Dans un texte que vous avez publié le 24 mars sur la pandémie, vous écriviez : « Les unes après les autres, l’humanité éteint ses lumières  ». Comment les rallumer ? 

Progressivement. Je viens d’entendre aux informations que notre gouvernement commence à réfléchir à la stratégie de sortie de crise. Je pense que ce sera un processus long et douloureux. Tant de personnes ont déjà perdu leur emploi et je ne suis pas sûr qu’elles le retrouveront car de nombreuses entreprises vont tout simplement s’effondrer et disparaître. Je pense que nous allons assister à toutes sortes de phénomènes de protestation, alimentés par une pauvreté croissante. 

Ce sera une période très difficile, surtout après une longue phase où les gens, ici en Israël, se sont habitués à une vie bien meilleure que celle de leurs parents, par exemple. Bien sûr, il y a des personnes pauvres, des gens qui vivent sous le seuil de pauvreté. Mais la majorité des Israéliens s’est habituée à une vie assez prospère : voyager à l’étranger deux fois par an, aller dans des restaurants très chics, acheter de nouvelles voitures. C’était une époque de richesse, avec beaucoup d’opportunités. Et comme nous sommes une nation réputée pour ses industries de haute technologie, il y a toute une couche de jeunes gens brillants et talentueux qui reçoivent d’énormes salaires. Ils voient à peine leurs conjoints et leurs enfants, mais ils reçoivent des salaires énormes. Il sera intéressant de voir ce qui arrivera à ce groupe qui a émergé au cours des deux dernières décennies. Donc, dans l’ensemble, et ce n’est bien sûr qu’une spéculation, je vois une longue période d’instabilité et d’incertitude. La vie sera moins glamour, pour ainsi dire.

Je pense que l’art en général peut être très utile en cette période d’incertitude.

David Grossman

Depuis plus d’un mois, le temps est suspendu dans l’attente de la catastrophe sanitaire et de l’explosion de la prochaine catastrophe, économique. Nous savons tous que le monde qui suivra la quarantaine sera extrêmement différent. Comment faire face à cet avenir incertain ? N’est-ce pas précisément quelque chose avec lequel la littérature a tout à voir, cette mise en relation de temporalités désajustées ? 

Je pense que l’art en général peut être très utile en cette période d’incertitude. Comme en France je crois, les théâtres, les musées et toutes sortes d’institutions culturelles, ont ouvert leurs portes numériques au public. À chaque instant, vous pouvez regarder de merveilleuses pièces de théâtre, des films et des concerts, et je dois dire que lorsque je suis là, lorsque je regarde l’un d’entre eux, je me sens protégé d’une certaine manière, je me sens en contact avec quelque chose de positif, quelque chose de significatif. C’est tout le contraire de l’arbitraire abstrait de la maladie.

Du reste, dès le début du confinement, j’ai décidé que je ne lirais que des livres qui sont plus vieux que moi, qui sont plus sages que moi. Ces ouvrages peuvent me redonner un sens de la personne que j’étais avant pandémie et de la personne que je serai après son passage.

Et qu’avez-vous relu jusqu’ici ?

Pour la troisième fois dans ma vie, j’ai relu Les Frères Karamazov. J’ai lu Mort à Venise, La Promenade au phare de Virginia Woolf, et puis plusieurs autres. Tous ces livres, je les connaissais avant, et pourtant en les lisant maintenant, j’ai eu l’impression de prendre un traitement périodique, pour m’immuniser contre ce qui nous attend en dehors de cette petite bulle d’art et de culture.

J’ai eu l’impression de prendre un traitement périodique, pour m’immuniser contre ce qui nous attend en dehors de cette petite bulle d’art et de culture.

David Grossman

Comment pensez-vous que nos sociétés vont réagir à la perte d’un si grand nombre de leurs membres les plus âgés ?

