Le sommet du G20 qui s’est tenu en Inde a été marqué par la signature d’un protocole entre l’Inde, les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, l’Italie, l’Allemagne, la France et l’Union européenne, pour créer un « corridor économique Inde Moyen-Orient Europe ». S’agit-il d’une victoire pour l’Inde et les pays occidentaux et d’un échec pour la Chine, puisque c’est un projet qui se présente comme concurrent des Routes de la soie ?
Il faut placer ça dans le contexte de ce qu’est un G20. À l’origine, il a été créé à la suite de la crise financière de 2008 pour mettre en place les premières régulations bancaires internationales, afin d’éviter une deuxième crise.
C’est une réunion informelle d’Etats, qui s’inscrit dans la continuité du G8 dont la Russie faisait partie à l’époque. Ce ne sont pas des institutions mais des groupes informels, dans lesquels des dirigeants se mettent d’accord sur des orientations et qui, du fait de leur légitimité de chefs d’Etat et de gouvernement, donnent une impulsion aux institutions qui sont responsables et compétentes.
Le temps a passé. Le G20 s’est politisé, même s’il ne s’est pas encore institutionnalisé. Il n’y a pas de secrétariat permanent du G20. C’est la présidence en exercice, qui change tous les ans, qui assure la préparation des réunions entre ministres des finances, de l’économie, de la santé, de l’éducation, qui aboutissent au sommet entre chefs d’Etat et de gouvernement.
La politisation du G20 est largement le résultat de la bipolarisation du monde entre la Chine et les Etats Unis. La guerre en Ukraine, évidemment, a accéléré cette politisation. Sans remonter trop loin, on se souvient que la déclaration sur l’Ukraine qui avait été négociée à Bali, sous présidence indonésienne en 2022, avait donné lieu à de farouches discussions, avant d’aboutir à un texte condamnant l’agression.
Cette fois-ci, on a donc un G20 en Inde, qui se présente comme le fédérateur de la communauté internationale dans un contexte particulier, notamment en raison des absences de Xi Jinping et de Vladimir Poutine.
Pourquoi Xi Jinping n’est-il pas venu ? Est ce que cela tient à des raisons internes à la Chine ? Il s’est néanmoins beaucoup déplacé ces derniers temps. Il était au sommet des BRICS à Johannesburg en août, même s’il n’est pas apparu à l’un des événements. Au G20, il a donc choisi d’envoyer son premier ministre.
Je dirais que ce G20 est comme une réaction à la réunion des BRICS de Johannesburg des 24 et 25 août. Si le sommet des BRICS a montré l’influence de la Chine sur le Sud global, ce G20 sous présidence indienne paraît contrebalancer cette situation avec une reprise d’initiative occidentale en direction du « Sud Global » même si ce mot n’est pas prononcé.
C’est dans ce contexte qu’est signé cet accord sur le Corridor économique. Il vise à contrebalancer les Routes de la soie à l’initiative de la Chine qui se déploient dans près de 70 pays depuis 2013. Un plan de constitution d’un réseau maritime et ferroviaire est mis en place. L’objectif est de réunir des moyens logistiques qui permettent d’accéder de Mumbai à Dubaï, puis d’aller à Riyadh, puis à Haïfa — Benyamin Netanyahou s’est félicité de cette annonce — avant d’arriver en Europe par le Pirée où les Chinois sont déjà très présents, comme à Haïfa d’ailleurs !
On constate que les grands pays émergents du G20 ont une politique qui est de rester à l’écart de la polarisation entre les Etats Unis et la Chine. L’Arabie Saoudite a désormais une politique active vis-à-vis de la Chine. Elle a gardé des liens avec les Etats-Unis, même s’ils se sont distendus. L’Arabie Saoudite est maintenant membre des BRICS, de même qu’elle est « partenaire de dialogue » de l’Organisation de coopération de Shangaï. Enfin, l’Arabie Saoudite est en train de négocier des contrats d’exportation de pétrole à la Chine qui seront réglés en yuan, la Chine important 40 % de son pétrole du Golfe. L’Inde de son côté est membre des BRICS, mais elle ne néglige pas les États-Unis — comme l’a montré la visite de Narendra Modi aux États-Unis. L’Inde fait par ailleurs partie du Quad avec les États-Unis, le Japon et l’Australie dans l’Indo-Pacifique.
Bien sûr, personne n’a dit que le G20 était un sommet contre la Chine, mais de fait, il y a eu une sorte de rééquilibrage. La mise en œuvre du corridor économique reste cependant encore un peu floue. On n’a pas encore identifié exactement quels étaient les points d’appui, la faisabilité des projets et les financements. Vraisemblablement, il y aura un financement européen sur la base des 300 milliards qui avaient été alloués au Global Gateway. D’ici quelques mois, il est prévu une réunion pour faire le point du projet et examiner les propositions qui ont été faites.
