De l’écologie en littérature

Un météore littéraire, qui s’inscrit dans le mouvement international de l’écocritique et de l’écopoétique et dans les débats actuels au sein des sciences humaines sur les relations entre l’homme et son environnement, vient d'atterrir en Pologne.

Julia Fiedorczuk, Pod słońcem, [Sous le soleil], Cracovie, Wydawnictwo Literackie, 2020, 456 pages, ISBN 978-83-08-07

Quel profit l’homme retire-t-il de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va, une génération s’en vient, et la terre subsiste toujours

Ecclésiaste, 1:3-4

Il n’y a rien de plus certain sous le soleil que la mort : cette maxime pourrait résumer l’objet du dernier ouvrage de Julia Fiedorczuk, qui fait entendre une voix radicalement originale au sein de la littérature polonaise contemporaine.

C’est un roman qui parle aussi de la brièveté de la vie humaine, du désir, de la haine, de la nature, de la folie, de la spiritualité et de l’amour. Mais le personnage principal demeure la terre. L’autrice de Sous le soleil interprète les mots de l’Ecclésiaste de la manière la plus littérale, matérielle pourrait-on dire, faisant du monde vivant et de l’environnement un protagoniste du roman, et non son arrière-plan. Comme le livre de l’Ancien Testament, le texte s’ouvre sur le constat de la vanité de toute chose et de toute entreprise humaine.

Il danse, le vent danse. Elle se précipite au printemps, et après l’été, elle fait tomber les pétales des fleurs, le pollen jaune des arbres. Il souffle au sud et souffle au nord et tourne, tourbillonne, se retourne… Le soleil se lève et se couche, et il grimpe à nouveau à l’horizon. Les rivières coulent vers la mer, l’homme cherche son chemin.1

Rien de nouveau sous le soleil ?

Julia Fiedorczuk est écrivaine, poète, traductrice, maître de conférences à l’Institut d’études anglaises de l’Université de Varsovie. Elle a publié cinq volumes de poèmes, deux recueils de nouvelles et trois romans, dont Nieważkość [Apesanteur], nominé pour le prix Nike, la récompense littéraire la plus prestigieuse en Pologne. En tant que chercheuse, elle développe des méthodes de recherche sur l’écopoétique et l’écocritique en Pologne et elle est membre de l’ASLE (Association for the Study of Literature and Environment)2.
Fiedorczuk écrit sur l’écopoétique, que :

Le monde, tel que j’essaie de le comprendre ici, est une situation composée d’éléments interconnectés, qui incluent le poème et le corps écrivant et leur environnement. Dans une certaine mesure, nous ne pouvons que décrire métaphoriquement cette situation comme une maison – un oikos. Oikos et poiesis – ces deux mots constituent l’écopoétique. L’écopoétique est une certaine dimension d’un texte expérimental, et non, comme je l’entends souvent, un sous-genre de la poésie. C’est simplement de la poétique, c’est-à-dire l’art de la composition, dans la dimension où elle se rapporte à l’arrangement avec le monde.3

Comme l’écrit Julia Fiedorczuk, l’écocritique est l’une des pratiques qui veux répondre à la crise écologique, car elle « résulte de la conviction qu’une meilleure compréhension des mécanismes qui régulent les représentations littéraires de la nature se traduira dans notre pratique de vie, car elle conduira à l’élaboration de nouveaux récits expliquant la place de l’homme dans le monde naturel, récits moins destructeurs que ceux résultant du rationalisme instrumental d’une grande partie de la philosophie occidentale moderne4. » Julia Fiedorczuk nous convainc donc qu’il faut réorienter notre pensée écologique pour que la Terre soit au centre, elle qui est une planète dynamique dont l’histoire englobe une temporalité complètement différente de celle des humains.