Écrire Tombé hors du temps m’a enseigné quelque chose qui a beaucoup de sens aujourd’hui. Pendant longtemps, j’ai pensé que les gens religieux étaient favorisés dans le deuil. La croyance dans l’au-delà les rassurait sur l’existence des personnes aimées. Il y aurait quelque chose derrière de ce mur qui sépare la vie de la mort.

Je ne suis pas une personne religieuse. Je suis complètement non-croyant et je ne peux tirer aucun réconfort de la religion. Mais pendant que j’écrivais Tombé hors du temps, je me suis rendu compte qu’il n’y avait qu’un seul endroit où je pouvais ressentir avec la même intensité et la même ampleur le néant de la mort et la plénitude de la vie, l’art. C’est dans la littérature, dans la musique, dans le théâtre, dans le cinéma que se résout sans cesse la contradiction entre la vie et la mort ; c’est là que ces deux phénomènes se produisent tout le temps ensemble. Tout ce qui est de l’art — et une bonne œuvre d’art — doit refléter le «  double » et le mélange des deux, du néant total et de l’être absolu, de la plénitude de la vie.

C’est dans la littérature, dans la musique, dans le théâtre, dans le cinéma que se résout sans cesse la contradiction entre la vie et la mort ; c’est là que ces deux phénomènes se produisent tout le temps ensemble.

David Grossman

Dans certains de vos romans, comme Voir ci-dessous : amour ou Un cheval entre dans un bar, le foyer est un lieu inquiétant. À un moment où des milliards d’humains vivent un huis-clos forcé, pensez-vous le rapport que nous entretenons avec nos foyers et ceux avec qui nous les partageons vont se modifier ? 

Une maison peut être beaucoup de choses. Ce peut être le meilleur endroit, l’endroit le plus protecteur, où nous nous sentons à notre place. Mais cela peut aussi être l’enfer. J’ai toujours trouvé cela très mystérieux que les mêmes personnes puissent susciter en nous des réactions aussi contradictoires. Et je suis sûr que pour les gens qui vivent maintenant partout dans le monde l’enfermement dans des maisons qui peuvent être très petites, des appartements sans assez d’espace, sans endroit pour respirer, sans balcon parfois où sortir prendre l’air, cela peut devenir l’enfer. De toute manière, nous ne sommes pas habitués à passer tout notre temps, éveillé et endormi, avec nos conjoints. Et soudain, nous voilà sans cesse avec eux. Nous avons la chance de les découvrir d’un nouveau point de vue, qui tranche avec l’habitude. Cela nous oblige – ou nous invite – à apprendre à les connaître de nouveau . Eux aussi nous regardent et nous voient d’une façon neuve. Ce sont des sentiments très subtils, pas toujours exprimés, mais ils ont leur rayonnement. De ce point de vue, je pense que cette période sera intéressante. 

Je suppose que beaucoup de gens se demanderont s’ils veulent rester mariés ou s’ils veulent mettre un enfant au monde. De nombreuses questions fondamentales vont se poser. Comme je l’ai dit, ce ne sera pas toujours de manière explicite ou articulée.

Alors que nous sommes dans cette situation intermédiaire, dans ces limbes, il est peut-être bon de se poser cette question, et de la prendre comme une sorte d’opportunité, une opportunité très douloureuse et menaçante : pourquoi pas ?

David Grossman

Parmi les personnes qui ont été licenciées — en Israël cela représente presqu’un tiers de la masse salariale — toutes ne retrouveront pas leur travail et certains changeront peut-être de carrière. Bien évidemment, là encore, nous n’avons pas tous le luxe de pouvoir choisir, beaucoup d’entre nous sont condamnés à prendre ce qui leur est donné. Mais même dans ce cas, les personnes qui se sont plus ou moins habituées à vivre dans des conditions terribles, peuvent soudainement se rebeller et dire «  non, ce n’est pas bon pour moi ». 

