Bolivie. Le 20 octobre dernier, Evo Morales (Mouvement vers le socialisme, MAS) est annoncé en tête du premier tour de l’élection présidentielle bolivienne avec un score supérieur à 40 % des voix et une avance de plus dix points sur son opposant principal, Carlos Mesa (Communauté citoyenne). Ces résultats sont confirmés le 2 novembre par le Tribunal suprême électoral (TSE) : Morales obtient 47,8 % des voix et Mesa seulement 36,51 %.

Toutefois, ces résultats sont controversés à plus d’un titre. Alors que Morales a perdu en 2016 un référendum qui aurait pu lui permettre de modifier la constitution (2009, art. 168) et briguer un quatrième mandat consécutif, celui-ci s’est malgré tout présenté à la tête du MAS, en compagnie de son vice-président et conseiller Alvaro García Linera. Un premier conflit de légitimité constitutionnelle est apparu entre les partisans de Morales (approbation du TES) et ses opposants (négation du référendum).

Mesa et ses partisans ont aussitôt contesté des fraudes électorales en protestant dans les rues des principales villes boliviennes. En effet, à 19 heures, le 20 octobre, les premiers sondages indiquaient un score de 46 % pour Evo Morales et de 39 % pour Carlos Mesa avant que l’écart n’augmente en faveur de Morales, dépassant dix points, ce qui lui permettait de remporter l’élection dès le premier tour.

L’enjeu d’un deuxième tour était crucial, le report des voix aurait été probablement défavorable à Morales. L’Organisation des États américains a donné raison le 10 novembre aux partisans de Mesa alors que ces derniers dénonçaient des fraudes avant même la tenue des élections.1 Si Morales a regretté le « caractère politique » de la déclaration de l’OEA, selon ses termes, il a néanmoins annoncé la tenue de nouvelles élections, un changement de la composition du TES avant d’annoncer sa démission en fin de soirée. Cet événement fait suite à un climat de tensions extrêmes dans l’ensemble du pays depuis les élections du 20 octobre et en particulier depuis le 2 novembre, soit l’officialisation de sa victoire.2

Dès le 2 novembre, les maires de Cochabamba, La Paz, Potosí, Tarija, Chuquisaca (Sucre), Santa Cruz ont demandé la tenue de nouvelles élections. D’importantes manifestations ont eu lieu dans ces villes. En plus du mécontentement traditionnel des classes moyennes et supérieures, urbaines, du bastion de Santa Cruz, Morales a perdu pour partie le soutien des jeunes et des secteurs populaires comme à El Alto (banlieue de La Paz), des communautés indigènes face à la gestion des incendies en Amazonie ainsi que d’une partie des cocaleros (producteurs de coca), qui ont pourtant contribué à son accession au pouvoir en 2005.

Le 4 novembre, l’hélicoptère de Morales a dû atterrir en urgence lors d’un trajet entre Colquiri et Oruro. Une tentative de sabotage a été dénoncée. Le 6 novembre, un groupe paramilitaire a attaqué un millier de manifestants lors d’une marche pour la paix à Cochabamba, les magasins ont été vandalisés. Des combats de rue ont éclaté entre les partisans du MAS et la Resistencia Juvenil Cochala, un groupe de jeunes opposants à Morales issus des quartiers sud de la ville.  Un mort est déploré : Limbert Guzmán, 20 ans. Ce même jour, Patricia Arce, la maire de Vinto (Cochabamba) a été enlevée dans sa commune.

Elle a été retrouvée quelques heures plus tard les cheveux coupés, de la peinture rouge sur la tête, traînée les pieds nus sur plusieurs kilomètres. Sa maison a été incendiée. Il faut préciser que cette maire est une femme d’origine indigène et soutient le MAS. Le 7 novembre, la police de Cochabamba s’est mutinée, réclamant une hausse de salaires et de meilleures retraites. Elle a été suivie dans les principales villes du pays.

