Nous sommes en 2013. Svetlana Alexievitch vient de finir son « pentateuque » par La Fin de l’homme rouge, roman qui clôt le cycle de l’Utopie, commencé avec La Guerre n’a pas un visage de femme, puis Les Cercueils de zinc, avant le grand livre sur Tchernobyl, La Supplication, et enfin Ensorcelés par la mort. Comme dans ses livres, mais en prenant cette fois la place de l’interviewée, l’écrivaine biélorusse revient ici avec Natalia Igrounova sur les difficultés d’inventer une forme de vie nouvelle dans l’espace post-soviétique après l’expérience « rouge ». Au fil des rencontres et des souvenirs, elle affronte toujours la même question : comment aller de l’avant alors que nous n’avons pour seul repère et pour seule arme que notre propre expérience ?
Ses paroles puissantes résonnent particulièrement aujourd’hui, alors que, chaque dimanche depuis le début du mois d’août 2020, des milliers de Biélorusses se pressent dans les rues pour s’opposer à la dictature de Loukachenko. Nous avons décidé de mettre en regard les paroles de Svetlana Alexievitch avec des photographies du soulèvement populaire de 2020, prises ces dernières semaines par un jeune photographe de Minsk.
Avec ton livre, tu touches le nerf de la polémique contemporaine, où deux visions du monde s’opposent. L’URSS a disparu depuis plus de vingt ans, mais la société russe est toujours fracturée entre ceux qui sont « pour » et ceux qui sont « contre ». Les débats les plus virulents dans les talk-shows politiques et dans les médias en général, de même que les nouvelles propositions de loi des députés de la Douma portent tous sur « faut-il ou non sortir Lénine du mausolée », Staline, la réévaluation de la Grande Guerre patriotique, le rôle de Gorbatchev et de Eltsine, ou la façon dont l’histoire soviétique et post-soviétique doit être enseignée dans les manuels scolaires.
C’est parce qu’on a peur. Peur de la nouvelle réalité qui se présente à nous, à laquelle nous ne sommes pas prêts et devant laquelle nous nous sentons impuissants. Face à cette peur, il nous semble que notre meilleure défense est d’élaborer des constructions qui ne reposent même pas sur les événements du passé, mais sur nos mythes. Nous avons été éjectés de notre propre histoire dans une temporalité commune à tous. Au début, nous avions l’impression que nous nous insérerions facilement dans ce monde. Les gens espéraient : nous aurons les mêmes vitrines, les mêmes magasins. Les intellectuels pensaient qu’ils allaient d’un coup, facilement, se retrouver au niveau de l’élite internationale. Mais il s’est avéré que tout cela n’allait pas de soi. Que cela représentait un travail énorme, qu’il fallait agir en personnes libres que nous n’étions pas, avec une liberté de pensée que nous n’avions pas. Et nous ne sommes pas allés dans le monde, nous nous sommes retirés du monde.
On a récemment publié les résultats d’un sondage du centre Levada sur notre appréciation des dirigeants du pays. Brejnev (56 %), Lénine (55 %) et Staline (50 %) ont recueilli les appréciations les plus positives. Les appréciations de Gorbatchev et Eltsine étaient négatives (66 % et 64 % respectivement).
Il y a une immense déception par rapport à ce qui s’est passé. Et ça veut dire que les élites n’ont pas fait leur travail. Les intellectuels se sont divisés selon leurs intérêts professionnels, en s’imaginant qu’ils pourraient, comme en Occident, se concentrer sur leur domaine particulier…
L’un des personnages de ton livre se désole : « Nous n’avions encore rien compris du monde qui était le nôtre jusqu’à récemment, et on nous en impose un nouveau. C’est toute une civilisation qu’on met au rebut ». Peut-être que le problème est justement qu’au lieu d’essayer de comprendre ce qui s’est passé, de faire une description exhaustive de ce qui a été, nous passons notre temps à délivrer une appréciation : bon ou mauvais ? Tes livres, en donnant aux gens la possibilité de s’exprimer, décrivent une époque.
Je ne décris pas une idée en tant que telle, mais la tragédie métaphysique de la vie humaine, qui s’est retrouvée broyée, je décris ce qui s’est passé, comment. Et je ne juge personne. C’était une civilisation unique. Des millions de gens, sur un territoire immense, étaient captivés par un rêve : édifier le Royaume de Dieu sur terre. Édifier le paradis. La Cité du soleil. Le communisme. Une société vivant selon les principes d’égalité et de fraternité. Un État fondé sur le principe de la justice : une éducation gratuite pour tous, des soins gratuits, un avenir pour les jeunes, le respect des vieux, « de chacun selon ses moyens, à chacun selon son travail », et dans un avenir radieux, dans la société de l’abondance, « à chacun selon ses besoins ». Cette idée utopique a entraîné, dévoré des gens parmi les meilleurs et les plus purs, qui se sont jetés dans cette nouvelle vie en croyant qu’ils allaient faire le bonheur de l’humanité, qu’ils allaient construire une vie bonne et juste. J’en ai rencontré, de ces gens. Et nous, dans les années 1990, nous avons tout détruit, sans analyser la valeur de ce pour quoi ils avaient lutté, au nom de quoi ils s’étaient sacrifiés, et sans avoir de plans définis pour l’avenir. Gorbatchev et une poignée de gens éduqués ont fait la révolution, quand les gens attendaient des réformes. C’est comme une maladie : allez, recommençons tout à zéro, et tout ira bien. Même si on sait bien que rien de bon ne pousse sur des ruines, qu’il faudrait accepter de faire un travail lent et long.
Mais alors, le problème réside-t-il dans l’idée, ou dans sa réalisation et dans ceux qui la réalisent ?
Il faut aussi parler de la responsabilité de l’idée. Je suis persuadée qu’il ne faut pas tuer des gens, mais lutter avec des idées. Nous devons avoir une polémique ouverte, il doit y avoir un autre climat dans la société. J’ai longtemps vécu en Europe : nulle part, on ne voit les écrivains, les gens de théâtre, les artistes s’enfermer dans leurs hautes sphères ou leurs jeux glamour. Ils mènent un débat sans fin sur ce qui se passe dans la société, comment ça se passe, ce qu’il faut faire. Surtout dans la société allemande, qui sur ce plan est la plus proche de la nôtre. Là-bas, ils ont très bien compris qu’il faut se méfier de la nature humaine, que le péché originel est fort : le monstre a été vaincu, mais les petits monstres qui peuvent s’emparer de l’homme se sont révélés encore plus effrayants. Or, nous n’avons pas chez nous d’expérience de lutte avec ces petits monstres, ni dans la littérature, ni chez les intellectuels. La génération de gens qui se sont construits dans les années 1960, et ceux qui sont un peu plus jeunes – ceux que ce problème préoccupe – sont déjà en train de disparaître de la scène historique, tandis que la génération suivante n’a cessé de se voiler la face, prétendant que la question était réglée, l’histoire finie, et qu’on pouvait s’occuper d’autres choses.
