La défense de la guerre contre la perspective de son abolition : Clausewitz et Moltke

L’espoir que l’histoire des guerres prendra bientôt fin (ou du moins qu’elle le peut) n’est pas propre à la modernité. Il est aussi ancien que l’historiographie de la guerre elle-même. On lit par exemple dans l’une des Éhées d’Hésiode qu’Hercule, le plus grand héros guerrier de la mythologie antique, avait été chargé par le dieu Apollon d’une mission consistant à mettre fin aux agissements de Kyknos, voleur de grand chemin. Une fois qu’Hercule eut tué ce voleur qui était l’un des fils d’Arès, le dieu de la guerre, celui-ci voulut se venger d’Hercule. Mais avec l’aide de la déesse Athéna, le héros vainquit finalement le dieu de la guerre lui-même. Une lecture superficielle ne verrait là qu’un récit de plus sur l’héroïsme d’Hercule. Toutefois, comme le dit Hermann Fränkel, « ce récit, singulièrement, tourne entièrement autour de l’idée qu’il faut faire la guerre à la guerre1 ». L’objet de ce récit n’est pas seulement d’ajouter une étape supplémentaire au processus qui consiste à débarrasser le monde de ses monstres. Ce qui est envisagé, c’est la possibilité même de libérer l’humanité du pire fléau qu’elle connaît, la guerre elle-même. C’est toujours après de longues guerres aux conséquences dévastatrices qu’est né l’espoir que la dernière guerre soit la toute dernière et qu’une paix perpétuelle, ou du moins une ère de paix durable, allait s’ensuivre. Ces espoirs se répandaient en premier lieu chez ceux qui avaient perdu la guerre ou chez ceux qui en avaient particulièrement souffert. Ainsi, du point de vue de l’histoire des idées, le désir d’abolir la guerre vient des faibles et d’hommes qui n’ont pas de pouvoir plutôt que d’hommes qui sont forts, puissants dans leur propre société et dans les relations avec d’autres États2. Les espoirs d’Hésiode lui-même ne sont pas ceux d’un guerrier mais d’un paysan qui a besoin de tranquillité et de paix pour cultiver ses terres.

C’est toujours après de longues guerres aux conséquences dévastatrices qu’est né l’espoir que la dernière guerre soit la toute dernière et qu’une paix perpétuelle, ou du moins une ère de paix durable, allait s’ensuivre.

HERFRIED MÜNKLER

Inversement, les vainqueurs ont toujours déclaré que la guerre qu’ils venaient de gagner était probablement la dernière, comme c’était le cas de la « pax romana » tant glorifiée aux Ier et IIème siècles après J.C. Les déclarations par lesquelles le vainqueur s’autoproclamait le protecteur de la paix s’accompagnaient toutefois d’une réserve : les portes du Temple de Janus ne pouvaient rester fermées qu’aussi longtemps que les villes et les peuplades qu’on avait soumises lors des dernières guerres acceptaient le statu quo et ne se rebellaient pas contre lui. L’abolition de la guerre ainsi proclamée était soumise à condition : le résultat des guerres passées devait être accepté et reconnu. Quand il est question de paix dans les Res gestae d’Auguste, c’est au sens d’une paix acquise par la victoire ou bien d’une politique de pacification3. La proclamation d’une paix perpétuelle ou du moins d’une paix durable par le vainqueur de la dernière guerre est peu étonnante du point de vue politique : quand tous ceux qui sont opprimés, humiliés ou désavantagés par le statu quo qu’impose le vainqueur renoncent à le transformer (ne serait-ce que par un biais démographique : par un taux de reproduction élevé), alors il n’est pas difficile d’abolir la guerre. C’est en prenant le contrepied de déclarations de paix de ce type qui étaient et qui sont encore caractéristiques d’une politique de pacification impériale4, que Carl von Clausewitz a constamment défendu la guerre, considérant que celle-ci était l’un des piliers du droit à l’autodétermination politique :

« La guerre a plutôt une raison d’être pour le défenseur que pour le conquérant, car la guerre ne commence pas avant que l’invasion ait suscité la défense. Un conquérant est toujours un ami de la paix (comme Bonaparte le disait constamment de lui-même) ; il voudrait bien faire son entrée dans notre État sans opposition. Pour l’en empêcher, nous devons choisir la guerre, et par conséquent faire à l’avance nos préparatifs. En d’autres termes, c’est justement le camp le plus faible, celui qui doit se défendre, qui doit toujours être armé pour ne pas être surpris. Ainsi le veut l’art de la guerre5 ».

C’est de cette observation que Clausewitz a tiré sa thèse fondamentale selon laquelle une guerre commence réellement non pas avec l’attaque mais avec la défense :

« Si l’on réfléchit philosophiquement à la façon dont surgit la guerre, le concept de guerre n’apparaît pas proprement avec l’attaque, car celle-ci n’a pas tant pour objectif absolu le combat que la prise de possession de quelque chose. Ce concept apparaît d’abord avec la défense, car celle-ci a pour objectif direct le combat, se défendre et combattre n’étant évidemment qu’une seule et même chose. La défense est entièrement orientée contre l’attaque, et la présuppose donc nécessairement ; tandis que l’attaque n’est pas dirigée vers la défense, mais vers quelque chose d’autre, la prise de possession de quelque chose, et par conséquent elle ne présuppose pas la défense. Il est donc naturel que celui qui met le premier en action le concept de guerre (…) soit aussi le premier à dicter ses lois à la guerre, et celui-ci est le défenseur6 ».

L’argumentation de Clausewitz – qui prend position contre l’abolition de la guerre de façon plus implicite qu’explicite – repose sur l’idée qu’il doit être permis de faire valoir sa propre volonté politique face à une autre volonté ou puissance qui chercherait à l’entraver et à l’opprimer, s’il le faut par la violence. Pour Clausewitz, il n’y avait pas d’alternative à la guerre, en laquelle il voyait un moyen pour le plus faible de s’affirmer militairement face au plus fort. Il n’attendait rien d’une Cour internationale de justice (ou d’une institution analogue) : il doutait en effet que les forts et les puissants fussent prêts à se soumettre à ses décisions. Le tribunal le plus haut que Clausewitz connaissait et reconnaissait était la décision par les armes, qu’il présente à maintes reprises comme une métaphore de la décision de justice7. Sa polémique contre un type de guerre qui prescrit aux opérations stratégiques de s’attaquer au circuit d’approvisionnement de l’ennemi afin de le couper de son ravitaillement et de le désarmer sans bataille, afin que l’issue de la guerre soit décidée sans effusion de sang8 montre clairement que l’abolition de la guerre était pour lui uniquement un moyen de favoriser les puissances hégémoniques et impériales. Contre Dieter Heinrich von Bülow qui dans l’Esprit du système de guerre moderne avait prédit que la forme rationnelle et progressiste des opérations, qui se traduisait par l’absence de bataille, serait « nécessairement suivie d’une paix perpétuelle9 », Clausewitz écrivit : « Qu’on ne vienne pas nous parler de généraux qui remportent des victoires sans effusion de sang. La tuerie est un spectacle horrible : raison de plus pour attacher plus de prix aux guerres, mais non pour laisser s’émousser par humanité l’épée que l’on porte jusqu’au moment où un autre, armé d’un sabre bien tranchant, vient nous décapiter10 ».

L’argumentation de Clausewitz – qui prend position contre l’abolition de la guerre de façon plus implicite qu’explicite – repose sur l’idée qu’il doit être permis de faire valoir sa propre volonté politique face à une autre volonté ou puissance qui chercherait à l’entraver et à l’opprimer, s’il le faut par la violence.

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C’est l’expérience de Napoléon qui s’exprimait là et qui luttait contre la rationalisation et l’humanisation de la guerre. Clausewitz objectait qu’en définitive, cette expérience favorisait tous ceux qui ne s’occupaient pas de rationaliser la guerre.

La position de Clausewitz concernant les conditions que toute bataille doit remplir pour réaliser les objectifs de la guerre peut être rapportée par analogie, et de son point de vue même, aux conditions que la guerre doit remplir pour réaliser les buts politiques : « la solution sanglante de la crise, l’effort tendant à l’anéantissement des forces ennemies est le fils légitime de la guerre. Quand les objectifs politiques sont peu importants, les mobiles faibles, et la tension des forces légère, un commandant prudent et habile peut emprunter toutes sortes de voies pour essayer de frayer un chemin vers la paix à travers les faiblesses caractérisées de son adversaire dans le domaine militaire et diplomatique. S’il a de bons motifs et que ceux-ci sont capables de lui garantir le succès, nous ne saurions le blâmer ; il faudra cependant lui rappeler que c’est un chemin glissant sur lequel il risque de se faire surprendre par le dieu de la guerre, et lui recommander de ne pas quitter l’ennemi des yeux, pour ne pas risquer de se défendre avec un fleuret moucheté contre un ennemi armé d’un sabre tranchant11 ».