Je crois vraiment que cette période est propice aux questions. Je ne suis pas sûr que nous puissions poser toutes ces questions et je ne suis pas du tout certain que les gens ne retourneront pas immédiatement à leurs vies antérieures parce que cela leur donnera un peu de confiance et de l’argent à la fin du mois. Mais je pense que, surtout aujourd’hui, alors que nous sommes dans cette situation intermédiaire, dans ces limbes, il est peut-être bon de se poser cette question, et de la prendre comme une sorte d’opportunité, une opportunité très douloureuse et menaçante : pourquoi pas ? Et, plus généralement, pourquoi ne pas poser les questions ?

Nombre de chefs d’État ou de gouvernement ont assimilé ce que nous vivons à une période de guerre. Alors que vous avez souvent écrit sur l’état de guerre permanent dans lequel vit Israël, cette analogie vous paraît-elle absurde ? 

Non, je pense que cette analogie a du sens. Il n’y a pas d’autre mot pour décrire la situation. Je veux dire, c’est une crise, oui, mais «  crise » est un concept un peu facile à neutraliser. Je pense que quelque chose n’est pas exact ou pas assez fort dans ce mot. C’est une guerre dans le sens où toutes les ressources que nous avons à dispositions — qu’elles soient économiques, scientifiques ou mentales —  peuvent être utilisées pour combattre le virus. La principale différence, ici, est que l’ennemi est sans visage. Il est arbitraire et complètement aveugle.

À mesure que nous nous rendons compte de notre impuissance face à la maladie, je pense que pour beaucoup d’entre nous, l’expérience du danger existentiel devient très concrète.

David Grossman

Lorsque nous combattons un ennemi humain, nous connaissons au moins sa façon d’agir, sa façon de penser, sa mentalité, sa psychologie. Nous connaissons son visage, et en le combattant nous pouvons nous attacher à quelque chose que nous connaissons. Et ici, c’est inconnu. C’est une sorte de pouvoir aveugle qui frappe tout le monde, toutes les couches de la société. 

À mesure que nous nous rendons compte de notre impuissance face à la maladie, je pense que pour beaucoup d’entre nous, l’expérience du danger existentiel devient très concrète. Nous ne savons vraiment pas comment cette maladie va être vaincue. Tout nous est inconnu dans le combat que nous menons. Il n’est encadré par aucune règle. Nous essayons et nous nous trompons presque toujours. 

Et cette guerre si particulière a un impact sur d’autres guerres. Il est intéressant de constater qu’entre Israël et ses voisins, la belligérance a un peu diminué. Soudain, nous avons tous des guerres beaucoup plus urgentes à mener. Dans le texte que j’ai publié en mars, j’ai fait le souhait, très naïf bien sûr, que peut-être qu’après une telle expérience et avec un peu de chance les gens commenceraient à se demander si la guerre avec les Palestiniens était vraiment un impératif. Puisque nous connaissons tous la solution à ce conflit, pourquoi ne pas essayer maintenant, pourquoi attendre ? Pourquoi gaspiller plus de vies ? Pourquoi rester coincés dans cette situation ? Mais, d’un autre côté, je me dis que ce long état de guerre ne rend pas les gens plus intelligents et plus inventifs, au contraire. Nous nous tenons à de vieux schémas de comportement et de pensée, et je crains que nous ne nous retrouvions très bientôt dans le même cercle vicieux de haine et de violence.

Cette guerre si particulière a un impact sur d’autres guerres. Soudain, nous avons tous des guerres beaucoup plus urgentes à mener.

David Grossman

Avec Amos Oz et Avraham Yehoshua, vous avez dit plus d’une fois que la paix serait faite des bâtisseurs de ponts. Pensez-vous qu’une partie de votre travail d’écrivain puisse être comprise comme une tentative de construire des ponts ? 