Mais comment vois-tu toi-même ces soixante-dix ans d’histoire de notre pays — comment qualifies-tu cette expérience ? Qu’est-ce que le communisme, le socialisme ? Dans ton livre, tu parles d’un « virus », d’une « contagion ». Était-ce une « maladie » qui infectait toute la population ou un idéal merveilleux mais inaccessible, ou peut-être encore autre chose ?
À l’heure actuelle, c’est bien sûr un idéal inaccessible. L’humanité chemine dans sa direction, mais il reste dans une perspective très éloignée.
L’« homme de la rue » ressent tout ce qui est arrivé après la chute de l’URSS comme une immense injustice.
Ce qui s’est passé en Russie est bien une immense injustice.
Ces derniers temps, je suis allée dans une dizaine de villes russes, j’ai interrogé des centaines de gens. Ils ne nient pas la cruauté de Staline, les répressions, mais ils disent que le pouvoir soviétique était plus juste envers les gens simples, qu’il y avait un vrai esprit d’égalité, que les gens qui avaient de l’argent n’étaient pas aussi cyniques que les « capitalistes » frais émoulus d’aujourd’hui, que la corruption n’était pas aussi aiguë. Ce qui explique ces envies, une fois encore, de tout recommencer à zéro, surtout chez les jeunes.
Le sentiment de perte le plus important pour la génération plus ancienne, de mon âge disons, est lié à la disparition de personnes bonnes, qui aimaient les livres et vivaient ensemble sous la tutelle de l’État. Beaucoup d’entre nous, surtout parmi ceux qui sont issus de professions intellectuelles, sont aujourd’hui encore rejetés en marge de la société, vivent dans la misère. On retrouve chez les gens avec lesquels j’ai parlé, et c’est perceptible dans le livre, la même sensation, encore et encore : je n’ai pas vraiment vécu ma vie, mais il reste encore un peu de temps pour vivre autrement. Je pense que ce sentiment nous est très familier à tous. Les jeunes sont plus forts, beaucoup ont pu se débrouiller. Mais c’est surtout le cas dans les grandes villes, en province le problème de la jeunesse n’est pas résolu. Ils souffrent avant tout du fait que l’éducation est devenue, de facto, payante.
Quant aux villages, ils sont complètement désertés. Si on compare avec la Biélorussie, où on a conservé des kolkhozes, où la vieille machine grince, mais continue de fonctionner, la campagne russe produit une impression pénible.
Je répéterai une vieille question : cela voudrait dire que, dans un sens, Loukachenko a eu raison, en refusant d’appliquer la thérapie de choc ? En tout cas, les gens sont plus sûrs d’eux ?
Plus sûrs d’eux, oui, mais en Biélorussie nous sommes aussi hors du temps, nous n’avançons pas, nous vivons toujours comme en URSS. Il ne se passe rien, même si on a vu l’apparition d’un mouvement national vaguement d’opposition 1. Nous sommes comme figés dans le passé… Si, à la fin des années 1980, on avait choisi une voie de social-démocratie, peut-être que tout aurait été différent, qu’on aurait vu s’ouvrir une nouvelle perspective. À ce moment, c’était la voie la plus indiquée pour la Russie et pour la Biélorussie. J’ai l’impression que si on n’avait pas pressé Gorbatchev, si on lui avait laissé le temps, c’est la voie qu’il aurait choisie.
Tu avais foi en Gorbatchev ?
Oui, j’avais foi en Gorbatchev. J’ai l’impression qu’il avait aussi appris à évoluer avec le temps. Mais à quoi bon spéculer aujourd’hui, nous devons vivre avec ce que nous avons. Or, ce qui s’est passé dans les années 1990… Le choc a été très violent, auquel nous ne nous attendions pas, nous n’y étions pas préparés. Et il n’y a eu personne pour l’amortir, pour expliquer au moins ce qui se passait. Les gens ont été purement et simplement catapultés dans une nouvelle réalité. Catapultés sans le moindre ménagement. C’est un fait, plus de la moitié de la population s’est réveillée un jour sans comprendre où elle était. Les intellectuels avaient l’impression qu’ils savaient ce qu’ils voulaient : nous avions désiré des temps nouveaux… Nous voulions des changements. Mais la plupart des gens voulaient juste vivre mieux. D’ailleurs, mes interlocuteurs dans mes livres répondent de façon bien plus intéressante à ces questions.
Je ne suis pas prête à raisonner comme un homme politique ou un économiste. Je voulais juste, dans mon livre, organiser tout ce chaos. C’était très difficile : la société était en pleine déliquescence, atomisée, de nombreuses idées différentes avaient cours dans cet espace. Ma tâche était de choisir les orientations principales des courants de vie et d’énergie, et de les formuler en mots, d’en faire de la littérature. Je voulais que chacun puisse crier sa vérité. Dans mon livre, tout le monde a la parole : les bourreaux comme les victimes. Nous avons pris l’habitude de penser que nous sommes une société de victimes. Mais moi, je me suis toujours demandé : pourquoi les bourreaux se taisent-ils ? Pourquoi le Bien et le Mal s’équilibrent-ils ?
Tu l’as évoqué plus d’une fois en interview, et l’une des épigraphes de ton livre parle du fait qu’une personne peut être à la fois bourreau et victime. Tu penses vraiment que notre société est polarisée en bourreaux et victimes ?
Non, la répartition est évidemment bien plus complexe.
Toi-même, t’es-tu, à une époque ou une autre, considérée comme une victime ?
Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit : j’étudie la conscience collective. Dans le « chœur », il y a une ligne qui parle du fait que nous avons grandi entre bourreaux et victimes et nous avons vu tout cela se mélanger, et c’est dangereux. Les changements exigeaient de la pureté et une autre vision du monde, mais, de manière inattendue, nous avons dû faire sans ces éléments. Nous nous sommes retrouvés avec un tableau flou, nous avons dû nous contenter de notions, d’esquisses, de rêveries idéalistes, seulement avant, nous rêvions dans les cuisines, et maintenant sur la place publique. Les rêves se sont retrouvés dans la rue, alors qu’il fallait agir. Et finalement, ceux qui ont agi, c’étaient des gars très pratiques, qui ont commencé à se partager cet immense pays. À le partager, le débiter et à l’exporter.
