Comme vous avez pu l’écrire vous-même1, le récent Sommet des BRICS peut être interprété comme un succès partiel pour la Chine, mais qu’en est-il pour l’Inde ? Quels étaient les objectifs de Modi à Johannesburg et a-t-il réussi à les atteindre ?

Pour mieux comprendre l’agenda indien au sein des BRICS, il faut prendre un recul historique. L’engagement initial de New Delhi avec l’ancêtre des BRICS, connu alors sous l’acronyme RIC (Russie, Inde, Chine), remonte aux années 1990. Le principal moteur de cette collaboration était une préoccupation commune concernant l’ordre mondial unipolaire et la nécessité de défendre la multipolarité. C’est d’ailleurs la Russie qui a contribué à persuader l’Inde qu’en travaillant à l’unisson avec Pékin et Moscou, elle pourrait ouvrir la voie à un paysage mondial plus équilibré au sein des RIC.

Mais l’Inde a abordé ce partenariat avec prudence. À l’époque, elle était en train d’essayer de construire — difficilement — sa relation aux États-Unis, en marchant sur une ligne de crête. Deux questions importantes projetaient une ombre sur cette relation bilatérale. D’une part, la question litigieuse du Cachemire, que l’administration Clinton souhaitait résoudre, et d’autre part, la question nucléaire — les États-Unis estimant qu’il était essentiel pour leur politique de non-prolifération de faire reculer le programme nucléaire de l’Inde. Pour New Delhi, ces questions remettaient directement en cause son intégrité territoriale et ses intérêts de sécurité.

La plupart des défis actuels de l’Inde sont de fait associés à la puissance chinoise — avec une rupture majeure : nous ne pouvons plus, comme au temps de la Guerre froide, compter sur la Russie pour contrebalancer la Chine.

Raja Mohan

Alors que l’Inde ouvrait son économie aux États-Unis, elle reconnut donc la nécessité de favoriser une relation alternative. C’est dans ce contexte qu’elle a rejoint l’initiative  des RIC. Il est intéressant de noter qu’à cette époque, même le gouvernement français plaidait en faveur de la multipolarité et d’un contrepoids au pouvoir incontrôlé — je me souvient d’avoir interviewé Hubert Védrine à l’époque, qui développait un langage proche de celui promu par l’Inde. Nous n’avons certes pas développé de partenariat aussi intégré avec la France, quoique les coopérations soient nombreuses, mais nous avons commencé à collaborer plus étroitement avec la Russie et la Chine.

Au cours des années 2000, l’Inde a donc observé l’ambition croissante de la Russie et de la Chine d’élargir le forum des BRICS, en adoptant une position clairement anti-américaine et anti-occidentale. En parallèle, New Delhi a continué à améliorer ses relations avec l’Occident, en particulier avec les États-Unis. Aujourd’hui, alors que la position de l’Inde au sein des BRICS a évolué, Washington est devenu son principal partenaire. La plupart des défis actuels de l’Inde sont de fait associés à la puissance chinoise — avec une rupture majeure : nous ne pouvons plus, comme au temps de la Guerre froide, compter sur la Russie pour contrebalancer la Chine.

Pourquoi les BRICS restent-ils alors un forum pertinent pour l’Inde ?

La complexité des relations internationales fait que l’Inde ne peut pas simplement se retirer des BRICS — tout comme la France ne peut pas simplement se retirer de l’OTAN. Malgré les difficultés que l’on voit émerger, New Delhi reste membre de la coalition des BRICS. Dans le même temps, l’Inde n’a aucune raison impérieuse de s’aligner sur l’agenda anti-occidental que la Russie et la Chine semblent encourager au sein du groupe. C’est même l’inverse : la principale préoccupation de l’Inde est de s’assurer que les BRICS ne se transforment pas en une plateforme anti-occidentale. L’intérêt de l’Inde est plutôt de limiter la domination de la Chine et de construire des alliances solides avec les États-Unis, l’Europe et le Japon pour contrebalancer efficacement la Chine.

