Buenos Aires. En profitant du début de la Semaine de Mai, qui renvoie dans l’histoire de l’Argentine aux événements qui, entre le 18 et le 25 mai 1810, marquèrent le début de la guerre d’indépendance argentine, et en rappelant le début de la présidence de Néstor Kirchner le 25 mai 2003 dans le contexte d’un pays emporté par la crise économique et financière, Cristina Fernández de Kirchner a annoncé, dans une vidéo publiée sur Youtube, avoir demandé à Alberto Fernández de prendre la tête de la formule qu’ils présenteront ensemble lors des primaires du 11 août prochain : A. Fernández comme candidat à la présidence, C. Fernández de Kirchner comme candidate à la vice-présidence. Ce renoncement à briguer un troisième mandat de présidente n’est pas sans rappeler, pour certains commentateurs argentins, les renoncements historiques qui ont marqué le péronisme tels celui d’Eva Perón à la vice-présidence en 1951 ou celui de Juan Domingo Perón à la présidence en 1973.

Cristina Fernández de Kirchner (CFK) a invoqué, dans cette annonce, une décision nécessaire dans un contexte politique et économique dramatique, le principe d’une ambition personnelle subordonnée à l’intérêt général, la défense du bien être du peuple argentin, ainsi que la nécessité de constituer un front électoral et une coalition de gouvernement élargis pour remporter les élections, pour mettre fin à une expérience macriste jugée désastreuse et pour donner une nouvelle direction politique et économique au pays au profit de l’instauration d’un « nouveau contrat social de citoyenneté responsable »1. La sénatrice a tâché de donner un caractère d’évidence au choix de la personne d’Alberto Fernández.

Avocat de formation, professeur de droit pénal et homme politique, Alberto Fernández est une figure fondamentale du kirchnérisme. En 1998, il fut l’artisan, avec Néstor Kirchner, du « Groupe Calafate », un think tank progressiste formé pour proposer une alternative politique au menemisme – du nom de Carlos Menem, président de l’Argentine entre 1989 et 1999 – et considéré comme le noyau du kirchnérisme. Alberto Fernández fut le chef de cabinet de Néstor Kirchner à partir de 2003. Ancien chef de cabinet de Cristina Fernández de Kirchner avant de se retirer du gouvernement en juillet 2008, après le conflit avec les agriculteurs argentins – el Campo2, il a également été la cheville ouvrière de la campagne de Sergio Massa, péroniste dissident du kirchnérisme, lors de l’élection présidentielle de 2015. Alberto Fernández connaît donc les arcanes de l’Etat et sa trajectoire politique illustre la capacité à réunir malgré les divergences3.

Cette annonce intervient dans un contexte électoral marqué par une grande incertitude. Même si Cristina Fernández de Kirchner avait fini par bénéficier de l’impopularité grandissante de Mauricio Macri et de la coalition Cambiemos du fait de l’aggravation de la récession économique argentine, au point que les derniers sondages envisageaient sa victoire quelque soit le scénario, CFK restait fragilisée par ses nombreux démêlés avec la justice et maintenait le silence quant à son éventuelle candidature à l’élection présidentielle. De fait, se posait la question de sa candidature ou de son renoncement au profit d’un autre candidat kirchnériste. Après avoir longtemps laissé planer le doute quant à sa candidature, Roberto Lavagna, présenté dans les médias argentins comme le candidat de la troisième voie et du consensus4, fort d’une légitimité acquise au moment de son action comme ministre de l’économie d’Eduardo Duhalde puis de Néstor Kirchner après le déclenchement de la crise de 2001, avait fini par initier sa campagne.

L’annonce de Cristina Fernández de Kirchner a surpris vivement la scène politique argentine et bouleverse les stratégies de campagne esquissées jusqu’à présent par Mauricio Macri, voire par les péronistes dissidents du kirchnérisme. Au sein du Partido Justicialista, cette annonce est globalement saluée comme une bonne stratégie favorisant le péronisme dans son ensemble, en permettant de réunir au-delà du kirchnérisme tout en bénéficiant du socle de votants de CFK. La perspective d’un front d’opposition élargi à des péronistes dissidents du kirchnérisme tels que Sergio Massa suscite espoir et enthousiasme, au point que certains commentateurs envisagent une victoire dès le premier tour5.