Sous le soleil narre l’histoire d’un couple – Michał (Misha) et Miłka – avec un arrière-plan historique, tout en contant un environnement dans lequel le non-humain a également son importance. Les personnages viennent de la région qui se situe aux confins de la Pologne orientale et la Biélorussie occidentale. Michał et sa femme Miłka, tous deux enseignants dans un village après la guerre, rejoignent une organisation de jeunes communistes, dans le but d’amener l’éducation dans les campagnes les plus pauvres. Fiedorczuk retrace toute l’histoire de leur vie, de leur enfance avant-guerre à leur adieu au monde, en passant par les péripéties de la guerre, l’idéalisme de la jeunesse et les inévitables déceptions concernant la situation de la société.

L’action se déroule entre la rivière Narew et la rivière Bug, principalement dans les villages de Podlachie : à Siemiatycze, Drohiczyn, Upiry, près de Białystok (mais les enfants des héros vont à Varsovie pour étudier et leurs petits-enfants à Berlin), dans un espace aux identités mixtes et ambiguës : polonais-russe-juif, catholique-orthodoxe, les vies y sont marquées par les traumatismes de la Première Guerre mondiale, des grandes migrations pour le travail et le pain (dans les années 1930, le père de Michał se rend en URSS, au-delà des monts de l’Oural, dans le camp de travail forcé de Zlatooust, parce qu’il croit en la possibilité de réaliser un meilleur ordre social), de l’antisémitisme, des partisans anticommunistes (le frère de Miłka se rend dans une unité forestière de partisans, juste avant la fin de la guerre, et finit par passer une dizaine d’années dans une prison communiste).

L’histoire du roman se situe entre les années 1950 et 2013 (l’écrivaine mentionne le météore de Tcheliabinsk, tombé en Russie en février 2013), mais le temps qu’il évoque remonte aussi à la Première Guerre mondiale. Sous le soleil ne se développe pas de manière linéaire. L’autrice rompt avec la chronologie conventionnelle – nous revenons en permanence sur les souvenirs de Michał et Miłka, dont l’ordre peut être reconstitué, mais qui est soumis à une mémoire involontaire. Fiedorczuk crée tout un microcosme, au centre duquel se trouvent Michał et Miłka. Mais leur histoire est formée par une série d’histoire secondaires, fonctionnant selon des modalités propres, jusqu’à former une vaste mise en abyme. Ce mode de composition découle d’une conception circulaire du temps, liée aux cycles de la nature et aux conséquences de la naissance et de la mort.
C’est un roman sur la souffrance quotidienne, souffrance la plus ordinaire. À la fin de sa vie, Michał suit avec curiosité le destin du météore :

L’idée que la chute d’une pierre cosmique, les restes d’un astéroïde errant, puisse tuer la vie sur Terre en un instant lui semblait à la fois terrible et merveilleuse. En un instant – la fin de la vie. La fin de l’histoire de la souffrance inaugurée lorsque la première cellule a créé la membrane qui marquait ses limites, se divisant ainsi en son propre corps et celui de l’étranger, intérieur et extérieur.5

L’inspiration du livre biblique de L’Ecclésiaste et la conviction que la vie est une souffrance sans fin se combinent ici avec le courant de l’écocritique. On assiste à une union symbiotique entre l’homme et la nature. L’histoire évolue, les pouvoirs en place changent, les guerres se multiplient, les systèmes économiques changent, le communisme cède le pas au capitalisme, et la nature dure invariablement. Et le sort de l’homme est étrangement similaire à celui de tous les autres animaux. « Car le sort des fils d’Adam et celui de la bête sont un seul et même sort. Comme est la mort de l’un, ainsi la mort de l’autre : ils ont tous un seul et même souffle. L’homme n’a rien de plus que la bête : tout est vanité » (Ecclésiaste 3:19). Fiedorczuk inscrit discrètement le destin des personnages principaux dans le destin de toute l’environnement : les animaux, l’eau, l’atmosphère :

À peine les gens se sont-ils habitués à une guerre, qu’une autre est arrivée, meilleure pour les uns, pire pour les autres. Au début de la deuxième, le photographe Tykocki et douze autres personnes de sa famille sont morts. Un jour, ils étaient vivants, l’autre non. Où va le chant de l’oiseau ? Où vont les lézards et les papillons ? Il est horrible de voir tant de choses si soudainement. Misha regardait la mort. La mort regardait Misha, mais elle n’expliquait rien. Non, non, non, non, non, non.6

La nature est présente non pas comme un arrière-plan, mais comme un élément d’un réseau de relations, elle a un effet causatif, un peu comme dans la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour.

