Scientifique de renommée internationale, ancien président du Muséum national d’histoire naturelle et ancien conseiller scientifique auprès de Ségolène Royal pendant la COP21, le biologiste Gilles Boeuf nous interpelle sur la nécessité d’agir ensemble dans la lutte contre le réchauffement climatique. Il nous parle, entre autres, de la valeur de la nature et encourage les citoyens à repenser leur relation au vivant pour mieux appréhender l’effondrement de la biodiversité qui nous guette.
Vous étiez « Conseiller océans et biodiversité » auprès de Ségolène Royal lors de la COP 21. Quatre ans après, quel bilan faites-vous ? Quelles avancées la COP 21 a-t-elle permises ?
D’abord, je préfère rappeler que je suis un chercheur public qui n’était pas du tout habitué aux sphères politiques. Si j’ai accepté de prendre ce travail-là, c’est parce que nous avions trois buts particuliers avec Ségolène Royal. Le premier : faire parler de l’océan. Nous avions vingt Conférences des parties à la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC) auparavant où jamais les parties n’avaient parlé d’océan, probablement parce que personne ne vote dans l’océan, ni n’est élu, alors même que ce dernier est le principal régulateur du climat.
La seconde raison c’était de faire parler de la biodiversité, du vivant, en démontrant que ce vivant est aujourd’hui la meilleure révélation du changement climatique. Franchement, qu’avons-nous à faire du changement climatique s’il n’y a pas de vie sur la terre ?
Enfin, le troisième point à mettre en avant pour nous était le rôle des femmes. Pourquoi, comment, n’avons-nous jamais parlé des femmes dans les COP alors qu’elles sont bien souvent les premières victimes des grands événements climatiques ? Les Nations unies ont publié deux chiffres dans ce sens en 2015. D’abord, dans les cas d’extrême pauvreté, 70 % des personnes touchées sont des femmes1. Pourquoi ? De la même manière, pour toutes les grandes catastrophes naturelles (éruption volcanique ou tsunami par exemple) 70 % des victimes sont des femmes2. Pourquoi les femmes sont-elles les plus exposées ? Ce sont de vraies questions qu’il fallait que nous posions. C’est pour cela que je suis venu à la COP 21.
Je dirais qu’avec le recul, nous avons réussi à faire parler de ces sujets. Le discours sur les femmes du 8 décembre 20153 est quand même assez emblématique. Aussi, et pour la première fois, sur 21 rapports de la Conférence des parties, celui de la COP21 parle de l’océan. Et puis le vivant a été omniprésent ; à présent, il n’y a plus aucune publication du GIEC qui ne mentionne une synthèse des effets du changement climatique sur le vivant et aussi, à l’inverse, des effets du vivant sur le changement climatique. Cela a été a minima une victoire diplomatique.
Deux ans après la COP21, le président Macron, organise le Earth Planet Summit à l’île Séguin et admet devant toute l’assemblée que nous ne prenons pas le chemin financier de la résolution de l’Accord de Paris ; depuis, nous n’avons pas vu grand chose se produire. J’attends donc toujours de voir des réalisations pratiques et politiques en faveur d’une meilleure gestion de l’environnement.
Je n’ai pas été particulièrement déçu, dans le sens où je ne m’attendais pas à un renversement. Nous avons abordé de nouveaux sujets, c’est une victoire. En 2018, j’ai reçu une invitation du MEDEF par exemple. C’est intéressant que le MEDEF invite un écologue à son école d’été, c’est nouveau ! Que Sciences Po Paris confie sa conférence inaugurale de 2019 à un écologue, c’est tout nouveau aussi ! Je pense que notre principale réussite au moment de la COP21 a été de faire comprendre aux gens que les questions liées au changement climatique ne sont pas du tout des questions d’écolos farfelus, mais qu’elles sont liées à nos vies de tous les jours. Et la géopolitique aujourd’hui ne peut pas ne pas prendre en compte ces considérations.