Quand j’écris, je ne me dis pas que je construis des ponts, j’essaie de comprendre la situation. Je ne comprends pas grand chose à la politique, mais je pense comprendre les êtres humains et la façon dont ils agissent et réagissent à la peur, aux menaces, et même à l’espoir, qui peut s’infiltrer dans des situations apparemment complètement bloquées. J’essaie de regarder la situation avec autant de nuances que possible. Et j’essaie de permettre à l’histoire de nos voisins et même parfois de nos ennemis, de s’infiltrer dans l’histoire officielle très ancrée que nous nous racontons en tant que société. 

Dans notre situation, cette guerre longue, presque éternelle, entre nous et les Palestiniens, il est si important d’insister sur les nuances, de ne pas céder aux clichés ou aux préjugés, mais de se rappeler vraiment que nos ennemis et nos voisins sont des êtres humains comme nous. Cela paraît presque banal de le dire, mais après 120 ans d’animosité et de belligérance, il est très essentiel de rappeler ces choses avec insistance.

Je sais que généralement ce que j’ai à dire n’est pas très populaire auprès des Israéliens. Je le comprends aussi. Lorsque vous vous sentez attaqué ou menacé, vous n’avez pas la patience de faire des nuances. Mais je pense toujours qu’il n’y a qu’une seule façon de sortir de ce conflit, et c’est de trouver les endroits où il y a un certain accord, et si ce n’est pas le cas, un certain intérêt, commun aux deux parties. Je crois aussi qu’il faut retrouver la langue de la paix. Parce que cette langue a été exterminée. Depuis deux décennies maintenant, «  la paix  » est presque un mot interdit. Si vous parlez de paix, vous êtes immédiatement catalogué comme un fou ou comme un traître. Je crois au contraire qu’il faut s’imaginer à quoi la paix pourrait ressembler. Ne pas le faire, c’est s’abandonner à l’air du temps, propice à la guerre et à la destruction. Imaginer la paix c’est déjà un signe que vous êtes encore en vie, que vous n’avez pas été écrasé par la situation, par la haine, par le chagrin parfois. Quand vous êtes en deuil, il est très facile de commencer à haïr et de se dire «  au diable les nuances, battons-nous ».

Je crois aussi qu’il faut retrouver la langue de la paix. Parce que cette langue a été exterminée. Depuis deux décennies maintenant, «  la paix  » est presque un mot interdit.

David Grossman

C’est une sorte de lutte contre la gravité de la haine et de la violence, un éternel effort pour nager contre ces flots qui cherchent à nous emporter et à nous faire oublier que la guerre génère toujours plus de guerre, et que la haine génère la haine. Il faut résister à la tentation du cynisme et ne pas sombrer dans le vide du fossé grandissant, entre vous, l’être humain, et ce que le gouvernement fait en votre nom. Et ce vide ne reste jamais vide parce qu’il y a tout le temps des groupes avec des programmes fanatiques très forts, ultra-nationalistes, et fondamentalement, ils vont verser dans ce vide, ils vont le remplir avec leur idéologie, avec leurs valeurs, et avec leurs manipulations et ils vont s’emparer de nos enfants et, finalement, de notre avenir.  

Vous avez parlé d’imaginer un futur en paix. À quoi ressemblerait-il pour vous ?

J’imagine une relation normale. Je ne parle pas d’amour entre Israéliens et Palestiniens. Ce film ne se terminera pas avec des Israéliens et des Palestiniens marchant main dans la main vers le soleil couchant. Cela n’arrivera pas. Mais il peut y avoir une compréhension croissante de l’histoire telle que l’autre côté l’a vécu. On parle trop souvent d’une vision ou d’un récit israélien ou palestinien de la situation. Et je n’aime pas du tout ce mot « récit »  parce qu’il signifie une histoire humaine qu’on a gelée. Je crois au contraire que l’écriture ou l’activité politique revient à essayer de masser ce muscle raide du récit officiel. Cela peut être un récit entre deux personnes, entre deux êtres humains, entre un homme et une femme, un mari et une femme, des parents et des enfants, et entre deux peuples. Il y a toujours quelque part un récit qui est devenu comme un muscle raide de l’esprit et qui nous fossilise et nous empêche de ressentir ce que nous devrions ressentir.

