, les chiffres devraient également être revus à la hausse. Enfin, les choix de consommation individuels sont-ils vraiment à blâmer ? Dans une interview accordée au Guardian, Bressler conseillait au lecteur de ne pas «  prendre trop personnellement la létalité par habitant de leurs émissions. Nos émissions sont en grande partie fonction de la technologie et de la culture du milieu dans lequel nous vivons  »2. Et l’on pourrait ajouter que les consommateurs n’ont pas vraiment le pouvoir — même pas aux États-Unis — de déterminer quelles infrastructures sont développées.

Prenons le cas du pipeline de pétrole brut de l’Afrique de l’Est (EACOP), en cours de construction. Il sera le plus long oléoduc chauffé du monde, s’étendant des champs pétrolifères qui entourent le lac Albert, à la frontière de la République démocratique du Congo, traversant l’Ouganda et la Tanzanie jusqu’à la côte. L’oléoduc traversera 230 rivières, coupera en deux 12 réserves forestières, traversera plus de 400 villages et déplacera environ 100 000 personnes. Mettons de côté la violence engendrée par la construction et concentrons-nous plutôt sur le produit final : le pétrole brut lui-même3. L’EACOP est censé transporter 216 000 barils par jour vers le marché mondial. Le principal acteur derrière le projet — et sur les champs autour du lac Albert — est Total, la quatrième compagnie pétrolière et gazière privée du monde et la plus grande des entreprises privées domiciliées en France.

Reprenons maintenant le «  coût en mortalité du carbone » de Bressler — 226 vies — et multiplions-le par la quantité totale de tonnes de CO₂ qui seront émises par le pétrole transporté par l’EACOP4. Nous arrivons alors au chiffre suivant : lorsqu’il sera opérationnel, en suivant le modèle proposé par Bressler, l’EACOP pourrait causer chaque année la mort de 7 661 personnes. Les hypothèses de modélisation étant les mêmes que dans l’étude de Bressler, l’estimation est excessivement basse, 7 661 personnes décédées par an représenterait un minimum irréaliste. Qui est responsable de la planification de cette source potentielle de destruction massive ? Est-ce le citadin motorisé lambda aux États-Unis ou en France ? Ou plutôt les propriétaires de Total et le complexe politico-industriel qui le soutient5  ? Quoi qu’il en soit, une chose est claire : les combustibles fossiles extraits de la terre doivent être considérés comme des projectiles tirés sans discernement sur l’humanité, principalement sur la partie de celle-ci qui vit dans le Sud global.

Plus vous consommez et émettez, plus de personnes mourront. Si cela semble violent, c’est parce que ça l’est.

Andreas Malm

En posant le problème en ces termes, on s’expose immédiatement à une objection souvent utilisée par les fabricants d’armes : ce ne sont pas les armes qui tuent mais les gens. C’est l’argument utilisé par la National Rifle Association et les entreprises qui inondent les États-Unis d’armes à feu, pour se dédouaner de toute responsabilité des massacres perpétrés avec de telles armes. Ce discours est, bien sûr, fallacieux. Mais prenons-le pour acquis. Les armes à feu peuvent en effet rester inutilisées pendant des décennies, ou être utilisées à des fins d’exposition. Une infime partie de la production totale d’armes dans un pays comme les États-Unis est effectivement utilisée pour tuer. Le pétrole brut fonctionne différemment. Il n’est pas stocké pendant des décennies et ne peut pas non plus être utilisé pour des défilés ; personne n’achète le pétrole de Total pour manifester sa puissance en se recouvrant le visage de brut ou en badigeonnant ses adversaires. Le pétrole n’a qu’un seul but : sa combustion à la livraison. Total ne forerait jamais une goutte de pétrole issu des champs pétrolifères du lac Albert sans s’attendre à ce qu’il soit transporté directement vers les foyers du monde entier. Et la présence même du pétrole sur le marché est une fonction de l’extraction. La quantité particulière de combustibles fossiles provenant des gisements du lac Albert — l’une des plus grandes réserves d’Afrique subsaharienne — n’arrivera en combustion que parce que Total y a exploré et foré. C’est ainsi que naît chaque détonation de projectile.

© AP Photo/Altaf Qadri

Exproprier les fossiles

Pourrions-nous qualifier cela de violence climatique ? Si l’on accepte la science du changement climatique anthropique, un constat logiquement inévitable en découle : les combustibles fossiles tuent des gens, et ce de manière de plus en plus importante à mesure que le statu quo se poursuit. Mille tonnes de charbon extraites en 1850 ou des barils de pétrole extraits en 1950 n’ont pas provoqué de décès mesurables, car l’atmosphère n’était pas encore sursaturée en CO₂. Lorsqu’elle le sera, la létalité de tout quantum supplémentaire de combustibles fossiles aura tendance à augmenter progressivement.