Même si moins exposée médiatiquement, la Convention sur la diversité biologique est le pendant des conférences climatiques concernant la Biodiversité. La COP 15 de la CBD aura lieu en Chine en 2020. Cette COP sera le moment de définir le prochain cadre d’actions pour les parties. Après deux décennies d’objectifs ambitieux mais non atteints et une volonté politique à la traîne concernant la biodiversité, beaucoup d’observateurs et d’ONG espèrent que ce sommet en Chine sera l’occasion de tirer les leçons du passé et parlent du « Sommet de la dernière chance ».
Je suis un peu cynique et désabusé quand je vois ce qui s’est passé à Nagoya4… nous avons écrit des choses, nous avons émis des idées qui se sont révélées irréalistes. Donc je ne sais pas ce qui vaut davantage la peine, poser des contraintes impératives pour que les parties soient plus incitées à préserver le vivant, ou alors faire ce que Nicolas Hulot reprochait au gouvernement quand il l’a quitté, c’est-à-dire n’avancer qu’à petits pas ?
Peut-être que nous ne pouvons avancer qu’à petits pas ; je pense qu’il faut que nous soyons réalistes. Par exemple, des efforts ont été entrepris pour créer des réserves naturelles et préserver le vivant dans des zones comme la mer de Corail. Maintenant, il faut surveiller ces réserves naturelles et s’assurer que des activités humaines délétères pour l’environnement ne se développent pas dans ces zones. C’est la vraie question. Ce que nous n’avons pas encore réussi, c’est à faire prendre viscéralement en considération les questions liées à la biodiversité par les citoyens. Et je pense que nous ne communiquons pas très bien : ce ne sont pas des crises d’extinction que nous vivons en ce moment, mais un effondrement du nombre d’individus dans les populations vivantes.
Mon opinion d’écologue se situe plutôt en faveur de la mise en place de cadres contraignants, bien sûr. Mais comment pouvons-nous contraindre des États à changer leur comportement, que ce soit la Russie, la Chine, la France (parlons de nous aussi), ou les chefs d’États africains, les pays d’Amérique latine ? Je vais reprendre les mots de mon ami Edgar Morin lorsqu’il disait l’autre jour en parlant de la fameuse crise des Gilets jaunes : « vous savez, quand on gouverne un pays en laissant une bonne partie des gens de côté, le premier gourou qui passe est le dernier qui gagne ». Et pourtant, ces gourous qui passent, en général, n’en ont rien à faire de l’environnement.
Dans un contexte où les multinationales des pays développés n’hésitent pas à opérer un dumping environnemental important, forçant les pays les moins développés à choisir entre protection de l’environnement ou rentrées financières, comment pensez-vous qu’il soit possible de sortir de cette impasse ? Quelle est la responsabilité des pays développés ?
Il y a une notion importante de justesse, de justice aussi. Nous ne pouvons pas dire aux pays en développement « faites ceci, ne faites pas cela » alors que nous avons allègrement adopté des comportements polluants dans le passé. Ce qui est assez dramatique, en termes d’impact environnemental, c’est qu’ils les adoptent beaucoup plus vite que nous ne l’avons fait. Donc, comment trouver un juste milieu ? Comment persuader, demain, des entreprises d’être plus vertueuses ? Il faut absolument imaginer un développement futur durable, certes, mais en offrant la possibilité aux pays en voie de développement de pouvoir se développer. La question est : à quel prix ? Comment ? Quand le président Modhi nous dit en Inde « j’ai des milliards de tonnes de charbon sous les pieds, et j’ai 400 millions d’Indiens qui n’ont pas accès au courant électrique », c’est facile de dire « non, n’utilisez pas ce charbon ». Il faut revenir à Edgar Morin et à sa théorie des complexes. On ne répond pas par des choses très simples à des choses très complexes.
