Emmanuel Macron s’est dit « attaché au maintien d’un dialogue constant et exigeant avec la Chine ». Dans un discours sur les relations UE-Chine, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, qui accompagnera le Président Macron en Chine dans quelques jours, a évoqué la nécessité d’un « échange ouvert et franc ». Cela vous semble t-il possible  ?

Bien sûr, un dialogue exigeant, franc et ouvert avec la Chine est nécessaire. Mais cela sera difficile à établir lors de cette visite, pour trois raisons. Première raison, le Parti communiste chinois refuse catégoriquement, et avec davantage de vigueur qu’auparavant, toute discussion sur les sujets sensibles. Cela inclut Taïwan, le Xinjiang, les enjeux liés aux droits de l’homme au sens large… Ces sujets ont été évoqués sans détour dans le discours d’Ursula von der Leyen, et en soi, cela est déjà problématique pour le Parti communiste chinois, qui considère qu’il ne faut rien laisser passer. Dès que ces sujets sont évoqués, les interlocuteurs chinois retournent systématiquement la critique, voire humilient leurs interlocuteurs. 

Deuxièmement, un dialogue exigeant avec la Chine risque d’être particulièrement difficile à établir concernant l’invasion russe de l’Ukraine puisque, dès le départ, la caractérisation des faits est divergente (le gouvernement chinois refuse précisément de parler d’« invasion » russe, de condamner les actions et positions de Moscou) et qu’une ambiguïté est stratégiquement entretenue autour de certaines notions. Par exemple, le plan en 12 points publié par la Chine le 24 février 2023 évoque l’importance de respecter la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de tous les pays — sans faire spécifiquement référence à l’Ukraine. 

Troisièmement, le dialogue avec la Chine est rendu difficile du fait d’un phénomène que je dénomme le « definition gap »1. La diplomatie chinoise utilise de plus en plus les mêmes notions que celles employées par la diplomatie européenne (droits de l’homme, état de droit, démocratie, ouverture, multilatéralisme, multipolarité, mondialisation) mais en les vidant de leur sens originel, en faisant référence à tout autre chose. Redéfinir les mots qui posent problème pour entretenir la confusion est une stratégie développée par les autorités chinoises depuis le début du premier mandat de Xi Jinping, et dont il ne faut pas sous-estimer la portée. Elle le fait désormais aux côtés de la Russie, en prônant le relativisme : il n’existerait pas de valeurs universelles, la Chine et la Russie seraient « démocratiques » et les autres formes de démocraties ne seraient pas « supérieures » aux leurs — c’est ce que les deux dirigeants ont déclaré lors de leur rencontre à Moscou. Ce relativisme était déjà défendu dans le communiqué conjoint du 4 février 2022, publié à l’issue de la visite de Vladimir Poutine à Pékin, à l’occasion des Jeux olympiques d’hiver.

La diplomatie chinoise utilise de plus en plus les mêmes notions que celles employées par la diplomatie européenne (droits de l’homme, état de droit, démocratie, ouverture, multilatéralisme, multipolarité, mondialisation) mais en les vidant de leur sens originel, en faisant référence à tout autre chose.

Alice Ekman

Justement, comment analysez-vous la visite d’État du président chinois en Russie qui s’est tenue il y a dix jours ? 

Cette visite confirme le rapprochement entre les deux pays. En réalité, cela fait neuf ans que le rapprochement sino-russe est sous-estimé. En 2014, après l’annexion de la Crimée, quand la Russie s’est tournée vers la Chine en signant des accords énergétiques importants avec elle, certains ont évoqué une coopération pragmatique et de court terme. La relation bilatérale était souvent qualifiée de simple « mariage de raison ». C’était oublier à la fois l’éventail des secteurs de coopération entre les deux pays (énergétique, mais aussi militaire, spatiale, diplomatique), et les motivations plus profondes qui rassemblent les deux pays — en premier lieu leur vif ressentiment contre ce qu’ils appellent l’« Occident ». Il existe de réelles convergences politiques et idéologiques entre Pékin et Moscou, des visions compatibles de l’avenir du monde et la désignation d’un ennemi commun. Le Parti communiste chinois se voit dans le même camp que celui de la Russie de Vladimir Poutine. En Chine, le discours officiel est de plus en plus violent et conclut toujours que les crises régionales et internationales ont été causées en premier lieu par les États-Unis et leurs alliés, accusés de fomenter en sous-main des « révolutions de couleur »2. Ce discours était auparavant sous-jacent en Chine, mais aujourd’hui il s’expose au grand jour, avec une virulence que l’on n’avait plus vue depuis Mao.

