Introduction 

La visite du Premier Ministre indien, Narendra Modi, invité d’honneur du 14 juillet, aura été marquée par son lot d’annonces, notamment de grands contrats d’armement — achat par l’Inde de  26 avions de chasse Rafale en version Marine pour porte-avions et de trois sous-marins Scorpène. Depuis un demi-siècle désormais, ceux-ci constituent un socle structurant pour le développement de la relation bilatérale. Cette dernière ne s’y limite toutefois pas, et va aujourd’hui bien au-delà dans les domaines de la sécurité et de la défense.

L’actuel gouvernement indien n’est pas à l’origine du renforcement de la relation franco-indienne. Le partenariat stratégique noué en 1998 entre la France et l’Inde, dans un contexte d’isolement stratégique de cette dernière, s’est renforcé au fil des ans et a célébré cette année ses 25 ans. De fait, ce partenariat existait avant les avènements respectifs de Narendra Modi et d’Emmanuel Macron et persistera vraisemblablement après eux.  

L’actuel gouvernement indien n’est pas à l’origine du renforcement de la relation franco-indienne. 

Frédéric Grare, Mélissa Levaillant et Tara Varma

Il traduit de fait une convergence croissante entre les visions politiques et stratégiques indiennes et françaises sur un certain nombre de grands problèmes d’intérêt commun, notamment l’Indopacifique, et une volonté de coopérer paradoxale parce que visant à préserver avant tout la singularité de chacun. C’est bien ce paradoxe qui, au-delà des coopérations opérationnelles de toutes natures, fonde l’originalité de la relation bilatérale et singularise la France dans la politique étrangère de l’Inde. 

Une relation de défense privilégiée 

La signature du partenariat stratégique entre la France et l’Inde,  en 1998 intervient dans un contexte d’affirmation de l’Inde sur la scène internationale — matérialisée par ses essais nucléaires — et de volonté de la France de diversifier ses relations avec l’Asie, ces dernières étant encore principalement orientées vers la Chine. Les essais nucléaires constituent alors un tournant. La France est, avec la Russie, le seul pays à ne pas condamner ni sanctionner l’Inde. La relation acquiert une dimension de plus en plus stratégique au cours des années 2010 et l’adoption par les deux pays de stratégies en Indopacifique. 

La France est, avec la Russie, le seul pays à ne pas condamner ni sanctionner l’Inde pour ses essais nucléaires en 1998. 

Frédéric Grare, Mélissa Levaillant et Tara Varma

Historiquement, les grands contrats ont toujours été structurants dans la relation bilatérale. L’annonce en juillet 2023 de l’acquisition des vingt-six Rafale marine et de trois sous-marins français s’inscrit dans cette continuité et fait écho à des acquisitions passées, par exemple l’achat de 6 sous-marins Scorpène en 2006, et de 36 Rafale pour l’armée de l’air approuvé en 2016, après huit ans de négociations. Si ce dernier contrat comprenait déjà une part importante de transfert de technologies, la France s’est aujourd’hui engagée à accroître cette dynamique. Les acquisitions passées et présentes doivent se comprendre dans un contexte où l’industrie de défense française constitue un élément clé de modernisation des forces armées indiennes et de diversification de partenariats entamée par l’Inde depuis les années 2000. Entre 2018 et 2022, la France était ainsi le deuxième plus grand fournisseur d’armement à l’Inde, derrière la Russie et devant les États-Unis. La visite de Narendra Modi à Paris en juillet 2023 est aussi un message adressé aux Etats-Unis, où il effectuait une visite d’État le mois précédent. Cette visite de quatre jours entre New York et Washington s’est achevée par des annonces de coopération de défense, comprenant des transferts de technologie. Toutefois, l’Inde cherche à approfondir le partenariat avec Paris, sachant que certaines demandes du marché indien en matière de transfert de savoir-faire, et de technologie, ainsi que de soutien à l’industrie locale ne correspondent pas aux volontés américaines.

Depuis la signature du partenariat stratégique en 1998, l’Inde considère la France comme un partenaire occidental de poids. Elle ne cherche pas à lui faire remplacer le rôle crucial que la Russie occupait, mais bel et bien à diversifier ses partenariats, afin de ne plus se trouver dans un état de dépendance mettant sa sécurité et sa défense en danger. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a justement conforté cette volonté de diversification de New Delhi, qualifiée par le ministre des Affaires étrangères indien, Subramaniam Jaishankar, de « multi alignement ». L’Inde accorde une place particulière à la France, en raison de rôle au sein de l’Union européenne et d’intérêts partagés dans l’Indopacifique. 

Entre 2018 et 2022, la France était ainsi le deuxième plus grand fournisseur d’armement à l’Inde, derrière la Russie et devant les États-Unis. 