Il semble que désormais, même la scène internationale soit devenue un lieu investi par les entreprises multinationales pour opérer un lobbying intense et saper les garde-fous inscrits dans les conventions internationales. Pensez vous que cela soit symptomatique du blocage actuel dans la lutte contre le changement climatique ? Les instances politiques sont-elles incapables de sortir du joug des industriels ?
Les lobbies jouent un rôle puissant. Aujourd’hui, il existe un puissant lobbying de la part des mouvements écologiques, il faut le dire aussi ! Le problème du lobbying, au sens négatif où nous l’entendons, pour les grandes entreprises, c’est que ces gens sont irresponsables. Ils savent très bien que ce qu’ils prônent n’est pas durable ni soutenable. Ils savent bien que nous interdirons un jour les pesticides. C’est une évidence, mais nous continuons de générer du profit avec les pesticides. Tant que vivront cette confusion, ces questions entre les gens chargés de la protection de l’environnement et les gens responsables de la vente de ces produits nocifs, les choses ne changeront pas. Au niveau agricole, nous ne pouvons pas tout jeter du jour au lendemain ; d’autant que nous avons fortement encouragé les agriculteurs à utiliser ces produits chimiques nocifs pendant des années. Et pourtant il faut impérativement cesser de tuer nos sols !
En fait, nous sommes dans un double problème. Il faut d’abord observer la démographie. En 1945, quand tout cela démarre, nous sommes 2,1 milliards d’êtres humains sur Terre ; nous arrivons aujourd’hui à 8 milliards. Et puis, nous sommes sur la voie de l’épuisement des ressources naturelles. Nous surpêchons, nous surconsommons, nous surpolluons, nous surexploitons, nous disséminons tout, partout. Nous ne pouvons pas continuer comme ça. Les pays développés ont des intérêts non négligeables vis-à-vis de leur approvisionnement global, dans les pays qui font face à des difficultés politiques et économiques fortes aujourd’hui. D’où vient ce soja transgénique qui alimente nos vaches ? De ces cultures que nous avons développées en Amérique latine. Il y a une forme de cynisme international sur ces questions-là.
Une chose est certaine dans le cas des pesticides : nous ne nourrirons pas 8 milliards d’êtres humains avec des sols morts. Nous avons tué la moitié des sols, et nous savons très bien qu’il faut y réinstaurer de la vie. Pour cela, il faut que nous retrouvions des vers de terre, des collemboles, des acariens, et ce n’est plus le cas. Nous voulons des coquelicots : voilà, comment cela a été très joliment et très pertinemment résumé. Le but d’un paysan n’est certes pas de faire pousser des coquelicots, mais dès que vous en voyez quelques uns pousser, c’est bon signe. Les solutions sont là, bien connues, il faut interdire progressivement les produits nocifs pour les sols. Et il faut le faire avec le monde agricole.
Enfin, il faut que nous puissions nous rendre compte des phénomènes non vertueux qui génèrent des dégradations. Regardez le cas de la chlordécone5 à la Martinique. Pour gagner quelques centimes sur le prix des kilos de bananes, on a empoisonné l’île pour deux siècles. On ne peut désormais plus y manger un seul fruit de mer. C’est démocratique, peut-être, ça, comme prise de décision ? Le court-termisme politique est très délétère à ce niveau-là. Les lobbies y contribuent, bien évidemment. Donc, pour un écologue, il faut s’arrêter un peu, réfléchir, avoir une vraie culture de l’impact. C’est très important. Si je fais ça, qu’est ce qu’il va se passer ? C’est la question à se poser.
Pourquoi la protection de la biodiversité est-elle trop souvent reléguée en bas de l’agenda politique international ?