Un autre aspect essentiel de l’évolution de la position de l’Inde est la concurrence qu’elle livre à Pékin pour exercer une influence dans le Sud. Contrairement à certaines idées fausses qui dépeignent cette concurrence comme un renouveau du non-alignement, l’Inde s’efforce en fait de s’assurer une place sur la scène mondiale. Historiquement, elle a investi de manière significative dans le Sud, contrairement à la Chine, qui n’a jamais fait partie du mouvement de non-alignement mais a poursuivi une stratégie de « G77+1 » ; l’Inde est déterminée à protéger ses investissements et à rivaliser d’influence avec la Chine.

L’intérêt de l’Inde est plutôt de limiter la domination de la Chine et de construire des alliances solides avec les États-Unis, l’Europe et le Japon pour contrebalancer efficacement la Chine.

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Dans le contexte du récent sommet des BRICS, l’élargissement du groupe par l’Inde inclut désormais des pays qui entretiennent des partenariats avec les États-Unis. Cette expansion n’est donc pas intrinsèquement hostile à l’Occident. Des pays comme l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont intérêt à négocier avec les États-Unis, et non à abandonner le bloc occidental. Leurs relations avec les États-Unis peuvent varier considérablement d’une administration à l’autre, ce qui souligne leur pragmatisme. Les récents développements, tels que les négociations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite en vue de normaliser les relations et de les rapprocher d’Israël, confirment ce point.

Par conséquent, je vois la position de l’Inde au sein des BRICS essentiellement sous l’angle réaliste de la poursuite de ses intérêts nationaux. Nous devrions considérer tous les pays membres comme des acteurs pragmatiques, chacun ayant ses propres objectifs au sein des BRICS. Loin d’être entraînés dans une conspiration sino-russe, ils sont tous engagés dans un jeu nuancé où cette organisation plateforme sert des objectifs différents selon les nations. C’est donc le réalisme qui définit le rôle de l’Inde au sein des BRICS et sa stratégie diplomatique plus large sur la scène mondiale.

Comme a pu le relever Tim Sahay, on voit désormais clairement émerger un groupe de pays qui utilisent cette plateforme et leur positionnement comme monnaie d’échange dans leurs relations avec les États-Unis — de l’Égypte, à l’Arabie saoudite en passant par les Émirats arabes unis. L’Inde s’aligne-t-elle sur cette tendance centrifuge ? ou défend-elle un agenda plus dirigé pour peser dans le nouvel ordre ?

L’approche de l’Inde en matière d’affaires mondiales est en effet multiforme. D’une part, il y a le concept de « multi-alignement » adopté par le ministère indien des affaires étrangères, une stratégie qui vise à diversifier ses partenariats à travers le monde. D’autre part, l’Inde poursuit des objectifs nationalistes en tant qu’acteur réaliste de la politique internationale. Dans ce paysage complexe, elle est confrontée à des défis uniques, notamment la gestion des rivalités historiques avec ses deux principaux voisins : la Chine et le Pakistan. Si le poids de ce dernier dans les préoccupations sécuritaires de l’Inde a diminué au fil du temps, la Chine, en revanche, se profile comme le défi le plus important — d’autant qu’elle est devenue le principal protecteur et promoteur du Pakistan.

C’est en réponse à la Chine que l’Inde s’est stratégiquement rapprochée des États-Unis en tant que membre du dialogue quadrilatéral sur la sécurité (Quad) et a été régulièrement invitée aux forums du G7. Les liens bilatéraux avec les États-Unis se sont considérablement renforcés, englobant non seulement la sécurité mais aussi l’intégration économique. On oublie souvent combien nos liens économiques avec l’Occident sont profonds et étendus. Les États-Unis sont notre principal partenaire commercial, suivis de près par l’Europe. En outre, l’Inde entretient des relations étroites avec des pays anglophones comme le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Cet alignement économique souligne l’engagement croissant de l’Inde avec les économies occidentales.