Dans ce contexte, comment peut-on interpréter l’adhésion de l’Union africaine au G20 ? Cette invitation fait-elle partie d’une tentative générale de contrer la Chine dans son influence mondiale ?
Les Indiens se veulent porteurs de la voix du « Sud Global » dans son ensemble pour défendre les intérêts de ces pays sur la scène internationale. Le ministre des affaires étrangères indien en fait la promotion sous le concept de « multi-alignement ». Concrètement, cela implique de rester en dehors des alliances, d’éviter les conflits idéologiques et de suivre ses intérêts.
Un jour, l’Inde est à une réunion du Quad ; le lendemain avec les BRICS ; un troisième à l’Organisation de la coopération de Shanghai qui regroupe les pays de l’Asie centrale ; puis elle se fait inviter à un « outreach » du G7 à Hiroshima ; un autre jour, elle fera des manœuvres avec les Chinois et les Russes devant les côtes japonaises en Extrême-Orient. C’est une diplomatie extrêmement souple, et qui se veut représentative d’une époque où tout devient fluide en s’émancipant de l’Occident.
Ce Sommet du G20 a finalement été un Sommet dans lequel le Sud Global s’est affirmé, sans refuser de coopérer avec l’Occident. Ainsi Narendra Modi a accueilli le Président des Comores en tant que Président de l’Union africaine, qui comprend 55 pays, comme membre à part entière du G20, au même titre que l’Union européenne. Cela donne aux pays d’Afrique, qui n’étaient jusque là représentés que par l’Afrique du Sud, un accès au G20. C’est une manière de donner plus de poids au Sud global.
La déclaration finale a recherché un consensus et indique qu’il faut que les pays développés donnent aux pays en développement les moyens de répondre aux conséquences du changement climatique. Est prévu un engagement à tripler les capacités en énergie renouvelable dans les pays en développement et à sanctuariser le niveau de consommation des énergies fossiles d’ici à 2030.
Ces déclarations sont autant d’impulsions dans la perspective de la COP28 qui se déroulera à Abou Dhabi dans trois mois.
Puisque vous mentionnez justement la politique de multi-alignement théorisée par Jaishankar, comment caractériseriez-vous la politique étrangère de Modi ? Dans Les autres ne pensent pas comme nous (Bouquins, 2022), vous écrivez : « l’Inde déploie en fait une politique qui est en rupture avec la tradition de médiation qui était celle du Pandit Nehru au nom d’idéaux démocratiques. Il s’agit plutôt d’une politique opportuniste afin d’optimiser ses intérêts ». En quoi est ce que ce sommet et les dernières orientations de la politique étrangère indienne vont dans le sens de ce jugement que vous portez ?
L’Inde ne joue en effet pas un rôle de médiation : les termes employés dans le communiqué du G20 à propos de la guerre en Ukraine sont très vagues même s’ils rappellent les principes du refus de la prise de territoires, le jet de la menace nucléaire, etc… Il s’agit d’un appel à une paix juste et durable qui permet de ne pas prendre parti . On est dans un environnement qui n’a pas vu l’Inde essayer de jouer un rôle de négociateur entre les Russes et les Ukrainiens.
Dans un contexte de réaffirmation du Sud global et d’une centralité nouvelle de l’Inde. Comment est-il possible, avec un dirigeant comme Modi au pouvoir, d’entretenir de bonnes relations avec l’Inde pour autant renforcer un dirigeant autoritaire et, partant, l’oppression de minorités au sein de ce pays ?
L’Inde est un pivot de la stabilité stratégique internationale dans un environnement complexe. C’est la raison pour laquelle nous menons ce partenariat stratégique depuis plus de 25 ans.La politique indo-pacifiquer que nous poursuivons ne consiste pas à mener avec l’Inde un « containment » de la Chine, mais de contribuer à l’équilibre régional face aux hégémonies.
L’Inde est un puissant acteur sur le plan de la sécurité régionale et au-delà. Nous contribuons en nous rapprochant de l’Inde à cette politique anti-hégémonique. C’est la raison pour laquelle la France a invité Narendra Modi le 14 juillet. Cela n’implique pas de perdre de vue la situation intérieure en Inde qui, selon certains observateurs, pourrait être fragilisée socialement par le nationalisme hindou.