L’un de tes protagonistes dit : « Le socialisme était en train de mourir sous nos yeux. Et ces garçons de fer sont arrivés ». Regarde comme deux images se rejoignent de façon frappante : tes « garçons de zinc », ces jeunes Soviétiques envoyés en Afghanistan pour participer à une guerre civile étrangère et qui ont péri là-bas, et les « garçons de fer » post-soviétiques, ces truands impitoyables des années 1990 qui étaient prêts, parce que ça rapportait, à travailler comme tueurs à gage (et ce pouvait être aussi bien des « cols blancs », des « vice-directeurs » discrets, que des gros bras au crâne rasé, en pantalon de jogging et armés de battes de base-ball)… Je te renvoie une question posée dans ton livre : « Avons-nous déjà besoin de raconter le socialisme ? À qui ? Nous sommes encore tous témoins ».
Certains ont vécu en URSS la plus grande partie de leur vie, d’autres se souviennent de choses de leur enfance, ont eu comme enseignants des gens qui ont vécu à l’époque du socialisme, ou étudié avec des manuels écrits par des gens ayant vécu sous le socialisme. Le socialisme est encore en chacun de nous, il est partout, il imprègne tout.
[Depuis l’invasion de la Russie de l’Ukraine, avec nos cartes, nos analyses et nos traductions commentées nous avons aidé plus de 1,5 millions de personnes à comprendre les transformations géopolitiques de cette séquence. Si vous trouvez notre travail utile et vous pensez qu’il mérite d’être soutenu, vous pouvez vous abonner ici.]
Selon les sondages, un grand pourcentage des jeunes, dont ceux nés après l’URSS, regrette son éclatement. Je peux me tromper, mais dans mon souvenir, Marietta Tchoudakova l’a formulé de manière très tranchée : selon elle, rien ne changera tant que toutes les grand-mères soviétiques qui parlent de leur vie à leurs petits-enfants ne seront pas mortes.
Je ne serais pas aussi dure avec les grands-mères, parce que les grands-mères n’ont pas si tort que ça. On peut regretter beaucoup de ce qui a été perdu. Et avant tout la dignité. Cette dignité de l’homme simple. Je ne suis pas Prilepine, je ne pense pas qu’il faut tout restaurer comme ça l’était…
… je pense que Prilepine lui-même, en dépit de tous ses articles polémiques ou provocateurs, ne le voudrait pas non plus.
Sans doute. Mais ce qui s’est passé, comment cela s’est passé, ne me plaît personnellement pas vraiment, comme cela ne plaît pas à beaucoup de mes protagonistes. Même si nous sommes tous responsables du fait que nos rêves ne se sont pas réalisés.
Mais quel était ton but quand tu as imaginé ce cycle de livres sur l’Utopie ? Comment as-tu choisi les points principaux, douloureux ? De manière générale, comment ce genre et cette construction interne se sont-ils mis en place : des monologues-confessions s’échappant d’une polyphonie anonyme, des voix solitaires qui couvrent un chœur ?
J’ai écrit cette encyclopédie « rouge » pendant plus de trente ans. Tout a commencé quand j’ai rencontré Ales Adamovitch. J’ai longtemps cherché un genre qui me conviendrait – qui me permettrait d’écrire comme mes yeux voient, comme mes oreilles entendent. Et quand j’ai lu le livre Je suis d’un village en feu d’Adamovitch, Bril et Kolesnik, j’ai compris que c’était possible. J’avais toujours été tourmentée par le fait que la vérité, de nos jours, ne tient pas dans un seul cœur, un seul esprit. Elle est fragmentée, abondante, et dispersée de par le monde. Comment la rassembler ? Avec ce livre, j’ai compris comment le faire. Et c’est ainsi que La Guerre n’a pas un visage de femme a vu le jour. C’était un livre sur la guerre. Or, la guerre est toujours, d’une façon ou d’une autre, au centre de notre vie. À l’époque, dans les années 1980, on n’a pas publié le livre : il y avait un tabou sur le passé, il fallait chanter l’héroïsme et les exploits de ces gens, du généralissime aux simples soldats, et pour le reste, se contenter d’euphémismes. Et la littérature « de guerre », tu le sais aussi bien que moi, a percé ce mur petit à petit, en s’efforçant de raconter la guerre avec d’autres mots. Même si on voit bien le résultat : nous n’avons obtenu que très peu, les mêmes stéréotypes et les mêmes peurs sont toujours là aujourd’hui, et pas seulement chez les hommes politiques, dans les hautes sphères. Toutes ces accusations mutuelles de falsification de la vérité sur la guerre apparaissent parce que la société a peur d’entendre la vérité sur elle-même, a peur de l’indispensable travail à faire sur elle-même.
Nous avons déjà discuté du fait qu’avec l’éclatement de l’Union soviétique et l’abandon du socialisme, beaucoup d’idées essentielles, d’événements historiques et d’autorités morales – qui furent les fondements de la construction du monde pour plusieurs générations – ont été détruits, discrédités ou se sont mis à sonner creux. La Russie qualifiée de « Haute-Volta avec des missiles », quoi qu’on en pense, c’est humiliant et injuste. Peut-être que derrière ce rapport à la guerre et à la Victoire, à son prix et à sa valeur indiscutable, il y a aussi une peur souterraine qu’on nous enlève encore ceci, de grand et de beau, qui participe de notre conscience de soi ? D’autant plus que seul un aveugle peut l’ignorer : on joue ouvertement la carte « de la guerre » et « de l’histoire » dans la lutte politique actuelle.
Tu as absolument raison. Si nous avions un futur clair, si nous savions précisément ce que nous voulons, si nous étions vraiment en train de construire une nouvelle société, si nous avancions dans un monde ouvert, nous n’aurions pas aussi peur de notre passé.
Question classique : mais est-ce que quelqu’un nous attend, nous, dans ce monde ouvert ?
On nous y attend autant que les autres. Si nous sommes dignes de lui, on nous y attendra.
Alors encore une question classique : qui prendra cette décision, et à quelles conditions ? De manière générale, on a l’impression que la « bonne vieille » Europe, en tout cas, commence à « s’enkyster ».
