Strasbourg. Neuf voix d’avance. Si d’aucuns ont pu s’interroger, depuis sa désignation surprise comme candidate du Conseil le 2 juillet dernier, sur ce qui permettrait à Ursula von der Leyen d’obtenir le blanc-seing du Parlement de Strasbourg pour diriger la Commission européenne, la réponse est désormais donnée : neuf voix d’avance. Au terme d’une journée de débats qui a suivi l’exposition par la candidate de son projet (dont le Grand Continent a publié aujourd’hui même les minutes commentées1), c’est par 383 voix contre 327, pour une majorité de 374, que le Parlement européen a désigné l’ex-ministre de la Défense allemande pour prendre la tête du Berlaymont. Les critiques virulentes et ralliements inconditionnels s’étaient succédé toute la journée sur les bancs de l’hémicycle, et le résultat attendu du vote – une victoire étroite – confirme les lignes de fracture qui structureront la législature à venir.
Au matin du vote, Ursula von der Leyen avait transmis aux eurodéputés son « agenda pour l’Europe ». Un document d’une vingtaine de pages2 dans lequelle la candidate expose son « programme », conçu semble-t-il dans les deux semaines qui ont suivi sa désignation, et enrichi au fil des échanges menés ces derniers jours avec les différents groupes politiques. Les principes généraux qui l’introduisent, symptomatiques de l’attitude prudente et consensuelle adoptée par Ursula von der Leyen ces derniers jours, n’apportent guère d’éclairage nouveau. Le programme lui-même, toutefois, apparaît relativement structuré.
La candidate élue promet dans les 100 jours suivant sa prise de fonction « un Green deal européen » s’inscrivant dans la législation, et visant à rendre le continent « climatiquement neutre » d’ici 2050. Pour y parvenir, une taxe carbone aux frontières, un fonds visant à garantir plus de « justice » dans la transition ainsi qu’un plan d’investissement d’un billion d’euros en 10 ans est prévu.
Sur le second volet majeur de son action passée et à venir, à savoir les questions régaliennes, von der Leyen adopte un phrasé plus prudent. Ainsi, si l’importance de l’État de droit est affirmée en des termes sans équivoque, ses intentions concrètes restent floues. De même, un « nouveau pacte sur la migration et l’asile », renouvelant Dublin, doit voir le jour, mais ses contours ne semblent pas bouleverser le statu quo : renforcement de Frontex, révision des procédure de répartition, accords avec des pays tiers, ou recherche – élément de langage étonnant – d’une « approche plus durable de la recherche et du sauvetage en mer ». Von der Leyen soutiendra le mouvement engagé en faveur d’une Europe de la défense, annonce-t-elle ; mais le document ne s’étend pas sur la question.
Ancienne ministre de la Santé et des Affaires sociales, médecin de profession, connue dans son camp pour avoir de lutté de longue date pour l’égalité entre les genres, Ursula von der Leyen insiste également sur l’importance de la lutte contre la pauvreté et la précarité, particulièrement chez les enfants et les jeunes, ainsi que contre les discriminations et les violences sexistes. Elle garantit la parité au sein de l’exécutif – y compris si cela exige de refuser certains candidats des États-membres. Pour rendre l’Europe « prête pour l’ère numérique » – la formule a pu surprendre, au vu de l’état actuel du monde –, la candidate élue promet, toujours dans les 100 jours suivant le début de son mandat, « une approche européenne coordonnée sur les implications humaines et éthiques de l’intelligence artificielle ». Elle indique également de soutenir l’initiative du parlement en faveur d’un triplement du budget d’Erasmus +. Le reste du programme suit une ligne sans surprise majeure : multilatéralisme, refus d’une renégociation de l’accord de retrait du Royaume-Uni, porte ouverte à une éventuelle nouvelle extension, efforts en faveur de la démocratie… et d’une « amélioration », qui n’a pas manqué d’amuser ou d’indigner les parlementaires, du principe des Spitzenkandidaten.
Lors des prises de parole des présidents de groupe, Manfred Weber (PPE) et Iratxe García Pérez (S&D) ont suivi leur ligne, insistant sur les points de ce programme de « Très grande coalition » qui apparaissaient de manière naturelle comme les plus proches de leur sensibilité3. Manfred Weber, fidèle aux siens, a insisté sur la volonté du PPE de « placer [ses] promesses électorales au centre » de son action, affirmant que les « dégâts » provoqués par cette nomination chaotique « ne pouvaient pas être réparés en en créant d’autres ».
Les prestations de Philippe Lamberts (Verts/ALE) et de Martin Schirdewan (GUE/NGL) ne laissent planer aucun doute sur leur appartenance à l’opposition à la future Commission. Si le premier note « un net progrès » entre les premières annonces et le document final, les divergences restent fortes avec la gauche de l’assemblée sur le rythme des réformes, sur les questions de politique agricole et de justice sociale, ainsi que sur l’attitude à adopter vis-à-vis d’une Europe de la défense. De manière peut-être précipitée au vu des conditions de sa nomination, la gauche radicale va jusqu’à qualifier l’arrivée d’une ministre de la défense à la tête de la Commission de « signe fatal d’une militarisation » de l’Union. Mais c’est surtout sur la thématique de la protection des frontières qui divise, alors que Lamberts voit dans l’idée d’une « Europe forteresse » un projet « honteux et indigne ».