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Jean Gorin, Composition plastique, 1964

Les mises en garde si pénétrantes de Clausewitz à l’égard d’une guerre qui consiste à éviter tout combat ou bataille d’envergure, mais aussi contre la vision d’un monde politique dans lequel la guerre serait abolie s’appuient sur les expériences de la Révolution française et de l’ascension de Napoléon, ce dernier ayant réduit à néant tous les espoirs qu’on avait eus naguère d’enchaîner Bellone et de voir advenir une époque de paix12. Ainsi c’est d’une façon résolument politique que Clausewitz défend la guerre contre la perspective de son abolition : abolir la guerre alors qu’elle est l’autoaffirmation violente du petit contre le grand, du faible contre le fort, revient pour lui à livrer le monde politique à ceux qui ont les moyens d’imposer leur volonté politique en se passant des armes.

Ajoutons que Clausewitz était même prêt à recourir à des formes de guerre asymétrique dans les cas où il n’était plus possible de tenir tête à un adversaire trop puissant, comme le montre sa conception de l’armement du peuple (Volksbewaffnung) et de la guerre populaire (Volkskrieg)13. Il ne se faisait d’ailleurs aucune illusion sur le fait que ces formes de combat revenaient à déchaîner la violence de la guerre et qu’elles avaient des conséquences considérables. Il reste que Clausewitz n’a pas adhéré à la thèse que la guerre se civilisait de plus en plus.

C’est d’une façon résolument politique que Clausewitz défend la guerre contre la perspective de son abolition : abolir la guerre alors qu’elle est l’autoaffirmation violente du petit contre le grand, du faible contre le fort, revient pour lui à livrer le monde politique à ceux qui ont les moyens d’imposer leur volonté politique en se passant des armes.

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Alors que l’argumentation de Clausewitz reste de bout en bout politique et n’aboutit à aucune justification théologique de la guerre et ne tend pas non plus vers la philosophie de l’histoire, de son côté, Helmuth von Moltke, le chef d’état-major prussien, invoque dans une lettre qu’il adresse au professeur de droit Johann Kaspar Bluntschli – dans un passage souvent cité – un argument qui défend la guerre et refuse son abolition. Cet argument révèle son pessimisme au sujet de l’évolution de la culture (Zivilisation) : « La paix perpétuelle demeure un rêve, un rêve qui n’est pas même beau, et la guerre est un maillon dans l’ordre universel de Dieu. Par elle, se manifestent les vertus humaines les plus nobles, le courage et le renoncement, le respect du devoir et l’aptitude au sacrifice, jusqu’au sacrifice de la vie elle-même. Sans la guerre, le monde sombrerait dans le matérialisme14. »

Moltke avait justifié ainsi la guerre après avoir reçu le manuel intitulé Les Lois de la Guerre sur terre que Bluntschli lui avait envoyé et qu’il regardait avec une certaine distance critique. On ne peut certes pas affirmer que cette justification de la guerre, qui déclencha d’ailleurs une vive controverse politique à sa publication, est originale : elle prolonge en fait des réflexions que l’on trouve déjà, dans leur formulation même, chez Mirabeau (« La paix perpétuelle demeure un rêve et un  rêve  dangereux15 ») ainsi que chez Hegel. Dans un additif au § 324 de la Philosophie du droit, Hegel constatait en effet :

« La vie civile et bourgeoise prend davantage d’extension en temps de paix. Ses différentes sphères s’installent et à la longue il se produit une sorte d’enlisement de l’homme, car les particularités des différentes sphères deviennent de plus en plus rigides et sclérosées. Mais la santé nécessite l’unité du corps. Lorsque les différentes parties se durcissent, c’est la mort (…). Ce ne sont pas seulement les peuples qui sortent renforcés de la guerre, mais les nations, qui ont des querelles intestines, acquièrent par la guerre au dehors la paix à l’intérieur. Certes, la guerre a pour effet d’entraîner une certaine insécurité pour la propriété, mais cette insécurité n’est rien d’autre que le mouvement qui est nécessaire16. »

La distance de Moltke, visible dans sa lettre à Bluntschli, à l’égard du projet des professeurs de droit international de limiter durablement, voire d’abolir la guerre, en instituant une Société des nations (Völkerbund), vient essentiellement du fait que pour contenir les conséquences destructrices de la guerre et de la violence, Moltke comptait davantage sur la civilisation que sur l’abolition de la guerre. Selon lui, la guerre allait se civiliser moins par la codification du droit de la guerre que par une meilleure organisation de l’armée. L’un des progrès les plus importants était dû, comme il l’écrivait à Bluntschli, à « l’introduction du service militaire obligatoire » qui avait eu pour effet d’ « intégrer les couches cultivées dans l’armée » et de faire que « les éléments grossiers et violents n’en soient plus la seule composante, comme c’était le cas jusqu’alors17 ». « La stricte discipline masculine, telle qu’on l’applique et l’assimile déjà en temps de paix » est pour Moltke un autre moyen de« prévenir les pires dérives, (…) tout comme l’organisation administrative du ravitaillement des troupes sur le champ de bataille ». Mais ce qui selon lui allait le plus contribuer à civiliser la guerre était la guerre-éclair, qu’il avait exemplairement pratiquée lors des guerres d’unification18 de 1866 et de 1870-1871. C’est justement cette pratique qu’il voit menacée par la proposition qu’a faite Bluntschli de limiter l’usage de la violence guerrière par le droit international et de l’autoriser uniquement lorsqu’elle vise l’armée de l’adversaire19. Moltke exige quant à lui que « toutes les ressources du gouvernement de l’ennemi (…) » puissent « être mobilisées » pour permettre de terminer la guerre le plus vite possible : « ses finances, ses chemins de fer, sa nourriture et même son prestige ». Ce qui à l’époque menace le processus de civilisation de la guerre pour Moltke, ce sont moins les défauts d’un droit international qu’il est toujours possible de réformer que la possibilité qu’un gouvernement révolutionnaire peu disposé à accepter une défaite de son État20 enclenche une guerre populaire, expérience qu’il avait lui-même faite à l’automne 1870, après la capitulation de Napoléon III et la proclamation de la République par Léon Gambetta. « C’est avec cette énergie qu’a été menée la dernière guerre contre la France, ce qui ne nous a pas empêché de faire preuve d’une modération plus grande que jamais. Au bout de deux mois, tout était décidé sur le champ de bataille. Ce n’est qu’après que le gouvernement révolutionnaire eut décidé de faire durer la guerre quatre mois de plus, pour le malheur de son pays, que les combats ont pris un caractère impitoyable21 ». Aux yeux de Moltke, seul un gouvernement fort et capable de discipliner vigoureusement les passions du peuple et l’esprit partisan avait une chance de réduire le nombre de guerres et de les civiliser autant que possible.  « Les  gouvernements  forts », déclarait-il au Reichstag le 11 janvier 1887, « sont une garantie pour la paix ». Et le 14 mai 1890, il déclarait toujours au Reichstag : « l’époque de la guerre de Cabinet est derrière nous. Aujourd’hui nous n’avons plus affaire qu’à la guerre populaire. Décréter une telle guerre avec les conséquences incalculables qui sont les siennes, c’est ce à quoi un gouvernement tant soit peu avisé aura du mal à se résoudre22 ». Les guerres étaient devenues peu probables en Europe, c’était l’espoir de Moltke, du moins aussi longtemps que la situation de l’époque n’était pas secouée par des convulsions révolutionnaires.

Aux yeux de Moltke, seul un gouvernement fort et capable de discipliner vigoureusement les passions du peuple et l’esprit partisan avait une chance de réduire le nombre de guerres et de les civiliser autant que possible.

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Les militaires professionnels qu’étaient Clausewitz et Moltke n’ont pas souhaité que la guerre soit abolie. Son abolition était peu vraisemblable et même politiquement dangereuse à leurs yeux, en dépit de tout ce qu’ils savaient par ailleurs de la misère et des souffrances que la guerre engendre et malgré leurs préférences politiques et militaires divergentes. Moltke optait pour la régulation de la guerre et l’humanisation du guerrier, dont il attendait plus que de tous les projets politiques de grande envergure et dont la réalisation lui semblait plus probable. Qu’à l’avenir la guerre fût régulée n’avait cependant rien de certain. Alors que l’influence croissante des couches populaires était liée pour Moltke à la menace d’une reviviscence de la barbarie de la guerre, ce qu’il affirmait en prenant l’exemple de la Commune parisienne23, Clausewitz de son côté intégrait constamment à ses réflexions l’idée que le déchainement révolutionnaire de la violence guerrière était une possibilité même de la politique : « La participation du peuple à la guerre, à la place d’un Cabinet ou d’une armée, faisait entrer dans le jeu une nation entière avec son poids naturel. Dès lors, les moyens disponibles – les efforts qui pouvaient les mettre en œuvre – n’avaient plus de limites définies ; l’énergie avec laquelle la guerre elle-même pouvait être conduite n’avait plus de contrepoids, et par conséquent le danger pour l’adversaire était parvenu à un extrême24 ».