Personne n’attend jamais personne nulle part. Mais il existe une sorte d’espace intellectuel et politique commun, une logique de développement, une orientation commune, bon, à part le monde islamique dont il est très difficile de parler, et nous devons aller dans cette direction, utiliser notre potentiel, nos possibilités. De nouveaux citoyens grandissent, ils voyagent et voient le monde, ils parlent de nombreuses langues, ils sont plus ouverts, plus mobiles, ils pourraient organiser cette nouvelle époque. Mais on leur dit : retournons en arrière. La culture traditionnelle, la vraie foi, l’autocratie… comme il y a deux cents ans. Bien sûr, ce sont d’abord les intellectuels qui vont quitter le pays, ils sont demandés partout.
Et pourtant, ce ne sont pas les intellectuels en général, mais ceux qu’on appelle aujourd’hui la « classe créative » – les programmateurs, les ingénieurs, les scientifiques – qui partent, parce que les conditions de travail sont bien pires ici et qu’ils n’ont pas de perspectives de développement.
Les ascenseurs sociaux ne fonctionnent pas. Et que signifient dix-quinze ans pour quelqu’un exerçant une profession intellectuelle, s’il est inactif, inutile, paralysé dans sa sphère d’activité principale… Quand je suis revenue à Minsk après dix ans d’absence, j’ai été frappée de voir combien de mes amis étaient morts. Ils sont morts parce qu’on a volé leur temps. D’abord on leur a subtilisé l’époque dans laquelle ils vivaient, puis leur temps à eux.
Tu te souviens qu’une vieille femme t’a dit : le socialisme a disparu, mais nous sommes toujours là. Et ceux qui avaient l’habitude de compter dans la société se sont retrouvés absolument superflus.
Bien sûr. C’était nourri par une certaine énergie. Et là, les gens se sont enfoncés dans le vide. La deuxième partie de mon livre s’appelle justement « La fascination du vide ». On a tenté de nous convaincre que l’essentiel, dans cette vie, c’était le fait de posséder, le luxe et le glamour. Mais, Dieu merci, beaucoup ont rapidement compris que ce n’était qu’un choix vain, du vide, et qu’il n’y avait rien derrière.
Mais il faut bien remplir ce vide par quelque chose.
Tout le monde crie qu’il faut une idée nationale, mais on ne propose que de la camelote. Or l’individu a maintenant de nouvelles possibilités. L’un de mes protagonistes reconnaît que, quand le « rideau de fer » est tombé, on pensait que tout le monde allait s’empresser de lire Soljenitsyne, mais les gens ont plutôt voulu manger toutes sortes de plats qu’ils n’avaient jamais eu l’occasion de goûter, voyager dans des pays qu’ils n’avaient pu voir qu’à la télévision jusque-là…
Plus de vingt ans ont passé, et certains en ont déjà plus qu’assez, tandis que pour d’autres cela reste un rêve inaccessible.
Oui, ça ne s’est pas fait en profondeur, et les inégalités sont énormes.
En voyageant dans le pays, tu rencontres sans doute quand même des gens qui n’ont pas été détruits par tout ça, qui sont actifs, qui réussissent et ont une vision positive, ils ne sont pas si rares chez les trente-cinquante ans et les jeunes. Tu n’as pas voulu mettre de telles histoires dans ton livre ?
Ça aurait été du journalisme, avec des « exemples positifs ». J’ai voulu aborder les points les plus douloureux dans ce livre, montrer ce qu’il y avait derrière ces réalités.
Tu as dit plus d’une fois que nous étions les gens du malheur et des souffrances. Peut-être que, tant que nous serons convaincus de l’être, rien ne pourra changer ?
Je ne connais pas l’avenir. Nous sommes des gens du malheur et des souffrances, c’est profondément ancré dans la culture russe, depuis longtemps. Va à la campagne, entre dans n’importe quelle maison : de quoi te parlera-t-on ? Seulement de malheurs.
Mais nous ne courons pas chez le psychanalyste avec nos problèmes, il suffit qu’apparaisse quelqu’un qui écoute, compatit – c’est peut-être l’essentiel. Dans ton livre, la maman d’une fillette victime d’un attentat dans le métro dit : « On nous écoute… on compatit… mais sans douleur ! Sans douleur !… » En ce qui concerne la culture – pas besoin de remonter loin : sans parler de la littérature du XIXe siècle, qui se penche sur le sort du « petit homme », on peut ouvrir n’importe quel livre sur le métier d’acteur et lire le conseil de Stanislavski « à la recherche du matériau émotionnel » où il estime que « dans le domaine des sentiments et des souvenirs négatifs, nos réserves de mémoire émotionnelle [celles des Russes] sont énormes ». C’est un classique du théâtre : La formation de l’acteur.
Cela dépend de l’objectif proposé aux gens. Chez nous, il faut soit se sacrifier au nom de quelque chose, comme dans un passé récent, soit, comme maintenant, vivre dans l’instant et survivre comme on peut. Or, à mon sens, on devrait avoir une orientation plus humaniste, chercher à comprendre dans quel but on fait ce chemin… Ce qui est bien plus complexe qu’une charge négative ou positive.
Il y a un livre curieux, qui parle de la géopolitique de l’émotion. Son auteur est le politologue français Dominique Moïsi. Tu ne l’as pas lu ?
Non, je n’ai pas eu l’occasion. Ça a l’air intéressant.
Si je simplifie : le monde n’est pas dirigé par les idées, les lois économiques et les enjeux politiques, mais par les émotions. Ces émotions déterminent la capacité non seulement individuelle, mais aussi pour toute une nation, de répondre aux défis. Il estime que les trois émotions dominantes sont la peur, l’espoir et l’humiliation. Il explique que la « vieille » Europe a perdu ses positions dominantes en raison de sa crainte face à un monde en mutation et que le miracle économique des « tigres asiatiques » est dû à l’espoir d’un futur meilleur… Quant à nous, nous sommes semble-t-il déchirés entre ces trois émotions, mais depuis vingt ans l’espoir est beaucoup moins fort, tandis que le sentiment d’humiliation persiste et que la peur du futur grandit.
Je le dis bien : nous vivons dans une culture de la douleur. Nous n’avons pas de culture du bonheur, de la joie de vivre. Pas de culture de l’amour. Mon prochain livre parlera de l’amour : des récits d’amour, racontés par des centaines de personnes. Je ne trouve pas, chez les écrivains russes, d’histoires d’amour heureuses : elles sont toujours tragiques, se terminent soit par la mort, soit par rien du tout, et très rarement par un mariage. S’il n’y en avait pas dans la vie, comment en trouver dans la littérature, dans le cinéma ? À ton avis, comment pourrions-nous avoir des comédies à la française ? Des comédies légères, sans prétention, sans bruit ni fureur… De quoi pourraient-elles s’inspirer, ici ?