De l’autre côté de l’hémicycle, entre Raffaele Fitto (ECR) et Jörg Meuthen (ID, ex ENL), le ton varie du désaccord constructif au réquisitoire ad personam sur le thème de l’« échec », sans que ni l’un ni l’autre ne consente à Ursula von der Leyen le soutien de son groupe. Irrités par le deuxième rejet de l’ancienne Première ministre polonaise Beata Szydło à la tête du comité de l’emploi du parlement4, les conservateurs – dont on a cru un temps la candidate susceptible de préférer les voix à celles des Verts – ont critiqué le double langage adopté selon eux par Mme von der Leyen à l’égard des différents groupes, et réaffirmé leur désaccord avec la coalition sur les questions d’État de droit.
L’échec d’Ursula von der Leyen à capter les voix des Verts et des Conservateurs, avec qui elle a mené des discussions approfondies, explique en grande partie l’étroitesse de sa majorité. Toutefois, une majorité englobant les Verts ou les Conservateurs en plus de la « Très grande coalition » (PPE, S&D, Renew) n’aurait pas constitué une coalition minimale5 : l’effort de concertation et de consensus réalisé n’avait qu’une portée restreinte, dans la mesure où les voix des trois groupes centraux devaient suffire à obtenir une majorité. La défiance d’une partie des sociaux-démocrates, et notamment du SPD allemand, très virulent à l’égard de la candidate (comme Le Grand Continent l’expliquait dans son portrait6), les a poussés à préférer l’opposition à l’abstention. Lors de la deuxième élection de José Manuel Barroso à la tête de la Commission (2009), les sociaux-démocrates s’étaient massivement abstenus, sans toutefois s’opposer frontalement au porteur d’une coalition dont ils faisaient partie. L’incertitude autour du soutien réel des sociaux-démocrates au moment du vote justifie donc probablement, pour l’essentiel, les larges manœuvres de concertation engagées ces derniers jours.
Mais sur ce point non plus, l’opération n’a pas réussi. Les prédictions officieuses du chef du SPD au parlement européen sont respectées : si l’on fait l’hypothèse que le PPE et l’ALDE ont voté dans leur très grande majorité en faveur d’Ursula von der Leyen, ou bien se sont abstenus (22 cas au plus), on est amené à conclure 30 % à 40 % des eurodéputés sociaux-démocrates ont voté contre la candidate officiellement soutenue par la direction de leur groupe. La division est donc réelle, et pourrait fragiliser significativement la capacité d’action des « dissidents », mais aussi des sociaux-démocrates pris collectivement. Le SPD, dont l’attitude est jugée déloyale par une partie de l’opinion allemande, devrait en payer les conséquences à l’échelle nationale.
Au niveau européen, cette attitude d’opposition claire d’une partie des sociaux-démocrates, limitée dans son expression en séance par la discipline parlementaire mais sensible dans le vote, confirme une tendance d’affirmation de l’opposition observée élection après élection depuis 2004. Sans que la proportion d’eurodéputés favorables au candidat du Conseil, et plus tard au collège constitué sous son égide, n’évolue significativement, les quatre élections successives ont vu le nombre des abstentions reculer et celui des oppositions croître fortement, pour atteindre son paroxysme dans le vote du 16 juillet.
Le Parlement européen a désigné son chef de l’exécutif ; il a trouvé son opposition ; il connaît le talon d’Achille de sa majorité – ce sera son aile gauche. Pour l’essentiel, l’élimination des combinaisons non minimales (intégrant les Conservateurs ou les Verts) et l’issue serrée du scrutin semblent indiquer la structuration des rapports de force autour de schémas propres aux régimes parlementaires classiques. Mais les divisions ne sont pas que politiques ; elles sont aussi géographiques. Le président du groupe Renew Europe, le Roumain Dacian Cioloș, l’a lui-même noté : les États d’Europe de l’Ouest sont surreprésentés à tous les postes essentiels, et un savant rééquilibrage des responsabilités au sein du collège sera nécessaire. Presque tous les orateurs issus de ces États se sont fendus d’une remarque similaire.
Dans ce contexte, Ursula von der Leyen réussira-t-elle son pari d’unifier l’Europe au-delà des divisions économiques et géographiques ? Certains en tous cas veulent y croire – sur tous les bancs. S’exprimant pour les non-inscrits à l’issue des discours des présidents de groupe, c’est un Nigel Farage volontiers spectaculaire, filmé sous tous les angles par les smartphones de ses codéputés, qui a joué à effrayer les hard Brexiters en affirmant qu’« en, cinq ans, avec ces gens-là, l’Union de la défense sera complète ». D’autres voudraient bien lui donner raison.
Sources
- Le positionnement von Der Leyen, Le Grand Continent, 16 juillet
- VON DER LEYEN Ursula, A Union that strives for more : my agenda for Europe, 16 juillet 2019
- HUBLET François, SCHLEYER Johanna, L’ère des Très Grandes Coalitions et l’Allemagne ingouvernable, Le Grand Continent, 29 avril 2019
- NIELSEN Nikolaj, Poland’s ex-PM loses EU parliament chair again, EUObserver, 16 juillet 2019
- Dans la théorie des coalitions, on appelle minimale une coalition telle qu’aucune coalition plus petite (constituée d’un sous-ensemble de ses membres) ne dispose d’une majorité.
- HUBLET François, ROUSSEAUX Pierre, Ursula von der Leyen : un portrait, Le Grand Continent, 9 juillet 2019