La fin de la séquence politique ouverte par les élections européennes de mai 2019, puis le choix des titulaires des postes de responsabilité au sein de l’Union et la composition de la Commission européenne, offre une salutaire occasion d’analyser les logiques politiques qui ont présidé au choix des « gouvernants » européens pour le cycle 2019-2024. Compte tenu des tensions et crises auxquels elle a donné lieu, cette séquence doit aussi conduire à dégager des enseignements et clarifications propices à un meilleur fonctionnement de l’Union, particulièrement nécessaire compte tenu des défis aigus qu’elle doit relever.
Traités européens et usages politiques indiquent que deux sources de légitimité doivent être combinées dans la désignation des « gouvernants » de l’Union : d’une part la légitimité étatique, dès lors que les Etats sont à l’origine de la construction européenne et voient leurs représentants siéger au sein du Conseil européen et du Conseil ; d’autre part la légitimité civique, principalement incarnée à Strasbourg et à Bruxelles par les parlementaires européens, puisqu’ils sont élus au suffrage universel direct depuis 1979 1. D’un point de vue historique, il est notable que le primat de la légitimité étatique a dû peu à peu composer avec la primauté de la légitimité civique, y compris pour la désignation de l’ensemble des gouvernants de l’Union dès lors que ce sont les élections européennes qui donnent le coup d’envoi des négociations sur l’ensemble des nominations.
Ces négociations font dès lors l’objet de rapports de force institutionnels, puisque Conseil européen et Parlement européen incarnent l’un et l’autre les deux légitimités fondatrices de l’Union, mais aussi de rapports de force diplomatiques et partisans, qui sont pour une bonne part une autre forme d’expression de ces deux légitimités. Si la désignation des Présidents du Conseil européen et du Parlement européen s’apparente à des choix « internes » à ces deux institutions, il n’en va pas de même pour la Présidence et les membres de la Commission européenne, qui doivent nécessairement faire l’objet de leur double approbation. Toutes ces nominations et élections participent de facto d’une négociation globale, que ces acteurs (Etats, partis, institutions, etc.) s’efforcent de conclure sur la base d’un équilibre d’ensemble.
Dans ce contexte, il apparaît d’autant plus utile de tirer toutes les leçons des difficultés survenues au cours du second semestre 2019 afin de créer les conditions politiques et juridiques permettant une co-désignation plus harmonieuse des gouvernants de l’Union et donc de conforter la légitimité mais aussi l’efficacité de l’Union.
Le choix des gouvernants européens, de Westphalie à Westminster
Les élections européennes des 23-26 mai 2019 ont donné lieu à des évolutions marquantes en termes de taux de participation et de rapports de force partisans et ont accouché d’une nouvelle donne politique au regard des cycle politiques précédents. Une mise en perspective historique permet de mieux appréhender ces évolutions dans leur dimension parlementaire, mais aussi s’agissant de la désignation des principaux gouvernants de l’Union, et en particulier la nouvelle Présidente de la Commission européenne.
Vers un renforcement de la démocratie européenne ?
Seules les élections désignant les membres du Parlement européen au suffrage universel depuis 1979 permettent d’établir un lien direct entre citoyens et détenteurs de pouvoirs au niveau communautaire. Le fait que les députés européens soient élus via des scrutins proportionnels et sur des bases largement nationales empêche cependant le plus souvent depuis lors la formation d’une majorité politique claire au sein de l’hémicycle strasbourgeois. A cet égard, trois éléments frappants caractérisent les élections européennes des 23-26 mai 2019.
Un taux de participation en forte hausse
Ces élections européennes ont d’abord été caractérisées par un taux de participation nettement plus élevé que d’habitude (+10 points par rapport aux élections de 2014). La participation aux élections européennes a augmenté pour la première fois dans l’histoire (voir Graphique 1) et a été la plus élevée en 25 ans (50,95 %) ; cet accroissement de la participation électorale a eu lieu dans la plupart des États membres et également en France (50,97 %).
Les raisons de cette augmentation de la participation doivent faire l’objet d’une analyse plus approfondie, mais il semble clair que, au-delà des facteurs nationaux internes et propres à chaque Etat membre, des facteurs exogènes ont joué un rôle important. Après 10 ans de crises politiques en Europe (crise de la zone euro, crise migratoire, Brexit, etc.), les questions européennes ont commencé à impacter les opinions publiques et à imprégner les débats politiques nationaux, notamment en France. Les nouveaux défis internationaux lancés aux Européens (défis climatiques/environnementaux, défis migratoires, défis de sécurité collective avec les politiques agressives de Poutine, Trump, Erdogan, montée en puissance de la Chine, etc.) ont également pu inciter les électeurs à considérer l’Union européenne comme l’échelon le plus pertinent pour agir dans le contexte mondial.
Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que les parlementaires européens élus en 2019 considèrent qu’ils bénéficient d’une légitimité renforcée, et qui doit leur permettre d’être mieux entendus, aussi bien au moment de la désignation des gouvernants de l’Union que par la suite. On peut donc prévoir qu’ils se montreront offensifs sur des thèmes qu’ils jugent en phase avec les attentes de leurs électeurs (préservation de l’environnement et du climat, protection des consommateurs et des données, promotion de la mobilité et des échanges, etc.
Des élections davantage centrées sur des enjeux européens
Si les élections européennes restent des élections domestiques (où les facteurs nationaux et internes continuent de jouer un rôle important), il s’est aussi agi cette fois-ci d’élections davantage européennes, notamment marquées par une européanisation assez forte des thèmes de campagne (autour du climat, de l’immigration, des valeurs, de la sécurité, etc.). Finalement, tout s’est passé comme si la politique européenne s’était invitée dans l’arène politique nationale, indépendamment des dynamiques des campagnes électorales (particulièrement tardives et atones en France).
Cette européanisation a tout d’abord découlé de la polarisation du débat incarnée par l’opposition mise en scène entre les pro-européens, dont Emmanuel Macron a revendiqué le leadership et les leaders nationalistes de droite de l’autre (notamment Mattéo Salvini et Viktor Orban). Cette opposition schématique entre pro et anti-européens, et in fine sur l’hypothétique désintégration potentielle de « l’Europe », a confirmé la victoire des premiers : les opinions politiques sont même devenues plus favorables à l’appartenance à l’Union, y compris depuis le référendum britannique, et on ne trouve dans aucun pays européen une majorité europhobe désireuse de quitter l’Union.