Mais qu’en est-il de l’objectif ? Il est certain que quelqu’un qui extrait du charbon ou du pétrole, que ce soit en 1850 ou en 2050, ne le fait pas dans l’intention de tuer des humains. Le but est tout autre : gagner de l’argent. Or une fois qu’il est pleinement admis et communément accepté que cette forme de production d’argent tue en réalité de nombreuses personnes, l’absence d’intention commence à disparaître. Dès lors, les pertes massives deviennent résultat, accepté de facto après un processus idéologique et mental, de l’accumulation. « Si vous faites quelque chose qui blesse quelqu’un et que vous le savez, vous le faites exprès », déclarait le procureur Steve Schleicher dans sa plaidoirie contre Derek Chauvin, condamné pour le meurtre de George Floyd6. Mutatis mutandis, il en va de même pour la production de combustibles fossiles. Chaque année, celle-ci devient plus meurtrière et plus délibérée : elle s’apparente chaque année davantage à une violence systématique.

Or ce processus est en cours depuis déjà un certain temps. Selon l’une des révélations les plus sensationnelles de l’année passée Total connaissait les «  conséquences catastrophiques » d’une augmentation de la concentration atmosphérique de CO₂ dès 19717. Depuis un demi-siècle, l’entreprise agit au détriment d’autrui en connaissance de cause. Elle a mis en œuvre diverses stratégies pour traiter les faits : mener des recherches, apprendre à les connaître, les nier en public, puis les minimiser. Aujourd’hui Total se repositionne comme une solution au problème, en se rebaptisant «  Total Énergies », un nom qui devrait indiquer un intérêt présumé pour d’autres types de combustibles que les hydrocarbures.

Une tendance contradictoire est donc ici à l’œuvre. Alors que Total est passé, en même temps que la plupart de l’industrie des combustibles fossiles, d’un déni pur et simple à une acceptation nominale de la science, d’une hostilité à l’atténuation du changement climatique à une aspiration à incarner cette transformation, les produits mêmes que la société continue d’extraire sont de plus en plus dévastateurs chaque année. Cela, une fois encore, découle du b.a.-ba de la science : le plus longtemps des combustibles fossiles sont extraits du sol, le plus ils sont mortels. Le greenwashing et la communication mielleuse correspondent à un accroissement progressif de la brutalité. En 2021, Total se vante de produire 3 millions de barils de pétrole par jour8. Toujours selon les hypothèses de Bressler, cela signifierait qu’au cours de cette seule année, elle pourrait avoir condamné à mort 106 412 personnes dans le cadre de ses activités quotidiennes ; mais une fois encore, ce chiffre ne donne qu’une idée approximative des conséquences9.

Mais Total n’est-il pas en train de s’éloigner du pétrole et du gaz ? D’autres recherches menées en 2021 ont montré que l’entreprise, tout comme ses concurrents, est loin de mettre fin à ses investissements dans les combustibles fossiles ; au contraire, tous sont en train de les doubler. La raison en est simple : les combustibles fossiles génèrent des profits bien plus importants que les énergies renouvelables. Ces dernières sont de moins en moins chères — l’humanité économiserait aujourd’hui des milliers de milliards de dollars si elle alimentait l’économie mondiale exclusivement avec ces dernières : les combustibles fossiles ne sont plus nécessaires — et, dans le même ordre d’idées, elles sont moins rentables que le bon vieux pétrole et le gaz, qui coûtent cher. Les projets en Afrique de l’Est, en Angola et au Brésil, pour lesquels Total a reçu un feu vert en 2020, généreraient un «  taux de rendement interne » — comprendre : un profit — attendu entre 15 et 20  %, contre 4 ou 5  % pour les installations éoliennes ou solaires10. Rien ne permet de penser que Total et les autres acteurs du secteur de l’accumulation du capital soient sur le point de renoncer à cette tentation pérenne. Cet abandon impliquerait de rompre avec leur raison d’être fondamentale.

Rien ne permet de penser que Total et les autres acteurs du secteur de l’accumulation du capital soient sur le point de renoncer à cette tentation pérenne. Cet abandon impliquerait de rompre avec leur raison d’être fondamentale.

