Le 7 octobre, l’annonce par le gouvernement Piñera de la hausse du prix du ticket de métro a déclenché une mobilisation inédite au Chili, probablement une des plus importantes depuis la fin de la dictature en 1990. L’explosion de colère a rapidement confronté le pays à des scènes d’affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre. Face à ce mouvement de protestations, le président a décidé de décréter l’état d’urgence – se considérant « en guerre » – et de déployer l’armée dans la rue, causant la mort de plus de dix-huit manifestants. Les images de l’usage d’armes de guerre à l’encontre des citoyens ont provoqué une onde de choc, rappelant les années de la dictature de Pinochet. Les circonstances exactes de ces violences feront par ailleurs l’objet d’enquêtes conduites par Michelle Bachelet, Haut-Commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU. Rien ne semble aujourd’hui apaiser les manifestants : les mesures annoncées par Piñera le 23 octobre ne convainquent pas. Le président a pris la résolution de renoncer à recevoir la COP25 qui devait avoir lieu du 2 au 13 décembre.
Une crise qui a surpris le monde entier puisque le Chili a longtemps été considéré comme un « oasis de paix » au milieu du continent. Il a même servi de modèle régional. Mais cette détonation soudaine vient révéler que cette prospérité n’a pas bénéficié à tous les Chiliens dans un pays où les inégalités n’ont cessé de se creuser. Le Chili rejoint la série d’États d’urgence en Amérique latine. Marco Enríquez-Ominami est un homme politique chilien : il a été élu député du Parti socialiste en 2005 puis, plusieurs fois, candidat à l’élection présidentielle chilienne en 2009 puis en 2013 (avec son propre parti, le Parti Progressiste) auxquelles il est arrivé à chaque fois en troisième position. Il est aussi cinéaste : il a notamment réalisé les documentaires Chili : les héros sont fatigués ainsi que Amérique latine, l’année de tous les dangers, coproduits par Arte.
Depuis deux semaines, contre quoi manifestent les Chiliens ? Quelques jours avant le Chili, l’Équateur connaissait également des manifestations historiques. Est-il possible d’établir des liens entre ces deux crises ?
Les Chiliens manifestent aujourd’hui contre un système abusif. L’accès à des ressources essentielles, comme l’électricité ou l’eau, a été privatisé pendant la dictature et demeure très cher. Ces services sont aujourd’hui concentrés entre les mains d’une poignée de familles chiliennes ultra-riches qui possèdent chacune une fortune supérieure à 10 000 millions de dollars. Pour moi, c’est un scandale. Il y a à mon avis un point commun évident entre ce qui se passe au Chili et ce qui se passe en Équateur : ce sont deux pays où la démocratie est fatiguée en raison de la complète des élites qui les dirigent vis-à-vis de la réalité que vivent leur peuple. Par exemple au Chili, le problème de l’accès à l’éducation est prégnant : il n’est pas inédit mais il n’a toujours pas été réglé. Les salaires demeurent très bas car l’éducation est inaccessible et l’éducation publique gratuite absente. En somme, la privatisation des différents domaines de la société chilienne empêchent l’État d’offrir des droits à ces citoyens. Par le biais des différentes privatisations, les obligations de l’État à l’égard de ses concitoyens se sont allégées. L’État est complètement absent au Chili.
Comment expliquez-vous la crise actuelle au Chili alors que le pays est souvent présenté comme un modèle de développement, non seulement en Amérique latine, mais aussi à l’échelle mondiale ?
Le Chili n’est un modèle que pour les conservateurs et les Chicago Boys. Depuis des années, une minorité de progressistes dénonce ce modèle de développement. J’aime emprunter une expression du journaliste Ricarte Soto qui définit le Chili comme la « Corée du Nord du capitalisme ». C’est une excellente synthèse de la situation : l’image concentre les problèmes qui se posent au pays. En plus de l’absence chronique de l’État, le modèle économique a aussi perduré depuis la dictature, malgré les différents gouvernements et l’instauration du régime démocratique.
Le Chili est un petit pays auquel ses deux voisins, l’Argentine et le Brésil, ne s’intéressent pas. En ce sens, il vaut mieux être bon élève dans la région que bon compagnon. De fait, l’économie chilienne est très tournée vers l’extérieur, exportant majoritairement du saumon et du bois – produits à faible valeur ajoutée – vers les États-Unis, l’Europe, l’Asie, et surtout la Chine. On ouvre l’économie de manière agressive – plus de cinquante traités de libre-échange ont été mis en place avec le reste du monde. D’un côté nous ouvrons donc notre économie exportative de manière exponentielle ; tandis que de l’autre, nous nous en tenons à une politique macroéconomique très sérieuse, avec une faible dette publique. En revanche, nous avons une dette privée énorme. Les Chiliens sont surendettés auprès des banques et de ce qu’on appelle les « Galeries Lafayette », c’est-à-dire tous les grands magasins fidélisant les consommateurs à coup de cartes de crédit. C’est une mécanique qui dure depuis la fin de la dictature. Elle perdure notamment grâce à l’illusion d’un paradis promis : « si vous travaillez, vous gagnerez plus ». Cela n’a pas été le cas. Le résultat est là : nous avons une société qui veut la tête du président de la République alors même que la constitution – très présidentialiste – le protège.