Il semble que ces élections européennes se soient davantage caractérisées davantage par un débat sur l’Europe que l’on souhaite. Les thèmes-clés qui ont motivé les électeurs ont ainsi été les suivants : le changement climatique, l’immigration, la croissance économique, la démocratie et l’avenir de l’Union. Ils renvoient pour la plupart à des enjeux qui exigent une réponse non seulement nationale mais aussi à l’échelle de l’Union en tant que niveau d’action publique pertinent pour relever ces défis. C’est sans doute là l’une des raisons sous-jacentes de la hausse du taux de participation lors de ces élections. En outre, il est frappant de constater que des coalitions informelles pourraient être formées au sein du nouveau Parlement européen entre des partis modérés et des partis populistes sur des questions spécifiques. A titre d’exemple, les partis appartenant au PPE et à la droite populiste ont tendance à soutenir des valeurs plus traditionnelles et conservatrices, contrairement à l’approche libérale sur le plan culturel des socio-démocrates, des verts et de la gauche radicale ; ils pourraient ainsi former des majorités ad hoc là où leurs positions idéologiques sont plus proches, en particulier sur des sujets tels que l’immigration 2.
Des élections renforçant le pluralisme partisan
En troisième lieu, les élections européennes de mai 2019 ont été marquées par un changement notable des rapports de force politiques au sein du Parlement européen (voir Graphique 2).
Les deux principaux groupes politiques du Parlement européen (PPE et S&D) y ont en effet perdu leur majorité absolue (ils ont désormais 45 % des sièges contre 55 % entre 2014 et 2019) sur fond de poussée des Libéraux et des Verts. La grande coalition PPE-S&D qui a historiquement gouverné l’Assemblée de Strasbourg (à l’exception de la période entre 1999-2004, où a émergé une coalition entre PPE et Libéraux) doit désormais s’élargir à d’autres partenaires.
Cette nouvelle donne politique peut être analysée de manière ambivalente : d’un côté comme une « fragmentation » qui conduira à ce que les coalitions nécessaires pour voter les décisions législatives et budgétaires pendant les cinq années de la législature soient plus difficile à bâtir ; de l’autre comme une « respiration », et donc un élément positif du point de vue d’une représentation plus fidèle de la réalité politique européenne et du pluralisme démocratique et partisan au sein de l’Union. Dans ce nouveau contexte, le PPE et les sociaux-démocrates pourront bâtir une majorité arithmétique avec les Libéraux de Renew, mais aussi chercher à s’élargir aux Verts : cette coalition informelle à 4 serait à la fois plus en phase avec les aspirations environnementalistes exprimées par les citoyens de l’Union et elle permettrait en outre au duo principal (PPE / S&D) de ne pas dépendre exclusivement de Renew pour la construction des majorités à géométrie variable nécessaires au Parlement européen.
Enfin, concernant les partis eurosceptiques et europhobes, leur progression (de 20 à 25 %) reste limitée et ils sont toujours divisés entre 3 groupes auxquels s’ajoutent les non-inscrits. Les eurodéputés eurosceptiques et europhobes n’auront qu’un faible impact institutionnel au Parlement européen (en raison de l’absence de minorité de blocage) même s’il convient de souligner que des coalitions possibles entre eurosceptiques et PPE seront envisageables sur certains votes (par exemple en matière d’immigration).
Néanmoins, l’impact politique des chefs d’Etat et de gouvernement eurosceptiques au Conseil européen peut être plus important, et ce pour plusieurs raisons : les décisions stratégiques y sont plus souvent prises à l’unanimité ; en raison de l’impact du discours eurosceptique sur le discours politique des partis modérés (notamment en matière d’immigration) ; en raison enfin d’un contexte international dans lequel ces forces politiques bénéficient de soutiens non européens, comme Trump et Poutine par exemple.
Le triomphe de la diplocratie en Europe ?
Les tensions relatives à la désignation de la Présidente, puis des membres de la Commission européenne, ne sont pas inédites compte tenu de la complexité d’une négociation quinquennale incluant aussi l’élection des Présidents du Conseil européen et du Parlement européen, la désignation du Haut représentant pour la politique étrangère – et plus ponctuellement cette année la désignation de la nouvelle Présidente de la Banque Centrale européenne. Ces tensions ont cependant donné lieu à des rapports de force particulièrement vifs, dont l’issue a laissé des traces dommageables chez l’ensemble des acteurs concernés.
Un Rubik’s Cube combinant dimensions partisane, diplomatique et personnelle
La désignation du candidat idéal à la Présidence de la Commission bute classiquement sur une difficulté intrinsèque, puisqu’il s’agit d’une équation à plusieurs inconnues. Il s’agit en effet de prendre en compte l’appartenance partisane, l’origine nationale et le profil personnel du ou de la futur(e) élu(e). Le choix de l’intéressé(e) est d’autant plus engageant qu’il fait partie d’un paquet de nominations également soumises à cette recherche d’équilibres multifactoriels, et qu’il peut en partie préjuger du choix des lauréats aux autres fonctions. Désigner un(e) Allemand(e) à la présidence de la Commission empêche par exemple de facto d’en voir un(e) autre à la présidence de la BCE.
Ce rapport de force se joue donc dans un cadre complexe, où il faut réussir à trouver une place pour tous en respectant les grands équilibres partisans, diplomatiques, géographiques (entre pays du Sud, du Nord, de l’Est, et de l’Ouest ou encore entre petits pays, moyens pays et grands pays). On doit évidemment s’efforcer de choisir des personnalités expertes et compétentes, et il convient aussi d’essayer de respecter le principe d’égalité homme/femme. Chaque Etat ou parti place donc ses « pions » à plusieurs postes pour peser sur les termes de l’équation finale. C’est d’ailleurs aussi pour cela que le système des Spitzenkandidaten (chefs de file) est mal vu et accepté par nombre de chefs d’Etat et de gouvernement : il est perçu comme une contrainte supplémentaire, qui leur ferme certaines options pour les autres postes eux-aussi convoités.