Et pourquoi aurions-nous besoin de comédies françaises ? À l’époque soviétique, les films devaient justement être optimistes, on avait nos propres comédies, « Les joyeux garçons », « La prisonnière du Caucase », « Le bras de diamant », « Les gentilshommes de la chance »…
Cette légèreté, cet amour du jeu sont inscrits dans la mentalité des Français, cela vient de leur vie. Nous, même dans nos comédies nous sommes toujours en lutte avec quelqu’un – les bureaucrates, les « potentats » locaux, les trafiquants, les bandits… Notre mentalité, c’est la lutte. La lutte et la guerre : voilà l’expérience de notre vie et de notre art.
L’une des épigraphes de ton livre, une phrase de Fedor Stepun, parle du fait que les responsables de la victoire du Mal dans le monde sont avant tout des serviteurs du Bien, spirituellement éveillés. À la fin des années 1970, le père Alexandre Schmemann parle dans son journal intime d’une tendance générale, et fixe la substitution qui s’est faite petit à petit : « L’émotion dominante de notre époque est la lutte contre le Mal en l’absence totale d’idée ou de vision du Bien au nom duquel cette lutte est menée. Ainsi, la lutte devient un but en soi. Or, la lutte comme but en soi est vouée à se transformer en Mal. Le monde est rempli de gens engagés dans une lutte haineuse contre le Mal ! Tout de même, quelle caricature diabolique ! Les non-croyants – Tourgueniev, Tchekhov – savaient encore ce qu’est le Bien, sa lumière et sa force. Alors qu’aujourd’hui, même les croyants, et, peut-être, les croyants par-dessus tout, ne connaissent que le Mal. Ils ne comprennent pas que les terroristes de tous bords dont on entend parler chaque jour dans les journaux sont le produit de ce genre de foi, de la proclamation de la lutte comme but et comme signification de la vie, en l’absence totale d’une expérience convaincante du Bien. Les terroristes, de ce point de vue, sont cohérents. Si le Mal est partout, il convient de tout détruire… Voilà où nous en sommes arrivés ».
Le monde est rempli de gens engagés dans une lutte haineuse contre le Mal, c’est une formule frappante, non ?
Et qui décrit très bien la situation actuelle. D’ailleurs, c’est l’un de mes livres préférés : le Journal de Schmemann. Et encore les Cours sur Marcel Proust de Merab Mamardachvili.
Je n’ai pas de réponses faciles à tes questions. Je suis moi-même pétrifiée par la multiplicité des reliefs et des couches de la vie, et j’ai l’impression que nous sommes incapables de diriger ce courant – où sommes-nous entraînés ? J’ai l’impression – ça, Averintsev l’a bien montré – que nous avons construit des ponts sur des rivières d’ignorance, et elles ont changé de lit. Le futur est devenu parfaitement imprévisible, comme nous en avons déjà discuté dans un précédent entretien. Tandis que nous nous débattons avec nos problèmes spécifiques, l’humanité, le monde ont tant changé que, à mon sens, chacun est stupéfait par cette diversité de vies dont nous prenons soudain conscience.
Et où devons-nous nos diriger ?
Je considérais que ma tâche était de poser les questions.
Mais les gens, comme dans les années 1990, vivent au jour le jour, ou alors essaient de se construire un avenir à un niveau purement individuel.
Ceux qui sont sortis de l’époque soviétique à l’âge adulte ont déjà des enfants et des petits-enfants qui ont grandi dans une nouvelle réalité, et qui ont l’obligation de comprendre cette nouvelle réalité. Les anciennes générations se sont déjà éloignées de la scène, ont reconnu leur impuissance. Mais la génération des trente-cinquante ans…
Les gens de cette génération ont justement souffert dans les années 1990 : ils se sont retrouvés catapultés, comme tu le dis, dans une nouvelle réalité, il fallait bien survivre, et ce sont surtout les femmes qui ont assumé cette charge…
Oui, c’est étonnant : les femmes se sont révélées plus fortes que les hommes. Les hommes ont besoin de prendre un fusil et de faire la guerre. Alors qu’une femme pensera à son enfant, au fait qu’il doit vivre, à la façon de l’aider. Aujourd’hui encore, quand j’enregistre, les femmes sont plus intéressantes. Même si j’ai aussi de nombreux récits intéressants racontés par des hommes.
Dans ton livre, on remarque que les gens racontent autrement, en parlant souvent d’autre chose, qu’il y a trente, vingt ans.
Ils parlent plus ouvertement d’eux-mêmes, de leurs sentiments, de leur vision du monde, et ils ont une vision plus large de ce qui se passe. Il n’y a plus de canons qui définiraient le discours à tenir. Quand j’ai écrit La Guerre n’a pas un visage de femme, il y avait des canons régissant les récits sur la guerre. Et c’était très difficile de s’en éloigner. En revanche, avec le livre sur Tchernobyl, on était face à une situation tout à fait nouvelle, il n’y avait pas de canons, et les gens étaient contraints de décider par eux-mêmes ce qu’ils allaient raconter, et comment. J’étais dans la même situation pour mon travail sur La Fin de l’homme rouge.
Au fait, pourquoi parles-tu d’« époque du second hand » ?
Parce que tout – les idées, les mots – nous vient de quelqu’un d’autre, semble être déjà daté, éculé. Personne ne sait ce qui devrait se passer maintenant, ce qui nous aidera, et tout le monde se repose sur ce qu’on savait avant, sur ce qui a été vécu avant par quelqu’un d’autre, sur des expériences passées. Pour le moment, malheureusement, nous sommes à l’époque du second hand.
Je ne sais pas comment ça se passe en Biélorussie – il ne nous arrive pas grand-chose de la littérature biélorusse récente et originale, surtout de jeunes auteurs, à part ce qu’on déniche sur Internet – mais en Russie, ces derniers temps, on a vu apparaître des livres avec des héros agissants. On dit souvent qu’on a besoin de tels héros, qu’il y a « commande sociale », mais les livres dont je veux parler ne sont pas conjoncturels. Le récit La piste de Roman Sentchine (le prototype de son héros est un personnage réel qui a entretenu la piste d’atterrissage d’un aérodrome fermé sur laquelle un avion Tupolev endommagé a pu atterrir il y a trois ans), le roman de Denis Goutsko Un mâle peu dominant (une vérification des capacités du héros à accomplir une action virile), le roman d’Andreï Dmitriev Le Paysan et le Teenager (où les deux personnages du titre décident de changer leur vie)… Ces sujets sont extraits de la vie, puis relancés dans la vie.
