Étant donné le choc économique provoqué par la pandémie de Covid, il y a eu beaucoup de débats autour de la possibilité d’une réponse budgétaire commune. Différentes options semblent possibles. Dans la mesure où elle n’est pas très claire pour beaucoup de personnes, il serait utile que vous expliquiez selon vous la grande différence entre l’utilisation du Mécanisme européen de stabilité (MES) et le déploiement d’une capacité d’emprunt commune (corona bonds).
Il est très important, dans ce contexte, de commencer par rappeler que la Banque centrale européenne (BCE) a lancé un programme très important qui permet à la fois d’étendre son programme d’achat de titres du secteur public (PSPP) actuel et de lancer un nouveau programme d’achat de 750 milliards d’euros de nouvelles obligations d’État. Cela a profondément changé les termes de la discussion car, depuis le début du programme d’achat, il y a eu une forte diminution des coûts d’emprunt pour tous les pays européens. L’Italie émet ainsi ses obligations à 10 ans à un taux d’intérêt de 1,3 %, l’Espagne à 0,5 %, le Portugal à 0,6 %. La BCE a donc fait du bon travail en mettant fin aux perturbations des marchés de la dette publique. Cela permet aux États membres d’emprunter et de répondre au choc économique causé par l’épidémie et le confinement. Il est donc important de garder cet élément à l’esprit, même si cela ne signifie naturellement pas que les États membres ne doivent pas concevoir une réponse budgétaire commune à l’avenir.
Passons maintenant aux différentes façons d’envisager cette réponse budgétaire commune et, en particulier, à la différence entre les euro-obligations en général et le programme du Mécanisme européen de stabilité en particulier.
Dans les deux cas, il s’agit d’une émission commune de dette. Les obligations émises par le MES bénéficient d’une notation AAA, basée sur son capital de 80 milliards d’euros et sur l’engagement des pays membres (conjointement et solidairement) à libérer davantage de capital souscrit si nécessaire. En ce sens, les obligations de ce Mécanisme sont une sorte d’euro-obligation. Toutefois, elles ne peuvent être utilisées que pour des prêts aux Etats membres, qui s’ajoutent immédiatement à la dette des pays récipiendaires. Il ne s’agit pas de dépenses communes qui seraient utilisées par les pays les plus vulnérables, mais d’un nouvel emprunt auprès du MES, qui augmente la dette, qui est stigmatisant et constitue un mauvais signal pour le marché.
Le MES a été créé pour répondre à une situation dans laquelle des pays ont déjà perdu ou étaient sur le point de perdre leur accès au marché financier en raison des déséquilibres financiers dans ces pays. Le MES était la solution pour leur fournir une assistance, d’où les craintes liées à la conditionnalité de ses prêts. Pourquoi les utiliser, même s’il n’y avait pratiquement aucune conditionnalité, alors que l’action de la BCE a déjà tellement réduit les taux ? Cela explique pourquoi les programmes du MES ne semblent pas adéquats à l’heure actuelle. Ils pourraient devenir utiles à l’avenir s’il s’avère nécessaire de recourir aux opérations monétaires sur titre (OMT) de la BCE. À l’heure actuelle, la condition d’utilisation de l’OMT – selon laquelle il doit y avoir une déviation significative par rapport à la juste valeur des obligations souveraines d’un pays membre – n’est pas vérifiée.
Les euro-obligations procèdent d’une logique différente. L’avantage primordial des euro-obligations est de garantir l’accès de tous les pays au financement du marché pour leurs besoins budgétaires, indépendamment de leur notation. Cela est d’autant plus pertinent dans la mesure où certains pays très endettés sont confrontés à la nécessité absolue de dépenser davantage pour prendre soin de leur population et de leur économie dévastée par la crise. Il est à ce titre significatif que les plus petits programmes d’aide annoncés soient ceux de l’Italie, de l’Espagne ou du Portugal et de la Grèce. Le caractère émotionnel de l’appel à la solidarité européenne et aux euro-obligations se fonde sur ce constat.
Tous les pays de la zone euro participeraient à la prise des fonds obtenus avec les euro-obligations. Il n’y aurait donc aucun effet de stigmatisation ou de vulnérabilité sur les marchés ni de déclassements de notation, comme ce serait potentiellement le cas si le dispositif d’accès au financement était réservé aux membres les plus faibles, comme c’est le cas des programmes du MES.
Les euro-obligations, tout comme les prêts du MES, offrent un financement moins cher pour la plupart des pays. En revanche, les pays ayant une notation triple A paieraient plus cher pour les euro-obligations car ils bénéficient actuellement de taux négatifs pour leurs obligations nationales… Cela montre donc les difficultés à accepter les euro-obligations pour ces pays et leur refus politique d’une « Union de transfert ».
Le « transfert » résultant des différences de taux peut toutefois ne pas être trop excessif, même si significatif. Une redistribution et mutualisation plus grande pourrait exister ou non, selon la manière dont les fonds obtenus avec les euro-obligations sont ensuite utilisés. Tous les pays sont responsables, d’une manière ou d’une autre, des frais d’intérêts et des amortissements des euro-obligations. Chaque pays participe à ces coûts en fonction de son importance dans le PIB de la zone euro. Le fait qu’un pays gagne une proportion plus élevée en part du PIB des fonds obtenus dépend des règles de répartition adoptées. Ces transferts pourraient être inexistants si, par exemple, les paiements et la distribution des fonds étaient égaux en % du PIB.