Un triple rapport de force interinstitutionnel, partisan et diplomatique
La nomination de la nouvelle Présidente de la Commission a procédé classiquement d’un triple rapport de force : un rapport de force institutionnel, un rapport de force partisan et un rapport de force diplomatique.
Le rapport de force institutionnel entre Conseil européen et Parlement européen a été d’autant plus vif qu’il a porté à la fois sur le nom du ou de la remplaçant(e) de Jean-Claude Juncker mais aussi sur les règles du jeu à appliquer à sa désignation. 2014 a vu l’apparition d’un système des Spitzenkandidaten, sur la base d’une interprétation offensive du Traité de Lisbonne par les partis politiques, et qui a fonctionné avec l’accord de tous : le chef de file du parti arrivé en tête, en l’occurrence Jean-Claude Juncker pour le PPE, avait donc pris la tête de la Commission de manière plutôt consensuelle. Ce système des « Spitzenkanditen » a cette fois été remis en cause : si Angela Merkel l’a par exemple soutenu, Emmanuel Macron et une dizaine d’autres chefs de gouvernement l’ont contesté. Cette opposition a traduit un conflit politique : fallait-il faire prévaloir une légitimité parlementaire et donc civique (une logique de type « Westminster »), dès lors que ces Spitzenkandidaten se sont présentés au suffrage des électeurs ? Ou fallait-il faire prévaloir une logique plus diplomatique (une logique « Westpahlienne »), et donc une solution qui doit survenir à l’échelon des Etats, c’est-à-dire des chefs d’Etat et de gouvernement, qui ont toujours eu la main avant 2014. Ce rapport de force institutionnel a débouché sur un arbitrage sous-optimal en termes de clarté démocratique – le système des « Spitzenkanidaten » étant clairement préférable à cet égard (voir § 2.1).
Les traditionnels rapports de force partisans sont par ailleurs devenus plus incertains à l’été 2019, au Conseil européen 3 comme au Parlement européen. Le PPE a certes à nouveau gagné les élections européennes, sortant en tête dans 15 des 28 pays de l’UE et disposant d’un total de 182 sièges au Parlement européen, mais il est en recul par rapport à la période 2014-2019 (voir Graphique 2). Les sociaux-démocrates sont aussi en baisse mais sont assez nettement deuxièmes, avec 154 sièges. Enfin, les libéraux démocrates de Renew ont vu leur influence progresser et passer la barre des 100 députés (108), avec l’apport des Britanniques (voir Tableau 1). Ils font valoir leur rôle de pivot dans le Parlement européen, sachant que le PPE ne peut parvenir seul à le « gouverner », aujourd’hui comme hier. Il s’agit donc pour Renew de défendre un élargissement de la coalition PPE-S&D, ainsi que l’idée qu’il n’était pas nécessairement logique que ce soit le PPE qui préside la Commission. Les Verts peuvent quant à eux prétendre à un rôle d’appoint alternatif, en faisant valoir qu’ils sont portés par une dynamique civique autant qu’électorale.
Le rapport de force partisan s’est superposé à un rapport de force diplomatique et personnel entre Emmanuel Macron et Angela Merkel, dans le cadre d’une équation plus large. Les pays du Sud, notamment les Espagnols, ont refusé la désignation de Manfred Weber, parce qu’il est CSU et peut-être parce qu’il est Allemand. Le président français l’a également rejeté, non pas seulement en récusant le profil de l’intéressé mais aussi en contestant la légitimité du système des candidats chefs de file (ou Spitzenkandidaten). Angela Merkel l’a défendu, à la fois parce qu’il pouvait permettre à un compatriote d’obtenir la présidence de la Commission et parce qu’il était issu de la CSU, parti « cousin » de la CDU. Le groupe de Visegrad a lui aussi joué sa carte : ses 4 pays membres n’ont pas voulu que Frans Timmermans soit Président de la Commission car il a été en première ligne dans la défense de l’Etat de droit en Hongrie et en Pologne en tant que Vice-Président de la Commission sortante.
Au total, outre le désaccord sur les règles du jeu, la discordance des rapports de force institutionnels, partisans et diplomatiques a fortement compliqué le processus de désignation des gouvernants de l’UE pour le cycle 2019-2024 – aucune force partisane et aucune alliance diplomatique n’étant clairement dominante au Conseil européen et au Parlement européen. Le fait que le Président français ait voulu exercer un rôle de leadership diplomatique alors qu’il n’est qu’un « junior partner » sur le plan partisan a aussi contribué à tendre les relations entre les principaux décideurs 4.
Dans ce contexte, les chefs d’Etat et de gouvernement ont eu besoin de deux réunions au sommet pour accoucher dans la douleur d’un casting respectant peu ou prou les nouveaux équilibres partisans établis au printemps 2019 (avec 2 PPE, 2 S&D et 1 Libéral-démocrate), tout en s’efforçant de distribuer les postes à des nationaux issus de pays de taille différente (voir Tableau 2). C’est du point de vue diplomatico-géographique que ce casting apparaît peu équilibré, puisqu’aucun ressortissant d’Europe centrale ou d’Europe nordique n’en fait partie – alors qu’il a été souligné qu’avait davantage été pris en compte l’objectif de parité femme-homme. On retrouve ici l’ « Europe carolingienne » du cœur historique de l’Europe communautaire des pays fondateurs (avec l’appoint de l’Espagne).
Une présidente de la Commission affaiblie ?
La combinaison des rapports de force interinstitutionnels, partisans et diplomatiques qui se sont exprimés à l’été 2019 a pesé sur les processus d’audition et de confirmation d’Ursula Von Der Leyen et des membres de son équipe, au point d’affaiblir la nouvelle Présidente de la Commission.
Le choix-surprise d’Ursula Von Der Leyen, après un premier Conseil européen infructueux, place tout d’abord cette dernière dans une position institutionnelle a priori moins forte que celle de Jean-Claude Juncker : d’une part parce que, à l’inverse de son prédécesseur, elle n’a pas été chef de gouvernement et donc intronisée par ses ex-pairs du Conseil européen, dont elle connaît peu les membres ; d’autre part parce qu’elle n’a pas été désignée sur la base de la procédure des Spitzenkandidaten, promue et reconnue par le Parlement européen, ce qui lui aurait donné une légitimité accrue, y compris vis-à-vis du Conseil européen.