Mais il n’y a pas de repos pour un homme sur cette terre, et plus on vit longtemps, moins on en a. Avec le temps, l’âme devient de plus en plus encombrée, comme une vieille maison où l’on n’a jamais le temps de faire le ménage. La lumière, dont la douceur s’approfondit momentanément jusqu’au rose, l’a conduite au début de la guerre, à ses premiers jours, lorsque des avions volants ont surpris ses deux plus jeunes enfants dans le champ.7

L’écrivaine tente de dépasser les dichotomies rigides, entre le moi et l’autre, entre l’homme et l’animal. Sa prose manifeste une tentative évidente de prendre en considération des points de vue alternatifs. Dans ce contexte, un fragment écrit du point de vue d’une chouette assise sur son nid, en train de couver, montre que l’environnement est en réalité composé d’une pluralité de perspectives :

Elle ne savait pas que les gens avaient un nom pour elle : Nyctale de Tengmalm, et elle ne savait pas qu’elle était petite par rapport aux autres hiboux, que selon certaines personnes elle ressemblait à Chouette chevêche. Elle a pondu quatre œufs, dans un trou creusé par un pic, et toute son existence consiste maintenant à les surveiller et à les chauffer avec la chaleur de son corps pesant moins qu’une motte de beurre. Elle est assise de telle manière que son dos s’insère dans le trou du pic, et son plumage se fond dans la couleur de l’écorce pour qu’aucun ennemi ne puisse voir l’entrée de la maison de ses enfants non éclos. Elle n’avait plus rien à faire, seulement persister et survivre, en attendant la nourriture que le mâle lui apporterait, annonçant son arrivée par une série de doux hululements.8

En plus de se référer à l’univers biblique et aux postulats de l’écocritique, Fiedorczuk s’inscrit dans le courant littéraire qui puise aux sources de l’expérience paysanne et place ses personnages dans le cadre des vérités universelles sur l’existence humaine9. Les personnages de l’écrivaine sont typiques et bien connus dans la littérature polonaise : un enseignant dans une école de campagne Franciszek, qui soignait la solitude avec de l’alcool, une femme démoniaque et possédée Marianna Zającowa, qui marchait nue à travers les champs, Yevdokia Ziemakova donnant naissance à des enfants morts. La campagne est belle, mais aussi elle est cruelle et violente. Fiedorczuk évoque également le fameux motif de la terre, qui donne la vie et qui la reprend. C’est la Terre qui donne et reprend la vie ici, pas Dieu.

Nadzieja regardait le sol. Là, pour elle, les âmes s’en allaient après la mort – non pas au ciel, car il lui semblait distant, froid et étrange, mais à cette terre qu’elle touchait chaque jour et qu’elle avait sous ses ongles.10

Le protagoniste qui a le plus à voir avec l’esprit du livre de l’Ecclésiaste est Jurek Bułka, qui doute sans cesse du sens de la vie, ce qui le conduira au suicide. Il montre combien peut être douloureux et terrifiant le sort d’un homme qui doute du sens de son existence.

« Puis il a pensé pour la première fois qu’il détestait ce village, cette colonie, comme on l’appelait, parce que le vrai village se trouvait plus à l’Est, séparé par un fragment de forêt. Que c’était un piège, une prison. Que rien ne changerait jamais. Le soleil se lèvera et se couchera. Au printemps, le seigle germera, en été, il mûrira, en automne, les derniers papillons survoleront les chaumes, semblables aux premières feuilles qui tombent. Les pluies arriveront et la boue inondera le sous-sol. La gelée va s’installer, la neige va tomber. Et puis tout recommence. Dégel, boue et pousses vertes. Le soleil se lèvera et se couchera, et lui, Jurek, ne comprendra jamais pourquoi il est né.11