Par ailleurs, quand on considère le rôle du FMI en Amérique latine on remarque une évolution profonde qui n’est pas souvent évoquées. La Chine devient une source de financement externe dotée d’un agenda politique propre, en infléchissant le rôle du FMI qui n’est plus la seule source de financement externe à poser des problèmes politiques.
Au regard de cette crise, peut-on déceler dans les origines de ce soulèvement inédit les conséquences de l’héritage de la dictature de Pinochet ?
L’histoire du Chili a été faite par les militaires qui se pensent et se sont auto-déclarés invincibles. À chaque fois que les militaires se mêlent de la politique, cela nous rappelle qu’ils sont des acteurs centraux et une véritable puissance au Chili : d’une part en raison de leur force, d’autre part parce que historiquement, ils ont rédigé nos Constitutions et ont dirigé le pays. Il faut rappeler qu’ils bénéficiaient d’une loi qui leur permettait de recevoir 10 % des exportations du cuivre, sans aucun audit sérieux de l’État. En plus d’être responsables de la dérive autoritaire, les militaires sont aussi les grands protagonistes de l’ombre de ce mouvement. Il faut savoir que la Constitution actuellement en place est la même depuis la dictature. De même, pour assurer une stabilité institutionnelle au Chili, on a conservé la Constitution hyper présidentielle, datant de la dictature, qui rend aujourd’hui quasiment impossible la destitution du Président de la République. Au Chili, au contraire du reste de la région, les chefs de province et les préfets ne sont pas élus démocratiquement. Il n’y aucune décentralisation ou bien de forme de fédéralisme, ou encore de vice-président, ce qui explique aujourd’hui la multiplication des demandes, parmi les manifestants, de l’instauration d’une nouvelle Constitution.
Alors que le président chilien semble maintenant opter pour une gestion de crise par le dialogue en levant l’état d’urgence et en proposant une série de mesures sociales, ces mesures annoncées le 18 octobre suffiront-elles à garantir la sortie de crise ?
Le président de la République a toute la responsabilité de cette crise. C’est un président d’ultra-droite, qui est convaincu qu’il faut encore libérer l’économie au lieu de garantir davantage de droits. Il positionne l’État sur le même plan que le marché. Pour lui, l’éducation et la santé ne sont pas des services qui doivent obligatoirement être fournis par l’État. Par ailleurs, les annonces faites poursuivent l’application du modèle néolibéral de l’économie chilienne. Piñera n’a fait qu’un changement au sein de son cabinet, qui reste donc politiquement à droite. Je pense qu’on a besoin d’un un vrai référendum populaire pour répondre à la demande d’ordre et de justice sociale.
Nous les progressistes sommes convaincus que la sortie à cette crise passera par un référendum populaire pour répondre à la demande d’ordre et de justice sociale. Il devrait comporter une seule question : voulez-vous une nouvelle Constitution par le biais d’une assemblée constituante ? La Constitution chilienne défend une présidence monarchique, napoléonienne et bourbonienne, un référendum est, à nos yeux, la seule porte de sortie offerte par cette crise. Si nous ne le faisons pas, nous aurons encore plus de morts.
En Bolivie, une crise politique a vu le jour après l’annonce des résultats du premier tour des présidentielles. De nombreux manifestants ont contesté la victoire dès le premier tour du président sortant, Evo Morales. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle crise dans la région ?
Evo Morales a pris une décision politique que je ne partage pas : celle d’être candidat après un référendum où le peuple s’est prononcé contre une nouvelle candidature aux présidentielles. Il est vrai aussi que la Bolivie est confrontée à des problèmes institutionnels et de pauvreté : le pays a besoin de vrais leaders. Par ailleurs, à la suite du référendum, la Cour Suprême a répondu qu’il avait le droit de se représenter. Juridiquement, il a donc le droit de son côté. Politiquement, il est important que Morales soit reconnu comme président : il a gagné et il n’y a pas de véritable dénonciation de fraude. Il y a une très mauvaise conduite politique, mais cela ne signifie pas qu’il y ait eu un vol de votes. Le Groupe de Puebla, dont je fais partie, reconnaît la réélection d’Evo Morales et nous demandons que tous les audits soient faits. Morales a d’ailleurs indiqué qu’il les ferait et qu’il irait même au second tour en cas de preuve de fraude électorale.
Y a-t-il un coup d’État en Bolivie ?
Le président de la Bolivie, à 7 heures du matin le dimanche, a annoncé sa décision de convoquer de nouvelles élections. C’était une évidente auto-critique et la reconnaissance qu’il avait conduit le processus électoral d’une mauvaise façon. Il avait en plus ajouté sa décision de renouveler tout le conseil électoral.
