Bruxelles. Alors que la pandémie COVID-19 s’intensifie, et maintenant que l’Europe est devenue l’un de ses épicentres, des voix s’élèvent1 parmi les pays de l’Union européenne pour demander une réponse européenne commune et significative afin de faire face à la situation sanitaire actuelle et à la crise économique que celle-ci a provoquée.
Plusieurs options sont actuellement débattues dans les milieux politiques et universitaires : des lignes de crédit dans le cadre du Mécanisme Européen de Stabilité (MES), des « obligations corona », un Trésor de la zone euro, et même des dépenses communes ponctuelles. Mais, à ce stade, ces différentes options sont relativement floues, et elles ont parfois des significations différentes selon les personnes. Cet article vise à distinguer et à explorer les avantages et inconvénients de chacune des options possibles à l’heure actuelle.
Option 1 : Espérer que le statu quo sera suffisant
Les pays de la zone euro financent leurs dépenses nécessaires pour lutter contre la crise sanitaire et la crise économique qui en résulte, grâce à une augmentation significative des dettes nationales (qui ne sont temporairement plus soumises aux règles budgétaires de l’Union européenne2. Ces mesures sont ensuite soutenues par un vaste programme d’assouplissement quantitatif de la Banque Central Européene (BCE) visant à garantir à tous les pays de la zone euro un accès facile et peu coûteux au financement de marché.
Avec son annonce du « programme d’achat d’urgence en cas de pandémie » (PEPP) le 18 mars, la BCE a d’ores et déjà mis en pratique cette première option. En conséquence, les écarts de taux entre les différents pays ont considérablement diminué au le lendemain de l’annonce et se sont stabilisés à un niveau inférieur depuis lors. Compte tenu de la taille et de la flexibilité importantes du programme, il est tout à fait possible qu’il suffise de convaincre les marchés financiers que la BCE est toujours prête à honorer sa promesse de 2012 de « faire tout ce qui est en son pouvoir », et de faire en sorte que les pays puissent se financer à moindre coût.
Le principal problème potentiel de cette option est que, si les marchés tentaient de tester les limites de la volonté de la BCE de « faire tout ce qui est en son pouvoir », le Conseil des gouverneurs de la BCE pourrait être réticent à rendre les achats d’actifs des obligations souveraines nationales par le biais de son programme d’assouplissement quantitatif totalement illimités (comme l’a fait la Fed le 23 mars3). De fait, la pression politique exercée sur la BCE pour empêcher que son programme PEPP actuel n’aille trop loin est déjà là4.
Option 2 : Utiliser les lignes de crédit du MES actuellement disponibles, combinées à un programme d’Opérations monétaires sur titres (OMT) de la BCE
La solution dans ce cas pourrait être que les pays de la zone euro postulent aux lignes de crédit de précaution du MES. Étant donné la nécessité d’une approbation unanime du conseil des gouverneurs du MES (c’est-à-dire de l’ensemble des ministres des finances de la zone euro), cela donnerait à la BCE une validation politique pour mettre en œuvre un programme OMT illimité et ciblé. Cela devrait suffire à garantir que les pays puissent se financer facilement et à moindre coût.
Mais les pays confrontés à des coûts de financement plus élevés que le MES pourraient également faire appel à leurs lignes de crédit du MES afin de bénéficier de taux plus bas. Fin février, le MES a émis une obligation à 10 ans à un taux d’intérêt de 0,01 % et pourrait répercuter ce faible coût financier à tous les pays, avec une commission relativement faible5. En outre, l’échéance des prêts du MES pourrait probablement être plus longue que ce que le marché pourrait offrir. De sorte que la combinaison de ces deux éléments permettrait d’améliorer légèrement la viabilité des dettes publiques et de réduire le risque de refinancement.
C’est cette option qui a pour l’instant été retenue par l’Eurogroupe qui, le 24 mars, a proposé au Conseil de l’Union d’offrir aux pays de la zone euro qui en auraient besoin une ligne de crédit du MES en cas de pandémie (PCS)6. L’actuelle ligne de crédit à conditions renforcées (ECCL) servirait de base à cette ligne de crédit.
Néanmoins, nous voyons trois inconvénients importants liés à cette option.