C’est nécessaire. Il faut pouvoir s’appuyer sur quelque chose. La nouvelle génération veut qu’on respecte son pays, personne ne veut vivre éternellement sur des ruines, on aimerait construire quelque chose à partir de ces débris.
La question étant : que faut-il construire, et pourquoi justement ça ? Chez nous, on essaie de construire le capitalisme après le socialisme et de nous greffer les valeurs bourgeoises, bien que, pendant les deux derniers siècles, la culture russe se soit définie avant tout par son aversion pour l’esprit bourgeois et petit-bourgeois. Berdiaev, en essayant de formuler l’idée russe et en recensant toutes les contradictions qui cohabitent dans le caractère national, a déclaré avec défi : « Mais jamais le royaume de Russie n’a été bourgeois ». Dans la deuxième partie de ton livre, les « discussions dans la cuisine » où l’on parle déjà des années 2000, on trouve l’idée que le capitalisme nous serait étranger, qu’il n’a pas été plus loin que Moscou, que nous n’aimons pas économiser et que le bonheur, pour nous, ne sera jamais dans l’argent, que les Russes veulent vivre pour quelque chose, participer à une grande cause…
Nous continuons à nous réchauffer le cœur en nous souvenant de nos anciens exploits et en rêvant de grandes causes, et nous sommes incapables de nous occuper de notre propre vie.
Mais le refus de la « bourgeoisie » apparaît dans tout ton livre. Je n’ai pas compté, mais j’ai l’impression qu’il y a bien dix personnes, si ce n’est plus, qui disent du mal de ce pauvre saucisson, symbole du bien-être capitaliste, au nom duquel on a renoncé et aux idéaux, et, finalement, à notre pays. C’est une image puissante : surtout parce qu’elle parle de désirs sans prétentions. On voulait, comme tu l’as dit, goûter un peu de tout. On y a goûté. Et après ?
Nous commençons à nous remettre et à nous penser dans le monde. Et peu de choses, parmi celles que nous avons vécues, nous aident – chacun de nous pris individuellement – aujourd’hui. Chalamov a dit que l’expérience des camps n’était utile que dans les camps. Nous nous sommes retrouvés exactement dans cette situation : dans notre ancien pays, nous avions une autre expérience.
Donc, tu penses finalement que c’est une expérience dont nous devons forcément nous défaire ?
Je pense que oui, qu’aujourd’hui nous devons dire adieu à l’ancien monde et construire quelque chose de nouveau. Regarder autour de nous, voir comment les gens vivent, et essayer à notre tour de vivre différemment. En tout cas, il ne s’agit pas de ressusciter la triade « orthodoxie, autocratie, génie national », ce n’est pas adapté au XXIe siècle.
Mais regarde : la foi, c’est justement la seule chose qui soutient beaucoup de gens. La foi, l’Église non comme institution, mais comme paroisse, lieu où se réunir, communauté spirituelle. Avant tout, parce qu’elle s’intéresse à l’humain. Dans ton livre, un homme dit qu’il est devenu croyant, qu’il va à tous les services religieux et que sa femme va avec lui à l’église parce que le pope l’appelle « ma colombe ». Au fait, on y trouve de nouveau une « résonance » étonnante avec l’époque soviétique : une autre de tes héroïnes — Maria Voïtechonok, écrivaine biélorusse – se souvient qu’après le rattachement de la Biélorussie occidentale à l’URSS en 1939, on les avait exilés dans la région de l’Altaï, elle raconte la mort de sa mère et de sa sœur aînée, puis les orphelinats ; dans un orphelinat on l’avait lavée, elle n’avait que la peau sur les os, et elle s’était mise à glisser sur le banc mouillé, il était haut, et le sol en ciment, alors une femme inconnue, une nurse, l’avait attrapée, serrée contre elle et lui avait dit : « Mon petit oisillon ». Et après ça, les derniers mots de son témoignage : « J’avais vu Dieu ».
Oui, il y a des détails étonnants dans ces récits…
Et ce sont justement eux qui donnent un tableau précis de l’époque, d’une véracité stupéfiante. Tu te souviens – un homme, en octobre 1993, était sorti la nuit à l’appel de Gaïdar pour défendre la démocratie, il y avait eu des coups de feu, un type était blessé, ton interlocuteur l’a porté hors d’atteinte des tirs, et le type lui a demandé : tu es pour qui ? Le type était un partisan de Makachov. Et après, quand il a traîné cet homme qui, pourrait-on dire, était son adversaire, vers l’ambulance, il a vu les blessés étendus à terre, les partisans de Eltsine et Gaïdar et ceux qui défendaient Routskoï, Khasboulatov et Makachov, et tous avaient des vieilles bottes, raccommodées. Arrêt sur image. Et il n’y a déjà plus besoin de calculs sociologiques.
Oui, quand j’ai entendu cette histoire la première fois, je me suis dit : c’était sans doute la même chose en 1917…
Et l’expérience historique ne nous a pas préservés — ça s’est répété.
La note du père Alexandre Schmemann continue ainsi : « Tandis que j’écris cela (huit heures du matin), je vois, dehors, passer des grappes de petits enfants propres, aux cheveux clairs, qui vont à l’école. Dans quel monde vont-ils devoir vivre ? Et si au moins on les obligeait à lire Tourgueniev et Tchekhov. Mais non, des nonnes enthousiastes leur apprendront à “lutter contre le Mal” et leur désigneront un ennemi qu’il faut haïr. Et personne ne les initiera à la connaissance du Bien, ne leur donnera à entendre les “sons célestes” de l’Ange de Lermontov. Ces sons qui, d’après Lermontov, étaient “sans paroles, mais vivants”. Ce son qui, en substance, seul donne une “profondeur” à nos “classiques”… » Chez nous, de nombreuses générations se sont appuyées sur la littérature, les classiques russes, les valeurs qu’ils défendaient. Aujourd’hui, cette expérience ne fonctionne plus, elle tend à disparaître.
Je le vois avec ma petite-fille de sept ans, Ianotchka. Elle perçoit le monde autrement — par les images. Bien sûr, je voudrais qu’elle lise plus, mais sa connaissance du monde se fait à travers d’autres choses.