Les intérêts nationaux et les objectifs stratégiques de l’Inde convergent d’ailleurs avec ceux des pays occidentaux — notre objectif commun est d’établir un ordre asiatique qui ne soit pas dominé par une seule puissance. Dans ce contexte, les efforts de diversification de l’Inde consistent à s’éloigner de sa dépendance historique à l’égard de la Russie, en particulier dans le secteur de la défense. Elle reconnaît sa position unique de société profondément liée à l’Occident, que ce soit sur le plan culturel, intellectuel ou autre. Elle ne perçoit pas l’Occident comme une menace, mais plutôt comme un partenaire de coopération. Toutefois — et c’est la clef pour comprendre son positionnement diplomatique — l’Inde ne pourra se contenter d’être soumise ou subordonnée à l’Occident.

C’est en réponse à la Chine que l’Inde s’est stratégiquement rapprochée des États-Unis.

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En substance, l’approche de l’Inde s’aligne sur l’idée d’une structure de pouvoir partagée, équilibrée, analogue au scénario du début du XXe siècle où les puissances américaine, britannique et française collaboraient dans une dynamique évolutive. L’Inde cherche à s’entendre avec l’Occident non pas sous la forme d’une alliance traditionnelle comme l’OTAN, mais dans le cadre d’une convergence plus large d’intérêts et de valeurs. Cette relation unique et dynamique représente une opportunité historique pour l’Inde et les nations occidentales de façonner l’ordre mondial et de relever des défis communs dans l’hémisphère oriental. Il s’agit d’un partenariat fondé sur le respect mutuel, des valeurs partagées et la reconnaissance de la souveraineté de chacun.

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La résurgence des tensions avec la Chine s’est récemment solidifiée autour de la publication d’une carte officielle qui englobe des régions contestées. De son côté, l’Inde a également affiché dans le nouveau bâtiment de son Parlement une carte à la logique expansionniste. La décision de Xi Jinping de ne pas participer au G20 semble être le témoignage que nous sommes entrés dans une nouvelle dimension de l’escalade diplomatique. Comment l’histoire et les représentations continuent-elles de façonner l’approche de l’Inde dans la région ? Quelle est la « carte mentale » de Modi par rapport à la Chine ?

Historiquement, la politique étrangère de l’Inde était ancrée dans le concept de solidarité asiatique, une aspiration à un ordre mondial post-occidental où l’Asie décolonisée pourrait frayer une nouvelle voie basée sur ses principes. Adoptant cette vision, l’Inde a cherché à se lier d’amitié avec toute l’Asie, y compris la Chine, tout en prenant ses distances avec l’Occident. C’est devenu un principe fondamental de la première politique étrangère de l’Inde. Mais cette stratégie s’est avérée peu fructueuse. La Chine, en particulier, s’est révélée difficile à approcher — ce qui a entraîné toute une série de complications du plan initial. Parallèlement, l’Occident, en particulier pendant la Guerre froide, a soutenu des pays comme le Pakistan et, plus tard, la Chine. Cette divergence de stratégies entre le fait de se lier d’amitié avec l’Asie et de se démarquer de l’Occident ne correspondait finalement pas aux meilleurs intérêts de l’Inde.

Le tournant s’est produit lorsque la Chine a commencé à poursuivre ses propres objectifs d’hégémonie régionale et a cherché à établir un ordre régional stable en partenariat avec les États-Unis et l’Occident. Cette évolution des priorités de la Chine s’est heurtée fondamentalement à la vision de l’Inde.

Il est essentiel de noter que l’Inde a soutenu la reconnaissance de la Chine dans les années 1950, alors que de nombreux pays occidentaux hésitaient à s’engager. New Delhi a même refusé un siège au Conseil de sécurité offert par les États-Unis, insistant sur le fait que la Chine méritait d’être le représentant légitime du peuple chinois. L’Inde a sincèrement essayé de favoriser un partenariat solide avec la Chine, mais cette dernière avait une vision différente, qui mettait l’accent sur sa propre grandeur et son rôle unique dans le façonnement de l’ordre asiatique.