Le premier problème serait la force de frappe relativement faible du MES (410 milliards d’euros actuellement, d’autant que la proposition de l’Eurogroupe mentionne une part encore plus faible de 2 % du PIB, soit environ 240 milliards d’euros, consacrée à la PCS pour le moment)7. Cela limiterait considérablement sa capacité à réduire le service de la dette des pays de la zone euro de manière significative.
Le deuxième problème est qu’un recours au MES ne réduirait pas les coûts de financement pour la plupart des pays. Aux taux d’intérêt actuels, et compte tenu des frais minimums prélevés par le MES8, un prêt du MES ne serait financièrement avantageux que pour la Grèce (étant donné que son taux s’élève actuellement, le 28 mars 2020, à 1,6 %), Chypre (1,1 %), l’Italie (1,3 %) et, peut-être, pour le Portugal (0,6 %) et l’Espagne (0,5 %).
Le troisième problème, et probablement le plus important, est que la simple mention du MES, d’un protocole d’accord (‘MoU’), ou de conditionnalité – qui sont tous deux nécessaires dans le cadre d’une ligne de crédit à conditions renforcées (ECCL) et donc probablement dans une ligne de crédit PCS – sont politiquement toxiques dans la plupart de ces pays.
Option 3 : Mettre en place un Trésor de la zone euro
Une troisième option consisterait à mettre en place un Trésor de la zone euro qui serait responsable d’émettre la dette supplémentaire liée à la crise actuelle. Cela permettrait une mutualisation des coûts d’emprunt. Cela pourrait se faire par l’intermédiaire d’une nouvelle agence, mais étant donné que le MES a l’avantage d’exister et d’être d’ores et déjà opérationnel, il pourrait également être affecté à cet usage.
Mais pour cela, il faudrait d’abord résoudre les problèmes du MES décrits ci-dessus. Premièrement, pour éviter toute stigmatisation potentielle, les pays devraient tous être bénéficiaires de cette ligne de crédit du MES, et il ne devrait y avoir aucune conditionnalité. Deuxièmement, la taille du MES devrait être augmentée significativement afin qu’il puisse émettre des obligations à grande échelle, de l’ordre de 1 000 milliards d’euros. Pour que le MES puisse faire cela, son capital exigible devra être augmenté de manière significative et sa base juridique devra probablement être modifiée. L’argent collecté serait alors redistribué aux États membres sur la base des clés de répartition du capital du MES, et le MES facturerait à ses États membres un taux identique, c’est-à-dire son coût de financement plus une petite commission (de préférence inférieure à celle appliquée actuellement, afin cela soit financièrement avantageux pour l’ensemble des pays).
Cette solution, via un renforcement du MES, présenterait deux grands avantages.
Tout d’abord, comme il s’agirait d’un emprunt conjoint et solidaire (dans les limites discutables de l’article 8 du traité du MES), les coûts de financement seraient probablement plus bas, et ça serait encore plus le cas si la BCE achetait massivement ces obligations dans le cadre du son programme PEPP.
Deuxièmement, un tel instrument de dette européenne serait politiquement plus facile à acheter pour la BCE que les dettes nationales, car les éventuels risques budgétaires liés à la détention de dette nationale seraient supportés par le MES. D’ailleurs, la limite définie par la BCE de détention d’obligations d’institutions supranationales comme le MES est aujourd’hui bien plus élevée que celle pour les gouvernements de la zone euro (50 % contre 33 %9), ce qui laisse penser que la BCE est plus à l’aise à l’idée d’acheter ces obligations supranationales. L’augmentation massive du volume d’obligations du MES disponibles à l’achat permettrait également à la BCE d’élargir considérablement son programme PEPP sans que ne surgisse rapidement la controverse politique habituelle entourant les achats d’obligations souveraines par la banque centrale dans certains pays.
Si nécessaire, cela pourrait également permettre à la BCE de décider plus facilement, à un stade ultérieur, de conserver de façon permanente dans son bilan les obligations publiques achetés pendant la crise (soit parce que ces obligations seraient perpétuelles, soit parce qu’elles seraient reconduites indéfiniment)10. Cela pourrait en effet être le moyen le plus propre de monétiser une partie de la dette publique de la zone euro par le biais d’une institution européenne ayant une légitimité démocratique suffisante pour garantir un accord politique des pays européens.
Quel serait le principal défaut de cette option ?