Le communiqué conjoint signé par les deux présidents lors de la visite de Xi Jinping à Moscou indique justement que les deux pays s’engagent à renforcer leur coopération pour prévenir les « révolutions de couleur ». Les deux pays se soutiennent dans leur opposition à tout changement de régime, en premier le leur. C’est évident. Il ne faut pas chercher à analyser trop intelligemment les déclarations officielles — il faut les prendre au mot. Ce n’est pas un hasard si Xi Jinping a affirmé publiquement sa confiance dans la réélection de Vladimir Poutine en 2024, ni que ce dernier a encore une fois félicité Xi Jinping pour la prolongation de son propre mandat. 

L’invasion de l’Ukraine a-t-elle accéléré ou au contraire freiné le rapprochement sino-russe ?

Depuis le début de la guerre, la Chine n’a engagé aucune distanciation vis-à-vis de son partenaire stratégique. Au contraire, la relation bilatérale s’est consolidée à plusieurs niveaux. Pékin a renforcé sa coopération énergétique, économique et diplomatique avec Moscou depuis le début de l’invasion russe, malgré le risque de sanctions secondaires et le mécontentement de l’Union européenne. Le volume total des échanges entre la Chine et la Russie a augmenté en 2022 de près de 30 % sur un an par rapport à 2021 — d’après les chiffres des douanes chinoises publiés mi-janvier 2023. De nouveaux contrats énergétiques ont été signés, à des tarifs préférentiels pour la Chine et négociés en yuan, pour contourner le dollar. En mai 2022, la Russie est devenue le premier fournisseur de pétrole de la Chine. Sur le plan diplomatique, la Chine a tout fait pour éviter que la Russie devienne un État paria, en multipliant les échanges bilatéraux de hauts niveaux depuis le début de la guerre, en coopération avec elle au sein du G20, des BRICS et autres enceintes multilatérales. En avril 2022, la Chine s’est en vain opposée à la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

Sur le plan diplomatique, la Chine a tout fait pour éviter que la Russie devienne un État paria, en multipliant les échanges bilatéraux de hauts niveaux depuis le début de la guerre, en coopération avec elle au sein du G20, des BRICS et autres enceintes multilatérales.

Alice Ekman

En parallèle, la Chine a continué de mener des exercices militaires conjoints avec la Russie  : en mer de Chine orientale fin 2022, au large des côtes sud-africaines en février (avec l’Afrique du Sud), au large du golfe d’Oman (avec l’Iran) en mars.

La visite de Xi Jinping en Russie a consolidé le soutien politique mutuel entre les deux pays, face à ce qu’ils considèrent être la menace occidentale. Sur le plan géostratégique, ils condamnent tous les deux l’existence de l’AUKUS (l’accord de coopération militaire entre les Etats-Unis, l’Australie et la Grande-Bretagne), de stratégies « indo-pacifiques » et de l’OTAN — dont ils se sont dits préoccupés par sa présence grandissante en Asie. La volonté commune de créer ensemble un nouvel ordre mondial constitue la force motrice du rapprochement sino-russe. 

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Mais cette relation apparaît pourtant de plus en plus déséquilibrée  ?

Bien sûr, il existe un déséquilibre économique entre la deuxième et la onzième économie mondiale. Mais cela n’a pas empêché — et n’empêche toujours pas — la consolidation progressive du rapprochement, parce que l’objectif de long terme est politique, idéologique et géostratégique. 