D’abord, il faut trouver un mot plus simple : le meilleur synonyme c’est « le vivant ». Il faut aussi lui donner une définition très simple, comme celle que j’avais intégrée dans ma leçon inaugurale au Collège de France : la biodiversité est la partie vivante de la nature qui appartient à la Terre. Cette dernière est bien sûr géophysique, physique, et c’est là dessus que le vivant est apparu il y a 4 milliards d’années. Ce vivant est donc apparu sur quelque chose d’antérieur. Il n’est pas apparu à partir de rien. C’est quelque chose d’intéressant parce que si l’on accepte que ce vivant, que la biodiversité, est la partie vivante de la nature, on se pose deux questions : qu’est-ce que l’humain ? Il se nourrit exclusivement de la biodiversité. Et surtout il ne coopère qu’avec elle. Le corps humain, c’est autant de bactéries que de cellules humaines. Un arbre, c’est plus de biomasse de bactéries ou de micro-organismes que de cellules d’arbre, donc nous ne pouvons pas nous en passer. Je le dis à qui veut l’entendre : chaque matin, nous nous réveillons après avoir dormi avec un à deux millions d’acariens dans notre lit. Si nous admettons faire partie du vivant et ne pas être « en dehors », alors cela change tout, parce que dès que nous agressons ce vivant, nous nous auto-agresserons et nous pouvons donc être conscients. Ce n’est pas très malin pour une espèce qui s’est appelée « sapiens ». Carl von Linné, qui a appelé les humains « sapiens » en 1758 avait déjà dénommé des animaux « atrox », « ferox », « horribilis ». Vous voyez bien que cela traduit quand même un rapport assez compliqué au vivant.
Libre échange et protection de la biodiversité sont-ils incompatibles ?
Le libre échange pourrait être un levier pour la biodiversité, tout dépend de la formulation du texte et de ce que nous en faisons. Alors, « libre », cela me gêne un peu, parce qu’il faut tout de même des règles. Je ne suis pas un anticapitaliste de base, je suis un anti-capitalisme-non-encadré, c’est un peu différent. La loi des marchés existe, oui ! Mais elle ne peut être la seule loi qui décide de tout de façon péremptoire. Le défi est très clair et il est le même pour une entreprise, pour une région, pour un pays : c’est être heureux d’y vivre, y avoir des enfants, des petits-enfants, des amis, développer de l’emploi sans détruire l’endroit dans lequel on habite. Le défi, il est là.
Ma conclusion là-dessus est toujours la même : toute économie actuelle, stupide et suicidaire, qui consiste à faire du profit en détruisant la nature et le vivant ou en la surexploitant doit être proscrite. Il est évident que nous sommes arrivés au bout de notre système ! Continuer à croire qu’il nous faut une croissance infinie pour créer de l’emploi n’a pas de sens. Parce que le monde est fini : les terres dites « rares » le seront de plus en plus. Aujourd’hui, quand nous considérons l’effondrement du vivant, et non pas sa disparition, nous constatons avant tout un effondrement du vivant sauvage et l’explosion du vivant domestique. Nous n’avons jamais eu autant de poulets, de cochons, de vaches. Comme disait notre ami, Franck Courchamp, un écologue d’Orsay : « le seul gros animal qu’il restera demain, c’est la vache ». C’est assez affligeant, quand même.
Selon vous, il est donc impératif de considérer à la fois les impacts environnementaux et sociaux dans les accords de libre-échange ?
Nous ne pouvons pas discuter du libre-échange sans tenir compte des impacts environnementaux. C’est facile pour nous, États développés, parce que cela se passe plus facilement dans notre sens que dans l’autre. Nous utilisons en France des produits qui viennent de zones du Brésil ou d’Argentine qui sont détruites : à quel coût social ? Rappelez vous de Chico Mendes, ce défenseur de l’Amazonie, qui disait jeune : « je défends mon travail », récolteur d’hévéas, de caoutchouc. Un peu plus âgé, il disait : « je défends la forêt amazonienne ». Et à la fin de sa vie, il a dit : « je défends l’humanité ». Il a été assassiné par les grands propriétaires terriens. Ce qu’il nous montre, c’est que nous ne pouvons pas tout acheter à n’importe quel prix, sans que cela se fasse au profit de la misère sociale et de l’exploitation des peuples un peu partout sur la Terre.