Et pourtant, malgré sa franche hostilité à l’égard de Napoléon, il avait espéré que l’Europe occidentale et centrale ne connaîtrait plus ce type de guerre après que la Grande Armée de Napoléon eut été mise en déroute et anéantie par les Cosaques, ce dont il avait fait l’expérience à la fin de l’automne 181225.

Les conceptions eschatologiques et apocalyptiques de la guerre : le retour au paradis ou l’ultime bataille pour la paix

On qualifiera deschatologiques ou d’apocalyptiques les espoirs de paix qui, au lieu d’être fondés sur une stratégie politique réaliste et pragmatique et sur la conscience de leur déception possible, considèrent que l’abolition définitive de la guerre ouvre une ère nouvelle. Ces espoirs associent l’abolition de la guerre à un bouleversement de la situation, à une transformation profonde de la nature humaine ainsi qu’à une intervention directe de Dieu dans le cours des événements. En général, ces conceptions de la paix sont fortement empreintes de religion parce qu’elles véhiculent l’idée d’un retour au paradis ou d’un retour de l’Âge d’or – un lieu et un temps qui ne connaissent pas l’oppression ni la violence – ou l’idée d’un anéantissement des fauteurs de guerre. On trouve cette eschatologie de la paix, qui est typique de la culture européenne, dans le livre du prophète Isaïe, qui annonce qu’« il jugera entre les nations, il sera l’arbitre de peuples nombreux. Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à faire la guerre26 ». Quand ce Il dont parle Isaïe apparaîtra et rendra justice – qu’il s’agisse du Messie attendu, dont la naissance est déclarée imminente, ou de celui qui est apostrophé comme le Seigneur dans la théologie de Sion (Zionstheologie)27 – la guerre disparaîtra et la paix règnera pour toujours. Tout dépend de la venue et de la naissance annoncées de ce Il  ; les moyens de la politique n’ont pas de prise sur cet événement considérable qu’il faut attendre patiemment. Selon la prophétie d’Isaïe, cette venue est imminente : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière, sur les habitants du sombre pays, une lumière a resplendi. (…) Car toute chaussure [de soldat] qui résonne sur le sol, tout manteau [de soldat] roulé dans le sang, seront mis à brûler, dévorés par le feu . Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné, il a reçu le pouvoir sur ses épaules, et il a reçu ce nom : Conseiller merveilleux, Dieu-fort, Père- éternel, Prince-de-paix, pour que s’étende le pouvoir dans une paix sans fin28 ».

Les espoirs apocalyptiques ou eschatologiques associent l’abolition de la guerre à un bouleversement de la situation, à une transformation profonde de la nature humaine ainsi qu’à une intervention directe de Dieu dans le cours des événements.

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On trouve une représentation similaire de l’avènement d’une ère nouvelle, de l’abolition de la guerre et de la paix perpétuelle dans la quatrième Bucolique de Virgile29. La naissance d’un enfant y est également annoncée, naissance qui doit mettre un terme à une époque marquée par les guerres et notamment les guerres civiles et qui doit inaugurer une longue période de paix. Cette paix ainsi annoncée n’est pas une simple abolition de la guerre, elle repose sur la métamorphose fondamentale de l’homme et de la nature. Elle équivaut à une nouvelle création de l’homme et de la totalité des êtres vivants. C’est ce qui apparaît avec netteté dans la description détaillée qu’Isaïe donne du nouvel ordre pacifique :

« Le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau. Le veau, le lionceau et la bête grasse iront ensemble, conduits par un petit garçon. La vache et l’ourse paîtront, ensemble se coucheront leurs petits. Le lion comme le bœuf mangera de la paille. Le nourrisson jouera sur le repaire de l’aspic, sur le trou de la vipère le jeune enfant mettra la main. On ne fera plus de mal ni de violence sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance de Yahvé, comme les eaux couvrent le fond de la mer30 ».

Mais trouve-t-on quelque indice d’une si merveilleuse transformation des affaires humaines et la certitude de son imminence dans le monde politique ? Les conceptions eschatologiques de la paix apparaissent de préférence lorsque rien, dans les circonstances extérieures, ne permet de croire à la venue de temps paisibles. C’est justement par la durée et l’intensité de la guerre présente ou de la guerre qui vient de prendre fin qu’elles légitiment leurs espoirs31. La pensée eschatologique et apocalyptique postule que l’amplification de la crise actuelle débouchera non pas sur le déclin mais sur la délivrance ; elle est habitée par l’idée que l’absence d’issue de la situation présente est un indicateur fiable du changement à venir. « Là où est le danger, croît aussi ce qui sauve », c’est la formulation qu’Hölderlin donne de cette idée32. Le contexte politique dans lequel Isaïe et Virgile ont développé ces conceptions de la paix était marqué par les catastrophes. De ce point de vue, il n’offrait aucune prise aux espoirs de paix33 : au moment où Virgile écrivait sa quatrième Bucolique, après des décennies de guerre civile, de proscription et d’intrigues politiques, personne ne pouvait jurer de sa vie ni de ses biens. Dans le Royaume de Juda, à l’époque où vivait Isaïe, la situation était encore plus terrible : l’armée des Assyriens envahissait le pays par le nord tandis que les Édomites et les Philistins progressaient au sud. La probabilité que le Royaume de Juda et son roi Achaz fussent prochainement rayés de la carte politique était grande. Vu la situation, Achaz demanda au roi assyrien Téglat Phalazar III de lui apporter une aide militaire pour sortir de l’étau hostile dans lequel il était pris, mais Isaïe refusa cette politique d’alliance avec les souverains païens et exigea de s’en remettre à la seule aide de Dieu. Loin de proposer et d’exiger un soutien militaire des Assyriens – l’offensive de Téglat Phalazar contre la Syrie et son allié le Royaume d’Israël au nord aurait d’ailleurs sans doute réussi même sans l’appel au secours d’Achaz34 – Isaïe refusait  toute forme de politique militaire et exigeait une confiance sans bornes à l’égard de la puissance de Dieu.

Les conceptions eschatologiques de la paix apparaissent de préférence lorsque rien, dans les circonstances extérieures, ne permet de croire à la venue de temps paisibles.

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Si l’on cherche à donner un sens politique à cette conception sans recourir à une confiance en Dieu qui a peu ou prou disparu de la modernité, on trouvera aisément un équivalent moderne du message d’Isaïe dans l’idée que seule une sortie radicale hors de la logique de la dissuasion militaire ouvre une chance de survie à l’humanité, le maintien de cette logique, de quelque nature qu’il soit, conduisant nécessairement à la perdition à l’âge de la bombe atomique. Günther Anders s’est fait plus que tout autre le porte-parole de cette idée à l’époque de la Guerre froide, d’une manière percutante35 – à vrai dire sans indiquer par quels moyens nous pourrions être sauvés sur le long terme. Et c’est principalement le mouvement pour la paix d’Allemagne de l’Ouest qui a essayé de tirer de cette idée un programme politique, après la « double décision » de l’OTAN sur la modernisation des forces nucléaires à la fin de la Guerre froide36. Dans sa formule programmatique – « transformer les épées en socs de charrue » –, ce mouvement s’est consciemment référé aux promesses d’Isaïe.

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Jean Gorin

L’idée qu’il est possible d’abolir la guerre en sortant de la logique de la puissance militaire, idée qu’on trouve chez Isaïe et Virgile, doit être distinguée de la conception – religieuse elle aussi – d’une ultime bataille triomphant définitivement des forces du mal. Ce mythe de la bataille finale a beaucoup influencé les représentations de la gauche socialiste à la fin du XIXème et au début du XXème siècles. « La bataille finale est sacrée » est par exemple le dernier vers de l’hymne officieux de la social- démocratie allemande, Frères, vers le soleil, vers la liberté37. Ce mythe est inspiré par des idées judéo-chrétiennes ; il se nourrit de l’attente religieuse du salut. On lit par exemple dans le livre du prophète Ézéchiel que Dieu excite les troupes rassemblées sous le nom de Dieu (« chevaux et cavaliers, tous parfaitement équipés, troupe nombreuse, tous portant écus et boucliers et sachant manier l’épée38 ») afin qu’elles attaquent et pillent les hommes qui vivaient pacifiquement et sans protection dans les montagnes d’Israël (« ils habitent tous des villes sans remparts, ils n’ont ni verrous ni portes39 ») : « quand mon peuple Israël habitera en sécurité, tu te mettras en route. Tu quitteras ta résidence à l’extrême nord, toi et des peuples nombreux avec toi, tous montés sur des chevaux, troupe énorme, armée innombrable. Tu monteras contre Israël mon peuple, tu seras comme une nuée qui recouvre la terre40 ».

Le mythe de la bataille finale a beaucoup influencé les représentations de la gauche socialiste à la fin du XIXème et au début du XXème siècles.

