Washington. Dans une escalade significative de leur confrontation avec la Chine, les Etats-Unis ont annoncé mercredi 15 mai l’inscription de Huawei sur la « liste d’entité » du Département du Commerce1. Se basant sur un décret d’urgence nationale2 conférant à l’exécutif des pouvoirs accrus pour assurer la sécurité des réseaux télécoms, elle interdit sauf autorisation expresse, aux entreprises américaines toute relation commerciale avec les organisations ciblées. Prenant les devants, plusieurs entreprises technologiques, dont Google3 ; et Qualcomm4, ont décidé dimanche 19 mai de suspendre leurs liens avec l’entreprise chinoise. Etant donné la nature incontournable de nombreux fournisseurs américains, cette mesure est une menace existentielle pour le géant chinois des télécommunications, dont la dépendance s’étend des semi-conducteurs aux systèmes d’exploitation. De telles sanctions avaient en effet contraint ZTE, numéro deux chinois du secteur, à la cessation d’activité au printemps dernier5 avant d’être exempté in extremis par l’intervention du président Trump, en signe de bonne volonté dans les tractations douanières de l’époque.

De fait, au-delà de la défiance récurrente envers le géant chinois accusé d’être un supplétif de l’Armée Populaire de Libération6, la décision américaine s’interprète moins comme la volonté de sécuriser ses infrastructures que de disposer d’un levier supplémentaire dans ses négociations commerciales. Celles-ci avaient déjà été fragilisées la semaine passée, après l’annonce américaine d’étendre les pénalités préexistantes à la totalité des importations chinoises7, en réponse à un raidissement de la position chinoise sur les enjeux de propriété intellectuelle. Le ciblage direct de Huawei hypothèque de fait sérieusement la probabilité d’aboutir à un accord dans les semaines à venir8, ou du moins avant une rencontre entre les dirigeants Xi et Trump en marge du G20 d’Osaka fin juin.

Alors, comment anticiper l’évolution du rapport de force ? Côté Huawei, où de telles mesures étaient redoutées, on assure disposer de trois mois d’avance de stock, parallèlement à l’intensification des efforts pour devenir autonome via sa filiale de production de composants HiSilicon9, représentant près d’un quart de la consommation de l’entreprise. Les experts restent cependant sceptiques quant à la capacité de la firme d’atteindre l’autosuffisance dans ce domaine10 à moyen terme, qui supposerait la création quasi ex nihilo de capacités pour l’heure presque exclusivement américaines. Et cela n’adresse de toute façon que la problématique matérielle, la perte d’accès à certains logiciels, dont le système d’exploitation Android en dehors de sa version libre, est un handicap majeur pour le 2e fabricant mondial de mobiles.11 Là encore, une alternative domestique est en construction, mais sans accès au cœur de la valeur d’Android, à savoir l’écosystème applicatif Google, il est difficile d’imaginer que cette initiative rencontre plus de succès que les précédentes tentatives chinoises de disposer d’un OS mobile national. Huawei semble en tout cas avoir pris la mesure de l’affrontement dont il est l’objet, ayant promptement libéré des ressources auparavant dédiées à une bataille judiciaire avec la division mobile de Samsung.12

Si la menace est mortelle pour Huawei, l’impact est également majeur sur l’autre rive du Pacifique, en particulier pour les entreprises technologiques américaines, qui ont vendu pour 11 milliards de dollars de composants en 2018, et dont les perspectives de revenu sont affectées avant même la pleine entrée en vigueur des mesures13. Car la dépendance dépasse les fournisseurs de Huawei et atteint ses clients : au vu du leadership croissant du géant chinois, qui capte près d’un tiers du marché global des équipements de télécommunications14, et de la vulnérabilité des alternatives domestiques15, la mise sous embargo est une épée de Damoclès pour certaines entreprises, potentiellement privées de tout support, essentiel au fonctionnement de leurs infrastructures. Les opérateurs régionaux américains par exemple, fortement dépendants du substitut moins onéreux que constitue le matériel Huawei sur les alternatives européennes16, seraient ainsi paralysés au bénéfice des quatre opérateurs majeurs (AT&T, T-Mobile, Sprint et Verizon) qui se sont engagés de longue date à ne pas y recourir. Prise de court, l’administration a annoncé des aménagements au cas par cas, ainsi qu’une période de transition pour assurer la continuité des services17, illustrant une sous-estimation de la dépendance américaine. De manière notable, une proposition visant à prohiber l’utilisation de subventions fédérales pour acquérir du matériel Huawei a été vertement critiquée par une partie des industriels18, qui redoutent qu’une politique d’exclusion aveugle ne fasse passer définitivement les Etats-Unis au second plan dans la course technologique, en particulier sur le déploiement des réseaux de cinquième génération.

Si la vigueur actuelle de l’économie américain explique sans doute une partie de sa hardiesse, soumettre à davantage d’incertitudes au crépuscule du présent cycle économique la première relation bilatérale mondiale, représentant annuellement l’équivalent du PIB saoudien19 peut rapidement se retourner contre le locataire de la Maison Blanche.

