La doctrine Morawiecki : le plan de la droite radicale polonaise pour réorganiser l’Europe

Quelques mois avant les élections et plus d’un an après l’invasion de l’Ukraine, le PiS polonais a une nouvelle doctrine européenne. Nous traduisons et commentons pour la première fois en français le « discours de la Sorbonne » de Mateusz Morawiecki prononcé mardi dernier à Heidelberg. Un programme politique à étudier de très près.

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Valentin Behr
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© Uwe Anspach/dpa via AP

Cette semaine, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a prononcé à l’Université d’Heidelberg un discours important qui n’a pas assez été lu. S’inscrivant dans la lignée des prises de parole sur l’avenir de l’Union prononcées par le président de la République française Emmanuel Macron (à la Sorbonne en septembre 2017) et par le chancelier allemand Olaf Scholz (à l’Université de Prague en août 2022). C’est un discours important car, à quelques mois des élections polonaises, il donne à voir le point de vue d’un dirigeant d’Europe centrale, dont le pays a vu son rôle politique au sein de l’Union renforcé depuis la guerre en Ukraine, qualifiée ici de « tournant historique ». Morawiecki y expose une vision des défis qui attendent l’Union, ainsi que des pistes pour y répondre — qui tranchent nettement, radicalement avec celles avancées par ses homologues français et allemand.

Votre Magnificence, Professeur Eitel,

M. le Premier ministre Kretschmann,

Mesdames et Messieurs,

Chers étudiants

Je vous remercie de m’avoir invité à Heidelberg. C’est un grand honneur pour moi de prendre la parole ici, dans l’une des plus anciennes universités du continent. C’est un lieu qui a formé des dizaines de générations d’Européens remarquables. Beaucoup de grands Allemands, bien sûr, mais aussi beaucoup de Polonais. L’un d’entre eux a même été son recteur.

Heidelberg est une ville magnifique, construite et entretenue depuis des générations. Et pourtant, cette ville merveilleuse, qui est à bien des égards un microcosme de l’Europe, a été le témoin de beaucoup de mal, de violence, de guerre et d’atrocités. 

Aujourd’hui, elles reviennent tristement sur notre continent.

L’Europe se trouve à un tournant historique. Plus grave encore que lors de la chute du communisme. Pour l’essentiel, ces changements étaient pacifiques. Aujourd’hui, alors que le monde entier est menacé par une guerre d’agression russe, l’époque d’il y a 70 ou 80 ans nous revient à l’esprit.

Aujourd’hui, je souhaite vous parler de quatre sujets majeurs qui sont essentiels pour l’avenir de l’Europe. Je diviserai donc mon discours en quatre parties.

Dans chacune de ces parties, j’évoquerai ce que je considère comme une question fondamentale, à savoir le rôle des États-nations.

Je commencerai par un premier thème général : 1. Ce que l’histoire de l’Europe nous enseigne aujourd’hui

Ensuite, je passerai à : 2. L’importance de la lutte de l’Ukraine contre la Russie et les conclusions que nous pouvons tirer de la guerre en Ukraine pour l’Europe.

Plus loin, j’aborderai une troisième question : 3. Ce que sont les valeurs européennes et ce qui les menace aujourd’hui ; et enfin, 4. je discuterai du moyen par lequel l’Europe peut adopter le rôle de leader mondial.

  1. Ce qui l’histoire de l’Europe nous apprend. 

Si nous nous demandons ce que l’histoire de l’Europe peut nous apprendre, j’aimerais commencer par évoquer nos relations… polonaises et allemandes.

Nous sommes voisins depuis plus de onze siècles. Nous avons vécu, travaillé, nous nous sommes préoccupés de nos problèmes et les avons résolus, non seulement côte à côte, mais souvent ensemble. Nous avons fondé nos premières universités en même temps – à Cracovie en 1364, à Heidelberg en 1386. Au fil des siècles, il y a eu de nombreux Polonais d’origine allemande ou des Allemands d’origine polonaise et 

slave.

Aujourd’hui, Polonais et Allemands travaillent en étroite collaboration sur le plan économique, ce qui crée une interdépendance.