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Mais par la suite, Dieu protège son peuple contre le pillage et la rapine des soldats et il anéantit les armées qui s’approchent en leur envoyant de puissantes catastrophes naturelles : « Ce jour-là, il y aura un grand tumulte sur le territoire d’Israël. (…) Je le châtierai par la peste et le sang, je ferai tomber la pluie torrentielle, des grêlons, du feu et du souffre, sur lui, sur ses troupes et sur les peuples nombreux qui sont avec lui (…). Je briserai ton arc dans ta main gauche et je ferai tomber tes flèches de ta main droite. Tu tomberas sur les montagnes d’Israël, toi, toutes tes troupes, et les peuples qui sont avec toi. Je te donne en pâture aux oiseaux de proie de toutes espèce et aux bêtes sauvages41 ».

Le fait que les peuples agressés ne participent pas à l’extermination ni à  la bataille, leur refus de faire la guerre est typique de cette conception ; leur amour de la paix est d’ailleurs souligné à plusieurs reprises. Dieu seul punit et anéantit ceux que ses exhortations avaient transformés en agresseurs. Ainsi la pureté morale et l’amour du prochain des peuples survivants peuvent rester intacts. Que l’anéantissement de l’attaquant ne soit pas simplement un événement interne à l’histoire de la guerre mais qu’il inaugure une nouvelle époque de paix durable, c’est ce que montre clairement la description du « travail » que les Israélites ont accompli après-coup sur le champ de bataille : « Les habitants des villes d’Israël s’en iront brûler et livrer au feu le armes, écus et boucliers, arcs  et flèches, javelots et lances. Ils en feront du feu pendant sept ans. On n’ira plus chercher de bois dans la campagne, on n’en coupera plus dans les forêts, car c’est avec les armes qu’on fera du feu. Ils pilleront ceux qui les pillaient, ils prendront du butin à ceux qui leur en prenaient42 ».

Les armes brûlées sont le signe que l’histoire des guerres trouve là son terme définitif. Dans l’Apocalypse de Jean, on retrouve, encore accentuée, cette image de la grande bataille eschatologique qui met fin une fois pour toutes à une histoire de la guerre dans laquelle elle représente à la fois le prélude, la condition du Jugement dernier et la création d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre. Quand la paix de mille ans qui avait débuté après une première bataille eschatologique – l’ange a enchaîné Satan – aura pris fin, Satan libéré de ses liens reprendra le combat pour la domination du monde, pour ensuite le perdre définitivement : « Il s’en ira séduire les nations des quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les rassembler pour la guerre, aussi nombreux que le sable de la mer. Ils montèrent sur toute l’étendue du pays, puis ils investirent le camp des saints, la Cité bien-aimée. Mais un feu descendit du ciel et les dévora. Alors le Diable, leur séducteur, fut jeté dans l’étang de feu, et leur supplice durera jour et nuit, pour les siècles des siècles43 ».

Lénine espérait qu’après la transformation de la guerre impérialiste en lutte des classes, la fondation d’une « République mondiale et fédérale des soviets » – qui impliquait entre autres choses l’abolition de la guerre – était devenue chose réalisable.

HERFRIED MÜNKLER

Quelle que soit la façon dont les prédictions des prophètes et les visions de l’Apocalypse de Jean ont agi dans l’histoire, on constate qu’elles offraient des modèles d’interprétation des guerres et de leurs conséquences à tous ceux qui croyaient en un changement historique radical et en la possibilité d’abolir la guerre. Que leur signification religieuse soit acceptée ou refusée catégoriquement, elles proposaient un schéma pour interpréter les suites de la guerre, schéma qui rendait vraisemblables l’abolition de la guerre et l’avènement d’une paix perpétuelle. Lénine espérait qu’après la transformation de la guerre impérialiste en lutte des classes, la fondation d’une « République mondiale et fédérale des soviets » – qui impliquait entre autres choses l’abolition de la guerre – était devenue chose réalisable. Son espoir s’est nourri à cette source au moins autant que la conviction qui était celle de Woodrow Wilson, à savoir que le « règne du droit fondé sur le consentement des gouvernés et porté par l’opinion publique de l’humanité », en se réalisant dans les relations internationales, allait établir et garantir un état de paix durable en Europe44.

L’espérance eschatologique et ses dérivés n’étaient pas le seul soubassement de la conception de la paix d’un Lénine ou d’un Wilson. L’observation de certaines tendances réelles contribuait elle aussi à rendre l’abolition de la guerre non seulement souhaitable, mais aussi possible et même probable : l’importance moindre du sol, l’expansion de la rationalité économique à la quasi-totalité des domaines de la vie et enfin la participation politique croissante des gouvernés.

Selon le diagnostic de Michael Howards, c’est au plus tard à la fin de la Seconde Guerre mondiale que les États industrialisés du nord sont entrés dans une ère post-héroïque. Celle-ci se caractérise par le fait que le désir d’affirmer son identité par le combat est définitivement devenu un archaïsme – sauf peut-être aux États-Unis où un héroïsme « pop » habilement mis en scène par Hollywood continue à se maintenir en vie45. Mais d’une manière générale, dans l’état d’esprit qui s’est imposée dans le monde industriel, la guerre ne joue de rôle important ni pour se positionner dans la hiérarchie sociale ni pour aider l’individu à prendre conscience de sa propre valeur, et quand elle joue un rôle, il est plutôt négatif. On constate à ce propos que les prédictions des premiers sociologues de l’âge industriel ont fini par se réaliser, avec, certes, un retard de plus d’un siècle : avec l’industrialisation de la production et le recul de l’économie agraire, la guerre est bel et bien devenue un archaïsme. Auguste Comte par exemple affirme grosso modo dans sa sociologie que l’esprit religieux et l’esprit guerrier vont main dans la main et qu’ils se renforcent l’un l’autre, alors que l’esprit de la science et de l’industrie est incompatible avec le mode de vie propre à la guerre. Les succès militaires de la Révolution française lui apparaissaient comme le début du déclin de la domination millénaire des élites guerrières :

« Le mode nécessaire suivant lequel dut s’accomplir la grande défense républicaine détermina simultanément l’irrévocable déconsidération de l’ancienne caste militaire, ainsi radicalement privée de sa seule attribution caractéristique, et même la cessation correspondante du prestige jadis inhérent, malgré l’institution décisive des armées permanentes, à la spécialité d’une telle profession, où les citoyens les moins préparés surpassèrent alors, après un rapide apprentissage, les maîtres les plus expérimentés. Cette épreuve décisive (…) fit donc sentir que, pour une simple activité défensive, seule vraiment compatible avec l’esprit pacifique de la sociabilité moderne, toute tribu guerrière, et même toute grave préoccupation continue des sollicitudes militaires, étaient désormais devenues essentiellement inutiles46 ».

En dépit de tous les retournements de situation qu’il pouvait observer, Comte restait fermement convaincu que l’esprit scientifique, une fois qu’il aurait pénétré largement les armées modernes, les rendrait inaptes à faire la guerre et ferait de celles-ci de simples instruments pour assurer la tranquillité et l’ordre publiques.

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Jean Gorin, Sans titre, 1970

Herbert Spencer a souligné plus nettement encore que les principes d’organisation régissant les sociétés belliqueuses étaient incompatibles avec ceux qui régissent les sociétés industrielles, les premiers se caractérisant par la contrainte généralisée alors que le contrat libre, condition de l’échange marchand libre, est indispensable aux seconds. Mais Spencer n’a pas seulement pensé que les sociétés guerrières et les sociétés industrielles étaient des types opposés d’ordre social, il a aussi défendu la thèse que la productivité supérieure du travail industriel allait rendre les conquêtes peu attractives, leur rentabilité étant moindre, ce qui à terme allait entraîner la disparition de la guerre47. Ainsi la violence et l’activité lucrative sont séparées l’une de l’autre. Autrement dit, dans le contexte du mode de production capitaliste, l’usage de la violence s’avère de plus en plus dysfonctionnel. Dans sa critique de la théorie marxiste de l’impérialisme, Joseph Schumpeter a dépeint la civilisation capitaliste comme une société antihéroïque et pacifiste. Il a certes concédé qu’il y avait bien des exemples de « bellicisme capitaliste » et de « guerres de conquête capitalistes », toutefois pour lui ceux-ci n’exprimaient pas le fonctionnement normal de la socialisation capitaliste mais plutôt le besoin de prestige de certaines professions et mentalités non bourgeoises. Pour Schumpeter cependant, quand les lois du capitalisme règnent dans toute leur pureté, elles « plaident constamment contre l’emploi de la puissance militaire et en faveur des compromis pacifiques (…), ceci même dans les cas où la balance de l’intérêt pécuniaire penche nettement du côté de la guerre, ce qui au demeurant est en général peut vraisemblable dans le contexte actuel. On observe en effet que plus une nation est capitaliste dans sa structure et dans son activité, plus elle est pacifiste (et plus elle tend à prendre en compte les coûts engendrés par la guerre !)48 ».

Avec l’industrialisation de la production et le recul de l’économie agraire, la guerre est bel et bien devenue un archaïsme.