À la lumière de ces développements historiques et de l’évolution des circonstances, l’Inde a donc fini par adopter une approche plus pragmatique. Elle prend de plus en plus conscience qu’elle a peut-être surestimé ses problèmes avec l’Occident dans le passé — tout en sous-estimant les défis posés par la Chine. Aujourd’hui, l’Inde apprécie plus que jamais son partenariat avec l’Occident et reconnaît la nécessité de dissuader la Chine de poursuivre son expansionnisme en Asie.

L’Inde a fini par adopter une approche plus pragmatique. Elle prend de plus en plus conscience qu’elle a peut-être surestimé ses problèmes avec l’Occident dans le passé — tout en sous-estimant les défis posés par la Chine.

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Les grands sommets comme le G20 qui s’est ouvert ce matin à New Delhi, sont toujours — aussi — des événements de politique intérieure. Comment l’administration Modi l’aborde-t-elle ?

Il faut d’abord relever que ce Sommet se déroule dans un contexte où le monde est aux prises avec une crise profonde du multilatéralisme, amplifiée par la guerre en Ukraine. Parallèlement, le règne des accords économiques multilatéraux semble avoir atteint son pic ; il est aujourd’hui sur le déclin. Les règles qui sous-tendent le système économique mondial — en particulier depuis l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001 — ne sont plus aussi efficaces. Les États-Unis cherchent à réviser ces règles pour mieux servir leurs intérêts, mais il y a peu d’accord entre les États-Unis et la Chine sur ces questions. À cela s’ajoute la divergence de fond entre la Russie et l’Occident sur l’ordre européen et celle entre la Chine et les nations occidentales sur l’ordre économique mondial. Il est symptomatique que, même en Asie, la Chine et ses voisins ne parviennent pas à s’entendre sur l’ordre régional.

Toutefois, au milieu de cette crise multilatérale, l’Inde connaît une montée en puissance relative. Elle est en passe de devenir la troisième économie mondiale d’ici la fin de la décennie.

Comment compte-t-elle gérer cette nouvelle influence si les instances sur lesquelles elle pouvait s’appuyer sont sur le déclin ? Ce G20 est-il un bon stress test ou faut-il se projeter à plus long terme ?

La question de savoir s’il y aura une déclaration commune à l’issue de ce Sommet fait l’objet d’une attention considérable. Pourtant, la réalité est que le G20 ne peut à lui seul résoudre les questions complexes en Europe qui découlent de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les efforts diplomatiques et la mobilisation de l’opinion publique peuvent conduire à des condamnations, mais le cœur du problème ne sera pas résolu parce que vingt dirigeants choisissent de s’asseoir en dehors d’Europe en attendant de tomber d’accord.

Le cœur du problème ne sera pas résolu parce que vingt dirigeants choisissent de s’asseoir en dehors d’Europe en attendant de tomber d’accord.

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Le G20 traitera principalement de questions économiques, et la contribution de l’Inde sur ce plan est substantielle. Elle a collaboré avec les États-Unis et les pays européens sur les réformes de la fiscalité mondiale, ce qui pourrait donner des résultats positifs lors du Sommet. L’Inde est également active dans le domaine de la facilitation des échanges et des discussions technologiques, tirant parti de son expérience en matière d’infrastructures publiques numériques.

L’Inde peut se féliciter de ne pas avoir laissé des questions telles que l’Ukraine ou les différends au sein de l’OMC dominer l’ordre du jour du sommet. Elle s’est plutôt concentrée sur une série d’autres questions, cherchant même à obtenir le soutien de la Russie. L’approche de l’Inde vise à générer un consensus autour de certains éléments du multilatéralisme qui peuvent être maintenus.