Andreas Malm

Face à ce constat, deux conclusions semblent s’imposer. Premièrement, les entreprises comme Total devraient être considérées comme des entités responsables de l’organisation de la destruction planétaire et de la mort en masse — en somme, comme une conspiration malveillante. Deuxièmement, elles devraient être nationalisées. Dans le cas de Total, l’État français devrait immédiatement procéder à son expropriation et faire en sorte que sa production de pétrole et de gaz soit réduite à zéro dans un délai de cinq ans, par exemple. Cela semble extrême ? Toute véritable atténuation du changement climatique implique par définition la fin de la propriété privée des combustibles fossiles. Les industriels ne doivent plus être autorisés à extraire du charbon, du gaz ou du pétrole et à les vendre pour la consommation, pas plus qu’ils ne sont autorisés à commercialiser du sarin ou du gaz moutarde.

Toute personne qui souscrit à l’objectif de limiter le réchauffement planétaire et de stabiliser le système climatique doit reconnaître que le temps de cette liberté commerciale particulière est révolu. Certains pourraient vouloir repousser la date de sa fin à 2060 ou 2300. Leur engagement envers la cause climatique pourrait alors être remis en question. La logique, en tout cas, est indéfectible : au-delà d’une certaine date — celle du début d’une véritable action climatique — la propriété privée des combustibles fossiles ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Reste la question du calendrier. Quand faut-il annoncer cette date ? Maintenant, alors qu’il reste une chance infime de maintenir le réchauffement en dessous de 1,5 ou 2°C, ou dans deux décennies ou des siècles, lorsque les dommages causés à la planète et le nombre de victimes seront infiniment plus importants et plus élevés ?

Inutile de préciser que la propriété de l’État en soi n’est pas une garantie que les compagnies pétrolières et gazières cesseront la production. Il suffit de regarder l’Arabie saoudite ou la Chine. Mais lorsque les entreprises sont déjà aux mains des États, il suffit de réécrire les directives ; la structure de propriété requise est déjà en place. Pour les sociétés privées libres, la première étape consiste à les placer sous contrôle public. Ce n’est qu’alors que les sociétés pourront être libérées de l’obligation de maximiser le profit et, éventuellement, être adaptées à d’autres fins. Il convient de noter que cette situation s’applique à des secteurs centraux de l’économie fossile : l’industrie est entièrement privée aux États-Unis, premier producteur mondial de pétrole et de gaz. De même en Allemagne, premier producteur du combustible fossile le plus sale — le charbon de lignite — et en Australie, premier exportateur de charbon.

Par où commencer ?

Pratiquement tous les pays capitalistes avancés ont leurs propres malfaiteurs avec lesquels ils doivent traiter. Même la Suède, qui est probablement le pays nordique le moins associé à l’extraction de combustibles fossiles, abrite un organisme nuisible, Lundin Energy, anciennement Lundin Oil et Lundin Petroleum. Fondée par Adolf H. Lundin (né en 1932 dans une famille germano-suédoise aux passions nazies, anticommuniste de longue date et partisan de l’apartheid en Afrique du Sud), cette société a été jugée en novembre 2021 pour complicité de crimes de guerre dans ses zones d’opération au Soudan. Entre 1999 et 2003, des centaines de milliers de personnes ont été déplacées et des milliers ont été tuées, violées et torturées à l’instigation présumée de Lundin11. Mais cette organisation coupable qui soutient activement la violence du carbone, aujourd’hui dirigée par les fils d’Adolf H. Lundin, ne se limite pas aux atrocités commises à l’encontre de lointains Africains dont les riches Suédois se soucient peu. C’est peut-être le cœur de métier dans sa forme pure qui est le plus meurtrier. Un peu comme Total, Lundin se vante sur son site Internet de taux d’extraction accélérés ; son plus grand exploit récent à cet égard est la découverte du champ pétrolier norvégien inauguré en 2019 sous le nom de Johan Sverdrup12. Lorsqu’il sera pleinement opérationnel en 2022, il s’agira du plus grand champ pétrolier individuel sur le territoire européen (un calcul bresslérien indiquerait 26 600 personnes tuées par an)13. La production devrait se poursuivre au moins jusqu’en 2070. Lundin est le deuxième acteur le plus important sur Johan Sverdrup, Total le cinquième. À partir de cet actif et d’autres, Lundin, comme tous les autres du même genre, a l’intention de continuer à pomper de plus en plus de pétrole d’une année à l’autre pour générer un profit maximal.