HERFRIED MÜNKLER

Le pronostic de ces auteurs était que le développement et l’expansion de la socialisation capitaliste allaient conduire progressivement à un « vieillissement » de la guerre à l’échelle du monde, processus qui devait aboutir à la disparition complète de la guerre, à moins d’être stoppé par une régression collective ou par le renforcement des forces non capitalistes. Et en effet, après avoir étudié dans le détail toutes les guerres qui ont eu lieu depuis 1945, l’équipe de recherche de Hambourg qui enquête sur les causes empiriques de la guerre (die Hamburger Arbeitsgemeinschaft Kriegsursachenforschung) a conclu que la probabilité qu’une guerre éclate était moindre là où les formes de la socialisation capitaliste sont les plus développées. Que le nombre total de guerres n’ait pas diminué depuis 1945 malgré l’expansion continue du capitalisme aurait donc pour cause la résistance qu’opposent les formes précapitalistes de sociétés, ainsi que l’apparition de conflits liés à la modernisation dans les sociétés traditionnelles49. En tout cas, sur le long terme, selon ces auteurs, l’esprit de commerce et de l’industrie ne pourra pas cohabiter avec la mentalité héroïque et belliciste et il conduira finalement à la disparition de la guerre.

Dans son Projet de paix perpétuelle de 1795, Emmanuel Kant espérait déjà que l’influence croissante de la rationalité économique sur les mentalités contribuerait durablement à la disparition de la guerre : « C’est l’esprit de commerce qui s’empare tôt ou tard de chaque nation et qui est incompatible avec la guerre50 ». Kant ajoute que c’est la puissance de l’argent, plus que tous les « ressorts de la moralité », qui pousse les États« à travailler au noble ouvrage de la paix (…) et, où que la guerre éclate, à  chercher  à  l’éviter  par  des  médiations51 ». C’est  non  seulement  la progression de la mentalité économique et capitaliste, c’est-à-dire le souci constant de la rentabilité, mais aussi la transformation du droit constitutionnel qui pour Kant devait contribuer durablement à la disparition progressive de la guerre : « Si (comme cela est nécessaire dans une telle constitution [républicaine]) chaque citoyen concourt par son consentement à la décision de faire la guerre ou non, alors rien n’est plus naturel qu’avant d’attirer sur eux toutes les calamités de la guerre, à savoir : combattre en personne, porter eux-mêmes les coûts de la guerre, contrevenir aux dévastations qu’elle laisse derrière elle, et, comble des maux, se charger de tout le poids d’une dette nationale qui rendra la paix elle-même amère et qui ne pourra jamais être acquittée, puisqu’il y aura toujours de nouvelles guerres, les citoyens réfléchissent longtemps avant de se lancer dans un jeu si grave52 ».

La tendance qui empêche la guerre et celle qui favorise la paix – soit la montée de la forme républicaine et la diffusion de l’esprit de commerce – sont toutes les deux basées sur un égoïsme et un intérêt personnel que, dans un geste qui anticipe pour ainsi dire la « ruse de la raison » hégélienne, Kant assimile à un instrument qui favorise la disparition de la guerre et le progrès de la paix. « C’est ainsi que la nature garantit, par le moyen même des penchants humains, la paix perpétuelle ; et quoique l’assurance qu’elle nous en donne ne suffise par pour la prophétiser (théoriquement), elle nous empêche du moins de la regarder comme un but chimérique et nous fait par la même un devoir de travailler à ce but53 ».

Les États démocratiques ne se font pas la guerre entre eux, ce qui à vrai dire n’exclut pas qu’ils soient tout à fait disposés à faire la guerre aux États non démocratiques.

HERFRIED MÜNKLER

À tout le moins, les chercheurs qui étudient les causes empiriques des guerres admettent désormais comme un fait avéré ce que Kant se contentait d’exiger en renvoyant à une certaine vraisemblance empirique : les États démocratiques ne se font pas la guerre entre eux, ce qui à vrai dire n’exclut pas qu’ils soient tout à fait disposés à faire la guerre aux États non démocratiques. C’est ce constat que recouvre le terme de paix démocratique. Il peut être considéré comme l’un des rares faits que la recherche qui étudie les causes empiriques de la guerre (Kriegsursachenforschung) ait établi sûrement, même si en lisant attentivement les enquêtes empiriques et les justifications théoriques, on s’aperçoit qu’elles laissent ouvertes toute une série de questions54. Il se pourrait en effet que pour mesurer la capacité qu’ont les États à faire la paix, leur structure socio-économique soit plus décisive que leur constitution politique. Alors que les théoriciens de la socialisation comme Gantzel, Siegelberg, Schlichte, etc. ont concentré leur attention sur les facteurs socio-économiques, la théorie de la paix démocratique s’est concentrée pour l’essentiel sur les modalités institutionnelles des constitutions. Il est d’ailleurs possible que les deux soit indissociables. La démocratisation des États membres de l’ONU mais aussi la propagation de l’économie de marché conduirait à une disparition progressive de la guerre. C’est pourquoi certains chercheurs ont pu envisager que la guerre soit abolie dans le contexte de la démocratisation et de la socialisation capitaliste, en prolongeant aussi bien les réflexions de Kant sur les moyens de garantir la paix que les observations des sociologues au sujet de l’effet pacificateur de la tendance capitaliste55.

La première question que Niels Bohr aurait posée à J. Robert Oppenheimer à son arrivée à Los Alamos était si la bombe était assez grande et assez destructrice pour rendre la guerre à jamais impossible.

Herfried Münkler

L’espoir que la guerre puisse être abolie durablement a donc été justifié par une argumentation sociologique et par une argumentation politique (républicaine), mais un argument scientifique et technologique est venu s’ajouter à ces justifications. Ce dernier fonde la possibilité d’une disparition de la guerre sur l’étude du développement et de la diffusion de systèmes d’armement qui, par leur puissance d’anéantissement, rendraient la guerre impossible au motif que l’emploi de ces armes aurait pour effet de faire que tout but de guerre deviendrait irréalisable aussitôt défini, mais aussi de soumettre les soldats à des dilemmes moraux qu’ils ne sont pas en mesure de résoudre. On remarque par exemple qu’un nombre important de scientifiques qui ont pris part au Projet Manhattan et qui avaient l’intention d’utiliser les connaissances disponibles sur la fission de l’atome pour développer une bombe nucléaire étaient fermement convaincus que cette bombe allait ouvrir la voie à un nouvel ordre mondial pacifique. La première question que Niels Bohr aurait posée à J. Robert Oppenheimer à son arrivée à Los Alamos était si la bombe était assez grande et assez destructrice pour rendre la guerre à jamais impossible56. En posant cette question, Bohr souhaitait qu’Oppenheimer lui dise si oui ou non les scientifiques avaient réussi à trouver à leurs connaissances une application militaire qui allait enfin rendre la guerre impossible. Werner Heisenberg poursuivait un but identique mais par des moyens opposés quand il est venu rendre visite à Bohr à Copenhague à la fin de l’été 1941 : il voulait inciter les physiciens à refuser de coopérer avec leurs gouvernements pour le développement de la bombe nucléaire. L’idée d’Heisenberg était que les physiciens annoncent à leurs gouvernements respectifs qu’un tel projet était trop coûteux et qu’il avait trop peu de chances de réussir pour qu’il vaille la peine de s’y consacrer57. Alors que pour Heisenberg le non-développement de la bombe atomique est ce qui devait interdire aux gouvernements en guerre l’accès aux moyens de l’intensification de la violence, Bohr avait espéré au contraire que la construction et la diffusion de la bombe augmenterait l’intensité de la violence à un point tel que la guerre serait éliminée des moyens de la politique. Avant Hiroshima et Nagasaki, de nombreux physiciens ont partagé cet espoir. Le lancement sur Hiroshima et Nagasaki de « little boy » et de « fat man » – deux bombes de facture différente – a cependant montré que l’utilisation militaire de la fission de l’atome, loin d’entraîner automatiquement l’abolition de la guerre par la menace brandie de l’apocalypse, avait simplement eu pour effet d’introduire l’arme nouvelle dans l’arsenal des instruments de la violence.