Cela ne signifie pas pour autant que Xi Jinping soit épargné par la mise au pied du mur américaine, bien au contraire. Comme à Washington, l’élite chinoise a sa part de faucons qui sont plus que satisfaits de pouvoir exacerber à peu de frais les sentiments nationalistes tout en marginalisant davantage les pragmatiques et réformateurs à la recherche d’une solution négociée20. La pression sera donc considérable pour mettre en œuvre des mesures de rétorsion, avec en ligne de mire évidente, un fleuron équivalent de l’économie américaine : Apple, qui jouit d’une présence considérable en Chine où sont localisées ses chaînes de production. Dans ce registre, la récente visite du dirigeant chinois accompagné de son négociateur en chef Liu He dans un centre de raffinage de terres rares21, essentielles à la production de matériel électronique et dont la Chine détient plus de 95 % des réserves mondiales sonne comme une mise en garde22 : Pékin est prêt à monter la mise dans le bras de fer qui l’oppose à l’Amérique. Cibler Apple ou mettre en place des quotas d’exportation de terres rares ne serait assurément pas sans conséquence pour elle, mais la sensibilité chinoise sur Huawei dépasse le cadre purement financier pour atteindre le symbolique. Devenue une véritable allégorie du roman national chinois contemporain en passant d’un simple revendeur de commutateurs importés depuis Hong Kong dans les années ’9023, à un leader mondial de son secteur un quart de siècle plus tard, Huawei matérialise la réussite chinoise et le rôle global qu’elle entend désormais jouer. En attentant à un champion national, les mesures américaines s’apparentent aux yeux d’un nombre croissant de chinois à une obstruction systématique de la réalisation de cette ambition.

Pilier de la puissance américaine depuis un demi-siècle, le leadership technologique n’avait plus été aussi férocement contesté à Washington depuis la Guerre Froide. Plus encore que la dimension purement commerciale, c’est la crainte du déclassement qui pousse les Etats-Unis à se montrer de plus en plus défensifs24. Quitte pour cela, à consumer progressivement en réactions vexatoires les institutions, normes et alliances qui ont façonné l’ordre du monde contemporain, composantes essentielles à l’établissement de la longue paix entre les grandes puissances en général, et à la prospérité américaine en particulier25.

Perspectives :

  • L’embargo américain de fait sur Huawei est une escalade significative de la confrontation sino-américaine, dont les conséquences se feront sentir de part et d’autres du Pacifique.
  • L’atteinte à un champion national ne peut qu’entrainer une réponse forte de la part de Pékin, éloignant durablement les espoirs de compromis rapide.
  • Le découplage des deux économies s’il se poursuit aura des conséquences profondes et imprévisibles sur l’ordre global, au niveau technologique, économique et géopolitique.
Sources
  1. PALETTA D., NAKASHIMA E., LYNCH D., Trump administration cracks down on giant Chinese tech firm, escalating clash with Beijing, The Washington Post, 6 Mai 2019
  2. The White House, Executive Order on Securing the Information and Communications Technology and Services Supply Chain, 15 mai 2019
  3. MOON Angela, Exclusive : Google suspends some business with Huawei after Trump blacklist – source, 19 mai 2019
  4. McCORMICK Myles, Chipmakers sink following Huawei ban in US, Financial Times, 20 Mai 2019
  5. SIJIA Jiang, China’s ZTE says main business operations cease due to U.S. ban, Reuters, 9 mai 2018
  6. Huawei is at the centre of political controversy, The Economist, 27 avril 2019
  7. KIMBALL Spencer, Trump says tariffs on $200 billion of Chinese goods will increase to 25 %, blames slow progress in trade talks, CNBC, 5 mai 2019
  8. HAN Miao, PI Xiaoqing, MA April Ma, ZHAO Yinan, China Downplays Chances for Trade Talks While U.S. Plays ‘Little Tricks’, Bloomberg News, 17 mai 2019
  9. LUCAS Louise, LIU Nian, YANG Yuan, Huawei turns to ‘Plan B’ on chip strategy after US blacklisting, The Financial Times, 17 mai 2019
  10. NELLIS Stephen, SIJIA Jiang, Tall chip tale ? Huawei’s backup plans leave experts unconvinced, Reuters, 17 mai 2019
  11. SOTTEK T.C., Google pulls Huawei’s Android license, forcing it to use open source version, The Verge, 19 mai 2019
  12. KAWAKAMI Takashi, Samsung and Huawei drop lawsuits in latest smartphone truce, Nikkei Asian Review, 15 mai 2019
  13. Trump’s Huawei Threat Is the Nuclear Option to Halt China’s Rise, Bloomberg News, 16 mai 2019
  14. Dell’Oro Group, Key Takeaways – Worldwide Telecom Equipment Market 2018 ; 4 mars 2019
  15. HAY NEWMAN Lily, A Cisco Router Bug Has Massive Global Implications, Wired, 13 mai 2019
  16. LECHER Colin, The Huawei crackdown could be a disaster for small carriers, The Verge, 28 janvier 2019
  17. FREIFELD Karen, Exclusive : U.S. may scale back Huawei trade restrictions to help existing customers, Reuters, 18 mai 2019
  18. Federal Communications Commission, Comments Of Competitive Carriers Association, 1 juin 2018
  19. CHANDRA Sho, U.S. Growth Hits 4.1 %, Fastest Since 2014, in Win for Trump, Bloomberg, 27 juillet 2018
  20. YUAN Li, Donald Trump, China Savior ? Some Chinese Say Yes, The New York Times, 16 avril 2019
  21. XIN Zhou, WU Wendy, LO Kinling, Chinese President Xi Jinping sounds Long March rallying call as US trade war tensions rise, South China Morning Post, 20 mai 2019
  22. TSE Pui-Kwan, China’s Rare-Earth Industry, USGS.com, 22 février 2011
  23. GARSD Jasmine, The History Of Tech Giant Huawei And The Chinese Government, NPR, 7 décembre 2018
  24. STEVENS Philip, Trade is just an opening shot in a wider US-China conflict, The Financial Times, 16 mai 2019
  25. GADDIS John Lewis, The Long Peace : Elements of Stability in the Postwar International System, The MIT Press – International Security Vol. 10, No. 4 (Spring, 1986), pp. 99-142