L’élection étriquée d’Ursula Von Der Leyen par le Parlement européen traduit également la fragilité de son assise partisane. Après une première audition jugée globalement peu convaincante par les parlementaires, Ursula Von Der Leyen n’a en effet été élue qu’à 9 voix près, soit 385 voix (contre 422 voix pour Jean-Claude Juncker en 2014). Surtout, elle doit sa courte élection à l’apport de voix eurosceptiques (parlementaires hongrois du PPE, polonais du PIS, italiens « 5 étoiles » notamment) et elle a, à ce stade, échoué à convaincre nombre des membres potentiels de sa majorité « mainstream » (puisque PPE, S&D et Renew comptent 444 voix à eux trois, auxquelles pourraient s’ajouter celles des 74 Verts).
La légitimité diplomatique d’Ursula Von Der Leyen peut également être sujette à questionnement : fait inédit, elle a en effet été désignée par le Conseil européen sans l’approbation formelle de son chef de gouvernement (Angela Merkel s’étant abstenue pour des raisons de politique intérieure 5) ; elle a ensuite été frontalement mise en cause par celui qui s’était présenté comme son « parrain » au moment de la révocation parlementaire de Sylvie Goulard, puisqu’Emmanuel Macron a semblé douter de sa capacité à tenir ses engagements 6.
Last but not least et fait sans précédent, deux nouvelles « vice-présidences exécutives » de la Commission ont été imposées par le Conseil européen à Ursula Von Der Leyen, et confiées à Margaret Vestager et Frans Timmermans, candidats chefs de file aux élections européennes de mai 2019 ; ce « triumvirat » a été complété par la nomination de Valdis Dombrovskis comme 3ème Vice-Président exécutif, à l’initiative de la nouvelle Présidente. Il reste à confirmer que cette organisation hiérarchique de la Commission permettra à sa Présidente d’exercer la plénitude de son autorité et à son Collège d’être aussi cohérent et proactif que nécessaire, y compris pour s’affirmer vis-à-vis du Conseil et du Parlement européens.
Dans ce contexte, la révocation de trois commissaires désignés par les Etats membres et Ursula Von Der Leyen est elle aussi révélatrice des difficultés qu’elle aura à affronter. Deux d’entre eux ont été récusés par la commission juridique du Parlement européen au motif de « conflits d’intérêts » : ils avaient été désignés par la Hongrie et la Roumanie et appartenaient aux groupes politiques PPE et S&D. Affiliée au groupe « Renew », la candidate désignée par la France a quant à elle été récusée sur la base d’objections éthiques liées à l’emploi présumé fictif d’un assistant au Parlement européen et à sa rémunération substantielle par un Think-Tank américain. Il est de fait apparu difficile de convaincre les parlementaires européens que Sylvie Goulard pouvait être Commissaire européen alors qu’elle ne pouvait pas être Ministre dans son pays. Mais le rejet d’un double standard plus sévère pour les candidats d’Europe centrale a également pesé dans sa révocation, de même que la volonté d’infliger un revers à une membre du groupe « Renew » et, à travers elle, à son mentor Emmanuel Macron, qui a renié par principe le système des Spitzenkandidaten et a préféré humilier publiquement Manfred Weber plutôt que de lui laisser tenter sa chance.
Si l’entrée en fonction de la Commission von der Leyen n’a pu avoir lieu à la date prévue, elle se mettra en place sur la place d’équilibres partisans et diplomatiques savamment dosés (voir Graphique 4) et qui traduisent une forme de rééquilibrage politique vers le centre au regard de la Commission Juncker et, plus encore, des Commissions Barroso.
Ré-concilier légitimités étatique et civique afin de conforter les gouvernants de l’Union
Il convient de tirer toutes les leçons de la séquence des nominations européennes de l’année 2019 afin de consolider le processus de désignation des gouvernants de l’UE, en combinant de manière plus harmonieuse les deux fondements de leur légitimité, à savoir les Etats et les citoyens 7. Cette consolidation pourra notamment être actée à la faveur de la « Conférence » qui se réunira à partir du printemps 2020, pour autant que ses promoteurs respectent deux conditions politiques préalables.
D’une part, il convient de ne pas opposer démocratie et diplocratie, dès lors que les chefs d’Etat et de gouvernement sont évidemment eux aussi porteurs d’une légitimité démocratique forte ; cette opposition serait d’autant plus stérile que les chefs d’Etat et de gouvernement jouissent en outre d’une grande proximité et visibilité civiques compte tenu des pouvoirs qu’ils exercent et de leur mode d’élection alors que les parlementaires européens sont confrontés aux limites de la subsidiarité et à un déficit d’ancrage électoral.
D’autre part il faudrait s’efforcer d’arriver à un point d’équilibre entre les légitimités étatique et civique, c’est-à-dire pousser à son terme le processus d’affirmation de la légitimité civique des gouvernants de l’Union, via plusieurs réformes et ajustements complémentaires portant respectivement sur le système des Spitzenkandidaten, la nomination des membres de la Commission européenne et le mode d’élection des parlementaires européens 8.
Conforter le système des Spitzenkandidaten pour élire le Président de la Commission
Le président de la Commission a vocation à être le leader d’une majorité parlementaire et le représentant (désigné à l’avance) du groupe politique ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au Parlement européen lors des élections européennes. Il est loisible d’estimer que ce constat découle d’une interprétation offensive de l’article 17.7 du Traité sur l’Union européenne, qui semblait s’être imposée avec l’élection de Jean-Claude Juncker en 2014 mais a été mise en cause par le Conseil européen à l’issue des élections européennes de 2019. Une fois n’étant pas coutume, il est essentiel de souligner que cette simple pratique est préférable en termes de légitimité comme d’efficacité.
D’abord on peut désormais démontrer comment la mise en œuvre du système des Spitzenkandidaten ainsi que l’amélioration des modalités de sa mise en œuvre, afin de favoriser son appropriation par les électeurs européens, constitue un élément clef de tout agenda visant à rééquilibrer les logiques diplocratique et civique pour le choix du/de la Président(e) de la Commission.