Je n’aime pas du tout ce mot « récit »  parce qu’il signifie une histoire humaine qu’on a gelée. Je crois au contraire que l’écriture ou l’activité politique revient à essayer de masser ce muscle raide du récit officiel

David Grossman

Du point de vue de la frontière, par exemple, on démolira ce mur terrible et on arrachera les barbelés et il y aura une ligne de frontière normale entre les deux pays. Peut-être qu’au début, nous devrions laisser quelques sentinelles pour délimiter la frontière des deux côtés, mais je voudrais voir de plus en plus de portes et de passages pour que de nombreuses personnes puissent faire la navette, et que les échanges commerciaux et les idées puissent circuler entre les deux côtés. Et puis j’imagine des projets communs, comme une équipe de football commune ou un championnat de football du Moyen-Orient ; un orchestre comme le Divan Orchestra de Daniel Barenboïm ; un théâtre judéo-arabe – il y en a un à Jaffa, qui est très bon mais il pourrait aussi y en avoir un à Naplouse ; une université commune pour étudier le conflit dans une double perspective, israélienne et palestinienne… 

On peut imaginer toutes sortes de projets économiques et artistiques qui profiteraient aux deux peuples. 

(Une pause) Et si nous parlions plutôt de littérature  ? 

Depuis le début de la quarantaine, écrivez-vous et écrivez-vous différemment ?

Ma routine a changé d’une façon spectaculaire. Habituellement, nous commençons chaque matin à 6 heures en marchant 5 kilomètres. Maintenant, il nous est interdit de sortir au-delà d’un rayon de 100 mètres autour de notre domicile. 

J’ai décidé de ne pas écrire maintenant – surtout pas un projet aussi vaste qu’un roman. Je veux écrire (comme je l’ai déjà fait) des livres pour enfants. Je les lis sur un site web qui distribue gratuitement des livres aux enfants de la maternelle, juifs ou arabes, ils reçoivent 8 livres par an. C’est une merveilleuse initiative de la bibliothèque Sifriyat Pijama

Lorsque le coronavirus a commencé, j’étais sur le point de commencer un nouveau livre. C’est stupide, mais je me suis dit que ce qui nous arrivait était si rare et si important que je ne voulais pas le manquer. Quand j’écris un livre je n’ai pas cette disponibilité au monde extérieur car il m’enveloppe complètement. C’est la nature de l’écriture de vous plonger de plus en plus profondément dans un monde propre au point que vous finissez presque par oublier qu’il existe quelque chose d’extérieur au livre. Aujourd’hui, au contraire, je veux être exposé à ce qui se passe. Je veux comprendre tout ce qui va m’arriver, à ma famille, aux artistes, aux travailleurs… Je veux être ouvert à tout cela et l’explorer.

Lorsque le coronavirus a commencé, j’étais sur le point de commencer un nouveau livre. C’est stupide, mais je me suis dit que ce qui nous arrivait était si rare et si important que je ne voulais pas le manquer. Quand j’écris un livre je n’ai pas cette disponibilité au monde extérieur car il m’enveloppe complètement.

David Grossman

Envisagez-vous d’écrire un livre sur ce qui se passe ? Pensez-vous que cela débouchera sur de la bonne littérature ? La fiction a-t-elle sa place dans ce que nous vivons ? 

Je ne sais pas. Je sais que dans le passé, des écrivains ont écrit sur la vie à l’époque de la peste, de Boccace à Albert Camus. Et, du reste, le premier livre que j’ai lu lorsque la crise du coronavirus a commencé était La Peste. Nous vivons beaucoup de choses inédites, jour après jour, mais écrirons-nous à ce sujet ? Parfois, il est bon de se méfier de l’utilisation de ces moments dans les livres, car cela peut conduire à de la littérature un peu facile. Nous aurons besoin de temps pour en comprendre toutes les conséquences. Mais qui sait, il y aura peut-être un écrivain brillant qui, un jour après l’épidémie, écrira un livre magnifique sur le sujet. 