Sources
  1. Hermann Fränkel, Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums, Munich, Beck, 1976, p. 121. La victoire sur Kyknos ne fait pas partie des douze fameux travaux d’Hercule, c’est pourquoi ils n’ont pas été retenus comme étant significatifs dans le profil mythique du héros. Cf. Frank Brommer, Herakles, Darmstadt, Wissentschafliche Buchgesellschaft, 1986, vol. 2, p. 81 sq.
  2. Pour une vue d’ensemble des périodes d’espoir et de désespoir au sujet de la paix, voir Hans-Joachim Diesner, Stimmen zu Krieg und Frieden im Renaissance- Humanismus, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1990 ; Claudius R. Fischbach, Krieg und Frieden in der französischen Aufklärung, Münster, Waxmann, 1990 ainsi qu’Anita Dietze, Ewiger Friede ?, Munich, Beck, 1989.
  3. Cf. Colin Wells, Das Römische Reich, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1985, p. 92-94.
  4. Cf. Herfried Münkler, Imperien : die Logik der Weltherrschaft, Berlin, Rohwolt, 2005.
  5. Carl von Clausewitz, De la guerre, trad. par Denise Naville, Paris, Minuit, 1955, p. 416. Clausewitz connaissait probablement le passage dans lequel Fichte affirme que les conquérants « aiment en effet la paix, c’est-à-dire la leur et ils souhaitent sincèrement ne rencontrer aucune résistance quand il font la guerre au monde entier, la poursuivent et l’achèvent » (Johann Gottlieb Fichte, Volk und Staat : eine Auswahl aus seinen Schriften, Munich, Drei Masken Verlag, 1921, p. 634). Dans ses réflexions, Clausewitz a poursuivi la polémique de Fichte contre Napoléon en lui donnant une tournure systématique et en la rendant féconde pour la théorie de la guerre. Les exemples de conquérants qui aiment la paix sont faciles à trouver : Hitler lui-même n’avait que la paix à la bouche après la victoire sur la Pologne et au début de l’été 1940, après la campagne victorieuse contre la France. Churchill en revanche parlait surtout de la guerre, c’est pourquoi la propagande de Goebbels pouvait l’éreinter et le qualifier de belliciste et de va-t-en-guerre ; cf. Herfried Münkler, « Der bedingungslose Wille zum Widerstand », in Winston S. Churchill, Blut, Schweiß, Tränen, Europäische Verlagsanstalt, Hambourg, 1995, p. 18 sq. Au début de l’année 1812, Clausewitz se trouva dans une position similaire quand il refusa la politique prussienne d’« appeasement  » face à Napoléon et qu’au lieu de soutenir l’offensive que celui-ci préparait contre la Russie, il préféra travailler au projet d’un soulèvement populaire et d’une guerre de partisan contre Napoléon. Lorsqu’il vit que ce projet n’aboutissait pas, il quitta l’armée prussienne et entra dans l’armée russe. Voir Peter Paret, Clausewitz und der Staat, Bonn, Dümmler, 1993, p. 263 sq, ainsi que Wilhelm von Schramm, Clausewitz : Leben und Werk, Esslingen-sur-le-Neckar, Bechtle, 1977, p. 330 sq. Dans ses Professions de foi (Bekenntnisdenkschrift), Clausewitz affirme que c’est parce que la tranquillité et la sécurité étaient les valeurs dominantes des élites que son projet de soulèvement a échoué. Voir Carl von Clausewitz, Schriften – Aufsätze – Studien – Briefe, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1966, p. 682-750.
  6. Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 424 (traduction modifiée, N. d. T.).
  7. Clausewitz écrit au sujet de la décision par les armes « que lorsque l’ennemi y recourt, on ne saurait récuser un tel appel, et que, par conséquent, le belligérant qui veut s’engager dans une autre voie doit être sûr que l’adversaire n’aura pas recours à cet appel, sous peine de perdre sa cause devant ce tribunal suprême  » (H. Münkler souligne). Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 82.
  8. Voir sur ce point Raymond Aron, Clausewitz. Penser la guerre, vol. I, Paris, Gallimard, 1976, p. 77-88. La représentation toute moderne d’un champ de bataille virtuel où l’on se bat avec des armes électroniques et sur le théâtre duquel il faut trancher le conflit sans effusion de sang ressemble de bien des manières aux stratégies de la guerre non sanglante de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Certes, cette stratégie n’était opérante que si chaque partie au conflit souhaitait atteindre ses objectifs avec un même degré de ténacité et si aucun belligérant ne cherchait absolument la bataille décisive comme c’était le cas de Napoléon. Règles qui sont sans doute valables aussi pour la guerre virtuelle.
  9. Cité par Raymond Aron, Clausewitz. Penser la guerre, vol. I, op. cit., p. 79.
  10. Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 282.
  11. Ibid., p. 83.
  12. Pour plus de détails, voir Johannes Kunisch, « Von der gezähmten zu der entfesselten Bellona », in id., Fürst, Gesellschaft, Krieg : Studien zur bellizistischen Disposition des absoluten Fürstenstaates, Cologne, Böhlau, 1992, p. 203-226 ; id. /Herfried Münkler (éds.), Die Wiedergeburt des Krieges aus dem Geist der Revolution, Berlin, Duncker & Humblot, 1999.
  13. Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 551-557.
  14. Lettre de Moltke à Bluntschli datée du 11 décembre 1880, in Reinhard Stumpf (éd.), Kriegstheorie und Kriegsgeschichte, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1993, p. 487.
  15. Discours du 20 avril 1790.
  16. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. par Robert Derathé, Paris, Vrin, 1982, p. 325-324, n. 73. D’ailleurs Hegel se cite lui-même et reprend la remarque qu’il avait faite dans son traité sur le droit naturel de 1802-1803, dans lequel il avait justifié « la nécessité de la guerre » par le fait qu’elle « conserve la santé éthique des peuples dans son indifférence vis-à-vis des déterminités et vis-à-vis du processus par lequel elles s’installent comme habitudes et deviennent fixes, tout comme le mouvement des vents préserve les eaux des lacs du danger de la putréfaction où les plongerait un calme durable, comme le ferait pour les peuples une paix durable et a fortiori une paix perpétuelle » (Werke, op. cit., vol. 2, p. 482 ; Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 324-325). Dans son traité sur le droit naturel, Hegel a justifié sa thèse par l’idée que la possession et la propriété individuelles ne devaient pas se fixer absolument, au motif que cela détruit l’éthicité (Sittlichkeit) intérieure de l’État. C’est la guerre qui « s’oppose le plus » à ce phénomène (Werke, op. cit., vol. 2, p. 483). Que cette position de Hegel soit dirigée contre l’eudémonisme et l’utilitarisme comme l’affirme Massimo Mori (« Krieg und Frieden in der klassischen deutschen Philosophie », in Hans Jonas, Helmut Steiner éds., Machtpolitischer Realismus und pazifistische Utopie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989, p. 73), je me permets d’en douter. Il s’agit plutôt d’un reste de ce républicanisme classique qui caractérisait la pensée de Hegel à Tübingen. Dans la Philosophie du droit, Hegel a relativisé la phrase qu’il tirait de son traité sur le droit naturel par la remarque suivante : « Ce n’est là qu’une idée purement philosophique ou, pour employer une expression usuelle, une justification de la providence, les guerres réelles ayant besoin d’une autre justification encore » (Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 325). Moltke était manifestement du même avis, car en dépit de sa lettre à Bluntschli, il prônait lui aussi une politique d’évitement de la guerre : « toute guerre, même victorieuse », est un « malheur national », écrit-il en mars 1879 à Karl Friedrich August Hauschild. Et dans une lettre à Goubareff qui l’avait critiqué à cause de sa lettre à Bluntschli, il écrit : « Qui voudrait contester que toute guerre, même victorieuse, est un malheur pour le peuple ? En effet, aucune acquisition de territoire, aucun milliard ne peut remplacer les vies humaines et balancer la douleur des familles ». Dans son discours du Reichstag du 11 janvier 1887, il exprime sa conviction qu’ « aucun chef d’Etat ne prendra la responsabilité considérable de jeter de son plein gré le brandon dans la poudrière qui s’est formée dans presque tous les pays », in Reinhard Stumpf (éd.), Kriegstheorie und Kriegsgeschichte, op. cit., p. 485, p. 492, p. 502.
  17. Lettre de Moltke à Bluntschli du 11 décembre 1880, cité in Reinhard Stumpf (éd.), Kriegstheorie und Kriegsgeschichte, op. cit., p. 488.
  18. C’est surtout vrai de la guerre de 1866. Moltke avait en effet provoqué la victoire une semaine après le début des combats en encerclant de deux côtés différents les armées autrichienne et saxonne près de Königgrätz. Pour éviter tout malentendu concernant le terme de « civilisation », indiquons tout de même que la bataille de Königgrätz fut l’une des plus sanglantes de l’histoire de la guerre, cf. Becker, « Getrennt marschieren, vereint schlagen », in Stig Förster (éd.), Schlachten der Weltgeschichte : Von Salamis bis Sinai, Munich, Beck, p. 216-229.