Mais c’est aussi pour des raisons d’efficacité qu’il faut parvenir à ancrer le système des Spitzenkandidaten dans la réalité politique de l’Union, après les difficultés survenues suite à l’élection surprise d’Ursula von der Leyen : c’est en effet parce que sa ou son successeur aura pris ses fonctions après avoir fait campagne auprès des Européens et réuni une double majorité au Conseil et au Parlement européens qu’il pourra bénéficier de la force politique nécessaire pour présider la Commission et dynamiser l’Union.
Privilégier les choix sous contrôle citoyen plutôt que les tractations à huis clos entre Etats
Conforter le système des Spitzenkandidaten constitue un moyen de renforcer l’ancrage civique de l’élection du/de la Président(e) de la Commission, qui accédera à son poste après avoir fait campagne et avoir soumis son programme aux électeurs de l’Union. Ce qui est régressif du point de vue démocratique est d’en rester aux tractations vaticanesques en vigueur au Conseil européen, et qui sont d’autant moins claires qu’elles incluent aussi d’autres nominations européennes. Il est bien sûr logique que l’ensemble de ces nominations respecte les équilibres politiques de l’Union, en termes de rapports de force entre partis, d’équilibres géographiques ou démographiques, d’équilibre femme-homme, etc., mais rien n’empêche qu’elles aient lieu comme en 2014 après que le/la Président(e) de la Commission européenne aura été désigné(e) sur la base du système des Spitzenkandidaten.
Les objections opposées aux Spitzenkandidaten par certains chefs d’Etat et de gouvernement ou observateurs sont de fait doublement étonnantes.
D’une part parce ce système n’a pas pour effet mécanique de garantir que la Présidence de la Commission soit dévolue au PPE : l’arrivée en tête du PPE n’a rien d’automatique, mais traduit simplement une préférence manifestée par les électeurs dans les urnes, qui peut tout à fait disparaître à court ou moyen termes, et qui doit sinon être reconnue démocratiquement.
D’autre part et surtout parce que le système des Spitzenkandidaten prévoit seulement que le leader du parti arrivé en tête soit chargé d’essayer de former une coalition majoritaire susceptible de l’investir comme Président de la Commission, puis d’investir les membres de son Collège. Comme dans tout système parlementaire, rien n’interdit donc aux groupes politiques arrivés en 2ème, 3ème et 4ème positions de refuser de conclure un accord de coalition avec celui qui est arrivé en tête et de tenter de former à leur tour une majorité alternative : en cas de premier échec, il revient au chef de file du groupe politique arrivé second de tenter à son tour de former une telle coalition majoritaire, etc.
Dans ce contexte, il importe de rappeler qu’il est plus que probable que Manfred Weber aurait échoué à constituer une telle coalition sur son nom et sur son programme à l’été 2019 : d’une part en raison de son positionnement politique périphérique (CSU) au regard des nouveaux rapports de force partisans, d’autre part au regard de son déficit d’expérience exécutive – et ce d’autant plus qu’il lui aurait fallu réunir une majorité à la fois au Parlement européen et au Conseil européen. Il aurait donc beaucoup mieux valu le laisser tenter sa chance, puis la donner ensuite à Franz Timmermans, puis à Margaret Vestager – plutôt que d’ouvrir un conflit interinstitutionnel qui a d’ores et déjà eu des conséquences négatives pour le fonctionnement et la cohésion de l’Union.
Il est d’ailleurs très paradoxal que ces deux autres Spitzenkandidaten aient vu leur légitimité reconnue par les chefs d’Etat et de gouvernement, puisqu’ils ont ensuite exigé leur nomination comme Vice-présidents de la Commission européenne… Il reste donc à souhaiter que le Conseil européen ne contestera plus l’existence même du système des Spitzenkandidaten, et que ses membres prendront au sérieux son usage en 2024, y compris en stimulant les candidatures de leur choix en vue de la compétition ouverte dont l’un des protagonistes accédera à la présidence de la Commission.
Renforcer l’ancrage démocratique des Spitzenkandidaten
La légitimité politique et l’ancrage civique des Président(e)s de la Commission seront d’autant plus forts que les chefs de file se disputant les suffrages des électeurs européens auront été désignés sur la base de primaires ouvertes. Cela suppose que ces chefs de file soient désignés à l’issue d’une véritable compétition interne plutôt que par consensus 9, mais surtout que cette désignation procède d’un vote des militants des partis concernés voire des citoyens de l’Union. Le vote des militants des partis serait un progrès au regard d’une désignation opérée par des délégués des partis nationaux, et qui procède de tractations souvent impénétrables pour les observateurs extérieurs : sa mise en place supposerait de pondérer le poids des partis nationaux impliqués, pour éviter que celui ou ceux ayant le plus grand nombre de militants ne pèse trop fortement sur le résultat final. Les Verts européens sont les premiers à avoir eu l’audace de recourir à un vote direct de leurs sympathisants, et ce dès 2014 : il s’agit d’une pratique à développer et à généraliser en vue des prochains scrutins européens, afin d’affermir les liens entre les citoyens de l’Union et celui ou celle qui préside le Collège des commissaires.
Le déroulement des campagnes liées aux élections européennes doit aussi être amélioré d’un point de vue civique. Cela suppose notamment que les programmes et autres « manifestes » adoptés par les partis politiques européens soient massivement traduits et diffusés sur tout le territoire de l’Union. Cela suppose plus globalement que les partis politiques européens et les fondations chargées de définir leur ligne idéologique et leurs principales propositions soient dotés de davantage de moyens budgétaires et humains dans le cadre du prochain cadre financier pluriannuel de l’Union. Cela suppose enfin un usage beaucoup plus systématique des logos des partis politiques européens sur les outils de campagne des partis nationaux, des tracts aux bulletins de vote, afin qu’il soit clairement perceptible que l’élection des membres de l’Assemblée de Strasbourg s’inscrit dans un cadre européen, et n’est pas seulement la résultante de scrutins centrés sur des considérations domestiques.