Enfin, l’une de choses que j’ai beaucoup aimées, dans le dernier rapport de l’IPBES paru le 6 mai 20196 est que certes, la biodiversité s’effondre partout, mais que dans les milieux de vie des populations autogérées, elle s’améliore car ces populations savent comment préserver la nature. C’est encourageant !
Pensez-vous donc qu’il y a une cohérence entre accords de libre échange et protection environnementale ?
Encore une fois, cela dépend de la façon dont ces accords sont écrits. S’ils sont conclus dans le seul objectif de la maximisation des échanges et des profits, non. Regardons comment fait la nature. La nature, c’est 4 milliards d’années de travail. Elle n’est pas parfaite, mais elle travaille sans cesse sur elle-même, elle en a le temps ; les choses se passent sur des temps beaucoup plus longs que la période économique actuelle. Il faudrait qu’on s’en inspire beaucoup plus, y compris dans la gestion d’entreprise, dans le management, un peu partout. Je crois qu’il faut aussi revenir à la question de la saisonnalité lorsque nous parlons de commerce international. Vous faites vos courses en ce moment : vos avocats viennent du Kenya ou du Mexique, les kiwis viennent de Nouvelle-Zélande, est-ce que c’est durable ça ?
Quand le Medef m’a invité en août 2018, il m’a donné le titre de mon intervention : « Sale temps pour la planète ! » Non, le sale temps n’est pas pour la planète, il est pour les humains qui l’habitent, car c’est ce que nous en avons fait. Comment faire rimer économie et écologie ? Les deux termes partagent pourtant la même origine, eco-, la maison. Ils devraient s’assembler, mais ils ne le font pas du tout car on permet aujourd’hui à l’économie de croître en détruisant l’écologie, cela ne peut pas marcher. Ou bien vous interdisez le libre-échange, ou bien vous taxez les acteurs à un niveau qui empêche de trouver un intérêt économique à la destruction écologique. Je préférerais naturellement que les hommes ne le fassent pas, en pleine conscience, en pensant simplement à l’avenir de leurs enfants, de leurs petits-enfants, et à la pérennité de leurs entreprises.
Parmi les outils de protection de la biodiversité au niveau européen, la tendance est à la création d’un marché financier basé sur la compensation des destructions de la biodiversité. Cela soulève beaucoup de questions philosophiques, scientifiques mais aussi d’efficacité. Qu’en pensez-vous ?
Vous avez tout à fait raison : pour un écologue, détruire une mare à grenouilles rares dans le Nord et la remplacer par des moutons dans la plaine de la Crau… Je suis dubitatif sur l’intérêt écologique d’une telle opération. La compensation est quelque chose qui devrait être extrêmement transitoire, je préférerais qu’on ne détruise plus. C’est très difficile à manier.
D’abord, la compensation n’est pas respectée : il existe aujourd’hui beaucoup de projets pour lesquels elle est prévue, de l’ordre du milliard d’euros par an en France, mais on est loin de produire l’impact souhaité. Ensuite, si les gens étaient suffisamment contraints pour payer le juste prix de ces compensations, ce serait un premier pas mais ça ne règlerait pas l’étape d’après : comment les met-on efficacement en œuvre ? Il faudrait des écologues pour accompagner et conseiller les décideurs.
Si l’on considère la séquence Éviter, Réduire, Compenser (mesures ERC), je préfère qu’on s’en tienne à « éviter ». Et c’est là que je reviens à ce que je disais tout à l’heure, il faut que les décisions de développement soient prises collectivement et que le résultat soit bénéfique à la communauté, à la démocratie, et non pas à quelques individus privés qui vont faire du profit le plus vite possible, sur un temps court et au détriment des autres. Ismaïl Serageldin, qui était à l’époque le président de la grande bibliothèque d’Alexandrie, disait : « il n’y a jamais eu autant de chercheurs dans les sphères publiques et privées aujourd’hui que dans toute l’histoire de l’humanité et pourtant, le fossé entre riches et pauvres ne fait que se creuser ». C’est là que je comprends que les gens aient envie de se fâcher et réagissent. C’est comme il y a 35 ans en France, lorsqu’on a annoncé qu’on allait mener une révolution des énergies renouvelables, et qu’on a confié cela à deux institutions : l’Institut français du pétrole et le Commissariat à l’énergie atomique. Franchement !