Il y a quelque temps, sur le Net, je suis tombée sur une enquête de la sociologue Lioubov Boroussiak, et maintenant je la vérifie sur toutes sortes de gens. Elle a analysé des sites où on posait la question de la lecture. Les usagers étaient des mamans de trente-cinq–quarante ans, vivant dans de bonnes conditions, de la « classe moyenne ». Elles ne lisaient rien elles-mêmes, mais quand leur rejeton refusait de lire même ce qu’on lui donnait à l’école, elles lançaient des cris d’orfraie ! Et il se trouvait plein de femmes pour leur donner de bons conseils. Les unes disaient que leurs enfants ne lisaient pas non plus, puis avaient commencé à se passionner pour les BD, les autres qu’ils n’avaient qu’à regarder des films, que leur mari (beau-père, chef, etc.) ne lisait pas non plus mais avait toujours quelque chose d’intéressant à dire, que c’était un homme qui avait réussi et était hautement cultivé. Ce « hautement cultivé », c’est le mot-clé. La lecture n’est plus un paramètre principal du niveau culturel d’une personne – c’est nouveau, et je m’y intéresse. À ton avis, peut-on considérer que quelqu’un qui ne lit pas est « hautement cultivé » ?
Une personne de notre milieu dirait : non. Mais on peut avoir différentes vues sur ce qu’est la haute culture. Un jour, j’ai été témoin de la scène suivante : nous étions chez un Moscovite, un homme très connu, spécialiste de l’espace, quelqu’un qui avait toujours quelque chose d’intéressant à dire, selon ton expression ; il a passé la soirée à citer les classiques russes, à réciter des poèmes qu’il connaît par cœur. Un de ses invités, un collègue occidental, lui a demandé : vous avez volontairement appris ces poèmes par cœur ? C’était aussi un scientifique de renommée mondiale. C’est une chose qui m’a frappée en Occident : on n’est pas obligé d’avoir une culture classique. Ils sont de très bons spécialistes, mais ne connaissent rien en dehors de leur domaine.
[Depuis l’invasion de la Russie de l’Ukraine, avec nos cartes, nos analyses et nos traductions commentées nous avons aidé plus de 1,5 millions de personnes à comprendre les transformations géopolitiques de cette séquence. Si vous trouvez notre travail utile et vous pensez qu’il mérite d’être soutenu, vous pouvez vous abonner ici.]
Peut-être que les écrivains sont responsables du fait qu’il y a de moins en moins de lecteurs – parce que, dans les années 1990, ils n’ont pas voulu parler des problèmes qui préoccupaient les gens ?
Je crois que c’est avant tout lié à l’image de l’époque, comment on la comprend aujourd’hui. En Occident, c’est lié à leur rationalisme. Nous, nous avons eu un moment quand, à ce qu’il nous semblait, cette voie ne donnait pas de résultats. Mais aujourd’hui, beaucoup de choses reviennent, l’intérêt pour les sciences humaines comme l’intérêt pour la politique.
As-tu lu dernièrement quelque chose dont tu dirais : voilà une lecture indispensable !
J’ai beaucoup lu Olga Sedakova. À une époque aussi sombre que la nôtre, on a particulièrement besoin de gens porteurs d’une parole éclairée, et sa présence dans la vie moderne est comme un fanal pour moi.
Tu parles d’une époque sombre. Dans les années 1980, à l’époque de la perestroïka, Likhatchev avait prédit que si le XXe siècle avait amené l’expérience effrayante du totalitarisme et des percées inouïes dans les connaissances scientifiques, le nouveau siècle serait celui de la culture.
Je crains que ça n’arrive pas, tout comme le XXe siècle a été incapable de vivre selon les lois du XIXe. Il y aura autre chose. Il faut encore comprendre que le concept même de culture s’est complexifié. Plus je vis, moins je divise les choses dans la vie. Tout s’interpénètre, la vie irradie de tous les côtés, et il n’y a pas de réponses simples. Le lecteur a lui aussi le choix. Autrefois, tout le monde lisait le même livre, on en discutait tous. Mais maintenant, chacun lit pour son compte. Bien sûr, avant tout des romans policiers ou féminins : parce qu’on y retrouve la vie d’aujourd’hui, avec ses thèmes, ses problèmes, ses relations. Dontsova, Oustinova, Marinina…
Il s’est déjà formé une nouvelle littérature « mainstream » sur le monde contemporain. Quant à la synthèse entre la littérature documentaire et la fiction, comme celle que tu as inventée dans tes livres, elle représente aujourd’hui tout un courant. Le genre du roman documentaire fleurit, des écrivains célèbres ont commencé à écrire dans la série « Vie des gens remarquables », on trouve des autobiographies écrites sous pseudonyme, ou, au contraire, l’auteur écrit sous son vrai nom, et, semble-t-il, des mémoires, mais c’est un masque, une imitation, et on y retrouve aussi bien des personnes réelles que des personnages inventés, ou encore des personnages inventés discutent de l’histoire de personnes réelles…
Ce sont justement des tentatives de s’approcher du réel.
Bien sûr. Et, dans ces exemples, on fait confiance au document, au fait, pas à leur interprétation.
Il s’est avéré que les documents et les faits recelaient beaucoup plus de mystère et d’inattendu que nous le pensions. Nous avions l’impression que le document était un objet simple, linéaire, brut, alors que lui aussi irradie son époque, sa personnalité.
Peut-être que c’est aussi en partie une conséquence du rationalisme que tu évoquais : le rythme de nos vies a changé, la télévision et l’ordinateur nous habituent à un découpage en clips, au « court-métrage », à l’information brève, et nous avons déjà un autre rapport au mot, y compris dans la littérature : nous n’avons que faire de vos joliesses, vos artifices, vos longues descriptions de la nature. L’émotion contenue dans le document, dans le fait, a plus de force.
Aujourd’hui, les frontières des possibilités de traitement du document se sont élargies. Autrefois, on nous en éloignait à tout propos : on n’a pas le droit de toucher à ça, ne va pas là… Ça m’étonnait toujours : pourquoi ne peut-on rien écrire de personnel, sur ce qui est important pour mes héros ?… Il faut simplement pouvoir les protéger.
Mais tu as justement eu des problèmes, à ce sujet, avec Les Cercueils de zinc ? Tous ces procès ? Des choses trop intimes avaient été rendues publique.