L’armée qui a été favorisée par le MAS au détriment de la police n’a pas pour autant pris position. Le 10 novembre, la maison de la sœur de Evo Morales a été incendiée, tout comme celle des gouverneurs d’Oruro et Chuquisaca, du ministre des Affaires minières César Navarro à Potosi, l’une des villes les plus radicalisées contre Morales. Le frère du président de la Chambre des députés a été séquestré dans cette même ville. Le chef des forces armées William Kaliman (FF.AA.) a réclamé la démission du dirigeant du MAS. Le ministre des Hydrocarbures Luis Alberto Sánchez a également démissionné. Morales et García Linares, acculés par les protestations et les démissions décident alors d’abandonner leur poste pour « protéger la vie, préserver la paix, la justice sociale, la stabilité économique, l’unité des Boliviens » tout en appelant à continuer le « combat pour la paix et la liberté » et en dénonçant un « coup d’État civique et social ».

Le Groupe de Puebla (coalition de dirigeants et ex-dirigeants de gauche sud-américains) a immédiatement dénoncé un coup d’État militaire. A la suite de l’annonce de la démission de Morales, des militants du MAS se seraient attaqués à des hôpitaux, des entreprises, des magasins, en brûlant une quinzaine bus à La Paz. La distribution d’eau potable a été coupée à El Alto (ville informelle construite sur les hauteurs de La Paz), la maison du recteur de l’université San Andrés, soit la plus prestigieuse du pays, a été brûlée. 3 Des viols ont également été dénoncés. La maison d’Evo Morales a également été vandalisée à Cochabamba. 

Alors que Carlos Mesa a immédiatement contesté le résultat des élections et semblait légitime pour prendre la tête de l’opposition, il semble s’être fait doubler. Dès le 4 novembre, le chancelier bolivien Diego Paray a dénoncé devant l’OEA l’activisme de groupuscules menés par Luis Fernando Camacho Vaca, leader du Comité Civique de Santa Cruz.4 Celui-ci a tenté de prendre la tête d’un mouvement visant à « récupérer la démocratie » sans avoir été candidat aux élections. Il est avocat et issu de Santa Cruz (historiquement lieu de concentration des populations blanches d’ascendance européenne et qui a été favorisée par Banzer durant les années de la dictature, lui-même étant issu de la ville). Camacho Vaca est un professeur d’université mais aussi et surtout un entrepreneur issu d’une famille de magnats du gaz favorisés durant les années Banzer. Il se présente comme un anti-Morales, au croisement entre Hugo Banzer et Jair Bolsonaro – le Brésil ayant déjà annoncé qu’il le soutiendrait. Surnommé « El Macho », il a pris position en faveur d’une criminalisation de l’homosexualité, de la pénalisation de l’avortement, de la réintroduction de la Bible au sein du gouvernement et a été taxé d’expressions homophobes et misogynes.

Au-delà des forts clivages idéologiques existant entre les positions d’un Camacho face à celles du MAS, il est important de préciser que le secteur minier et l’ouverture de ce marché est un énorme enjeu pour ces magnats en Bolivie (explosion du prix du lithium qui est exploité par une compagnie d’État, importantes dettes du secteur gazier envers l’État bolivien). Alors que Morales a démissionné, un millier de cocaleros de Cochabamba ont décidé de marcher vers le palais présidentiel pour y mener un coup d’État civil.

Le 11 novembre, d’importants mouvements sociaux soutenant Evo Morales en Argentine et au Venezuela sont apparus. L’importance des manifestations de l’étranger n’est pas nouvelle : des manifestations d’opposition à la réélection de Morales ont été tenues à Madrid ces dernières semaines. Il y est fait référence au coup d’État subi par Perón en 1955, et à un nouveau plan Condor dans une rhétorique anti-libérale et anti-états-unienne. Le Mexique a condamné un coup d’État, a demandé une réunion immédiate de l’OEA et a proposé l’asile à Morales. Ce dernier a déclaré que son « unique péché est d’être anti-impérialiste, de gauche et d’origine indigène », en dénonçant un coup d’État civico-politique. Alors que le président de la Chambre des Sénateurs et des députés ont démissionné, l’article 169 de la constitution prévoit la tenue d’élections dans les 90 jours. Luis Fernando Camacho a demandé quant à lui le maintien de la grève, le blocage des routes jusqu’à ce que le Congrès entame la procédure de démission de Morales et indique une date pour de nouvelles élections, en incitant les manifestants à continuer les mobilisations avant de se prosterner aux pieds du Christ Rédempteur. 