La France et l’Inde partagent depuis longtemps une approche similaire de l’autonomie stratégique, de l’équilibre des puissances et de l’indépendance. Les Indiens appréciaient beaucoup la doctrine de De Gaulle qui a continué à les influencer alors que la France semble s’en être distancée ces dernières années. D’une certaine manière, on pourrait dire que les Indiens sont les derniers gaullistes.
Par ailleurs, l’Inde, partenaire de la France, continuera à avoir un forte relation stratégique avec la Russie, ne serait-ce qu’en raison des interactions que ces deux pays ont en Asie centrale. Et l’Inde cultive les États-Unis où ses intérêts sont relayés par une nombreuse diaspora dont le succès est remarquable dans tous les domaines
Vous disiez que la France devait jouer un rôle d’équilibre. Pourtant, il y a une pression à contrebalancer de façon globale la Chine et même à créer une alliance internationale anti-chinoise. On parle parfois d’une nouvelle guerre froide sino-américaine. Pensez-vous qu’il y a un risque d’une intensification de cette rivalité entre les Etats Unis et par extension l’Occident avec la Chine ? Comment faire pour l’éviter ?
Il existe en effet une forme de nouvelle guerre froide dans le domaine économique et surtout dans le domaine technologique entre les Etats-Unis et la Chine. Il faut s’interroger sur la compatibilité des intérêts Européens et Américains en la matière et éviter de se laisser entraîner par le jeu des alliances. Nous avons vu comment les Américains ont poussé l’OTAN au sommet de Madrid en 2022 puis à celui de Vilnius à publier un paragraphe de la déclaration du sommet indiquant que la Chine était un rival systémique pour la sécurité euro-atlantique. Il ne faudrait pas être surpris que dans un moment de très forte tension avec la Chine, les Etats-Unis tentent d’embarquer les Européens dans cette rivalité et à mobiliser l’Otan contre la Chine.
C’était sans doute tout le sens de créer un bureau de liaison de l’OTAN à Tokyo, dont on dit qu’il a été refusé par la France et par l’Allemagne. Au fond, il faut se demander si l’OTAN a vocation à structurer toute la sécurité internationale ? Je pense que non. Nous avons des intérêts stratégiques en Asie, dans l’océan Indien et dans l’océan Pacifique, mais ces intérêts sont différents de ceux que traitent l’Alliance atlantique.
Il faudra faire attention à plusieurs échéances à cet égard : les élections à Taïwan en janvier 2024, et les élections américaines de novembre 2024 sont annonciatrices de tensions avec Pékin.
On aurait pu penser que la guerre en Ukraine allait conduire à un recentrement de l’Otan sur l’Europe, mais la rivalité sino-américaine crée aussi la possibilité d’une extension.
L’OTAN connaît en effet une nouvelle vie en Europe depuis le début de la guerre en Ukraine. Néanmoins, les Américains savent également qu’il est nécessaire d’investir d’autres alliances en Asie que l’alliance atlantique. Nous avons vu la visite à Camp David cet été des Premiers Ministres du Japon et de la Corée du Sud, à l’invitation de Joe Biden. Les Etats-Unis ont mis en place l’AUKUS en 2021 et ils s’appuient toujours sur le Quad. Ils ont également inauguré une nouvelle base aux Philippines. Il existe ainsi des sous-ensemble auxquels les Américains accordent une grande attention. Pour le moment, il n’y a donc pas de décentrement de l’Otan, mais l’idée d’entraîner le bloc otanien qui est un bloc occidental dans la zone Pacifique fait son chemin. Cela pourrait se concrétiser par la création d’une nouvelle compétence ou d’un mandat dans l’Asie-Pacifique.
Quel regard portez-vous sur la diplomatie européenne lors du G20 ?
Au G20 l’Union européenne en tant que telle est présente tout comme quatre de ses membres : la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Ces pays ont négocié le communiqué final qui reflète la situation et ils ont pris leur part du consensus. Mais il faut aussi tenir compte de ce qui est faisable sur le plan de la défense entre Européens car nous sommes jugés à cette aune. Aujourd’hui, vingt-trois sur vingt-sept pays de l’Union européenne sont membres de l’Otan, ce qui diminue fortement les marges de manœuvre de l’Union vis-à-vis de l’alliance. Beaucoup attendent les élections américaines de 2024, et se demandent si elles ne vont pas rendre nécessaire la création d’un pilier européen de la défense car la présidence de Donald Trump nous a enseigné le caractère parfois imprévisible de l’administration américaine par rapport à ses engagements.