De plus, le déséquilibre ne s’observe pas dans tous les domaines. La Chine est consciente que la Russie est un membre du Conseil de sécurité de l’ONU, que c’est une puissance militaire nucléaire – malgré les limites que l’on constate actuellement en Ukraine ; c’est aussi une puissance diplomatique, spatiale et une force en matière de propagande. Par ailleurs, dans sa communication, la Chine ménage la Russie. Par exemple, depuis 2013, elle n’a cessé de rassurer la Russie au sujet des Nouvelles Routes de la soie, en lui affirmant que ce n’était pas un projet concurrent.

Aujourd’hui, il est à la mode de parler de « vassalisation de la Russie par la Chine ». L’expression me dérange, car elle peut sous-entendre que le rapprochement sino-russe n’est pas tenable — ce que l’on affirmait déjà il y a 9 ans, et ce qui s’est révélé faux.

Il est à la mode de parler de « vassalisation de la Russie par la Chine ». L’expression me dérange, car elle peut sous-entendre que le rapprochement sino-russe n’est pas tenable — ce que l’on affirmait déjà il y a 9 ans, et ce qui s’est révélé faux.

Alice Ekman

Dans votre livre Dernier vol pour Pékin, vous décrivez une Chine qui, après une phase d’ouverture à l’Occident, aurait fait le choix de se fermer à lui : la compétition prendrait le pas sur la coopération. Ce changement d’attitude était-il selon vous prémédité, l’ouverture n’étant qu’un leurre ou une opportunité pensés dès l’origine comme temporaires ? Résulte-t-il plutôt d’un revirement lié à une déception chinoise à l’égard des résultats de cette ouverture à l’Occident ?

Cette fermeture plus marquée — qui est une évolution mais pas un changement de cap — est le résultat du renouveau idéologique observé depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping fin 2012. Pour le secrétaire général du PCC, il est temps — maintenant que la Chine a consolidé son statut de deuxième puissance économique mondiale — de revenir aux fondamentaux du « socialisme à caractéristiques chinoises », ce qui inclut notamment un renforcement de la formation et du contrôle idéologique des cadres du Parti, une opposition plus stricte et systématique aux idées libérales défendues par ce que le PCC appelle les « forces occidentales hostiles », et un recadrage de l’économie. 

La Chine va probablement continuer à se fermer davantage à une partie du monde, notamment aux journalistes étrangers et plus généralement aux occidentaux résidant en Chine. Sous Xi Jinping, le PCC estime qu’il doit plus que jamais lutter contre les influences étrangères sur son territoire, et contre les protestations locales qui, lorsqu’elles se font jour, sont réinterprétées comme des manipulations provenant de l’extérieur. Mais il estime aussi qu’il doit désormais contre-attaquer à l’international, souligner le déclin présumé de l’Occident et frapper fort pour accompagner ce déclin. 

En parallèle à cette fermeture aux idées, on observe une fermeture progressive de l’économie chinoise. Le rôle du Parti dans l’économie et la société est de plus en plus fort. Un nombre croissant de secteurs (nouvelles technologies, divertissement, éducation privée) sont recadrés par les autorités. Xi Jinping a appelé dans son discours d’ouverture du 20e Congrès prononcé le 16 octobre 2022 à lutter contre « le culte de l’argent », « l’hédonisme » ou encore « l’égocentrisme ». Il avait déjà appelé auparavant les jeunes à avoir « une bonne moralité ». Il est probable qu’on assiste dans les prochaines années à un recadrage par le PCC des modes de consommation, et plus largement des mœurs de la population chinoise, avec des appels à consommer davantage chinois pour tendre vers l’autosuffisance, mais aussi à consommer plus modérément pour se détourner des pratiques de « débauche » occidentale, qui selon le Parti ne devraient pas être celles d’un pays socialiste. La fermeture de la Chine à l’Occident, qui avait commencé avant la crise pandémique, est une tendance de long terme.