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Dans tous les pays où sont implantées de telles entreprises, une question devrait dominer la politique : comment les reprendre et les démanteler ? Qui promet de le faire le premier ? Qu’y a-t-il de plus urgent ? Malheureusement, la France et la Suède sont deux pays parmi d’autres qui partagent une autre caractéristique : la psychose autour de la présence de personnes de couleur et de tous les maux qui seraient censés en découler. Dans aucun des deux pays les élections ne semblent avoir de place pour une autre question urgente que l’immigration ou l’islam. Cette distraction épique de tout intérêt pour la véritable source de destruction n’est pas un hasard14 — de même que la fascination précoce d’un Ernest Mercier pour le fascisme. Les héros de ce moment historique seront les candidats ou partis présidentiels qui parviendront à briser la psychose et à recentrer l’attention là où elle doit être : sur la question de savoir comment arrêter les sources de la mortalité climatique massive — qui, bien entendu, frappera aussi la France et la Suède dans peu de temps.

Dans tous les pays où sont implantées de telles entreprises, une question devrait dominer la politique  : comment les reprendre et les démanteler  ? Qui promet de le faire le premier  ? Qu’y a-t-il de plus urgent  ?

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La nationalisation des entreprises de combustibles fossiles ferait se retourner un Adolf H. Lundin ou un Ernest Mercier dans leur tombe. Mais elle marquerait une victoire de la démocratie. Une micro-élite — la fraction de la classe dominante qui profite de la production de pétrole, de gaz et de charbon — serait dépossédée du pouvoir de mettre le feu à la planète. Heureusement, les travailleurs de ces entreprises ne doivent pas avoir peur. Pour eux, une mission historique commence maintenant, car ils possèdent des compétences et des technologies pétrochimiques uniques : précisément ce qui est nécessaire pour inverser le réchauffement de la planète. Total et ses équivalents pourraient être chargés de capter le CO₂ atmosphérique, de le généraliser et de le séquestrer dans le sol — de le transformer en pierre et de l’enfouir sous la croûte terrestre jusqu’à la fin des temps15. La production de combustibles fossiles serait interrompue tandis que la capacité de piégeage du carbone serait mise en place dans le cadre d’un programme accéléré. L’entreprise anciennement connue sous le nom de Total deviendrait un service public dont le but serait de nettoyer le gâchis qu’elle a contribué à créer et de restaurer un climat dans lequel la civilisation humaine puisse prospérer. Chacun pourrait garder son emploi, mais il n’y aurait plus de marchandise à vendre — seulement un commun, l’atmosphère, à restaurer.

Il s’agit manifestement d’une utopie. Aucun président ou parti français ne semble susceptible de proposer une telle ligne de conduite — pas Emmanuel Macron ; certainement pas Marine Le Pen ou Éric Zemmour. Il ne s’agit pas d’une aberration française. Aucun État capitaliste avancé n’est sur le point de faire ce qui est nécessaire. Alors imaginez que les gens commencent à bouger d’eux-mêmes. Imaginez, comme scénario purement spéculatif, que les Ougandais et les Tanzaniens, sur le chemin d’EACOP, commencent à détruire les équipements de construction. Ils mettent le feu aux bulldozers, s’emparent de segments de l’oléoduc et mettent en pièces ceux qui sont déjà installés. Le sabotage prend une telle ampleur que Total doit annuler le projet. Ou bien, imaginez qu’un mouvement pour le climat en France s’en prenne aux propriétés de Total au point qu’il annule EACOP — ou qu’il fasse monter la pression sur l’État au point qu’il soit obligé d’intervenir contre l’oléoduc. La France, après tout, n’est pas étrangère aux protestations qui incluent la destruction de biens. Imaginez en outre que pas une seule vie ne soit perdue dans ces campagnes, que seules des machines et autres objets inanimés soient détruits. Quel serait le bilan ? Un minimum de 7 661 vies humaines sauvées par an pendant les décennies à venir.

Aucun État capitaliste avancé n’est sur le point de faire ce qui est nécessaire. Alors imaginez que les gens commencent à bouger d’eux-mêmes.

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Certains appelleraient cela de l’autodéfense. On pourrait également parler d’intervention humanitaire préventive, peut-être d’une forme de non-prolifération — et certainement de prévention de morts potentiels.