Lorsque vous écrivez, vous dites que vous plongez dans votre histoire. Avez-vous des rituels, des façons de manifester cette plongée dans l’écriture ?

Quand je suis au milieu d’une histoire, je suis plongé dans celle-ci. Parfois, en être retiré est un exercice difficile. Je me souviens que mes enfants étaient jeunes quand j’écrivais Voir ci-dessous : amour. Il m’arrivait d’être pris par une vague euphorique lorsque j’écrivais et puis, à une heure de l’après midi, je devais laisser mon histoire et aller à la cuisine pour préparer le déjeuner de mes enfants qui rentraient de l’école. Ceci dit, aussi dur que ces irruptions du monde extérieur dans le monde des mes livres puissent être, je n’aurais pas renoncé à tout cela, à cette expérience d’être un père, de préparer le déjeuner. 

Pour moi, l’écriture est très exigeante, c’est un travail total. Je passe des heures et des heures à écrire et à lire toute la journée. Je crois que j’ai une cérémonie que je ne contrôle guère : j’écris en marchant. Cela ne dure pas pendant l’écriture de tout le livre, mais pendant les premiers mois, quand les idées commencent seulement à me devenir compréhensibles, je marche sans cesse de la porte à la fenêtre. Les bons jours, je peux marcher jusqu’à 5 km dans ma chambre pendant que j’écris. Ma femme me compare parfois à un prisonnier dans sa cellule… Mis à part ce besoin de marcher, je ne suis pas très compliqué ; vous pourriez me mettre dans un mixeur et j’écrirais encore. Je ne suis pas affecté par la situation extérieure quand j’écris.

C’est drôle, maintenant que j’en parle, alors que j’ai décidé de ne pas écrire pendant l’épidémie, je commence à en ressentir le désir.

C’est drôle, maintenant que j’en parle, alors que j’ai décidé de ne pas écrire pendant l’épidémie, je commence à en ressentir le désir.

David Grossman

L’écriture est-elle un processus agréable ou douloureux pour vous ?

Cela doit être douloureux, sinon vous ne pourriez pas traverser plusieurs strates de l’âme. Si vous écrivez sur les gens, leur vie, leurs complications ou leurs souvenirs, il y a bien sûr toujours une certaine tristesse, une conscience de la perte, mais aussi un sentiment de liberté, de générosité, de richesse. L’écriture unit toutes ces contradictions. C’est un exercice que je recommande chaudement. 

Dans Un cheval entre dans un bar vous écrivez que le personnage de Dov joue avec les autres, et notamment son public, comme s’ils étaient des pièces sur un échiquier. Considérez-vous que vos lecteurs sont aussi des pièces sur un échiquier, inconscients de la manière dont vous les manipulez ?

Quand je commence à écrire un livre, je ne suis pas conscient qu’il y a un monde de lecteurs inconnus à l’extérieur. Au contraire, je pense plutôt à des gens que je connais très bien : ma femme, mes enfants, mon père, maintenant ma petite-fille qui a commencé à me lire, mes amis, etc. Mais au bout d’un certain temps, quand l’histoire commence à être, quand elle est devenue réaliste ou concrète, la seule chose qui compte, c’est le champ magnétique de l’histoire et des personnages. Les seules questions possibles sont : ce développement est-il adapté à ce personnage, ou est-ce une erreur ? Ce développement arrive-t-il trop tôt ou trop tard dans le roman ? Le rythme des phrases, les mots que je choisis, tout cela m’absorbe tant qu’il ne m’importe plus de penser à la vie en dehors de l’histoire, et donc à mes lecteurs. La tension est beaucoup plus forte au sein du texte. J’espère justement que je ne suis pas biaisé par des considérations sur ce que mes lecteurs vont ressentir. Car cette question est sans fin. Si vous commencez à prendre en compte un grand nombre de personnes et à vouloir leur plaire, alors vous n’écrivez rien.