Nous sommes le cinquième partenaire commercial de l’Allemagne, après la Chine, les États-Unis, les Pays-Bas et la France. Bientôt, nous passerons à la quatrième place, dépassant la France. Puis nous passerons même à la troisième place.

Beaucoup ne le savent pas, mais la Russie occupe la 16e place ; et la Pologne, avec d’autres pays du groupe de Visegrad, est aujourd’hui un partenaire bien plus important que la Chine ou les États-Unis. Il convient de noter à quel point l’Allemagne et la Pologne sont importantes l’une pour l’autre. Bien que nous ayons des points de vue différents sur certaines questions, nous partageons également de nombreux problèmes communs qui doivent être surmontés ensemble.

Morawiecki commence par rappeler l’importance cruciale de la Pologne, et plus généralement des pays d’Europe centrale, en tant que partenaire économique de l’Allemagne, dans un contexte où c’est surtout la dépendance de ce pays (et d’autres en Europe) vis-à-vis du gaz russe qui a été abondamment commentée depuis le début de la guerre en Ukraine. 

L’enjeu ici est de relativiser le caractère supposément périphérique — et donc négligeable, dans le jeu géopolitique et les échanges économiques — de l’Europe centrale vis-à-vis de l’Europe occidentale. Sur l’importance des échanges économiques (inégaux) entre les pays du groupe de Visegrad et leurs voisins européens, on peut renvoyer à Thomas Piketty, « 2018, l’année de l’Europe » (16 janvier 2018). 

La Pologne lutte encore aujourd’hui contre le cruel héritage de la Seconde Guerre mondiale. Après celle-ci, nous avons perdu notre indépendance, notre liberté et plus de 5 millions de citoyens. Les villes polonaises étaient en ruines et plus d’un millier de villages ont été brutalement pacifiés. Alors que l’Allemagne de l’Ouest a pu se développer librement, la Pologne a perdu 50 ans de son avenir à cause de la Seconde Guerre mondiale.

Je ne veux pas trop m’attarder sur ce point dans mon discours, mais je ne peux non plus l’éluder. 

La Pologne n’a jamais reçu de réparation de l’Allemagne pour les crimes de la Seconde Guerre mondiale, pour les destructions et les vols des trésors de la culture nationale.

Après tout, une réconciliation totale entre l’auteur d’un crime et sa victime n’est possible que lorsqu’il y a réparation. En ce moment crucial de l’histoire de l’Europe, nous avons plus que jamais besoin d’une telle réconciliation, car les défis auxquels nous sommes confrontés sont graves.

L’histoire de l’Europe, avec sa plus grande blessure – la Seconde Guerre mondiale – a projeté mon pays, comme beaucoup d’autres, derrière le rideau de fer pendant près d’un demi-siècle.

Avec mes pairs, nous avons grandi, fréquenté l’école, entrepris un travail ou des études à l’ombre des crimes communistes.

Des millions de jeunes Européens vivant derrière le rideau de fer savaient qu’il y avait la liberté d’un côté et le colonialisme russe de l’autre ; la souveraineté pour les uns, la domination impériale pour les autres.

D’un côté, une Europe libre tant désirée. De l’autre, un totalitarisme barbare ; une vie sous le talon de la Russie soviétique. Si quelqu’un nous avait dit que nous vivrions pour voir la fin du communisme, nous ne l’aurions pas cru ; comme la plupart des experts occidentaux de la Russie soviétique.

Et pourtant, c’est arrivé ! Solidarność, la guerre en Afghanistan, le pape Jean-Paul II et la position ferme des États-Unis à l’époque de Reagan ont conduit à la chute du communisme criminel.

Le temps de la démocratie était venu.

Aujourd’hui, je voudrais souligner le rôle de la souveraineté de l’État-nation dans le maintien de la liberté des nations. La lutte des nations asservies d’Europe centrale était, au fond, une lutte pour la souveraineté nationale.

Cette question a uni tous les patriotes à travers le spectre politique, parce que nous étions convaincus que nos droits et nos libertés ne pouvaient être sauvegardés que dans le contexte d’États souverains retrouvés.