Un moyen rapide d’avoir des obligations européennes et d’éviter une augmentation initiale des ratios d’endettement des pays serait d’utiliser la Commission européenne pour émettre des obligations afin de financer un fonds géré selon les règles budgétaires et en vertu de la clause de solidarité de l’article 122.2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Le remboursement des frais d’euro-obligations serait effectué par le biais de contributions supplémentaires au budget européen qui s’ajouteraient aux statistiques de la dette nationale par leur effet sur les déficits lorsque les paiements seraient effectivement effectués. Le type de dépenses couvertes par le programme pourrait varier considérablement en termes de taille et de composition, des dépenses de santé à la lutte contre le chômage. En outre, la même voie pourrait être empruntée pour créer un véritable plan d’investissement pour l’Europe, comme le plan Juncker, mais cette fois avec des fonds publics importants pour attirer les investissements privés. Cette stimulation budgétaire est nécessaire car la reprise sera lente après la fin de l’urgence sanitaire.
Êtes-vous d’accord avec ceux qui affirment que, même si le MES est une solution imparfaite, il s’agit d’un premier pas dans la bonne direction ou pensez-vous, au contraire, que l’utilisation du MES serait néfaste ? Par exemple, pensez-vous que son utilisation soulèverait des questions sur le soutien politique des États membres au programme d’achat urgence pandémique (PEPP) de la BCE ? Considérez-vous ainsi le MES plutôt comme un tremplin vers les euro-obligations ou pensez-vous au contraire qu’il envoie un mauvais message politique et que nous ne devrions pas y avoir recours du tout ?
Je ne pense pas qu’un recours au MES sape ce que fait la BCE. Dans la situation actuelle, le rôle de la BCE est d’assurer la stabilité et le fonctionnement des marchés qui sont essentiels pour la transmission de sa politique monétaire. La BCE fait donc ce qu’elle est censée faire. Le MES ne peut pas avoir un impact sur cette action, mais je comprends la réticence de certains pays à l’utiliser en ce moment.
Ne craignez-vous pas, au vu des désaccords que nous avons observés au Conseil européen et à l’Eurogroupe, qu’il ne symbolise une Europe divisée et paralysée ? Selon vous, quelles seraient les conséquences de l’absence totale d’accord, que ce soit sur l’utilisation du MES ou sur les euro-obligations ? Pensez-vous que cela pourrait, à un moment donné, compromettre la capacité de la BCE à faire son travail ?
Les conséquences, à mon avis, seraient surtout politiques car la BCE ne serait pas contrainte par ce désaccord éventuel. La BCE est indépendante et continuerait à faire son travail qui consiste à assurer une transmission correcte de la politique monétaire à tous les pays membres. Mais il serait mauvais pour l’Europe de ne pas faire de partage des risques dans une situation aussi dramatique. Il s’agirait d’un signal politique crucial pour montrer que nous sommes dans le même bateau et que nous adoptons une réponse commune.
Alors, que pensez-vous qu’il va se passer maintenant ? Pensez-vous que l’Eurogroupe va trouver un accord demain ?
Je ne prédis pas un bon résultat à cet égard. Une euro-obligation modeste et ad hoc ne sera pas approuvée. J’espère qu’Emmanuel Macron et d’autres insisteront sur cette proposition, mais je ne pense pas qu’elle sera adoptée. Ce qu’ils feront alors au sein de l’Eurogroupe, c’est obtenir un compromis sur l’octroi d’une ligne de crédit du MES assortie de conditionnalités cosmétiques, mais je ne vois aucun pays y recourir par la suite.
En ce qui concerne le reste du monde, n’êtes-vous pas inquiet que les États-Unis puissent envisager une sortie précipitée du confinement pour relancer l’économie, comme l’avait indiqué le président Trump ? Cela pourrait créer beaucoup de tensions en Europe entre ceux qui veulent relancer l’activité économique et ceux qui veulent mener une politique de confinement plus conservatrice.
Je ne pense pas qu’ils le feront pour deux raisons. Premièrement, ce n’est pas une décision qui relève du seul gouvernement fédéral. Deuxièmement, le fait est que la contamination et que les décès augmentent chaque jour. La ville de New York est actuellement submergée par exemple. Comme la situation continue à s’aggraver, même Trump ne peut pas se prononcer avec force en faveur de la réouverture du commerce et, même s’il le fait, de nombreux États ne suivront pas.
J’espère que vous avez raison.
La seule façon de sortir du confinement est de disposer d’une capacité de test massive, de faire le suivi de toutes les contagions des personnes infectées mais aussi de tester pour identifier celles qui ont acquis une immunité. Tant que ces tests ne seront pas disponibles pour des millions de personnes, je ne vois pas comment on peut ouvrir des entreprises et reprendre le travail normalement.