Frédéric Grare, Mélissa Levaillant et Tara Varma

Des convergences stratégiques croissantes dans l’Indopacifique 

Des visions parallèles de la Chine

Gérer la montée en puissance de la Chine fut une préoccupation indienne bien avant de le devenir pour la France. Déjà traumatisée par la défaite de 1962, l’Inde prit conscience au début des années 1990 que la prospérité chinoise alors nouvelle conférerait inévitablement à cette dernière des capacités militaires accrues et mettrait Pékin en situation d’imposer son hégémonie sur l’ensemble de l’Asie. La France comprit plus tardivement l’impact d’une présence chinoise accrue sur le littoral de l’océan Indien, n’en prenant véritablement conscience qu’en 2016 lors de la construction d’une base chinoise à Djibouti.

La France et l’Inde convergent aujourd’hui dans un même refus d’une quelconque hégémonie chinoise et des conséquences potentielles pour leurs intérêts régionaux et globaux respectifs, notamment dans l’océan Indien. Mais elles convergent également dans une approche « non-antagoniste » de la Chine. Aucun des deux pays ne souhaite s’engager dans une confrontation directe, militaire ou non, d’endiguement, avec cette dernière. Leurs politiques respectives à l’égard de la Chine incluent des éléments de dissuasion, de contrainte, mais également de coopération, en jouant sur l’ensemble de la gamme des instruments possibles allant du normatif au militaire. L’objectif recherché pour l’Inde comme pour la France est un rééquilibrage aussi pacifique que possible de la relation.

La France et l’Inde convergent aujourd’hui dans un même refus d’une quelconque hégémonie chinoise et des conséquences potentielles pour leurs intérêts régionaux et globaux respectifs, notamment dans l’océan Indien. 

Frédéric Grare, Mélissa Levaillant et Tara Varma

Cette similitude des perspectives se retrouve dans une même approche d’un « Indopacifique ouvert et inclusif » dans lequel la coopération avec la Chine n’est pas pensée comme concession inévitable à cette dernière, mais comme instrument de gestion de l’asymétrie de puissance avec Pékin. Elle se traduit dans les deux cas par une volonté de diminuer la dépendance à l’égard de Pékin — notamment dans le domaine des technologies critiques. L’autre objectif est de réduire l’espace politico-stratégique dans lequel opère la Chine, en jouant au mieux des mécanismes du multilatéralisme compris comme construction sans cesse renouvelée au service d’objectifs divers et dans des constructions changeantes. En matière sécuritaire, le multilatéralisme est vu par les deux partenaires comme un moyen de contrer la diplomatie coercitive de la Chine dans la région et de prévenir la construction ou l’utilisation de toute infrastructure susceptible d’y optimiser l’efficacité d’opérations chinoises dans un éventuel environnement de conflit.

Une même quête d’autonomie stratégique

Les deux pays se retrouvent également sur la définition du concept d’autonomie stratégique auquel l’un et l’autre sont profondément attachés. En Inde comme en France, l’autonomie stratégique peut être définie comme « une stratégie de contrôle de la dépendance visant à préserver l’indépendance à la fois sans la prise de décision en matière de politique étrangère et à protéger les actifs stratégiques1 ». De fait, l’un et l’autre entendent maintenir leur capacité propre de manœuvre sur la scène internationale.  

Pour l’Inde comme pour la France cependant, le concept d’autonomie stratégique intègre une conscience aiguë de leurs limites capacitaires respectives. Il ne saurait ainsi être assimilé à une quelconque volonté d’autarcie. Si l’idée d’auto-suffisance n’est pas absente des réflexions indiennes et guide pour partie les choix politiques de New Delhi, elle reste au mieux un objectif de moyen, voire de long terme. Les dirigeants indiens sont conscients des difficultés d’une montée en gamme et se satisfont pour partie de transferts de productions, qui leur permettent de répondre à la fois à un besoin d’affichage et de créations d’emplois, tout en ouvrant la voie à des transferts effectifs de technologie.

Par ailleurs, s’il n’est nullement exclusif d’alliances pour la France, ou de partenariats stratégiques pour l’Inde, le concept d’autonomie stratégique renvoie à des réalités distinctes dans les deux pays. L’Inde refuse en effet toute automaticité des engagements impliqués par les alliances militaires quand la France se positionne résolument comme un membre actif de l’Alliance atlantique.

Pour l’Inde comme pour la France, le concept d’autonomie stratégique intègre une conscience aiguë de leurs limites capacitaires respectives.