Avec ce rappel historique, Morawiecki s’inscrit dans la continuité de la « politique historique » prônée par le PiS, qui consiste à défendre le « point de vue polonais » sur l’histoire afin de prétendre à une grandeur morale à opposer à ses voisins, en particulier l’Allemagne. Cela s’est notamment traduit, récemment, par les demandes adressées par le gouvernement polonais à son homologue allemand au sujet de réparations de guerre pour les immenses pertes humaines et matérielles causées par le IIIe Reich à la Pologne au cours de la Seconde Guerre mondiale. Sur ce sujet épineux, auquel le gouvernement allemand a opposé une fin de non-recevoir en considérant que l’affaire était close sur le plan juridique, voir Mateusz Piątkowski, « The legal questions behind Poland’s claim for war reparations from Germany » (Notes From Poland, 9 septembre 2022).

Morawiecki présente également, conformément aux interprétations valorisées par son camp politique, c’est-à-dire la droite nationaliste et anticommuniste, l’expérience communiste en Pologne comme une simple occupation soviétique, face à laquelle la société polonaise se serait dressée tout entière avant de se libérer grâce à ses mobilisations (Solidarność, Jean-Paul II) et au soutien américain (Reagan). Cette vision simpliste d’une histoire plus complexe puise aussi ses racines dans une histoire personnelle  : le père de Mateusz, Kornel Morawiecki (1941-2019), fut une figure importante de l’opposition anticommuniste, en fondant notamment l’organisation clandestine « Solidarność Walcząca » (« Solidarité combattante ») à Wroclaw en 1982, durant l’état de guerre, après que le syndicat Solidarność eut été interdit et ses dirigeants placés en détention.

C’est en vertu de cet héritage historique, celui d’une nation ayant lutté au cours de son histoire pour l’indépendance, notamment contre les totalitarismes nazi et soviétique au XXe siècle, que Morawiecki présente l’État-nation comme non seulement cher aux Polonais, mais aussi comme le principal garant de la démocratie face aux tentations impérialistes, argumentaire qu’il développe ensuite au sujet de l’Union européenne.

Sur la politique historique en Pologne, on se permet de renvoyer à Valentin Behr, « Genèse et usages d’une politique publique de l’histoire. La ‘politique historique’ en Pologne », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 46, no. 3, 2015, ainsi qu’au dossier coordonné par Frédéric Zalewski, « La ‘politique historique’ en Pologne. La mémoire au service de l’identité nationale », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 1, no. 1, 2020.

Et nous avions raison. Cela a été particulièrement évident pendant les périodes de crise sociale et économique. Même pendant la récente crise du COVID-19, nous avons vu que des États-nations efficaces sont essentiels pour protéger la santé des citoyens.

Auparavant, lors de la crise de la dette, nous avons constaté un conflit évident entre les pays du sud de l’Europe, la Grèce, l’Italie et l’Espagne, et les institutions supranationales qui prenaient des décisions économiques en leur nom sans mandat démocratique.

Dans les deux cas, nous avons rencontré les limites de la gouvernance supranationale en Europe.

En Europe, rien ne garantira mieux la liberté des nations, leur culture, leur sécurité sociale, économique, politique et militaire que les États-nations. Les autres systèmes sont illusoires ou utopiques.

Ils peuvent être renforcés par des organisations intergouvernementales et même partiellement supranationales, comme l’Union européenne, mais les États-nations européens ne peuvent pas être remplacés.

En mentionnant la crise des dettes souveraines et celle du Covid-19 dans sa profession de foi en faveur d’une Europe des nations, Mateusz Morawiecki semble oublier au passage les importants fonds de recouvrement mis en place au niveau européen pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie. Le versement de ces fonds à la Pologne a fait l’objet d’un bras de fer avec la Commission européenne, qui a tenté d’en faire un levier pour obtenir du gouvernement polonais qu’il revienne sur certaines de ses réformes du système judiciaire, accusées de remettre en cause l’État de droit. Plus fondamentalement, sa dénonciation des « institutions supranationales » opérant « sans mandat démocratique » pose la question, ancienne et récurrente, du respect par les États membres de traités qu’ils ont signés et ratifiés — notamment par référendum au moment de l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne en 2004. Cette question est au cœur de la suite du discours, au moment d’évoquer les valeurs européennes et l’avenir de l’Union.