Donc vous ne pensez pas que la compensation soit la solution appropriée ?
Pour un écologue comme moi, c’est difficile à admettre. À une époque, nous pensions en termes de compensation, et nous allions dans la rue demander aux gens : « combien vous donnez pour sauver un rhinocéros ? ». Les gens répondaient en moyenne 20 euros ; après une de mes conférences, j’avais plutôt des réponses autour de 50 euros… C’était très aléatoire. Ce n’est pas comme ça qu’on va répondre la question.
En revanche, et c’est très délétère, il est vrai aussi que l’animal vaut zéro tant qu’il n’a pas été abattu : en fait, la nature n’a aujourd’hui de valeur qu’à travers l’usage que l’humain en fait : il faut changer cela, c’est clair. Il faut bien arriver à une valeur, mais je ne sais pas si c’est un prix.
Que pensez-vous de cette façon de gérer la protection de la nature en fonction de ses « services éco-systémiques » ? Quelle porte de sortie pour ne plus définir une politique de protection de la biodiversité centrée sur l’homme ?
Cela va être difficile, car les gens n’y sont pas préparés. Nous-mêmes scientifiques, nous sommes effrayés : le changement climatique va beaucoup plus vite que ce qui était envisagé. Mais les populations n’ont paradoxalement pas peur de la disparition du vivant. Aujourd’hui, les gens que je rencontre me demandent : « À quoi sert l’escargot de Quimper ? l’orchidée ? le moustique ? ». Moi je leur réponds : « et vous, vous servez à quoi ? ».
Tout est anthropocentré. Le plus gros défaut de l’humanité, c’est d’abord de ne pas savoir avoir des relations avec le non-humain. L’effondrement du vivant sauvage et l’explosion du domestique le montrent bien : on accepte comme une normalité qu’il n’y ait plus de loups, de lions, de girafes, d’hippopotames, de rhinocéros… Les gens n’ont pas de problème à se dire qu’ils vivront sans. A contrario, on croule sur nos poulets, nos vaches, nos chiens, nos chats. C’est une vision très anthropocentrée. Il faut restaurer un dialogue entre l’humain et le non-humain. Déjà chez nous, au sein de l’humanité, c’est catastrophique ! Quelle place fait-on aux femmes aujourd’hui ? Où est-ce qu’on les écoute ? Où sont-elles représentées ?
Selon vous, comment peut-on expliquer que l’homme détruise à ce point son environnement ?
Il faut abandonner trois défauts des humains. D’abord, l’imprévoyance : la plus grosse erreur des humains a été d’inventer la machine à vapeur sans réfléchir aux conséquences. Qui s’est demandé, lors du passage de la traction par le cheval à la machine à vapeur, que le fait de remettre dans le « système Terre » ce charbon et ce pétrole extraits du sol, c’était peut-être dangereux ? Nous payons aujourd’hui le prix de cette imprévoyance. Plus de la moitié du CO2 que l’on respire a plus de 100 ans. Cela va prendre un certain temps avant que le climat arrête de changer aussi vite. Il faut le dire aux gens. Voyez la vélocité du changement !