Elle se tourne aussi vers l’avenir. Le multilatéralisme étant confronté à des défis, l’Inde souhaite travailler avec des nations occidentales partageant les mêmes idées, telles que le G7, sur des questions telles que la technologie, le changement climatique mondial, les chaînes d’approvisionnement, les minéraux essentiels, l’intelligence artificielle et la cybersécurité. Ces collaborations pourraient constituer la base d’une nouvelle structure de multilatéralisme qui répondrait à l’évolution de la dynamique du pouvoir mondial.

Vous voulez dire que l’Inde regarde plutôt du côté du G7 ?

Je pense qu’elle reconnaît la dimension changeante des dynamiques actuellement et qu’elle veut s’engager activement à façonner l’avenir du multilatéralisme — à la fois dans les cadres existants tels que le G20 et par le biais de nouveaux partenariats avec des nations partageant les mêmes idées, par exemple au sein du G7. Cette approche reflète sa détermination à sauver ce qu’elle peut de l’ordre multilatéral actuel tout en construisant de manière proactive de nouvelles structures pour relever les défis mondiaux contemporains.

Malgré toutes les limites touchant par exemple à la déclaration finale, le G20 ne reste-t-il pas le forum multilatéral le plus en adéquation avec les objectifs diplomatiques de l’Inde ?

Selon moi, l’idée originelle qui a réuni le G20 en 2008 — à savoir que toutes les grandes puissances peuvent travailler en harmonie — s’est estompée. Actuellement, la Chine semble réticente à soutenir même les propositions les plus basiques de l’Inde dans le cadre du G20. Dans l’état actuel des choses et à moins que les positions de la Russie et de la Chine ne changent de manière significative — ce qui ne semble pas à l’ordre du jour — il semble peu probable que le G20 tienne ses promesses initiales. Si l’Inde continuera à y participer, elle pourrait de plus en plus se tourner vers l’extérieur. À plus long terme, une tendance à l’unilatéralisme pourrait se dessiner. Le sommet de l’ASEAN, qui s’est tenu juste un jour avant le G20, en est un exemple éloquent — de l’une des institutions multilatérales asiatiques les plus performantes, elle est aujourd’hui paralysée par l’affirmation de la Chine et ses revendications territoriales à l’égard de ses voisins.

Si l’Inde continuera à participer au G20, elle pourrait de plus en plus se tourner vers l’extérieur.

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Dans le contexte asiatique, l’Inde fait déjà partie du Quad, collaborant activement avec ses partenaires pour remodeler la région, sans remplacer l’ASEAN mais en complétant ses efforts. De même, l’engagement de l’Inde auprès du G7 gagne en importance ; cela dépendra de l’ouverture du G7 à une telle coopération. Des discussions ont eu lieu sur l’élargissement du G7 à d’autres pays, le transformant par exemple en G10, reconnaissant ainsi la nécessité d’une coalition plus large de nations alors que l’influence relative des membres du G7 s’amenuise. Dans ce contexte, il devient vital pour l’Inde d’explorer de nouvelles voies de collaboration dans le cadre du G7 : il pourrait s’agir de repenser et d’élargir les domaines de coopération, en créant une plateforme pour un engagement constructif avec des nations partageant les mêmes idées. 

À vous entendre, le pivot indien vers le G7 serait déjà stratégiquement acté. Comment le rendre compatible avec une présence au sein d’un groupe des BRICS qui reste, malgré les efforts de Modi, dominé par l’axe sino-russe ?

Il est dans l’intérêt de l’Occident de maintenir l’Inde au sein des BRICS. L’Inde joue un rôle central dans l’élaboration de l’ordre du jour au sein du groupe pour éviter, précisément, qu’il ne devienne seulement et ouvertement une plateforme anti-occidentale. Il ne semble donc pas y avoir de contradiction entre l’engagement de l’Inde dans les BRICS et sa coopération plus étroite avec le G7.