Comment se manifeste concrètement l’anti-occidentalisme dont vous pointez le développement à Pékin ? Est-il l’apanage des apparatchiks du PCC, ou bien est-il aussi répandu au sein de la population ?

L’instrumentalisation de l’histoire nourrit aujourd’hui la diplomatie dite des « loups guerriers », qui est devenue particulièrement offensive depuis 2019 et qui est toujours en vigueur. Cette instrumentalisation est alimentée par les livres scolaires, qui ont été revus en 2021 et dans lequel le Parti se targue d’avoir lavé les humiliations des siècles passés. Ce sentiment d’avoir été humilié par l’Occident et le désir de revanche sont pleinement intégrés au sein de la fonction publique chinoise, y compris au sein des institutions de politique étrangère.

L’Occident est-il perçu en Chine comme un bloc monolithique ? Les regards portés sur l’Europe d’une part et les États-Unis de l’autre sont-ils différents ?

Pas comme un bloc monolithique, mais comme un ensemble de pays ennemis. Les États membres de l’Union européenne sont classés par la diplomatie chinoise dans la catégorie péjorative des « occidentaux », au même titre que les États-Unis ; mais ce sont pour Pékin des occidentaux utiles, dans le sens où un renforcement de la coopération entre la Chine et certains des États membres de l’Union européennes est en mesure de générer des tensions transatlantiques, et donc d’affaiblir le camp occidental. C’est avant tout pour cette raison que la diplomatie chinoise adore le concept européen d’« autonomie stratégique », et qu’elle appelle à la mise en place d’une « vraie » autonomie. 

Les États membres de l’Union européenne sont pour Pékin des occidentaux utiles, dans le sens où un renforcement de la coopération entre la Chine et certains des États membres de l’Union européennes est en mesure de générer des tensions transatlantiques, et donc d’affaiblir le camp occidental.

Alice Ekman

Dans le même temps, lorsque des pays européens s’expriment sur le Xinjiang ou la situation des droits de l’homme en Chine, ils sont qualifiés de « chiens errants » — expression maoïste toujours en vigueur —, de suiveurs des États-Unis. Mais l’offensive de charme lancée ces derniers mois par Pékin vis-à-vis de l’Europe ne doit pas masquer un constat évident  : l’Europe n’est perçue à Pékin ni comme un partenaire prioritaire, ni comme un partenaire de long terme de la Chine. Toutes les initiatives de coopération lancées récemment par la Chine s’adressent en priorité aux pays dits « en développement ». Un exemple parmi d’autres  : l’Initiative globale de sécurité (GSI – 全球安全倡议), dont le « concept paper » vient d’être publié3, mentionne l’Afrique à 14 reprises, mais jamais l’Europe4

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La fermeture de la Chine à l’Occident n’est pas selon vous une fermeture au monde, dans la mesure où le pays cherche à la compenser par des partenariats alternatifs. Ceux-ci sont-ils à même de compenser la perte que représenterait pour Pékin une rupture de ses liens avec l’Occident ?

En effet, la rivalité entre la Chine et les États-Unis est souvent analysée comme une rivalité strictement bilatérale, entre deux pays. Mais il s’agit désormais d’une rivalité entre groupes de pays. Alors que l’alliance entre les États-Unis et leurs alliés se renouvelle et se consolide sous différentes formes (stratégies indo-pacifique, sommet des démocraties, Quad, AUKUS), il existe en parallèle côté chinois une stratégie de coalition, une volonté « d’élargir le cercle d’amis de la Chine » comme le déclare Xi Jinping, c’est-à-dire de rallier à ses positions un nombre majoritaire de pays dans les enceintes multilatérales5. Dans certains cas, la diplomatie chinoise y parvient. Ainsi, début octobre 2022, elle est parvenue à rassembler au Conseil des droits de l’homme de l’ONU un nombre majoritaire de pays (19 au total) pour voter contre la tenue d’un débat sur le Xinjiang (défendue initialement par 17 pays). Cet exemple, parmi d’autres, indique que la guerre des nombres est ouverte, que la Chine n’est pas si isolée que cela. 