Perspectives

  • Quelle place désormais pour Morales, García Linera et le MAS ? Le parti peut-il présenter un candidat à la prochaine élection présidentielle si jamais celle-ci a lieu ? La multiplicité des mouvements de contestation bien que structurés par la figure de Camacho rend la situation encore floue, il est difficile d’anticiper la tournure des événements durant les prochaines heures. Deux légitimités constitutionnelles entre arguments d’autorité, mauvaise foi partagée et clivages politiques, sociaux, économiques, culturels, ethniques majeurs s’affrontent. Le chaos politique, la non-intervention des forces armées semble faire plonger le pays, au moins à court terme, dans un État de non-droit, où partisans du moralisme et opposants s’affrontent. Il est primordial dans un tel contexte d’essayer de prendre en compte les multiples enjeux sociaux, économiques, ethniques, religieux, idéologiques qui sous-tendent l’opposition entre les deux camps mais également d’être très prudent face à la propagande émise par les deux partis (diabolisation de Morales d’un côté, angélisation de l’autre). 
  • L’effondrement rapide du tissu politique organisé par le MAS durant une quinzaine d’années de pouvoir révèle autant la fragilité qui était la sienne en amont de ces élections, du désaveu et/ou de la mutation d’un électorat qui l’a porté et maintenu au pouvoir que de l’importante capacité de subversion d’individus conservateurs, issus de milieux dominants et soutenus par ces derniers. L’opposition entre Morales et Camacho est d’ordre économique (remise en cause des nationalisations, appropriation de terres cultivables, exploitation des ressources minières, politiques de redistribution, politiques budgétaires), politique, social (droits des femmes, droits des minorités, relations à l’armée et à la police), idéologique (relations avec le monde universitaire et intellectuel, place de la religion chrétienne). Il est symptomatique que le point de bascule décisif soit le fait de l’armée et de la police, à l’image de ce qui se passe au Venezuela, par exemple.
  • La réaction des puissances régionales pourrait peser lourd dans la balance. Alors que l’OEA a fermement condamné les violences, un pays ne s’est pas prononcé : le Brésil. Camacho bénéficie du soutien du voisin brésilien (la province de Santa Cruz est située à la frontière brésilienne) ainsi que d’une forte affinité politique et idéologique avec le président Bolsonaro. Le groupe de Puebla s’est solidarisé avec Morales, condamnant les dernières violences et réclamant la tenue de nouvelles élections, s’alignant ainsi sur la position de l’OEA. Les États-Unis n’ont pas encore réagi à titre individuel (signataire de la déclaration de l’OEA). Ce renversement du système Morales pourrait représenter une opportunité intéressante pour de multiples FTN états-unienne alors qu’Evo tentait précisément d’ouvrir le marché bolivien au concurrent chinois.
Sources
  1. Fernando MOLINA, “ ¿En qué se basan las acusaciones de fraudee que sacuden Bolivia ?”, El País, 26 octobre 2019, consulté au : https://elpais.com/internacional/2019/10/25/america/1572027831_226380.html
  2. Baldwin MONTERO, « Evo y Álvaro renuncian ; dicen que lo hacen debido al golpe ‘cívico-político-policial “, La Razón, 11 novembre 2019, consulté au : http://www.la-razon.com/nacional/animal_electoral/evo-renuncia-bolivia-presidente-garcia-presidente-vicepresidente_0_3255274481.html
  3. [Anon.], “Más de cinco horas sin Gobierno y grupos del MAS desatan su furia tras la anuncia de Evo”, Agencia de Noticias Fides, 10 novembre 2019, consulté au : https://www.noticiasfides.com/nacional/politica/denuncian-que-grupos-del-mas-saquean-empresas-entidades-publicas-viviendas-y-un-hospital-402324
  4. Mariela FRANZOSI, « ¿Quién es Luis Fernando Camacho, el hombre que encabeza el golpe de Estado en Bolivia ?”, Nodal, 10 novembre 2019, consulté au : https://www.nodal.am/2019/11/quien-es-luis-fernando-camacho-el-hombre-que-intenta-desestabilizar-bolivia/