Une partie des kirchnéristes a été cependant très surprise du choix d’Alberto Fernández, en raison des critiques qu’il avait adressées à l’encontre de l’ancienne présidente. Au sein d’Alternativa Federal, les péronistes dissidents du kirchnérisme ont reçu cette annonce dans un mélange de surprise et d’indifférence : tout en maintenant leur candidature aux primaires présidentielles du 11 août, certains, à l’instar de Sergio Massa, se montrent ouverts à un rapprochement avec le kirchnérisme ; d’autres, comme Roberto Lavagna, Juan Manuel Urtubey, et Miguel Pichetto, rejettent l’idée d’une alliance et devraient persister dans leur tentative d’imposer une troisième voie dans la campagne présidentielle6. Roberto Lavagna, qui s’était affirmé dans l’espace politique en oeuvrant à la formation d’un large consensus, se retrouve face à une stratégie et une rhétorique de campagne similaires, incarnées par le duo Fernández – Fernández de Kirchner.

Par ailleurs, cette annonce met Mauricio Macri et la coalition au gouvernement Cambiemos dans une position particulièrement délicate. L’ouverture du premier procès pour corruption contre CFK devait marquer, ce mardi 21 mai, les débuts de la campagne de Mauricio Macri, fondée principalement sur la dénonciation des agissements de l’ancienne présidente et sur la diffusion d’une détestation à son égard. Cette annonce relègue quelque peu au second plan les démêlés judiciaires de la sénatrice. Pour la coalition au gouvernement, à en croire les déclarations de Mauricio Macri ou de Marcos Peña, son chef de cabinet, cette nouvelle organisation de l’opposition ne change en rien la stratégie esquissée pour l’élection présidentielle. Dénonçant une stratégie incapable de sortir du passé, le président sortant et ses soutiens de Cambiemos entendent jouer la carte de la rhétorique du changement et de la polarisation du champ politique7.

Perspectives :

  • Il était attendu que Cristina Kirchner confirme sa candidature comme présidente ou bien qu’elle y renonce, mais l’annonce de la formule A. Fernández – C. Fernández de Kirchner a vivement surpris les médias et les milieux politiques argentins. L’échéance du 22 juin, date limite pour la présentation des listes de pré-candidats aux primaires obligatoires du 11 août, clarifiera un panorama électoral qui demeure incertain.  La candidature du président sortant, que certains préféreraient voir se retirer au profit d’un autre candidat de Cambiemos, à l’instar de María Eugenia Vidal, actuelle gouverneure de la province de Buenos Aires, devrait alors être confirmée.
  • Cette annonce, qui bouleverse les desseins politiques et électoraux des uns et des autres, devrait susciter une redéfinition des stratégies de campagne esquissées jusqu’à présent.
  • Cette annonce manifeste la volonté de constituer un front d’opposition justicialiste élargi, c’est-à-dire polarisé par le kirchnérisme, tout en étant ouvert à d’autres péronistes. Au-delà du calendrier de l’élection présidentielle, elle témoigne du projet d’élaborer une coalition de gouvernement capable de réunir largement.
Sources
  1. FERNANDEZ DE KIRCHNER Cristina, En la Semana de Mayo, reflexiones y decisiones, 18 mai 2019.
  2. COHEN Michael, chapitre 8 : “The politics of redistribution : the conflict with el campo”, in Argentina’s Economic Growth and Recovery : The Economy in a Time of Default, New York, Routledge, 2012.
  3. YAPUR Felipe, Quién es Alberto Fernandez, Pagina 12, 18 mai 2019.
  4. MANAC’H Laurine, Roberto Lavagna, le candidat de la troisième voie et du consensus à l’élection présidentielle argentine ?, Le Grand Continent, 23 avril 2019.
  5. BRUSCHTEIN Luis, Cimbronazo, Pagina 12, 18 mai 2019.
  6. OBARRIO Mariano, Los candidatos del PJ no se suman, pero cinco gobernadores respaldan, La Nación, 19 mai 2019.
  7. El mensaje informal de Marcos Peña que se viralizó en el oficialismo tras el anuncio de Cristina, La Nación, 19 mai 2019.