En outre, l’évolution des partenariats et des alignements de l’Inde, comme sa proximité croissante avec la France et son implication dans divers forums internationaux, montre que l’Inde navigue dans un paysage mondial complexe et à multiples facettes. Elle ne se contente pas d’adhérer à des alliances traditionnelles comme les pays de l’OTAN ou le G7. Au contraire, elle reconnaît plus largement la nécessité de favoriser des réseaux d’alliances qui se chevauchent et d’encourager différents pays à assumer de plus grandes responsabilités en matière de sécurité régionale et mondiale.

Il devient vital pour l’Inde d’explorer de nouvelles voies de collaboration dans le cadre du G7.

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Par exemple, le Japon, troisième puissance économique, est invité à jouer un rôle plus actif en matière de sécurité. L’Allemagne, quatrième économie, devrait contribuer à la sécurité européenne. L’Inde, cinquième économie, est encouragée à renforcer ses efforts en matière de sécurité régionale. Cette approche reflète l’abandon d’un ordre mondial unilatéral ou dirigé par une seule entité — les États-Unis. La nouvelle doctrine de Washington semble d’ailleurs adopter une gestion plus décentralisée de l’ordre mondial, dans laquelle plusieurs pays jouent un rôle important et partagent les responsabilités. Cette approche permet non seulement de répartir le fardeau, mais aussi d’assurer une plus grande durabilité dans la gestion des affaires mondiales. Elle reconnaît que le monde devient de plus en plus complexe et que pour relever les défis mondiaux, il faut adopter une approche plus diversifiée et plus modulable.

Dans ce contexte, l’implication simultanée de l’Inde dans les BRICS et sa collaboration plus étroite avec les puissances occidentales comme le G7 s’alignent sur la vision plus large d’un réseau décentralisé — en chevauchant et en croisant les alliances et les partenariats qui contribuent collectivement à la stabilité et à la sécurité mondiales. Cela est-il vraiment inconcevable ? Après tout, la Turquie fait bien partie de l’OTAN.

[Lire aussi : William Dalrymple : «L’administration Modi a quelque chose de bismarsckien»]

L’engagement de l’Inde en Afrique est un autre aspect clef de sa politique étrangère : Modi, qui vient de faire entrer l’UA au sein du G20, a-t-il une doctrine africaine ? 

L’Inde reconnaît clairement que l’Afrique recèle un grand potentiel de collaboration dans divers domaines, et elle s’emploie activement à renforcer ses liens avec les nations de ce continent. Historiquement, l’Inde a joué un rôle en Afrique pendant la période coloniale, lorsque les capitaux et la main-d’œuvre indiens ont contribué au développement de l’Afrique moderne. Elle a également apporté son aide et son soutien aux pays africains au cours de leurs luttes post-indépendance. Cette histoire a généré un réservoir de bonne volonté pour l’Inde en Afrique. Toutefois, lorsque l’Inde a été confrontée à des difficultés économiques dans la seconde moitié du XXe siècle, sa capacité à contribuer au développement de l’Afrique s’est affaiblie. En revanche, la Chine est au même moment devenue un acteur majeur en Afrique grâce à ses prouesses économiques et à ses ressources.

Aujourd’hui, l’Inde est mieux placée pour s’engager sur plusieurs fronts avec l’Afrique.

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Aujourd’hui, l’Inde est mieux placée pour s’engager sur plusieurs fronts avec l’Afrique. Ses relations commerciales avec les pays africains se développent et elle noue également des liens en matière de sécurité. Elle voit tout le potentiel d’une plus grande collaboration dans des domaines tels que le transfert de technologie, le développement institutionnel et la construction d’infrastructures. Dans l’ensemble, ses capacités croissantes, tant sur le plan financier que militaire, lui permettent de jouer un rôle plus important dans le développement et la sécurité de l’Afrique. L’engagement de l’Inde auprès de l’Union africaine et ses efforts qui ont conduit à obtenir finalement un siège permanent pour l’Union africaine au sein du G20 reflètent cet engagement.