L’Europe est née bien avant la République américaine, dont l’unité s’est également forgée à travers la guerre civile. C’est pourquoi il est si trompeur de se référer à cette analogie historique.

Tout système politique qui ne respecte pas la souveraineté d’autrui, la démocratie ou la volonté élémentaire de la nation, conduit tôt ou tard à l’utopie ou à la tyrannie.

C’est l’Europe chrétienne qui a donné naissance à une civilisation plus respectueuse de la dignité humaine que toute autre. Cette civilisation mérite d’être protégée. Surtout face à des civilisations au cœur dur et de plus en plus fortes, pour lesquelles les valeurs démocratiques et libérales n’ont pas d’importance. Nous voulons construire une Europe forte pour relever les défis mondiaux du XXIe siècle.

C’est la taille de l’Union européenne qui en fait une force significative dans le monde, et non son système décisionnel de plus en plus incompréhensible. Nous avons besoin d’une Europe qui soit forte grâce à ses États-nations, et non d’une Europe construite sur leurs ruines. Une telle Europe n’aura jamais de force, car la puissance politique, économique et culturelle de l’Europe découle de l’énergie vitale fournie par les États-nations.

Les alternatives sont soit une utopie technocratique, que certains à Bruxelles semblent envisager, soit un néo-impérialisme, qui a déjà été discrédité par l’histoire moderne.

La lutte des nations européennes pour la liberté n’a pas pris fin en 1989. Notre frontière orientale en est le meilleur témoin.

2. J’aimerais maintenant passer à une question d’une importance capitale pour l’Europe : l’Ukraine.

Je discuterai de l’importance de la lutte de l’Ukraine du point de vue de nos valeurs européennes communes. En outre, j’exposerai les conclusions que nous devrions en tirer.

Pour quoi les Ukrainiens se battent-ils vraiment aujourd’hui ? Pour quoi sont-ils prêts à risquer leur vie ? Pourquoi ne se sont-ils pas rendus immédiatement à la deuxième armée la plus puissante du monde ?

La lutte des Ukrainiens pour le droit à l’autodétermination nationale est une nouvelle manifestation héroïque de la défense de l’État-nation et de la liberté. Mais pour avoir la volonté de se battre, il faut vraiment croire en ce pour quoi on se bat.

Aujourd’hui, les Ukrainiens ne se battent pas seulement pour leur propre liberté. Depuis le 24 février 2022, ils se battent aussi quotidiennement pour la liberté de toute l’Europe. Et c’est aussi notre avenir qui dépend de l’évolution de cette guerre. La défaite de l’Ukraine serait la défaite de l’Occident. En fait, de l’ensemble du monde libre. Une défaite plus grande que celle du Viêt Nam. Après une telle défaite, la Russie frapperait à nouveau en toute impunité et le monde tel que nous le connaissons changerait radicalement. Une longue série d’incursions dangereuses dans l’inconnu s’ensuivrait. La défaite du monde libre enhardirait probablement Poutine, tout comme l’apaisement des années 1930 a enhardi Hitler.

Morawiecki décrit le combat des Ukrainiens contre les envahisseurs russes comme un combat d’ordre civilisationnel et politique, dont les implications dépassent ce conflit  : les Ukrainiens se battent « pour notre liberté et la vôtre », pour reprendre un slogan polonais (« za wolność naszą i waszą ») formulé au XIXe siècle lors des insurrections anti-tsaristes, repris par la suite par les combattants polonais au cours de la Seconde Guerre mondiale, et qui a retrouvé une actualité depuis le 24 février 2022, notamment dans les discours officiels polonais et ukrainiens. 

Au-delà du symbole, cela renvoie aussi à un imaginaire collectif répandu dans les sociétés d’Europe centrale et orientale qui craignent d’être sacrifiées par leurs alliés Occidentaux au profit de la Russie  : c’est le mythe de Yalta comme « trahison des alliés », d’où les associations multiples, dans le discours de Mateusz Morawiecki, entre Poutine, Hitler et Staline.

Poutine, comme Hitler à l’époque, jouit également d’un énorme soutien public. Il n’est pas exagéré de dire que nous sommes confrontés à la menace d’une troisième guerre mondiale. Pour éviter cette issue, il faut cesser de nourrir la bête.