Pour la Chine, occuper la position dominante passe par une nouvelle division du monde, où les États‐Unis et leurs alliés seraient progressivement marginalisés. Ainsi, le nouvel ordre mondial post‐occidental que souhaite dessiner la Chine ne serait pas marqué par la disparition de l’Occident, mais par sa mise en minorité sur les grands enjeux internationaux, et, en premier lieu, ceux d’intérêts fondamentaux pour la Chine. Dans la stratégie de coalition de la Chine, la Russie occupe naturellement une place centrale, et cette place s’est consolidée au cours de l’année écoulée.

La rivalité entre la Chine et les États-Unis est souvent analysée comme une rivalité strictement bilatérale, entre deux pays. Mais il s’agit désormais d’une rivalité entre groupes de pays.

Alice Ekman

Mais la Chine rejette la notion d’« alliance »  ?

Oui. Tandis que Pékin cultive le flou sur l’étendue de ses partenariats et exclut de signer des traités d’alliance formels, les États‐Unis attendent de leur côté des clarifications de la part de leurs alliés et, parfois, que ces derniers rejettent formellement des initiatives chinoises. Dans cette bataille pour réorganiser l’ordre mondial, la Chine se pose en « challenger ». En ce sens, elle a intérêt à entretenir l’ambiguïté stratégique et à proposer ses initiatives au plus grand nombre. Certains – pas tous – les accepteront. Ce taux d’échec est loin d’être un obstacle car, plus que jamais, son objectif n’est pas de rallier tous les pays à ses positions — elle sait bien que cela serait impossible — mais de mettre en minorité ceux qui sont en désaccord avec les siennes. 

Pékin mise sur ce que j’appelle une « diplomatie comptable », qui vise à bâtir un front contre les pays occidentaux et les présenter à la fois comme une minorité politique et démographique. Une des porte-paroles du ministère chinois des Affaires étrangères soulignait par exemple en mars 2021 sur Twitter que les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l’Union européenne ne représentaient pas plus de 11 % de la population mondiale ; ce notamment pour discréditer la position de ces pays sur le dossier du Xinjiang. Plus récemment, au début du mois de mars, lors d’une conférence de presse, le Ministre chinois des affaires étrangères Qin Gang n’a pas hésité a souligné que les « pays en développement représentent plus de 80 % de la population mondiale et plus de 70 % de la croissance économique mondiale ». Cette approche peut sembler simplificatrice et osée, mais c’est bien le pari que fait actuellement la Chine : marginaliser l’Occident, en le rendant numériquement plus faible que le cercle de pays amis de la Chine, mais aussi minoritaire dans le champ des références politiques et des définitions évoqué plus haut. 

Il ne s’agit pas que de grandes déclarations. En cette période post‐pandémique, la diplomatie chinoise cherche à pousser encore plus loin son objectif d’agrandissement de son « cercle d’amis » et de restructuration de la gouvernance mondiale, en redoublant d’activisme ; en témoigne notamment le lancement de trois initiatives coup sur coup, la Global Development Initiative (GDI), la Global Security Initiative (GSI) et la Global Civilization Initiative (GCI). Encore une fois, cet activisme est tourné en priorité vers ce que la Chine appelle les « pays en développement »  : au lendemain de sa nomination, le ministre des affaires étrangères Qin Gang a effectué une tournée en Afrique (Éthiopie, Gabon, Angola, Bénin et Égypte). En Éthiopie, il a inauguré le nouveau siège du Centre africain pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC Afrique), construit par la Chine ; en Égypte, il a visité le siège de la Ligue arabe. La diplomatie chinoise est également active sur d’autres continents, de l’Amérique latine aux îles du Pacifique, pour lesquelles Pékin vient de nommer un envoyé spécial, Qian Bo, pour consolider les relations tous azimuts, près d’un an après avoir signé un accord de sécurité controversé avec les îles Salomon. 