L’ancrage démocratique du/de la Président(e) de la Commission sera enfin renforcé s’il est élu sur la base d’un vote public nominatif des parlementaires européens. Si le vote est déjà nominatif lorsqu’il porte sur l’investiture de l’ensemble du Collège, il ne l’est pas pour la Présidence de la Commission et de ne l’a donc pas été pour l’investiture d’Ursula von der Leyen, ce qui ne permet pas de bien cerner les contours du socle majoritaire sur lequel elle compte principalement s’appuyer pour gouverner l’Union. Il ne tient qu’au Parlement européen de modifier en ce sens son règlement intérieur à l’horizon 2024 afin d’apporter ce surcroît de légitimité démocratique et d’efficacité politique.
Introduire une « dose » de députés transnationaux au Parlement européen
Parce qu’il a pour effet de rendre vacants les 73 sièges de députés européens jusqu’à lors attribués au Royaume-Uni, le Brexit a relancé le débat sur la possible élection d’une fraction des membres de l’assemblée strasbourgeoise sur la base de listes transnationales 10. La mise en place de ces listes pourrait utilement contribuer à européaniser un peu plus le débat et la campagne électorale et à compléter l’agrégation de visions nationales qui priment le plus souvent, et même à consolider le processus de sélection du/de la Président(e) de la Commission.
Les leaders de ces listes transnationales seraient en effet des candidats naturels à la présidence du Collège bruxellois, puisque ces listes seraient soumises au choix de l’ensemble des citoyens de l’Union, et pas seulement à des fractions nationales d’entre eux. Il serait ainsi possible d’établir un lien plus direct entre la désignation des Spitzenkandidaten et les suffrages des électeurs, en désamorçant l’objection selon laquelle les candidats chefs de file ne sont guères connus au-delà des frontières de leurs pays dans le cadre du système électoral actuel.
Pour que cette innovation soit acceptable et légitime, il conviendrait naturellement de prendre en compte l’ensemble des voix qui se sont portées sur les listes soutenues par les principaux partis européens, qu’elles supportent ses 27 listes nationales ou sa liste transnationale. Les listes transnationales ne réuniront en effet qu’un nombre plus limité d’élus, sauf à supprimer l’ancrage national ou local des députés européens actuels – ce qui serait régressif du point de vue de leur ancrage civique – ou à doubler leur nombre – ce qui serait problématique pour le fonctionnement du Parlement européen…
La mise en place de listes transnationales ne sera par ailleurs concevable aux yeux de l’ensemble des pays de l’Union que si des règles garantissent la présence d’un nombre minimal de nationalités, afin d’éviter la surreprésentation des candidats issus des pays les plus peuplés. Si le projet d’une liste transnationale composée de 27 candidats était par exemple retenu, il faudrait ainsi prévoir qu’au moins un représentant de chacun des 27 pays membres y figurent ou, a minima, qu’au moins la moitié des pays membres y voient des nationaux représentés, selon une alternance empêchant ceux issus des pays les plus peuplés de figurer systématiquement aux places éligibles en tête de liste.
C’est à ces conditions que la création de listes transnationales pourra être actée dans la perspective des élections européennes du printemps 2024, et qu’elle contribuera elle aussi à renforcer la légitimité du choix des gouvernants de l’Union.
Conforter la légitimité représentative hybride des membres de la Commission européenne
La Présidente de la Commission européenne n’est pas le seul à devoir sa nomination à un vote d’investiture du Parlement européen, dès lors que les autres membres du Collège bruxellois sont choisis par « le Conseil, d’un commun accord avec le président élu ». Et que la Commission est ensuite soumise « en tant que collège à un vote de confiance du Parlement européen » – qui peut par ailleurs censurer ce collège tout au long de la législature. Les difficultés survenues lors de leur désignation à l’automne 2019 et les projets de réforme de la Commission mentionnés ça et là doivent aussi inciter à conforter l’équilibre entre leur légitimité civique et leur légitimité étatique.
Renforcer la légitimité parlementaire des membres de la Commission
Comme l’ont montré les ajustements survenus depuis 2004, les auditions parlementaires individuelles des Commissaires désigné(e)s ont un impact très concret sur le résultat du processus de nomination : soit via le rejet de tel ou tel commissaire proposé si lui est reproché un déficit de compétence ou d’éthique pour exercer son mandat ; soit via la réattribution des portefeuilles, sur la base du profil personnel des commissaires, mais aussi de leur affiliation partisane. Ces auditions, puis les votes de confirmation, contribuent à donner une réelle légitimité parlementaire aux membres de la Commission européenne – et constituent une bonne pratique démocratique qui gagnerait à être appliquée pour la désignation des membres des gouvernements nationaux.
La légitimité parlementaire des Commissaires serait encore plus forte si l’ensemble d’entre eux avait obligation de se présenter aux élections européennes. Seuls certains d’entre eux ont choisi de le faire jusqu’alors, sur une base volontaire, mais leur nombre reste minoritaire (Jean-Claude Juncker lui-même ne s’était par exemple pas présenté sur une liste en 2014). L’élection préalable comme député est une condition sine qua non pour faire partie du gouvernement dans des pays comme le Royaume-Uni.
Elle pourrait avantageusement être en usage au niveau européen, via une évolution immédiate des pratiques politiques ou une modification ultérieure des traités : elle conduirait en effet les intéressés à se confronter plus directement aux citoyens de l’Union puis à cultiver leurs liens avec eux tout au long de leur mandat, y compris s’ils souhaitent obtenir sa reconduction. Rendre obligatoire le choix des membres de la Commission européenne parmi les candidats aux élections européennes (ou élus au Parlement européen) requiert une révision de l’article 17 du TUE ; mais ce choix peut aussi relever d’une « bonne pratique politique » de nature facultative et mise en œuvre sans révision des traités.
Conserver la légitimité étatique des membres de la Commission
La légitimité étatique des membres de la Commission est plus ancienne : depuis les origines de la construction européenne, le Collège bruxellois a en effet été composé de nationaux issus de l’ensemble des Etats membres (voir Tableau 3). Jusqu’en 2004, les Etats les plus peuplés ont eu le privilège de compter deux nationaux au sein de la Commission (Allemagne, Espagne, France, Italie et Royaume-Uni), contre seulement un pour les autres Etats. C’est le grand « élargissement » des années 2004-2007 qui a conduit à adopter le principe d’un national par Etat-membre pour éviter un effectif trop pléthorique – d’où une Commission composée de 28 membres pendant la période 2014-2019.