En écrivant, relisez-vous certains auteurs ? 

Je lis, et je relis beaucoup. Parfois, si j’ai besoin de générer de l’inspiration, je lis des écrivains qui ont prouvé toute leur grandeur et leur capacité à métamorphoser leurs lecteurs. Tout le monde rencontre dans la littérature des modèles, des pères et des mères sur lesquels s’appuyer. Je lis beaucoup de littérature israélienne, puisque j’écris en hébreu, et que la mélodie de la langue est si importante. La littérature, c’est une musique que je ressens. Il faut être infiniment précis pour dire la chose exacte, trouver le mot juste et l’exprimer dans son exacte mélodie.

La littérature, c’est une musique que je ressens. Il faut être infiniment précis pour dire la chose exacte, trouver le mot juste et l’exprimer dans son exacte mélodie.

David Grossman

Qui seraient ces pères et ces mères en littérature pour vous ?

Yaakov Chabtai, qui a écrit Present Continuous et Past Continuous. Les nouvelles d’Avraham Yehoshua. Les livres d’Amos Oz, dont beaucoup des premiers romans et nouvelles ont été très importants pour moi. Clarice Lispector, l’écrivaine juive brésilienne. Et Kafka, bien sûr. 

Presque tous les écrivains doivent passer par le couloir de Kafka. Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas religieux, mais j’appartiens à un tout petit groupe de trois personnes : une havruta. Havruta vient du mot haver et désigne généralement deux personnes qui étudient le Talmud ensemble. Et ils le font comme les Juifs l’ont fait tout au long de notre histoire, c’est-à-dire en lisant chaque phrase à la loupe. Avec ma chère petite havruta, nous retrouvons — enfin, nous nous retrouvions, jusqu’à ce que le coronavirus nous interrompe en février dernier — chaque semaine, depuis 29 ans maintenant, et nous lisons la Bible, à la loupe. C’est fascinant de lire un tel texte, qui explique tant de choses sur la nature humaine et sur la nature du peuple juif et comment ont été façonnées sa personnalité et sa psychologie.

Presque tous les écrivains doivent passer par le couloir de Kafka.

David Grossman

Mais parfois, pendant les vacances d’été, il nous arrive de lire d’autres textes. L’été dernier, nous avons lu Le Château. La magie de Kafka, je l’ai compris alors, vient de ce que chaque phrase peut contredire la phrase précédente. Il dit une chose, et la contredit immédiatement. Par conséquent, il nous donne la possibilité de maintenir les deux options, pour chaque phrase : que ce soit vrai ou que ce soit un mensonge, que ce soit juste ou que ce soit une erreur. 

Vos romans démontrent une véritable adresse dans l’enchevêtrement des temps narratifs. Comment cette obsession et cette maîtrise du temps vous sont-elles venues ? 

Dès mon plus jeune âge, à 4 ou 5 ans, j’ai réalisé que des gens allaient mourir. Je me souviens l’avoir compris et l’avoir ressenti d’une manière très vive et très concrète. Cette connaissance s’est infiltrée dans tout ce que j’ai écrit. Dans Voir ci-dessous : amour, un des personnages est un petit bébé qu’un groupe de partisans a trouvé dans la forêt, et c’est une sorte de bébé légendaire, parce qu’il va vivre toute sa vie en vingt-quatre heures : de l’enfance à la vieillesse, il se développe, mûrit, devient un artiste ; il a des amis et des ennemis ; il trouve même l’amour. Tout cela en vingt-quatre heures. Une fois qu’il est blessé, toutes sortes de particules transparentes commencent à sortir de ses veines. Ses compagnons le regardent alors tous et comprennent qu’il n’a pas de sang dans les veines, mais du temps.