La vraie question, par conséquent, n’est pas de savoir si les gens ont le droit moral de détruire les biens qui font planer la mort sur le globe. Il s’agit de savoir pourquoi ils n’ont pas encore commencé. Deux grands romans récents mettent en scène la destruction de biens liés aux combustibles fossiles comme élément central de l’intrigue : How Beautiful We Were d’Imbolo Mbue, dans lequel une communauté villageoise africaine se soulève contre une compagnie pétrolière qui détruit ses terres et tue ses enfants par la pollution, et The Ministry for the Future de Kim Stanley Robinson, dans lequel de jeunes Indiens réagissent à une vague de chaleur hyper meurtrière en s’attaquant aux infrastructures de combustibles fossiles dans le monde entier16. Les deux livres semblent imaginer que ce serait une chose raisonnable à faire, ni surprenante ni illogique, dans les circonstances actuelles. Par rapport à sa pratique réelle, il y a eu un surcroît de raisonnement sur cette forme de résistance. C’est une idée dont le temps est venu. Les raisons sont évidentes : si les gouvernements ne peuvent pas se décider à maîtriser les producteurs de combustibles fossiles, mais continuent au contraire à les subventionner, à les encourager et à les soutenir, alors les personnes extérieures aux appareils d’État finiront par prendre l’affaire en main. C’est du moins ce que l’on pourrait attendre.

Sources
  1.  R. Daniel Bressler, « The Mortality Cost of Carbon », Nature Communications, 12 (2021), p. 1-12.
  2. Oliver Millman, « Three Americans Create Enough Carbon Emissions to Kill One Person, Study Finds », The Guardian, 29 juillet 2021.
  3. Pour en lire plus, Les Amis de la Terre France & Survie, Un cauchemar nommé Total, 20 octobre 2020.
  4. Détails du calcul : un baril de pétrole brut génère en moyenne 0,43 tonne de CO2 selon l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis  ; voir : «  Greenhouse Gas Equivalencies Calculator : Calculs et références  », n.d. (données de 2019 et 2020). L’EACOP transportera 216 000 barils de pétrole brut par jour  ; voir : Fred Pearce, « A Major Oil Pipeline Strikes Deep at the Heart of Africa », Yale Environment 360, 21 mai 2020.

    Ainsi, 216 000 x 0,43 = 92 880 tonnes de CO2 provenant de l’EACOP par jour. Sur une année : 92 880 x 365 = 33 901 200 tonnes de CO2 provenant d’EACOP (soit près de 34 millions de tonnes). 1 million de tonnes de CO2 en 2020 provoquant 226 décès, selon Bressler, nous arrivons à un total de 33,9 x 226 = 7 661 décès causés par l’EACOP au cours d’une année moyenne de son exploitation.

  5. Ed Reed, «  Macron Says « Count on Me » for EACOP Support  », Energy Voice, 4 mai 2021.
  6. Victoria Bekiempis, « Derek Chauvin Trial : Jury Begins Deliberations over Killing of George Floyd — As It Happened », The Guardian, 20 avril 2021.
  7. Christophe Bonneuil, Pierre-Louise Choquet & Benjamin Franta, «  Early Warnings and Emerging Accountability : Total’s Responses to Global Warming, 1971–2021  », Global Environmental Change (2021).
  8. Total Energies, « Chiffres clés », n.d., 30 novembre 2021.
  9. Calcul effectué comme dans la note 4 ci-dessus.
  10. Brett Christophers, « Fossilised Capital : Price and Profit in the Energy Transition », New Political Economy (2021), d’abord en ligne. Pour de plus amples détails sur la stratégie d’investissements de Total, voir cette brillante étude. Pour la chute des coûts des énergies renouvelables et les économies que celles-ci permettent d’engendrer, voir Rupert Way, Matthew Ives, Penny Mealy & J. Doyne Farmer, « Empirically Grounded Technology Forecasts and the Energy Transition », INET Oxford Working Paper No. 2021-01, 14 septembre 2021.
  11. Voir e.g. Business & Human Rights Resource Centre, « Lundin Energy Lawsuit (Re Complicity in War Crimes, Sudan) », 11 novembre 2021.
  12. Voir lundin-energy.com.
  13. E.g. Olga Yagova & Gleb Gorodyankin, « Norway’s Johan Sverdrup Blend Oil Steps Up Competition to Russia’s Urals in Europe », Offshore Engineer, 1 novembre 2021. 755 000 barils de pétrole seront extraits d’ici 2022. En 2019, le plus grand champ pétrolier d’Europe était Troll, également en Norvège.
  14. Voir le Collectif Zetkin, Fascisme Fossile. L’extrême droite, l’énergie, le climat, Paris, La Fabrique, 2020.
  15. Pour aller plus loin, Andreas Malm & Wim Carton, « Seize the Means of Carbon Removal : The Political Economy of Direct Air Capture », Historical Materialism, 29 (2021), p. 3-48.
  16. Imbolo Mbue, How Beautiful We Were, New York, Random House, 2021 ; Kim Stanley Robinson, The Ministry for the Future, Londres, Orbit, 2020. Voir aussi l’entretien avec Robinson.