Pékin mise sur ce que j’appelle une « diplomatie comptable », qui vise à bâtir un front contre les pays occidentaux et les présenter à la fois comme une minorité politique et démographique.

Alice Ekman

La détermination politique pour opérer une telle restructuration est tellement forte qu’elle perdurera, quelles que soient les difficultés économiques que la Chine pourrait rencontrer. Au cours des neuf dernières années, des chercheurs chinois ont affirmé avec véhémence que le système hérité des accords de Bretton Woods – qui ont ébauché les grandes lignes du système financier international mis en place après 1944 – était obsolète, qu’il était temps de tourner la page de la Seconde Guerre mondiale et d’un monde dominé par les « Occidentaux ». Suivant la même ligne, ils affirment désormais que la Covid‐19 et la guerre en Ukraine auraient accéléré l’évolution du paysage international et que le système international faisait face à un « reset », à un nouveau « moment Bretton Woods » où la mondialisation et la gouvernance mondiale devraient être réinventées à l’initiative de la Chine. Cette approche est en partie fondée sur la perception à Pékin que, tous comptes faits, les Occidentaux ne sont pas si puissants que cela au sein des organisations multilatérales, qu’ils y surestiment leurs capacités d’action et leur influence.

Les pays du « Sud global » sont-ils disposés à céder aux sirènes chinoises, quitte à se mettre l’Occident à dos et au risque de devenir dépendants de Pékin ? Que peut leur offrir la Chine pour les convaincre de la suivre ?

En tant que puissance économique, technologique et militaire, la Chine peut leur offrir un certain nombre de choses  : des technologies (de télécommunications, de surveillance), des infrastructures de différentes natures (transports, énergie), des programmes de formation… Ainsi, le gouvernement chinois a annoncé en février qu’il offrirait des programmes de formation dans le domaine de la sécurité à 5000 militaires et policiers de pays en développement au cours des 5 prochaines années. 

Incontestablement, le gouvernement chinois s’est engagé dans la promotion de son modèle à l’étranger. Il ne parle pas explicitement de « modèle » chinois, car il sait que cela serait contre-productif. Mais il parle d’« exemple » chinois, de « solution » chinoise pour le monde, et désormais de « modernisation » chinoise, dont le ministre des affaires étrangères précise qu’elle n’équivaut pas à l’« occidentalisation »6, et qu’elle « offre des solutions » pour faire face aux défis de l’humanité toute entière. 

Assurément, depuis le début de la crise pandémique, l’image de la Chine s’est dégradée dans une partie du monde, notamment en Europe. Il y a eu le refus par les autorités chinoises d’une enquête de l’Organisation mondiale de la santé dans les laboratoires de Wuhan, la mise en place de la politique dite « zéro-covid », le refus de condamner l’invasion russe de l’Ukraine ; mais l’image de la Chine est moins dégradée dans la plupart des pays dits « en développement », vis-à-vis desquels Pékin continue de déployer une offensive de charme de grande ampleur. 

L’image de la Chine est moins dégradée dans la plupart des pays dits « en développement », vis-à-vis desquels Pékin continue de déployer une offensive de charme de grande ampleur.

Alice Ekman

Le commerce adoucit-il les mœurs  ?

Non, en tout cas pas avec la Chine aujourd’hui. Pendant longtemps, on a considéré que l’insertion de la Chine dans l’économie mondiale allait amener le pays dans une direction plus libérale. Or ce n’est pas du tout le cas, au contraire. La Chine est prête à subir des dommages économiques pour défendre ses ambitions politiques et idéologiques. En cas d’arbitrage, les priorités politiques l’emportent désormais sur les gains économiques. C’est ce qu’on a pu constater dans le cas de Hong Kong qui, depuis l’adoption de la loi sur la sécurité nationale en 2020, accuse une perte relative de son attractivité économique et financière au profit d’autres places, comme Singapour. Cette perte n’a pas entraîné d’ajustements dans l’application de cette loi. 