Auparavant, le Traité de Nice avait prévu que le nombre de Commissaires serait inférieur au nombre d’Etats membres puis le Traité de Lisbonne a, lui, prévu que le nombre des Commissaires correspondrait au 2/3 du nombre d’Etats membres, sur la base d’un système de rotation égalitaire – sauf si le Conseil européen en décidait autrement à l’unanimité. C’est précisément la décision que le Conseil européen a été amené à prendre afin de tenir compte de la victoire du « non » lors du référendum organisé en Irlande pour ratifier le Traité de Lisbonne – dès lors qu’il était apparu que les votants avaient notamment exprimé leur souhait de conserver un point d’accès aisément identifiable au sein de la Commission.
Il est important de souligner que ce retour au statu quo ante a aussi traduit le souhait de la plupart des États membres d’être représentés au sein du collège bruxellois, compte tenu des importants pouvoirs de cette institution (en particulier le monopole de l’initiative législative et le contrôle de l’exécution du droit de l’Union). Il paraît de facto essentiel d’un point de vue politique que ce Collège puisse compter en son sein des commissaires en prise directe avec l’ensemble des pays de l’Union, qui soient capables de s’adresser dans leurs langues à tous ses citoyens, en amont et en aval des décisions prises par la Commission et par l’Union.
Mettre l’accent sur la réduction du nombre de commissaires fait l’impasse sur cette nécessité démocratique d’autant plus impérieuse à l’heure où l’Union suscite des controverses très vives entre ses Etats membres et ses peuples, et qui requièrent une présence accrue des Commissaires européens dans le débat public, aussi bien dans leur pays d’origine qu’au sein des autres Etats-membres. L’objectif d’une réduction du nombre de Commissaires est par ailleurs souvent perçu comme une tentative des plus grands Etats membres de réduire l’influence des pays les moins peuplés, qui ne disposent d’une représentation égalitaire qu’au sein du Collège bruxellois (et non au Parlement européen et au Conseil).
La Commission devrait donc continuer à bénéficier d’une double légitimité représentative plutôt logique sur le fond et aisée à exposer : elle découle à la fois d’un vote d’investiture d’une majorité du Parlement européen et de la nomination d’un national par Etat membre. Ce statu quo ne menacera pas l’efficacité de cette institution, dans la mesure où elle décide à la majorité simple, et non à l’unanimité ou à la majorité qualifiée. Qu’il y ait 18 ou 28 membres en son sein ne fait donc pas réellement obstacle à la prise de décision : si un consensus est le plus souvent recherché par le/la Président(e) de la Commission, il/elle a en effet tout loisir de recourir au vote pour surmonter tout blocage éventuel. Et il lui appartient de continuer à répartir les responsabilités et les portefeuilles de manière fonctionnelle entre les membres de son équipe – nombre de gouvernements nationaux comptant eux aussi entre 25 et 30 membres…
Donner au président de la Commission le pouvoir de nommer les membres de son équipe
Un ultime ajustement juridique pourra renforcer l’ancrage civique de la Commission en parachevant ce processus de légitimation hybride. Après avoir reçu lors du Traité de Nice le pouvoir de congédier les membres du collège (article 17.6 du TUE), le président de la Commission devrait aussi avoir la faculté de nommer personnellement les commissaires, au lieu que ce soit le Conseil, fût-ce sur la base d’un commun accord avec lui (au titre de l’article 17.7 du TUE). Cette légère modification conforterait l’importance du choix du président de la Commission par les citoyens, sur la base du système des Spitzenkandidaten. Elle renforcerait la probabilité de voir nommer les bons commissaires aux bons postes, plutôt que de voir désigner à Bruxelles des personnalités que les autorités nationales souhaitent parfois éloigner autant que promouvoir.
Le président de la Commission nommera naturellement les commissaires en étroite relation avec les gouvernements nationaux. Il devrait choisir ses vice-présidents en respectant les équilibres politiques de l’UE (grands/plus petits États membres, Nord/Sud/Est/Ouest et femme-homme en particulier). Mais les États membres pourraient sans doute mieux accepter une telle hiérarchie politique interne de facto, alors qu’ils sont peu disposés à accepter une hiérarchie de jure – et cela bénéficiera sans doute à l’efficacité du Collège bruxellois.
Au-delà du casting : gouverner l’Union via un accord de mandature européen
La légitimité des membres de la Commission et l’efficacité de l’Union pourront utilement être renforcés par la mise en place d’un contrat de législature 11 entre ces deux institutions, mais aussi et surtout sur la base d’un contrat de mandature entre Parlement européen, Commission et Conseil européen.
Les prémisses d’un tel contrat de mandature existaient déjà en 2014 : la mise en place du système des Spitzenkandidaten avait alors conduit les groupes politiques majoritaires au Parlement européen à lier l’investiture du Président de la Commission à un accord entre ces deux institutions portant sur les principales priorités politiques à mettre en œuvre à l’horizon 2019 (dont le plan d’investissement dit « Plan Juncker ») ; les « orientations politiques » adoptées par le Conseil européen en juin 2014 constituaient elles aussi un forme d’accord interinstitutionnel entre cette institution et le Président de la Commission qu’elle a désigné 12. De même, l’été 2019 aura à nouveau conduit à l’adoption de deux programmes d’action parallèle : l’« agenda 2019-2024 » 13 défini par le Conseil européen en juin 2019, puis le programme formalisé par le discours d’investiture d’Ursula Von Der Leyen 14 devant le Parlement européen. Fait plus inédit et conséquence du pluralisme partisan accru, les groupes PPE, S&D et Renew du Parlement européen, bientôt rejoints par les Verts, ont mis en place 5 groupes de travail thématiques s’efforçant de dégager des orientations communes – sans succès probant.