Quel message New Delhi voulait-elle renvoyer en publicisant le succès — au timing millimétré pour s’inscrire dans la séquence BRICS/G20 — de la mission lunaire indienne ?

Cette mission est d’abord une prouesse, réalisée avec un budget minimal si on le compare à celui des autres programmes spatiaux. 

Il me semble qu’elle reflète l’ambition d’indienne dans ce domaine en cherchant à faire passer plusieurs messages clefs. D’abord, acter que l’Inde a développé une base scientifique et technologique solide au fil des années : la réussite de la mission met en scène les capacités de l’Inde dans le domaine de l’exploration spatiale, démontrant ainsi qu’elle peut entreprendre des projets complexes et ambitieux. New Delhi s’affirme aussi comme un acteur majeur de la communauté scientifique mondiale. Enfin, la rentabilité de son programme spatial, que j’évoquais au début de ma réponse, est une autre réalisation importante. L’Inde a démontré qu’elle pouvait atteindre des objectifs ambitieux tout en maintenant un bon rapport coût-efficacité. Et cette approche économe de l’innovation a suscité l’attention et l’admiration de la communauté internationale.

Le programme spatial indien a toujours collaboré avec des institutions scientifiques occidentales, notamment aux États-Unis et en France. Cette collaboration souligne l’engagement de l’Inde à travailler avec des partenaires internationaux pour faire progresser les connaissances scientifiques et l’exploration spatiale. Car les ambitions de l’Inde dans l’espace vont bien au-delà d’une simple mission. Le pays souhaite établir une présence durable sur la Lune, se lancer dans la fabrication de produits spatiaux et explorer l’espace lointain. New Delhi envisage le développement à long terme de la technologie et de l’industrie spatiales.

L’Inde souhaite établir une présence durable sur la Lune.

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Pour nombre d’Européens, l’Inde semble être devenue un swing state global, la porte d’entrée vers les Suds avec qui il faudrait construire les conditions d’un nouveau consensus. Réciproquement, existe-t-il une politique européenne de l’Inde ?

L’approche de l’Inde vis-à-vis de l’Europe a évolué au fil des ans et le ministère indien des affaires étrangères reconnaît de plus en plus l’importance stratégique des relations avec l’Union et les pays membres. Si, historiquement, l’Inde a surtout noué des liens avec les grandes puissances européennes telles que la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne, il existe aujourd’hui une approche plus large et plus complète qui inclut l’engagement avec des pays européens plus petits. C’est une nouveauté importante : New Delhi considère qu’il est possible de s’engager avec un large éventail de nations européennes, chacune offrant des capacités et des domaines de coopération qui lui sont propres. L’Inde a donné la priorité aux relations commerciales et économiques avec l’Europe. Elle a relancé les négociations en vue d’un accord de libre-échange avec l’Union et travaille également sur un accord avec l’Association européenne de libre-échange (AELE). Les visites de haut niveau des dirigeants indiens sur le continent, comme celle du Premier ministre Narendra Modi en France, soulignent l’importance de l’engagement politique. L’Inde explore également les possibilités de coopération stratégique avec les nations européennes.

Alors que l’Europe cherche à développer une autonomie stratégique par rapport aux États-Unis, l’Inde cherche à l’obtenir par rapport à la Russie.

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De manière intéressante, l’approche indienne s’aligne sur le concept d’autonomie stratégique — bien que sur des bases très différentes de celles de l’Union. Alors que l’Europe cherche à développer une autonomie stratégique par rapport aux États-Unis, l’Inde cherche à l’obtenir par rapport à la Russie. 

En résumé, cette approche est multiforme mais il me semble que les deux parties prennent de plus en plus conscience du potentiel d’une coopération plus étroite et explorent les possibilités de renforcer leurs relations, en particulier dans les domaines du commerce, de la technologie et de l’alignement stratégique.

Sources
  1. C. Raja Mohan, « BRICS Expansion Is No Triumph for China », Foreign Policy, 29 août 2023.