Vers la mi-journée, l’Organisation des États américains (OEA), qui avait annoncé le mardi un rapport sur les preuves de fraude fiscale, a avancé son rapport au dimanche matin, ce qui n’a jamais été débattu ces heures-ci. C’est incroyable, car cela a aidé les putschistes, dont les militaires, qui lui ont demandé de renoncer et la police qui depuis samedi soir ne répond pas. Donc, c’est un coup d’État. Un président qui, dans une période où il est encore en exercice selon la Constitution, est obligé de renoncer par la pression des militaires, cela s’appelle un coup d’État.
Des élections générales se sont tenues dimanche 27 octobre. Le président sortant Mauricio Macri a perdu dès le premier tour des présidentielles face à Alberto Fernandez. Cette défaite souligne-t-elle une première défaite de la droite et du néolibéralisme dans la région ?
En Argentine, l’élection d’Alberto Fernandez avec une différence de 8 points en faveur de ce candidat péroniste a mis en lumière un rejet des politiques fiscales. La situation argentine ressemble beaucoup à celle du Chili, seulement la dette publique est bien plus importante dans le pays argentin, et sa marge de manoeuvre est bien moins grande. Il faut quand même retenir que Macri a fait un bon score de 40 % alors qu’il avait fait aux PASO, sorte de primaires obligatoires, 32 %. Le second tour a donc été beaucoup plus étroit que prévu. Cette réduction de l’écart s’explique par une hausse de la participation, par un vote moins important pour les candidats alternatifs et par un changement de stratégie de campagne, Macri prenant un tournant plus social avant le second tour.
Il s’agit certes d’une défaite pour la droite et le néolibéralisme. La droite a eu tous les pouvoirs en Amérique latine. En Argentine, la droite avait conquis le pouvoir fédéral, les provinces et la ville de Buenos Aires. Cette victoire du péronisme constitue donc une espérance pour la gauche latino-américaine, notamment pour retrouver des alliances et des consensus régionaux face à la Chine et aux États-Unis, qui ont des intérêts dans la région. Il est certain que l’Argentine jouera un rôle central au sein d’un continent qui n’a pas d’interlocuteur.
L’Amérique latine est le pire élève de la planète en terme de croissance, d’inégalités, de violence, de narcotrafic et de productivité. Nous avons donc besoin d’une stratégie. C’est pourquoi avec le Pérou, l’Équateur, le Chili, la Colombie et le Vénézuela, qui font face à de sérieux problèmes institutionnels, il est très important que l’Argentine et le Mexique aient une politique d’alliance géopolitique face à la fois au Brésil, aux États-Unis, à l’Europe et bien évidemment, à l’Asie.
Le virage à droite de l’Amérique latine a souvent été interprété comme le résultat d’un supposé échec de la gauche populiste. La droite s’en est-elle finalement mieux sortie ? Les dernières élections et les récentes manifestations sont-elles le signe d’un affaiblissement de la droite dans la région ?
La droite arrivée au pouvoir a démontré qu’elle n’avait pas de projet. Elle a été élue car elle incarnait le changement face à une gauche latino-américaine en difficulté. La droite a aussi profité du refroidissement de l’économie pour gagner les élections. Ils ont incarné mieux que nous ce changement : nous étions devenus conservateurs, car nous nous sommes mis à défendre nos résultats. Il fallait défendre « la décennie du succès » de la gauche. Je faisais partie de ceux qui pensaient qu’il fallait se tourner vers ce qu’on allait et voulait faire. Il faut dire qu’ils ont gagné les élections car ils ont été plus astucieux sur le plan de la stratégie électorale. Aujourd’hui, on observe que cette droite n’avait pas de projet politique et économique alternatif : elle n’a eu de résultats ni sur l’inflation, ni sur la pauvreté, ni sur les inégalités ou la politique. Les gouvernements de droite ont, pour ainsi dire, échoué.
Je pense que nous assistons à une fin de cycle, où la démocratie est en crise. En effet les pays qui ont fait de grandes réformes démocratiques font face à de grandes crises institutionnelles, comme c’est actuellement le cas en Équateur. Le Brésil a aussi une dette démocratique : il y a eu une éjection honteuse de la présidente Dilma Rousseff, élue démocratiquement avec près de 40 millions de voix. Cette crise de la démocratie est aussi visible dans des pays qui n’ont pas fait de réformes constitutionnelles comme au Chili.
S’initie aussi un vrai débat entre prospérité et démocratie. Il est tout à fait intéressant de noter que des institutions régionales comme l’Union des nations sud-américaines, la Communauté d’États latino-américains et caraïbes, l’Alliance bolivarienne pour les Amériques ont été effacées en deux ans, avec l’arrivée de la droite au pouvoir. C’est comme si l’Union européenne disparaissait en deux ans. Leurs disparitions ont été actées très rapidement : même les immeubles dédiées à ces institutions sont aujourd’hui vides.
À nouveau, la victoire de la gauche en Argentine me fait dire que ce n’est pas la gauche qui l’emporte mais bien, une nouvelle fois, l’idée de changement. Le futur nous dira si les récents changements progressistes parviendront à améliorer la situation économique et politique de l’Amérique latine.