Julia Fiedorczuk est une écrivaine qui se pose des questions sur la vie dans le Capitalocène, sur la responsabilité de l’homme par rapport à l’environnement, sur la condition de l’homme et des autres animaux non-humains. Elle propose la pratique d’être proche d’un monde imparfait et douloureux, utilisant parfois des associations simples, des métaphores bien connues (par exemple, une rivière représentant le temps), mais donnant grâce à cela le sentiment que l’univers qu’elle construit est bien ancré dans l’image archétypale commun. Dans un article publié en juin de cette année dans le magazine Znak [Signe], Fiedorczuk écrit que la prise de conscience de notre propre fragilité et de notre caractère transitoire sur cette planète pourrait être une réponse à la crise écologique et pourrait fonder une solidarité inter-espèces :

La conscience de notre propre fragilité et de notre caractère transitoire peut être la base de la solidarité entre les êtres – après tout, nous participons tous à ce rallye cosmique sur cette planète dynamique et temporairement vivifiante. Pourquoi ne pas voyager avec de la classe, dans le respect de soi et des autres ? Cette approche n’est-elle pas plus raisonnable et rationnelle que celle qui nous fait détruire notre propre environnement au nom d’une idée mélodramatique de la singularité humaine ?12

Fiedorczuk a tenté de rompre avec la perspective anthropocentrique de manière subtile et de représenter le monde comme un réseau de relations complexes et très anciennes. Ce geste littéraire s’inscrit dans le mouvement international de l’écocritique et de l’écopoétique et dans les débats actuels au sein des sciences humaines sur les relations entre l’homme et son environnement, mais il est sans précédent en Pologne. La prise en compte de la solidarité inter-espèces et la sensibilité aux êtres vivants dans son ouvrage assignent à Fiedorczuk une place singulière dans le paysage contemporain de la littérature polonaise.

En ces temps d’inquiétude accrue face aux relations internationales, à la préservation de l’État de droit ou à la condition de la planète, le roman de Fiedorczuk est à l’opposé des scénarios catastrophiques qui enterrent l’espoir collectif de parvenir à l’ordre social. En explorant le passé culturel, en racontant des histoires de juifs sauvés qui se mêlent avec les contes des Roms ou des Kirghizes, avec la poésie de Pouchkine ou le livre de l’Ecclésiaste, en esquissant une saga couvrant tout le XXe siècle, Fiedorczuk dessine une histoire sur l’identité nomade, toujours co-formée par la rencontre avec l’Autre et par l’environnement, les acteurs non-humains et la nature. La voix de Julia Fiedorczuk sur l’espace interculturel de la Podlachie mérite d’être entendue par des Européens. Elle dépeint une situation antérieure à la Second Guerre mondiale, à une époque où les frontières étaient poreuses et ouvertes à la rencontre, contrastant avec la clôture nationaliste qui les caractérise parfois aujourd’hui.

Sources
  1. Julia Fiedorczuk, Pod słońcem, [Sous le soleil], Cracovie, Wydawnictwo Literackie, 2020, p. 10.
  2. Voir https://www.asle.org/.
  3. Julia Fiedorczuk, « Nowe częstotliwości », [Nouvelle fréquence] paru dans Dwutygodnik 10/2019, (en ligne : https://www.dwutygodnik.com/artykul/8506-nowe-czestotliwosci.html).
  4. Julia Fiedorczuk, « Ekokrytyka : Bardzo krótkie wprowadzenie » [Écocritique : introduction très brève] paru dans Fragile 3/2010, p. 9.
  5. Julia Fiedorczuk, Pod słońcem…, p. 422.
  6. Ibidem, p. 135.
  7. Ibidem, p. 163.
  8. Ibidem, p. 293.
  9. Le plus célèbre et le plus grand représentant de ce courant est Wiesław Myśliwski, dont les deux romans sont disponibles en traduction française : L’art d’écosser les haricots (trad. Margot Carlier, Arles, Actes Sud, 2010) et La Dernière Partie (trad. Margot Carlier, Arles, Actes Sud, 2016).
  10. Julia Fiedorczuk, Pod słońcem…, p. 295.
  11. Ibidem, p. 214.
  12. Julia Fiedorczuk, « Wielkie pytanie » [Grande question], paru dans Znak 6/2020, p. 17.
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