L’émission d’obligations conjointes et solidaires par le MES pour permettre aux pays de se financer à un taux faible et identique constituerait une première forme de mutualisation. Toutefois, s’il est nécessaire de garantir des coûts de financement faibles aux pays, cela pourrait ne pas suffire. En effet de nombreux pays importants de la zone euro pourraient sortir de cette crise avec des ratios de dette sur PIB supérieurs à 150 %. En d’autres termes, avec cette solution, les contribuables des différents pays seraient toujours redevables de leur part de l’emprunt commun. Cette solution ne mettrait donc pas en place de mécanisme d’assurance ou de transferts transfrontaliers.
On pourrait faire valoir (comme l’ont fait Blanchard11 ou Krugman12) que, dans le contexte actuel de taux bas, de tesl niveaux d’endettement peuvent être considérés comme soutenables (comme le suggère également l’expérience japonaise). Toutefois, étant donné la fragilité inhérente de la dette souveraine dans la zone euro en raison de l’interdiction du financement monétaire (et ce, même si des prêts massifs du MES réduiraient le risque de refinancement et garantiraient des taux plus bas), notre principale crainte est que, même si les autorités de la zone euro font tout ce qu’il faut pendant la crise, elles pourraient finir par appliquer l’austérité après la crise afin de réduire le poids de leur dette. Il en résulterait soit une rechute avec une deuxième récession comme celle que la zone euro a connue en 2011-2012, voire une longue période de marasme économique.
Option 4 : Émettre temporairement de la dette en commun pour financer les dépenses communes liées à la crise
Une solution alternative qui permettrait d’éviter ce problème serait de mutualiser pleinement les coûts de la crise. Dans la pratique, cela signifierait que la dette supplémentaire émise pour lutter contre la crise sanitaire et la crise économique qui y est liée ne resterait pas dans les bilans nationaux et que le fardeau serait partagé avec l’ensemble de la communauté. En d’autres termes, alors que les paiements dépendraient de l’endroit où le choc est le plus fort, la charge de la nouvelle dette incomberait à tous les contribuables de la zone euro, en fonction de leur capacité à payer des impôts.
Une telle assurance est logique, d’un point de vue économique, si « les considérations d’aléa moral ne sont pas justifiées ici », comme l’a déclaré le président de l’Eurogroupe, M. Centeno, après l’Eurogroupe du 24 mars.13 D’un point de vue politique, cela montrerait aussi que l’Union européenne est capable d’unité et de solidarité en ces temps difficiles.
Cette approche pourrait être poursuivie en modifiant le MES. Mais d’autres voies sont possibles. En utilisant l’article 122.2 du TFUE14, la création d’un nouvel instrument spécifique pourrait être envisagée pour « accorder […] une aide financière [à un] État membre […] gravement menacé par de graves difficultés causées par des catastrophes naturelles ou des événements exceptionnels échappant à son contrôle ». Cet instrument, qui pourrait prendre la forme d’un fonds, émettrait des « obligations corona » ponctuelles, pour financer les dépenses liées à la crise (qui pourraient être achetées par la BCE, comme l’a souligné la présidente de la BCE, Mme Lagarde, lors de la réunion de l’Eurogroupe15) et qui seraient finalement remboursées par l’ensemble des contribuables européens.
Le champ d’application exact d’un tel régime d’assurance devrait être bien défini. Il pourrait être relativement restreint et limité aux dépenses de santé directement liées à la pandémie, mais son champ d’application pourrait également être plus large et couvrir, par exemple, le coût d’un système d’indemnités de licenciement temporaire de type danois16 (ou d’un « Kurzarbeit » de type allemand) afin d’éviter les licenciements effectifs et de protéger la solvabilité des entreprises viables pendant la période de confinement. Contrairement à l’option précédente, la répartition géographique des dépenses serait basée sur les besoins de chaque pays pour lutter contre la crise.
Le principal défi de cette solution est de trouver un accord sur le périmètre exact de cette initiative, sur le montant à y consacrer, sur la manière de la financer et sur les règles qui régiront les décisions. Comme assurance contre un choc exogène, les contributions pour rembourser la dette ultérieurement pourraient être basées sur la population et le PIB des pays (comme dans les clés de répartition du capital de la BCE ou du MES). Cela impliquerait des transferts ex post entre les contribuables de différents pays, mais dans un mécanisme d’assurance, ce serait voulu. Si une option aussi ambitieuse était choisie par les décideurs politiques, il serait donc préférable de la mettre en place le plus rapidement possible, sous un voile d’ignorance, même relatif, plutôt que d’attendre plus tard, lorsque l’on saura qui aura eu le plus besoin de cette assurance. Il serait également crucial d’établir des règles de décision claires et démocratiques. Dans le cadre du traité actuel, l’unanimité pourrait être nécessaire pour toutes les décisions importantes, ce qui pourrait également limiter l’efficacité de l’instrument.