La négociation et la publication de ces accords programmatiques sont de beaucoup préférables à la prévalence de tractations opaques sur le casting des « top jobs » entre les principaux partis européens ou à l’expression de rapports de force purement institutionnels entre Conseil européen et Parlement européen quant à la prééminence de leur légitimité de « faiseurs de rois ». Il s’agit donc d’une part de pérenniser l’adoption de ces accords programmatiques, mais aussi et surtout de promouvoir l’adoption d’un véritable contrat de mandature associant Commission, Parlement et Conseil européens, et qui dissipe la confusion née de la coexistence de deux accords négociés en parallèle. Seul un tel contrat de mandature interinstitutionnel fournira un cap politique et un contenu opérationnel plus clairs aux yeux des praticiens et citoyens de l’Union, et qui soit élaboré sur la base des rapports de force définis par les électeurs lors de l’été précédant l’investiture de la Commission. Si elle ne fera naturellement pas disparaître les tensions liées au choix des gouvernants de l’Union, l’adoption d’un tel accord de mandature lui donnera un fondement politique plus substantiel et moins clivant que la discussion relative aux décideurs appelés à le mettre en œuvre.
Démocratiser la « gouvernance » de l’Union européenne
La désignation des gouvernants de l’Union pour le cycle 2019-2024 a donné lieu à un heurt de légitimités dont il serait préférable de tirer toutes les leçons afin de conforter la solidité et l’efficacité du système politique communautaire dans un monde adverse. Si ce système politique a été construit sur le primat d’une légitimité étatique de type « Westphalien », il a progressivement été réformé pour mieux tenir compte d’une légitimité civique de type « Westmintérien », via un mouvement historique de démocratisation qu’il s’agit de parachever. Cette dynamique politique paraît d’autant plus claire à l’aune du spectaculaire surcroît de participation enregistré lors des élections européennes du printemps 2019, auquel il faut donner un débouché non seulement politique, mais aussi institutionnel, y compris dans le cadre de la « Conférence » convoquée au printemps 2020.
Si les propositions formulées ci-avant ont pour objectif de consolider la légitimité hybride des gouvernants de l’Union, elles pourraient être utilement complétées par d’autres réformes visant elles aussi à donner des visages aux Européens qui décident en notre nom, via la création de présidences stables au Conseil et au Parlement européen ou encore l’identification plus aisée de majorités alternatives au niveau communautaire 15. D’autres améliorations, à la fois constitutionnelles et politiques, ont vocation à compléter cet agenda de réconciliation des légitimité étatique et civique de l’Union, par exemple en tendant vers un bicamérisme égalitaire entre le Conseil et le Parlement européen dans l’exercice du pouvoir législatif. Il va enfin de soi que l’agenda de démocratisation qu’il s’agit de promouvoir doit aussi prévoir d’apporter un surcroît de transparence à l’ensemble des institutions communautaires, bien au-delà du seul processus de désignation des gouvernants de l’Union.
Sources
- Pour de plus amples développements sur ce registre, voir Yves Bertoncini et Thierry Chopin, Politique européenne. Etats, pouvoirs et citoyens de l’Union européenne, Manuel, Presses de Sciences Po/Dalloz 2010.
- Voir Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg, Jean-Francois Jamet, « The Battle for Europe’s Future : Political cleavages and the balance of power ahead of the European Parliament elections », Policy paper, n°237, Jacques Delors Institute, April 24th 2019 Url : https://institutdelors.eu/publications/the-battle-for-europes-future-political-cleavages-and-the-balance-of-power-ahead-of-the-european-parliament-elections/?lang=en
- A l’automne 2019, le Conseil européen accueille 10 membres du PPE, 7 membres du PSE, 7 membres de la famille libérale-démocrate, 1 eurosceptique (Pologne) et deux indépendants (Italie et Lituanie) — cette composition étant appelée à évoluer au fil des élections nationales tout au long de la période 2019-2024.
- Pour de plus amples développements sur ce registre, voir Yves Bertoncini et Thierry Chopin « Macron l’Européen : de l’hymne à la joie à l’embarras des choix » Le débat/Gallimard Janvier 2020.
- Angela Merkel n’a pas souhaité froisser ses partenaires de coalition, la CSU qui soutenait Manfred Weber et le SPD qui soutenait Franz Timmermans.
- Après le rejet parlementaire de Sylvie Goulard, Emmanuel Macron a notamment déclaré : « Je ne comprends pas comment, quand la Présidente de la Commission nommée, a une discussion avec les trois présidents de groupe, et qu’ils se mettent d’accord sur quelque chose, ça peut bouger comme ça ».
- Yves Bertoncini (dir.) « L’UE en notre nom. Renforcer l’ancrage démocratique de nos représentants européens », Rapport, TerraNova, mai 2019 http://tnova.fr/rapports/l-europe-en-notre-nom-renforcer-la-democratie-europeenne
- Les propositions développées ci-après sont pour l’essentiel issues du Rapport « L’UE en notre nom. Renforcer l’ancrage démocratique de nos représentants européens », TerraNova, mai 2019, op.cit.
- Martin Schulz puis Franz Timmermans, chefs de file du parti S&D en 2014 et 2019, ont été désignés sans avoir à affronter de concurrents lors des votes internes de ce parti.
- Voir par exemple Thierry Chopin et Lukas Macek, « Pour l’introduction de listes transnationales aux élections européennes sous la forme d’une prime de majorité », Telos, 21 février 2018.
- Voir Pascal Lamy, Geneviève Pons, Christine Verger, « Elections européenne : pour un contrat de coalition à quatre », Policy paper n°240, Institut Jacques Delors, 6 juin 2019.
- Pour de plus amples précisions sur ce sujet, voir « Pour un quiquennat européen », Rapport, Terra Nova, 2017.
- Voir « Un nouveau programme stratégique 2019-2024 », Conseil Européen, juin 2019 : https://www.consilium.europa.eu/media/39916/a-new-strategic-agenda-2019-2024-fr.pdf
- Voir « Une Union plus ambitieuse – Orientations politiques pour la Commission 2019-2024 », Juillet 2019
https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/political-guidelines-next-commission_fr.pdf - Favoriser l’expression de majorités alternatives au Parlement européen suppose d’atténuer légèrement la dimension proportionnelle du mode d’élection des députés européens et de privilégier des règles de vote davantage majoritaires dans l’hémicycle – voir Yves Bertoncini (dir), Rapport Terranova 2019, op.cit. et Yves Bertoncini et Thierry Chopin, Politique européenne, op. cit.