Deuxièmement, il faut tuer l’arrogance et, troisièmement la cupidité. Il faut y penser et réinstaurer l’entente cordiale, l’harmonie avec le non-humain : cela passe notamment par le fait de savoir à quoi sert le moustique. Et puis, pensez à tout ce que vous avez fait depuis ce matin, qui ne sert absolument à rien, mais qui donne du plaisir. C’est extrêmement important, nous n’avons plus les critères de ce que sont la joie, le plaisir, le bien-être, l’envie de partager, l’amour. On l’a complètement oublié. On ramène tout à des aspects matériels : pourquoi les gens riches veulent toujours plus ? Parce que c’est lié à la nature humaine même. Dès que l’humain est arrivé quelque part, il a détruit.
Je ne suis pas très adepte de Rousseau. Le mythe du bon sauvage n’existe pas au départ. On arrive dans les îles, et on y détruit tout ; on s’approprie toutes les ressources et puis il n’y reste plus rien. Maintenant, les peuples autochtones vivent différemment. Mais ce retour à la nature promu par Rousseau est une idée récente. À l’origine, l’humain évoluait dans un environnement hostile. Cela a basculé à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, quand on a réalisé que l’homme agressait la nature et pas l’inverse. Quelle est la première inquiétude, ou « intranquillité », terme que j’affectionne ? À l’origine, l’intranquillité c’était : « est-ce que je vais manger ce matin ? », et deuxième question immédiate, « est-ce que je ne vais pas être mangé aujourd’hui ? ». On est sorti de ce paradigme, et on l’a totalement oublié. Même si des gens se demandent toujours s’ils vont pouvoir manger et nourrir leurs enfants, y compris en France.
Les citoyens se sentent souvent impuissants face aux changements actuels. La perte de la biodiversité est l’un des marqueurs les plus visibles du réchauffement et de la destruction de notre environnement proche. C’est donc par un constat négatif – celui de son dérèglement – que les citoyens semblent prendre conscience des modifications du climat. Comment inverser cette situation ?
Mon premier conseil : posez-vous la question de ce que vous achetez. Contrôlez tout ce que vous achetez. Va-t-on continuer indéfiniment à acheter des produits agricoles qui peuvent contribuer à diminuer votre espérance de vie ? On pourrait m’opposer que c’est une question de coût, et c’est vrai. Mais par exemple, la subvention européenne au productivisme agricole pour les céréales s’élève à environ 8 milliards d’euros ; pour le bio c’est 150 millions d’euros, soit 40 fois moins.
Autre point, sur l’éducation : demandez-vous comment vous consommez, comment vous discutez. Je pense que l’un des drames majeurs depuis dix ans réside dans le refus des consommateurs de payer au juste prix les produits agricoles, alors qu’on est pourtant le reflet de ce que l’on consomme. Il faut dire aux enfants que le système ne va pas leur fournir tous les fruits de la terre au même moment toute l’année, que ce n’est pas possible, il y a des saisons. Je crois me souvenir qu’une compagnie aérienne a récemment mis en vente 100 000 billets d’avion à neuf euros. Qui paye pour ça ? Les subventions européennes ? On pourrait m’opposer que c’est une belle initiative, notamment parce que les gens pauvres peuvent voyager. Oui, certes, mais comment l’impact environnemental est-il pris en compte ?
Certaines questions n’ont donc pas été suffisamment prises en considération, et il est clair qu’aujourd’hui la démographie en fait partie. Un jour viendra où on ne pourra pas avoir autant de voitures sur Terre. Quand j’étais jeune, on comptait environ une voiture pour deux foyers. Aujourd’hui, on en compte environ trois ou quatre par foyer. Pour le transport aérien, j’ai présidé en 2018 le thème « Performance environnementale » des Assises nationales du transport aérien. On m’a dit que les avions faisaient de moins en moins de bruit, et c’est très bien. Ils consomment de moins en moins de kérosène, et c’est très bien aussi. Ils émettent de moins en moins de particules fines et de CO2, parfait. Mais selon le scénario actuel de croissance du secteur, les prévisions du trafic aérien pourraient doubler d’ici à 2030. Ce n’est absolument pas durable.
Comment donc, selon vous, pourrions-nous redonner un pouvoir d’action positif aux citoyens ?