  19. Le rôle central que Moltke attribuait à la pratique de la guerre-éclair dans le processus de civilisation de la guerre se voit également dans l’avertissement suivant, qu’on cite souvent : la prochaine guerre européenne pouvait durer 7 ans, mais elle pouvait aussi bien durer 30 ans. En pensant aux destructions qu’une guerre de cette sorte occasionnerait, il s’est exclamé : « Gare à celui qui mettra l’Europe à feu et à sang et qui mettra le premier le feu aux poudres ! » (cité in Reinhard Stumpf (éd.), Kriegstheorie und Kriegsgeschichte, op. cit., p. 505).
  20. C’était à peu de choses près la politique que Clausewitz, Scharnhorst et Gneisenau avaient attendu en vain en Prusse après la défaite de 1806-1807 et qu’ils avaient eux- mêmes menée en instituant la Landwehr et le Landsturm dans le cadre des réformes.« Tout gouvernement qui ne songera, après la perte d’une grande bataille, qu’à permettre rapidement au peuple de jouir des avantages de la paix, et, dominé par le sentiment de l’espoir déçu, ne trouve plus en lui le courage et le désir d’aiguillonner la moindre de ses forces, commet en tout cas par faiblesse une incohérence grossière ; il montre qu’il ne mérite pas la victoire, et que peut-être son attitude le rendait tout à fait incapable de l’emporter ». (De la guerre, op. cit., p. 257). Si l’on examine les événements après coup, on peut dire que pendant la bataille de Sedan, Moltke a adopté la position exactement contraire après la fin de l’empire napoléonien. Pour lui, le processus de civilisation de la guerre et la pratique de la guerre-éclair étaient tout à fait compatibles, alors qu’ils ne l’étaient pas pour Clausewitz. Celui-ci affirme en effet qu’« aucun État ne doit admettre que son destin, c’est-à-dire son existence même, dépende d’une seule bataille, aussi décisive puisse-t-elle être. S’il a été battu, l’appel de forces fraîches et l’affaiblissement naturel que toute offensive entraîne à la longue peuvent produire un retour de fortune, ou bien l’aide peut venir de l’extérieur. Il est toujours temps de mourir et, de même que c’est par une impulsion naturelle que l’homme qui se noie se raccroche à un fétu de paille, il est dans l’ordre naturel du monde moral qu’un peuple utilise jusqu’aux derniers moyens de salut lorsqu’il est poussé aux bords de l’abîme » (De la guerre, op. cit., p. 556).
  21. Lettre de Moltke à Bluntschli, op. cit., p. 488. On peut évoquer à cet égard l’étonnement de Philip Henry Sheridan, l’un des généraux de l’Union qui a connu le plus de succès dans la guerre civile américaine : ce partisan de la stratégie de la terre brûlée qui a contribué de façon décisive à la capitulation de la Confédération avait observé les combats de l’automne 1870 et il s’étonnait de ce que les troupes allemandes n’eussent pas laissé derrière elles une enfilade de villages incendiés (Wolfgang Schivelbusch, Die Kultur der Niederlage, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2001, p. 54). Pour Moltke, c’est avant tout une armée disciplinée, tactiquement flexible et opérant stratégiquement sur de grands espaces qui pouvait civiliser la guerre. La guerre populaire révolutionnaire, mais aussi le système des milices, étaient à ses yeux des facteurs qui menaçaient le processus de civilisation de la guerre. C’est pourquoi il a refusé le 18 octobre 1867 que l’armée soit conçue sur le modèle d’une milice, devant le Reichstag d’Allemagne du Nord, avec l’argument suivant : « Personne entre nous ne souhaite faire venir sur le sol européen les horreurs que nous avons vues en Amérique ». Cité dans Kriegstheorie und Kriegsgeschichte, op. cit., p. 461.
  22. Ibid. p. 502, p. 504 sq.
  23. Ibid. p. 484, p. 508.
  24. Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 687.
  25. Le 17 novembre 1812, Clausewitz écrivit à sa femme : « Quelles scènes n’ai-je pas vues ici ! Si mes sentiments ne s’étaient pas endurcis ou plutôt, s’ils ne s’étaient pas émoussés, j’aurais perdu connaissance devant ces horreurs, et ce n’est qu’avec horreur que j’y repenserai pendant des années encore. Pour plusieurs raisons, je ne peux pas te décrire tout cela dans une lettre, mais si nous nous revoyons un jour, il faudra que je te décrive cette page sanglante de l’histoire. (…) Je t’écris au milieu d’un champ de ruines où gisent les cadavres et les mourants, où èrent, crient et supplient des milliers d’êtres fantomatiques qui pleurent pour avoir morceau de pain. » Carl et Marie von Clausewitz, Ein Lebensbild in Briefen und Tagebuchblättern, Berlin, Verlag von Martin Warneck, 1916, p. 304-305.
  26. Isaïe, 2, 4. Cette citation biblique, comme les suivantes, est tirée de La Bible de Jérusalem (Paris, Les éditions du Cerf, 1978).
  27. Sur la représentation du messie dans Isaïe et la question de savoir qui sera le messie, voir Rudolf Kilian, Jesaja 1-39, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1983, p. 1-26 ; sur la théologie de Sion : ibid.., p. 40 sq.
  28. Isaïe 9, 1-6.
  29. On ne sait pas exactement si la prédiction de Virgile se réfère à un enfant d’Asinius Pollio, qui était consul à Rome à cette époque, ou plutôt à un enfant de Marc-Antoine et de Cléopâtre, ou bien si elle est une façon d’évoquer les conséquences bienfaisantes de la consolidation du pouvoir d’Octave. C’est au plus tard à partir du règne de Constantin que les chrétiens ont mis en relation la prédiction de Virgile avec la naissance de l’enfant Jésus et qu’ils ont compté le poète parmi les prophètes qui l’annonçaient. Cf. Eduard Norden, Die Geburt des Kindes, Leipzig, Berlin, Teubner, 1931, p. 4 sq  ; sur les parallèles entre Isaïe et Virgile, ibid., p. 51 sq.
  30. Isaïe 11, 7-9.
  31. C’est la différence entre les pronostics qui prolongent les tendances présentes dans le futur et les prophéties qui présentent le futur comme ce qui est « tout autre » par rapport au présent.
  32. Klaus Vondung, Die Apokalypse in Deutschland, Munich, Dtv, 1988. (N. d. T. : H. Münkler reprend le vers de l’hymne « Patmos » de Hölderlin : « Wo Gefahr ist, wächst das Rettende auch  ».)
  33. Sur la guerre civile romaine et son influence sur Virgile, voir Karl Christ, Krise und Untergang der römischen Republik, Darmstadt, Primus Verlag, 1996, p. 444 sq  ; sur la menace que représentaient les Assyriens, les Édomites et les Philistins pour le Royaume de Juda et l’influence que cette menace a exercé sur la prophétie d’Isaïe, voir Martin Noth, Geschichte Israels, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, p. 234 sq. ainsi que Haim Hillel Ben-Sasson, Geschichte des jüdischen Volkes, Munich, Beck, 1978, p. 168 sq.
  34. Le Royaume de David et de Salomon s’était d’abord divisé en deux Royaumes, celui d’Israël au Nord et celui de Juda au sud ; dans leur lutte acharnée pour la suprématie, les deux Royaumes avaient cherché le soutien de puissances extérieures et la guerre s’était intensifiée. L’offensive des Assyriens fut suivie d’une défaite sévère d’Israël qui perdit les deux tiers de son territoire. Cf. Martin Noth, Geschichte Israels, op. cit., p. 236 sq. ainsi que Haim Hillel Ben-Sasson, Geschichte des jüdischen Volkes, op. cit., p.169 sq.
  35. Mentionnons le livre de Günther Anders intitulé Endzeit und Zeitenende (Le temps de la fin, Paris, Cahiers de l’Herne, 2007) qui a reparu plus tard sous le titre Die atomare Drohung (La Menace nucléaire, Paris, Serpent à plumes, 2006). Il nous faut mentionner surtout son œuvre majeure, publiée la première fois en 1956, Die Antiquiertheit des Menschen (L’Obsolescence de l’homme, Paris, Ivréa, 2002). Voir aussi Ludger Lütkehaus, Philosophieren nach Hiroshima : über Günther Anders, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1992 ; Wolfgang Matz, « Politik der Apokalypse », in Text + Kritik, n° 115, 1992, p. 49-57 ; Jürgen Ebach a vu de multiples ressemblances entre Anders et le prophète traditionnel, opposant Ernst Bloch en qui il voyait un « prophète du salut » à Günther Anders, le « prophète du malheur ». Cf. Jürgen Ebach,Kassandra und Jona (Francfort-sur-le-Main, Athenäum, 1987, p. 17 sq).
  36. L’un des textes centraux du mouvement pour la paix était le petit livre de Franz Alt, Frieden ist möglich : die Politik der Bergpredikt (« La paix est possible : la politique du Sermon sur la Montagne », Munich, Piper, 1983) dont le programme politique proposait de sortir de la logique militaire de la dissuasion. Pour une critique de ce concept de paix et pour d’autres références à Isaïe, voir Adolf Sternberger, Über die verschiedenen Begriffe des Friedens, Steiner Verlag, 1984, p. 9 sq.
  37. On trouvera d’autres exemples de ce mythe dans Lucian Hölscher, Weltgericht oder Revolution, Stuttgart, Klett-Cotta, 1989, p. 249 sq. Quant à Engels, il s’est plutôt méfié de l’idée d’une abolition de la guerre par la guerre, du moins dans les dernières années de sa vie. Cf. Herfried Münkler, Über den Krieg, Weilerswist-Metternich, Velbrück Wissenschaft, 2002, p. 149-172.