Oui, ils s’étaient plaints, ils avaient raconté en sachant que j’enregistrais, mais ils n’étaient pas prêts à ce que cela sorte au grand jour. Cela dit, j’ai aussi eu le cas opposé. Dans La Supplication, j’ai mis un nom inventé sous le monologue d’une femme qui avait raconté des choses « freudiennes », intimes, et je ne voulais pas que les gens la mettent en pièces. Eh bien, après la publication dans une revue, elle m’a appelée et m’a demandé : « Pourquoi ? ! J’ai tant souffert, je veux que vous mettiez mon nom ».
En quoi diffère la perception de tes livres chez nous et en Occident ?
À l’heure actuelle, il y a cent vingt-cinq versions de mes livres. L’intérêt pour ce pays, pour cette idée est immense, et visiblement j’ai réussi à trouver la forme qui permet de mieux les raconter, les révéler. Pas parce qu’il s’agit, comme quelqu’un l’a dit, d’une collection d’horreurs — lisez des livres sur ce qui s’est passé au Rwanda, on trouve beaucoup de livres sur le marché occidental qui racontent de telles horreurs sur la vie contemporaine que les miens à côté sont des contes pour enfants. Il y a encore une raison pour laquelle mes livres ont été immédiatement bien reçus en Occident : les événements décrits n’étaient pas les problèmes de leurs sociétés à eux.
Une sorte d’effet de « défamiliarisation » ?
Oui. Par exemple, Les Cercueils de zinc a permis aux Français, à travers le sujet de l’Afghanistan, de parler de leur guerre d’Algérie. La Supplication est sortie en France avec un tirage de 300 000 ou 400 000 exemplaires, il y a eu des dizaines de spectacles. Non seulement parce qu’il y a beaucoup de centrales nucléaires sur leur territoire, mais parce que quelque chose de notre vision du monde, de l’amour, du sacrifice par amour dans des situations extrêmes leur était proche, compréhensible.
Et au Japon après Fukushima ?
Mes livres avaient déjà été publiés au Japon, mais après Fukushima ils ont réédité La Supplication. Sur l’île d’Hokkaido, ils ont une centrale nucléaire qui s’appelle « Tamara ». Quand le livre est sorti la première fois, j’y étais allée, j’avais regardé par la fenêtre : elle était si belle, cette centrale, on avait l’impression que c’était quelque chose d’extraterrestre, une sorte de station spatiale. Et lors de la rencontre avec mes lecteurs, les travailleurs de cette centrale étaient absolument persuadés qu’un tel accident ne pouvait avoir lieu que chez ces Russes mal organisés, alors que c’était impossible chez eux, où tout est si bien calculé… Et soudain, ce tremblement de terre qui ne dépasse que d’un degré celui prévu dans le système de sécurité sismique, et c’était fini, de tout ce progrès il ne restait plus que des gravats. Bien sûr, de tels événements nous obligent à réfléchir, à regarder le monde plus philosophiquement… Après le 11 septembre, ce sont les Américains qui se sont mis à plus lire La Supplication et Les Cercueils de zinc.
Là, sans doute, ils s’intéressent aussi directement à notre expérience de l’Afghanistan — ils sont embourbés là-bas pour des années.
Nous sommes contraints de plus en plus souvent à songer au fait que nous n’avons pas la maîtrise de ce monde, comme nous en avions l’impression, qu’il y a d’autres lois, d’autres forces en jeu…
À la vieille du Jour de la Victoire, quelqu’un a mis La Guerre n’a pas un visage de femme sur Facebook. Et pendant quelques mois, les blogs en ont été pleins : les gens lisaient, partageaient la publication, en discutaient… Tu as sans doute là une nouvelle génération de lecteurs.
Et ils découvrent quelque chose d’autre. Un livre, à chaque nouvelle génération, commence une nouvelle vie. Il y a quelques années, La Guerre n’a pas un visage de femme a été réédité en Pologne et y est soudain devenu « livre de l’année », a reçu plusieurs prix. Même chose en Suède. Même l’éditeur, quand il l’a fait paraître, ne s’attendait pas à un tel succès.
Et pourquoi, tout de même, n’as-tu pas terminé le livre sur l’amour sur lequel tu as travaillé pendant tant d’années ? Il me semble que sans lui, ton cycle n’est pas complet. C’était aussi une époque d’élans très romantiques, d’amour pur…
Non, ce cycle est bien achevé aujourd’hui. Il comprend cinq livres : La Guerre n’a pas un visage de femme, Derniers témoins, Les Cercueils de zinc, La Supplication et La Fin de l’homme rouge. C’est mon cycle « rouge ». Il est complet. Il y avait cette idée communiste, il y a eu cette expérience « rouge », des gens ont vécu, ont été touchés, entraînés dans cette utopie tout en essayant de vivre leur propre vie – et puis tout ça a disparu.
Tu estimes que c’est fini.
Dans cette version, oui, bien sûr, c’est fini. Personne ne reviendra jamais en URSS. S’il advient quelque chose, ce sera forcément autre chose.
Mais pour le moment – et j’en reviens au début de notre discussion – cette idée, ce pays et cette expérience (avec un signe « plus » ou « moins », là n’est pas la question en l’occurrence) vivent en nous. C’est aussi ce que dit ton livre.
C’est la mémoire qui vit. La mémoire. Et nous ne dirons jamais adieu au passé – nous ne le quitterons jamais paisiblement – si nous n’en parlons pas.
Dans quelques années, il sera déjà impossible d’écrire un tel livre. Aujourd’hui, déjà, on ne peut pas écrire un livre comme La Guerre n’a pas un visage de femme. Les témoins sont morts. On ne peut plus écrire un livre comme La Supplication : de nombreux sentiments ont disparu, la tension émotionnelle n’est plus aussi forte, on a déjà oublié beaucoup de détails. C’est la même chose. J’ai écrit ce livre pendant dix ans. Ça a été un travail infernal. Et j’étais prête à faire cet immense travail. Il faut tout faire à temps. Et je suis heureuse d’avoir été la bonne personne au bon moment.
Quant aux livres sur l’amour, la vieillesse et la mort, ce sont déjà des livres tout à fait différents. Et ils seront écrits par une personne un peu différente.
Quelle personne ?
Je ne sais pas encore. Mais différente. Une personne qui s’émerveille plus de la vie qu’autrefois. Autrefois, j’étais plus intéressée et influencée par les grandes idées et par les catastrophes qui entraînent les gens avec elles : la guerre, Tchernobyl. Aujourd’hui, je m’intéresse avant tout à ce qui se passe dans une âme humaine isolée. Il me semble que le monde va dans cette direction.
Crédits
Nous le republions ici avec la généreuse autorisation de la revue et de la maison d'édition.