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La « bimondialisation » dont vous diagnostiquez l’émergence sous l’effet du découplage occidentalo-chinois est-elle de nature similaire à la bipolarisation qu’a connue le monde durant la guerre froide ? 

Non. Par « bimondialisation », je désigne un processus plus large de restructuration progressive des échanges commerciaux, avec une Chine qui réduit sur le long terme le volume de ses échanges avec les États‐Unis et d’autres pays considérés comme « hostiles », dans un contexte de sanctions commerciales et technologiques prolongées, pour se recentrer peu à peu vers les pays dits « amis », principalement ceux en développement et émergents. La bimondialisation n’annonce en aucun cas la fin de la mondialisation, mais une restructuration de sa forme telle que nous la connaissions jusqu’à présent : l’ouverture des économies nationales sur le marché mondial existe toujours, mais sous une forme réduite à un groupe de pays et d’acteurs économiques associés, et les liens d’interdépendance qui en résultent sont eux‐mêmes plus limités, davantage circonscrits géopolitiquement que géographiquement. 

La bimondialisation n’annonce en aucun cas la fin de la mondialisation, mais une restructuration de sa forme telle que nous la connaissions jusqu’à présent.

Alice Ekman

Ne peut-on pas envisager cette bimondialisation comme un moindre mal, une forme de coexistence pacifique entre Pékin et Washington qui leur éviterait de tomber dans le « piège de Thucydide » d’un affrontement armé aux conséquences potentiellement désastreuses pour tous ?

Ce n’est pas une coexistence pacifique  : nous sommes entrés dans un monde sans pitié de sanctions et de contre-sanctions, d’application extraterritoriale du droit, mais aussi de rivalités et de restrictions technologiques, qui ne se matérialisent pas uniquement par une course à l’innovation, mais aussi par des cyberattaques, des piratages de satellites, des coupures de câbles sous-marins… La bimondialisation est certes un phénomène qui peut mener à l’émergence progressive de « mondes parallèles » (commerciaux, monétaires, technologiques, militaires…) ; mais ces mondes parallèles n’émergent pas dans un cadre de coexistence pacifique, mais de rivalité féroce. Chaque monde espère que ses technologies, ses normes et standards techniques, ses monnaies ou ses positions diplomatiques seront dominants par rapport à ceux promus par l’autre monde. Non seulement ces mondes ne coopèreront pas, mais ils ne cohabiteront pas non plus paisiblement, chacun de leur côté. Ils pourraient s’attaquer à tous les niveaux, y compris celui de la communication internationale. La Chine, comme la Russie, a déjà développé des stratégies de propagandes offensives et coordonnées, qui visent à dénigrer systématiquement l’Occident — les États-Unis, mais aussi les pays européens  : leur façon de gérer le Covid, la « crise ukrainienne », la pauvreté, le terrorisme… Des mensonges, des insinuations conspirationnistes sont entretenues à grands moyens, et finissent par porter dans une partie du monde et sur nos réseaux sociaux, y compris en contexte électoral. Les menaces internationales qui pèsent sur les systèmes démocratiques sont bien réelles. 

Sources
  1. Alice Ekman, « China and the “Definition Gap” : Shaping Global Governance in Words », The Asian forum, 4 novembre 2017.
  2. Voir par exemple le document publié par le Ministère des affaires étrangères chinois, 美国的霸权霸道霸凌及其危害 (« US hegemony and its perils »), 20 février 2023.
  3. Ministère des Affaires étrangères de la République populaire de la Chine, « 全球安全倡议概念文件 » (Global Security Initiative Concept Paper), 21 février 2023.
  4. Alice Ekman, « China’s global security initiative », EUISS, 2023.
  5. Alice Ekman, « China and the battle of coalitions », EUISS, 6 mai 2022.
  6. Cf. le communiqué de presse du ministère des Affaires étrangères chinois du 7 mars 2023.