Frédéric Grare, Mélissa Levaillant et Tara Varma

Il ne fait enfin réellement sens, pour les deux pays, que par rapport aux États-Unis. De ce point de vue cependant, les objectifs et les trajectoires divergent. Le concept d’autonomie constitue pour l’Inde le cadre de sa coopération stratégique avec les États-Unis. Dans un contexte de montée en puissance de la Chine, elle s’interdit le recours aux alliances militaires par refus de l’automaticité des engagements conflictuels qu’impliquent ces dernières. La France entend elle aussi rester maîtresse de ses engagements mais inscrit parallèlement son action dans le cadre de l’Alliance atlantique.

Le concept d’indépendance stratégique n’en n’autorise pas moins à l’Inde — comme à la France — une coopération industrielle et technologique de défense lui permettant de maintenir l’asymétrie de puissance avec Pékin dans des proportions raisonnables, sans contraindre Delhi à changer radicalement son mode de gestion du rival chinois. Cette relative souplesse a permis, notamment depuis la fin des années 1990, un rapprochement avec Washington qui ne s’est jamais démenti et n’a fait au contraire que s’amplifier avec l’accroissement de la menace chinois.

Convergences stratégiques dans l’océan Indien

Alors que l’Inde a longtemps considéré l’océan Indien comme son « pré carré » exclusif, New Delhi a quelque peu assoupli cette politique dans les années 2010. Le gouvernement indien considère aujourd’hui la consolidation de ses partenariats régionaux en Indopacifique comme étant l’un des piliers de sa politique de « Sécurité et croissance pour tous dans la Région », SAGAR (« Security and Growth for All in the Region »), présentée pour la première fois en mars 2015 par le Premier ministre indien à l’Île Maurice. En 2016, l’établissement d’un dialogue de sécurité maritime entre la France et l’Inde a joué un rôle clef pour faire prendre conscience à l’Inde de la place de la France comme puissance riveraine de l’océan Indien, et des convergences stratégiques existant pour approfondir la coopération bilatérale régionale. Pour la France, l’océan Indien représente en effet 20 % de sa Zone économique exclusive (ZEE). Paris dispose à la fois de forces militaires prépositionnées (La Réunion), mais aussi de forces de présence (aux Émirats arabes unis et à Djibouti). Lors de la visite du Président Macron en Inde en 2018, les deux pays ont affirmé au plus haut niveau leur volonté de coopération dans la région, avec l’adoption d’une vision stratégique commune pour la France et l’Inde dans l’océan Indien2. La feuille de route pour l’Indopacifique, signée lors de la visite de Narendra Modi en France en juillet dernier, vient compléter cette vision commune en soulignant des objectifs de coopération futurs.

Alors que l’Inde a longtemps considéré l’océan Indien comme son « pré carré » exclusif, New Delhi a quelque peu assoupli cette politique dans les années 2010.

Frédéric Grare, Mélissa Levaillant et Tara Varma

Les axes de coopération bilatérale dans l’océan Indien sont multiples. D’une part, il s’agit d’assurer la sécurité de leurs intérêts souverains et économiques dans la zone, en renforçant notamment l’interopérabilité de leurs forces armées. L’exercice maritime bilatéral VARUNA, qui existe depuis 1998, a pris une ampleur de plus en plus grande en intégrant des dimensions sous-marine et aéro-maritimes. Les armées indiennes et françaises travaillent aussi conjointement avec d’autres partenaires, comme l’a montré la mise en œuvre de l’exercice La Pérouse, organisé par la France avec le Japon, les États-Unis, l’Australie et l’Inde en 2021. Les deux armées coopèrent également dans le domaine de la surveillance et de la sûreté maritime. La France était ainsi le premier État à placer un officier de liaison au sein du centre de fusion de l’information pour l’océan Indien ouvert en Inde, à Gurgaon, en décembre 2018. Depuis 2019, l’Inde déploie régulièrement des avions de patrouille maritime à la Réunion.

D’autre part, Paris et New Delhi sont engagés dans le renforcement des coopérations à plusieurs sous des formats multiples, dans un espace où les organisations multilatérales sont encore peu structurées et peu efficaces pour répondre aux grands défis de la région. Pour Paris, l’Inde est un pilier de sa stratégie de multiplication des coopérations en Indopacifique. En mai 2018, lors de son discours prononcé à Garden Island en Australie, le Président Macron parlait ainsi d’un axe « France-Inde-Australie ». Cette coopération, qui s’est traduite par une rencontre ministérielle en 2022, pourrait en particulier se déployer dans l’océan Indien, où la France a intérêt à renforcer la présence australienne dans la zone. Une coopération trilatérale entre la France, l’Inde et les Émirats arabes unis existe également depuis 2023. Elle s’est traduite dans l’océan Indien par un premier exercice maritime trilatéral, réalisé en juin dernier. Comme mentionné plus haut, ces initiatives sont une manière d’apporter un élément de complémentarité et de solidarité stratégique, dans un espace où la compétition sino-américaine se fait de plus en plus ressentir. Paris et New Delhi explorent également la possibilité de mettre en place des coopérations bilatérales dans des États tiers, visant notamment à soutenir des projets liés au climat et aux infrastructures critiques et numériques. Ainsi, un fonds trilatéral pour la coopération en Indopacifique a été annoncé en 2022, et les deux chefs d’États se sont engagés dans leur feuille de route sur l’Indopacifique à mettre en œuvre rapidement des projets concrets. Les pays receveurs pourraient être ceux de la façade maritime orientale de l’Afrique, qui sont particulièrement exposés à l’influence croissante de la Chine. 