C’est quelque chose auquel je peux m’identifier complètement. J’ai vécu toute ma vie, jusqu’à la crise actuelle, avec un sentiment très fort du passage du temps, et de la nécessité de faire quelque chose de significatif dans ce court laps de temps qui nous est imparti.

J’ai vécu toute ma vie, jusqu’à la crise actuelle, avec un sentiment très fort du passage du temps, et de la nécessité de faire quelque chose de significatif dans ce court laps de temps qui nous est imparti.

David Grossman

Les auteurs associés au réalisme magique sont-ils une source d’inspiration pour vous ? Vous semblez partager avec eux une sorte de liberté totale dans l’imagination. 

J’ai utilisé la magie et le réalisme, mais je pense que la partie du réalisme était plus importante que celle de la magie. La littérature que je recherche est davantage une littérature psychologique. Je suis plus sensible à cette tradition ouest-européenne qu’à celle du réalisme magique sud-américain. 

Pensez-vous que beaucoup d’écrivains israéliens ressentent ce lien avec la littérature européenne ?

La littérature en Israël, pour ma génération et la génération précédente (celle d’Amos Oz), a été très influencée par la littérature européenne, de l’Europe de l’Ouest à la Russie. La littérature allemande d’après-guerre a également été une découverte essentielle pour que nous puissions peut-être commencer à comprendre comment la Shoah a pu se produire. Je dirais que maintenant, pour les jeunes écrivains, l’influence vient davantage d’Amérique : Nathan Englander, Paul Auster, et d’autres. Il y a ici une littérature très libre, diverse et intéressante. Notre long état de guerre nous a permis de développer cet autre sens de l’exploration de la vie à travers l’art et la littérature. L’art était si merveilleusement florissant ici en Israël jusqu’à il y a un mois et demi. J’espère qu’il le redeviendra.

Vous avez écrit que certaines choses étaient trop affreuses pour s’exprimer par des mots, en prenant l’exemple du mot hébreu shakul qui désigne la mort d’un enfant pour ses parents. L’une des tâches de la littérature est-elle de dire l’indicible ?

Je sais que j’ai peur du silence et des lieux qui ne sont pas dits, non verbalisés. Ils cachent généralement des choses terribles. Quand vous êtes en guerre pendant plus d’un siècle, une sorte de machinerie se met en place pour créer un langage qui se met en tampon entre vous et la réalité, parce que celle-ci est parfois insupportable. Tous les grands systèmes (armée, police, médias, système judiciaire) ont presque l’instinct de créer un langage blanchi, qui ne touchera pas la réalité mais qui agira, comme je l’ai dit, comme un tampon entre les citoyens et la réalité qui est créée en son nom. Une partie de ma volonté politique est précisément d’écrire sur cette réalité qui n’est pas dite et d’essayer de trouver des mots pour la décrire, pour nous permettre d’aborder cette situation.

Quand vous êtes en guerre pendant plus d’un siècle, une sorte de machinerie se met en place pour créer un langage qui se met en tampon entre vous et la réalité, parce que celle-ci est parfois insupportable.

David Grossman

Mais la mission principale d’un écrivain n’est pas d’écrire sur la politique, ou d’être actif politiquement. Ce n’est pas non plus de traquer les silences d’une société pour y enraciner les mots, mais de raconter une bonne histoire. Être un conteur d’histoires. Cela doit être, je crois, la motivation première d’un écrivain. Rien ne peut égaler le plaisir de cette dévotion totale que l’on éprouve pour son histoire lorsqu’on écrit un roman. À ce moment-là, tous les personnages dépendent de nous, et nous devons nous en contenter avec tout ce que nous avons, même si nous pensons que nous sommes épuisés et que nous n’avons aucun pouvoir. Il faut alors trouver la générosité d’inventer un être humain en coulant toutes les qualités humaines que l’on a à disposition pour créer un personnage dans un livre.

Crédits
Édition et transcription : Mathieu Roger-Lacan et Marie Baléo