  38. Ézéchiel, 38, 4.
  39. Ézéchiel, 38, 11.
  40. Ézéchiel, 38, 14-16.
  41. Ézéchiel, 38, 19 et 22 ; 39, 3-4.
  42. Ézéchiel, 39, 9-10.
  43. Apocalypse, 20, 8-10.
  44. Lénine et Wilson sont cités par Peter Krüger dans « Der Erste Weltkrieg als Epochenschwelle », in Hans Maier (éd.), Wege in die Gewalt : die modernen politischen Religionen, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2002, p. 70, p. 74.
  45. Michael Howard, Die Erfindung des Frieden, Lüneburg, Zu Klampen Verlag, 2001, p. 98 sq. Le diagnostic d’Howard est contredit par cette veine de l’historiographie de la guerre qui met les facteurs et les rituels sociaux plutôt que les tendances politiques et économiques au centre de ses analyses. On ne peut nier que cette approche « anti-clausewitzienne » de la guerre ait pris de l’importance ces dernières années. John Keegan (A History of Warfare, New York, Vintage Books, 1994) et Martin van Creveld (La transformation de la guerre, Paris, Les éditions du rocher, 2011) en sont les représentants les plus importants. Pour une approche critique de cette thématisation de la guerre comme « culture », voir Andreas Herberg-Rothe, Das Rätsel Clausewitz, Munich, Fink, p. 199 sq.
  46. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, t. 6, Paris, Bachelier, 1842, 57e leçon, p. 424. (Maschke cite cet extrait dans la traduction allemande de 1933 utilisée par Günther Wachtler dans Militär, Krieg, Gesellschaft, Texte zur Militärsoziologie, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1983, p. 36. N. d. T.)
  47. Herbert Spencer, Principes de sociologie, Nabu Press, 2012, cité par Günther Wachtler (éd.), Militär, Krieg, Gesellschaft, op. cit., p. 38-51.
  48. Joseph Schumpeter, Kapitalismus, Sozialismus und Demokratie, Tübingen, Francke Verlag, 1950, p. 210.
  49. Voir Klaus Jürgen Gantzel, « Kriegsursachen – Tendenzen und Perspektiven », in Ethik und Sozialwissenschaften, Cahier n° 3, 1997, p. 257-266 ; id., « Über die Kriege nach dem Zweiten Weltkrieg » in Bernd Wegner (éd.), Wie Kriege entstehen, zum historischen Hintergrund von Staatenkonflikten, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2000, p. 299-318 ; Jens Siegelberg confirme les observations et les pronostics du précédent dans Kapitalismus und Krieg, Münster, Lit, 1994, tout comme Klaus Schlichte, Krieg und Vergesellschaftung in Afrika, Hambourg, Lit, 1996 ; Wolfgang Schreiber, « Die Kriege in der zweiten Hälfte des 20. Jahrhunderts und danach », in Thomas Rabehl, Wolfgang Schreiber (éds.), Das Kriegsgeschehen 2000, Opladen, Leske, Budrich, 2000, p. 11-46 ; Dietrich Jung, Klaus Schlichte, Jens Siegelberg, Kriege in der Weltgesellschaft, Wiesbaden, Westdeutscher Verlag 2003, en particulier p. 15-76.
  50. Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, in Œuvres philosophiques III, trad. anonyme, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1986, p. 362 (traduction modifiée. N. d. T.).
  51. Emmanuel Kant, Ibid. (traduction modifiée. N. d. T.) ; il faut mettre en relation la thèse de Kant selon laquelle la puissance de l’argent est un facteur de paix avec le troisième article préliminaire, article dans lequel il compte la puissance de l’argent parmi les instruments de la guerre, à côté de la puissance de l’armée et de la puissance des alliances. Il va jusqu’à la considérer comme le « moyen de puissance militaire le plus efficace » (p. 336). L’argumentation de Kant a un aspect socio-économique marqué, ce que les commentaires récents de son Projet de paix perpétuelle ne prennent pas suffisamment en compte : ils insistent surtout sur la philosophie morale. C’est également vrai de l’interprétation de Habermas qui tire les réflexions de Kant vers la théorie du droit et qui, faisant abstraction des dynamiques socio-économiques, croit pouvoir tout miser sur la juridicisation de la politique internationale. Cf. Jürgen Habermas, La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne, Paris, Le cerf, 1993 ; de même, le livre de Volker Gerhardt sur le texte de Kant (Immanuel Kants Entwurf « Zum ewigen Frieden », Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1995, p. 58 sq, p. 124 sq). Même si ce dernier livre réserve une place plus grande à la théorie politique que le livre d’Habermas, il néglige encore trop l’inversion si centrale pour Kant que la puissance de l’argent produit dans ses effets.
  52. Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 342-343 (traduction modifiée. N. d. T.). L’idée que la guerre apporte plus d’inconvénients que d’avantages à l’individu, qui est au fondement de l’argumentation de Kant, n’est pas une vérité apodictique. Il se peut que ce soit en fait le contexte particulier de la très large diffusion des formes de la production industrielle et de la mentalité capitaliste qui lui confère une certaine évidence. Et en effet, la décision qu’a prise l’assemblée du peuple athénien durant l’été 415 avant J. C., de lancer une expédition en Sicile et d’y envoyer des troupes importantes pour conquérir et soumettre Syracuse bat en brèche la thèse selon laquelle des citoyens ne peuvent vouloir commencer une guerre offensive pour la raison qu’ils auraient alors à en subir personnellement toutes les conséquences. Thucydide décrit ainsi les raisons qui ont motivé cette décision : « Tout le monde sans distinction se passionna pour l’entreprise. Les gens âgés espéraient qu’on ferait la conquête de cette terre qu’on allait attaquer, ou du moins qu’une force aussi considérable serait à l’abri des accidents. Quant aux hommes en âge de porter les armes, ils aspiraient à voir du pays et à faire connaissance avec cette contrée lointaine, dont ils comptaient bien revenir sains et saufs. La masse des petites gens appelés à servir pensaient à l’argent qu’ils allaient dès à présent gagner et aux conquêtes futures grâce auxquelles ils pourraient devenir les salariés perpétuels de l’État. L’enthousiasme de la majorité était tel que ceux qui désapprouvaient l’entreprise, craignant de passer pour de mauvais patriotes s’ils votaient contre elle, évitaient de se manifester. » Thucydide, La guerre du Péloponnèse, trad. par Denis Roussel, Paris, Gallimard, Folio, p. 467. Un peu différente est l’objection qu’oppose Clausewitz à l’espoir de Kant qu’une plus grande participation politique du peuple devrait affaiblir l’envie de faire la guerre. Clausewitz n’aurait peut-être pas contredit cette espérance en tant que principe, mais il aurait probablement fait remarquer qu’une fois la guerre commencée, l’accroissement de l’influence politique du peuple avait de bonnes chances d’entraîner avec elle l’intensification des combats. Cf. De la guerre, p. 58 sq. Cette réflexion a pour arrière-fond les guerres de la Révolution française et de l’époque napoléonienne.
  53. Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 362 (traduction modifiée. N. d. T.).
  54. Cf. Michael E. Brown, Sean M. Lynn-Jones, Steven E. Miller, Debating the Democratic Peace, Cambridge, Londres, MIT Press, 1996, p. 367-379.
  55. Cette thèse est défendue avec prudence par Gantzel : « les réflexions théoriques et certains indices empiriques semblent conforter la thèse selon laquelle les nombreuses guerres du tiers-monde et de ce qui était auparavant le ‘deuxième monde’ étaient l’expression d’un processus d’accélération de la socialisation capitaliste et de consolidation de l’État bourgeois, processus qui devrait aboutir un jour à un degré de civilisation comparable à ce que l’on trouve dans les métropoles capitalistes ». Klaus Jürgen Gantzel, « Kriegsursachen – Tendenzen und Perspektiven », op. cit., p. 265. Dieter Senghaas adopte une position similaire quand il affirme qu’un « hexagone civilisateur » est en train de s’imposer, bien que ses concepts de démocratisation et de capitalisme soient beaucoup plus larges que ceux de Gantzel (Dieter Senghaas éd., Den Frieden denken. Si vis pacem, para pacem, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1995, p. 196-223). Les six côtés de son hexagone sont les suivants : monopole de la violence de l’État, État de droit, contrôle des affects, participation démocratique, justice sociale, ainsi qu’une culture du conflit bien établie. Néanmoins, plus l’abolition de la guerre est soumise à condition du point de vue normatif, moins sa réalisation politique est probable.
  56. Peter Englund, Menschheit am Nullpunkt. Aus dem Abgrund des 20. Jahrhunderts, Stuttgart, Klett-Cotta, 2001, p. 270 sq.
  57. Ibid., p. 259 sq  ; Ernst Peter Fischer, Werner Heisenberg, Munich, Zurich, Piper, 2001, p. 105-120.
Crédits
Ce texte est une traduction par Céline Jouin de "Ist Krieg Abschffbar ?", publié dans Herfried Münkler, Der Wandel des Krieges, Velbrück Verlag, 2005.

Céline Jouin est maîtresse de conférences en philosophie à l'Université de Caen Normandie et membre de l'EA 2129 "Identité et subjectivité".