Les sciences participatives sont une de mes deux solutions fortes. « Science participative » signifie faire intervenir des citoyens avec soi. Croyez-moi, sur la sauvegarde du papillon ou des plantes à Paris, beaucoup de projets et d’associations fonctionnent bien, et tous les citoyens y jouent un rôle important. Nous sommes 2200 employés au Muséum national d’histoire naturelle, et il y a plus de 20 000 personnes qui nous appellent tous les jours : « j’ai ramassé mon premier pruneau » ; « j’ai vu ma première hirondelle ». C’est très fort, vous savez.
Le second outil qui, pour moi, est le plus puissant qui soit est ce qu’on appelle la « bioinspiration », ou le « biomimétisme ». Cela signifie chercher dans le vivant des solutions technologiques à nos questions. J’étais récemment à la Mairie de Paris, pour la première journée de Biomim’ Expo, la plus grosse exposition sur ces questions en France qui se déroule chaque année. Nous avons 400 entreprises avec nous aujourd’hui. Elles sont allées fabriquer du verre sans recourir à des températures élevées, sans pression. Construire des trains beaucoup plus rapides et silencieux, qui consomment bien moins d’énergie. Fabriquer du béton armé beaucoup plus léger, recyclable, compostable, qui lorsqu’il se déforme sous le coup d’un séisme n’écrase pas les gens en dessous car tout se casse. Tout cela est extrêmement intéressant.
Le vivant a eu à résoudre tellement de défis avant nous. Il y a littéralement 4 milliards d’années de R&D dans la nature. Mais pour en tirer parti, il faut tuer l’arrogance, tuer l’imprévoyance, et se dire : « comment le vivant aurait-il fait dans ma situation ? ». Prenons le cas d’une libellule. Elle pèse deux grammes, mais vole à 90 kilomètres heure avec seulement deux watts d’énergie ! Elle encaisse 30 G d’accélération, c’est-à-dire 30 fois l’accélération de la Terre et presque trois fois les G subis par un pilote de chasse – rien qu’à 6 G nous serions nous-mêmes malades. Mais comment la libellule fait-elle ? De même, certaines cyanobactéries dans les flaques d’eau ont presque 3,45 milliards d’années et ont résisté à l’anthropisation et à la pollution. Il faut bien comprendre que la nature ne maximise jamais les coûts et profits : elle optimise en permanence. Et surtout, jamais la nature ne produira une substance pour s’auto-empoisonner. Elle peut produire des poisons très puissants, bien sûr, mais elle invente des façons de les dégrader. Nous avons inventé peut-être 100 000 molécules depuis les années 1950, et personne ne sait encore les dégrader. C’est là que la question intéressante apparaît avec Edgar Morin : le progrès scientifique ou technique, c’est bien, mais quel usage va-t-on en faire ? Morin répond justement que la conscience humaine de l’usage de nos connaissances en est, somme toute, toujours au stade de son enfance7.
Sources
- Rapport des Nations unies sur le progrès réalisé depuis la publication des objectifs de développement durable en 2015, 2019
- ONU Femmes, ODD 13 : Prendre d’urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques et leurs répercussions
- COP21 : journée de la femme, discours de Ségolène Royal, ministère de la Transition écologique et solidaire, 8 décembre 2015
- La conférence mondiale sur la biodiversité de Nagoya (COP 10), plus connue sous le nom de conférence de Nagoya, s’est déroulée au Palais des congrès de Nagoya, dans la préfecture d’Aichi, au Japon, du 18 au 29 octobre 2010.
- Le chlordécone est un insecticide organochloré qui fut utilisé dans les Antilles françaises entre 1972 et 1993 sous les noms commerciaux de Képone et Curlone, pour lutter contre le charançon du bananier.
- IPBES, IPBES Global Assessment Preview, 2019
- https://legrandcontinent.eu/fr/2019/09/08/repondre-a-la-crise-de-la-pensee-conversation-avec-edgar-morin/