Si les décideurs politiques veulent vraiment éviter de créer un nouvel instrument, le MES pourrait jouer ce rôle et émettre la dette commune. Toutefois, contrairement à l’option précédente, l’argent collecté serait distribué aux États membres en fonction de la gravité du choc, tandis que les contributions demandées aux États membres pour rembourser ces dettes plus tard seraient liées à la clé de répartition du capital du MES. Transformer le MES en une telle assurance dont les coûts seraient partagés mais dont les bénéfices reviendraient aux pays particulièrement touchés par la crise représenterait néanmoins un changement radical du MES et de sa fonction initiale, et nécessiterait une refonte complète de sa base juridique (même si l’instrument est temporaire).
Conclusions
Dans l’ensemble, l’expérience de la crise de l’euro a montré la nécessité pour les décideurs politiques européens d’être proactifs et non réactifs. Après une malencontreuse erreur lors de sa conférence de presse du 12 mars, la BCE a pris le 18 mars des mesures pour que les pays de la zone euro puissent se financer facilement et à moindre coût sur le marché pendant la crise.
Il est désormais temps que le Conseil de l’Union européenne progresse rapidement sur le front budgétaire pour montrer qu’il a pris la pleine mesure de la gravité de la situation. Laisser chaque pays agir seul avec le seul soutien de la BCE pourrait s’avérer insuffisant, et une action budgétaire tardive serait probablement plus coûteuse que de devancer les marchés. L’annonce d’une forme de mutualisation enverrait un signal fort d’unité au monde en ces temps difficiles – mais il est également fondamental que cela se fasse avec une forte légitimité démocratique et un large soutien public. Cet article avait pour but d’expliquer les options possibles, il appartient désormais aux élus de voir ce qui est démocratiquement faisable et souhaitable.
Sources
- VALLEE Shahin, Tweet du 25 mars 2020
- Council of the EU, Statement of EU ministers of finance on the Stability and Growth Pact in light of the COVID-19 crisis, 23 mars
- Federal Reserve, Federal Reserve announces extensive new measures to support the economy, 23 mars 2020
- ISSING Otmar, Der Notfall „Pandemie“ rechtfertigt nicht den Rechtsbruch, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 24 mars 2020
- European Stability Mechanism, Interest and Fees
- Council of the EU, Letter of Eurogroup President Mario Centeno to the President of the European Council following the Eurogroup of 24 March 2020, 25 mars 2020
- ESM, What is the ESM’s lending capacity ?
- European Stability Mechanism, Interest and Fees
- European Central Bank, Public sector purchase programme (PSPP) – Questions & Answers, 2 décembre 2019
- Cette augmentation permanente, et peut-être importante de la masse monétaire pourrait in fine générer de l’inflation, mais ça ne serait peut-être même pas le cas, comme le suggère l’expérience japonaise des deux dernières décennies. De toute façon, si c’était le cas, cette conséquence pourrait même être la bienvenue, si cela aide la BCE à ramener l’inflation vers son objectif, surtout si la crise actuelle est déflationniste.
- BLANCHARD Olivier, Italian debt is sustainable, PIIE, 18 mars 2020
- KRUGMAN Paul, The Case for Permanent Stimulus (Wonkish), The New York Times, 7 mars 2020
- Council of the EU, Remarks by Mário Centeno following the Eurogroup videoconference of 24 March 2020, 24 mars 2020
- Consolidated version of the Treaty on the Functioning of the European Union, PART THREE – UNION POLICIES AND INTERNAL ACTIONS, TITLE VIII – ECONOMIC AND MONETARY POLICY, Chapter 1 – Economic policy, Article 122
- STRUPCZEWSKI Pavel, CANEPA Francesco, Exclusive : ECB’s Lagarde asked euro zone ministers to consider one-off ‘coronabonds’ issue – officials, Reuters, 25 mars 2020
- THOMPSON Derek, Denmark’s Idea Could Help the World Avoid a Great Depression, The Atlantic, 21 mars 2020