L’Europe a de ce côté là, a réussi à mettre en place une boussole stratégique définie sous Présidence française de l’UE en 2022, qui permet l’identification de nos moyens, de nos projets en prenant en compte la base industrielle de défense de l’Union européenne. Les Européens ont fait l’inventaire de la situation, qui est celle d’une très claire dépendance vis à vis des Américains. Mais la France avec sa Loi de programmation militaire, l’Allemagne avec son fonds spécial pour la défense et la Pologne qui a de grandes ambitions pour son armée, pourraient constituer une base pour le développement d’un pilier européen de défense.
Considérons aussi que l’Europe a des intérêts propres, notamment dans ses relations commerciales avec la Chine. Faut-il dérisquer les chaînes d’approvisionnement avec la Chine, ou bien découpler les économies ? La première solution semble plus raisonnable et surtout plus réaliste. Et l’équation fixée par la Commission européenne en 2019 qui est de considérer la Chine comme un rival systémique, un concurrent et un partenaire est toujours valide.
Ce débat sur la relation à adopter vis-à-vis de la Chine divise aussi la classe politique en Allemagne, où vous avez également été ambassadeur. On a vu Annalena Baerbock dire qu’il ne fallait pas aller en Chine. Puis Olaf Scholz y a fait une visite juste avant Emmanuel Macron. On a l’impression qu’il y a également de grands débats internes en Allemagne sur la question de la position adoptée vis-à-vis de la Chine. Quelle position va finir par l’emporter ?
Le fait que la diplomatie allemande soit divisée sur la question est le résultat logique de la composition de la coalition à la tête de laquelle se trouve le chancelier Olaf Scholz, entre le SPD, les Libéraux et les Verts. Le ministre des Finances défend les intérêts des grandes entreprises allemandes tandis que la ministre des Affaires étrangères défend les droits humains. Cela reflète tout simplement cet équilibre difficile à tenir au sein d’une coalition de partis aux intérêts divergents. Le chancelier Scholz, c’est son rôle, essaye de trouver des majorités pour faire avancer le programme de la coalition au Parlement.
Je ne suis pas choqué outre mesure qu’Olaf Scholz ait fait une visite seul en Chine. Il y est allé avant que le nouveau gouvernement chinois ne soit mis en place tandis qu’Emmanuel Macron a attendu qu’il soit installé. Il s’agit de deux approches qui répondent à des priorités différentes. Par ailleurs, les intérêts allemands et français en Chine ne sont pas nécessairement les mêmes, et il est normal qu’Olaf Scholz défende ceux de l’Allemagne lors d’une démarche individuelle. Nous pouvons avoir une approche coordonnée de la question sans pour autant mener des visites simultanées. Notre approche de l’accès au marché, du level playing field, des subventions, des technologies sont par ailleurs convergentes.
Le sommet du G20 a été précédé par le sommet des BRICS qui a été l’occasion d’élargir l’organisation : l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. Comme avez-vous interprété l’invitation de ces nouveaux États ? Se dirige-t-on vers un élargissement des BRICS de façon plus continue ?
Un grand nombre de pays sont candidats à l’adhésion aux BRICS qui sont en effet perçu comme le lieu d’expression de la voix des pays du Sud, aux intérêts différents de ceux qui ont dominé jusqu’ici les institutions internationales. Les pays qui viennent d’être admis permettent une plus grande représentativité en termes de richesse globale et de population : d’autres les rejoindront prochainement.
En ce qui concerne la présence de l’Iran, il faut la comprendre dans le cadre de la réconciliation irano-saoudienne orchestrée par la Chine, avec l’approbation des Russes, dans un contexte plus général de rapprochement entre l’Arabie Saoudite et la Chine.
Cet élargissement des BRICS est une expression de réaffirmation de la volonté de ces pays de réformer la gouvernance mondiale où, selon eux, l’Occident pratique un « deux poids deux mesures » qui n’est plus accepté. C’est aussi l’expression d’une nouvelle vision des rapports internationaux où les grands émergents veulent peser.
Il faut noter que ce qui réunit notamment ces pays, comme l’explique Agathe Demarais dans Backfire, est le refus de la domination du dollar sur la scène internationale, et les sanctions adoptées à l’encontre d’une vingtaine de pays dans le monde, grâce à l’extraterritorialité de juridiction américaine. Ces sanctions sont votées par le Congrès et souvent relayées par l’Union européenne. Cette situation n’est pas acceptable pour un certain nombre de pays qui cherchent donc un système alternatif dont la Chine prendrait le leadership.
Les récents événements nous montrent ainsi que la nouvelle gouvernance mondiale de la scène internationale se dessine à travers le G20, les BRICS, et les COPs sur le climat. Je pense que ce sont dans ces forums qu’il faut chercher à comprendre la recomposition de la scène internationale et la mise en place de règles du jeu qui vont se renouveler. Ce sera un long chemin souvent chaotique.