Les deux partenaires sont également très impliqués dans le renforcement des organisations multilatérales régionales, pour la plupart initiées par l’Inde à la fin des années 1990. En 2022, l’Inde soutient l’adhésion de la France comme membre à part entière de l’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA, Indian Ocean Rim Association) ; la France a quant à elle soutenu l’adhésion de l’Inde comme membre observateur au sein de la Commission de l’océan Indien. Les deux pays coopèrent également de façon étroite au sein du Symposium naval de l’océan Indien, que la marine française préside également en 2022.

Pour Paris, l’Inde est un pilier de sa stratégie de multiplication des coopérations en Indopacifique.

Frédéric Grare, Mélissa Levaillant et Tara Varma

La coopération régionale franco-indienne dans l’océan Indien est ainsi un exemple de socle commun sur lequel des initiatives concrètes sont prises dans les domaines de la sécurité et de la défense dans un contexte où les enjeux stratégiques liés à la rivalité sino-américaine — mais aussi à l’accroissement des menaces hybrides et des risques associés au dérèglement climatique — sont dimensionnants pour la protection des intérêts stratégiques des deux États. Dans le futur, cette coopération pourrait s’étendre à la zone Pacifique, où la France a une présence active et où l’Inde cherche à renforcer son influence.

Conclusion

Ces convergences n’empêchent nullement des différences bien réelles sur des sujets brûlants comme l’Ukraine, l’Inde, contrairement à la France, ayant refusé de condamner la Russie. Elles traduisent cependant moins des oppositions de principes — l’Inde n’a par exemple cessé de réaffirmer son attachement au respect du droit international et à celui de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États – que de positionnement, Moscou étant pour New Delhi un partenaire un fournisseur d’armement majeur, et à ce jour incontournable. Les deux pays se rejoignent toutefois sur la nécessité d’empêcher l’émergence d’un axe Moscou-Pékin perçu comme potentiellement dangereux pour leurs intérêts et plus largement le bon fonctionnement du système international.

La relation franco-indienne n’est pas davantage exempte de fragilités potentielles. L’Inde est consciente de la valeur de sa coopération avec la France, mais n’entend se laisser enfermer dans aucune relation exclusive. Dans cette perspective, les éventuelles divergences stratégiques importent moins que la capacité et/ou la volonté de la France à répondre aux attentes indiennes. La prise de décision est, en Inde, dénuée de tout sentimentalisme et s’effectue toujours sur la base d’un intérêt national étroitement défini. La France — avec elle l’ensemble des partenaires de l’Inde — n’a d’importance que pour autant qu’elle réponde aux attentes sécuritaires indiennes. La politique étrangère indienne est,  de ce point de vue, profondément cohérente, animée par le seul impératif de maximisation de l’intérêt national indien. Elle ne saurait être évaluée à l’aune de sa plus ou moins grande proximité avec ses partenaires.

L’Inde est consciente de la valeur de sa coopération avec la France, mais n’entend se laisser enfermer dans aucune relation exclusive.

Frédéric Grare, Mélissa Levaillant et Tara Varma

Ces caractéristiques rendent du reste incompréhensibles les contresens permanents sur le positionnement indien à l’égard du « Sud global » ou des BRICS dans lesquels l’Inde et la Chine sont engagés dans un jeu à somme nulle. Dans l’un et l’autre cas, tout progrès de l’influence indienne marque un recul de la Chine et bénéficie de fait à l’ensemble des rivaux de cette dernière.  Ces considérations ont été depuis longtemps intégrées au plus haut niveau de l’État français où prévaut l’idée selon laquelle une Inde forte et capable de gérer sa relation avec la Chine est dans l’intérêt de la France. Il fait dès lors sens, non seulement d’accompagner la montée en puissance technologique de l’Inde en matière militaire mais de renforcer également la coopération opérationnelle et politique.

Sources
  1. Guillem Monsonis, “India’s Strategic Autonomy dilemma and the Rapprochement with the United States”, Manohar Parrikar Institute for Defense Studies and Analysis, 20 mars 2009.
  2. India-France Joint Statement during State visit of President of France to India, Ministère des affaires étrangères indien, 10 mars 2018.