L’histoire se déroule sous nos yeux.

Lorsque nos enfants liront leurs manuels scolaires, ils se demanderont si nous avons fait assez pour leur assurer un avenir paisible. Avons-nous pensé à eux et au bien à long terme de nos pays ou seulement au confort à court terme et au report des décisions difficiles à plus tard ?

Avons-nous tiré les leçons des erreurs du passé ou allons-nous continuer à les répéter ?

Maintenant, quelques remarques sur ce point :

2.1 Pourquoi l’Ukraine est un tournant dans l’histoire de l’Europe ? 

Jusqu’au 24 février, j’avais entendu dire que Poutine n’attaquerait pas l’Ukraine.

De nombreux hommes politiques européens ont préféré le croire, espérant qu’il serait possible de poursuivre le « Wandel durch Handel » avec la Russie aux dépens de l’Europe centrale.

Dans ce contexte, revenons à la question : pourquoi les Ukrainiens se battent-ils ? S’ils ne s’intéressaient qu’aux biens matériels et n’étaient pas unis par leur sens de la communauté, ils auraient abandonné depuis longtemps.

C’est sur cela que comptait Poutine. Il pensait que les Ukrainiens choisiraient la paix plutôt que la liberté. Mais il s’est trompé. Quelle a été l’erreur du Kremlin ? Poutine n’est pas un fou, comme voudraient le faire croire beaucoup de ceux qui font des affaires avec lui depuis 20 ans. Poutine était aveuglé par sa propre vision du monde. Il n’a pas su voir que les Ukrainiens formaient une nation.

Et maintenant qu’ils ont enfin leur propre État-nation – même s’il est loin d’être parfait – ils sont prêts à sacrifier leur vie pour lui.

La propagande russe prétend qu’il n’existe pas de nation ukrainienne distincte. Nous connaissons tous le dicton : « si les faits ne correspondent pas à la théorie, changez les faits ». C’est pourquoi la Russie tente d’expliquer aux Ukrainiens, par la force, qu’ils n’ont pas droit à une identité nationale.

Et pourtant, ce sont les petits-enfants des soldats qui risquent aujourd’hui leur vie pour une Ukraine libre qui diront un jour fièrement à l’école : « mon grand-père s’est battu près de Kherson ! », « Et le mien a repoussé l’assaut sur Kiev ! », ou encore « Mon grand-père est mort à Mariupol. »

Et les soldats d’aujourd’hui, ces futurs grands-parents, savent qu’ils se battent aussi pour que leurs petits-enfants puissent vivre dans un pays libre. Souvenons-nous : Une nation est une communauté de vivants, de morts et d’enfants à naître.

Aujourd’hui, l’Europe est témoin de crimes commis au nom d’une idéologie antinationale. C’est ce qui motive Poutine : la volonté d’éliminer toute différence, de détruire toutes les identités nationales et de les fondre dans le grand empire russe.

La propagande russe n’a cessé d’accuser faussement les Ukrainiens de fascisme.

C’est exactement ce que Staline a dit : « Traitez vos adversaires de fascistes ou d’antisémites. Il suffit de répéter ces épithètes suffisamment souvent ».

Il faut le dire clairement : un fasciste est quelqu’un qui veut détruire d’autres nations. C’est quelqu’un qui viole les droits de l’homme et piétine la dignité humaine. Le fasciste aujourd’hui, c’est Vladimir Poutine et tous les complices de l’agression russe. En tant qu’Européens, nous avons le devoir de nous opposer au fascisme russe. C’est cela l’identité européenne.

Maintenant…

2.2 Quelles leçons tirer de la guerre en Ukraine ? 

Les Ukrainiens d’aujourd’hui nous rappellent ce que devrait être l’Europe. Chaque Européen a droit à la liberté individuelle et à la sécurité. Chaque nation a le droit de prendre des décisions clés sur l’avenir de son territoire.

La démocratie peut être mise en œuvre au niveau municipal, régional ou national, partout où il existe des liens fondés sur une identité commune. Par conséquent, un vote dans lequel 140 millions de Russes voteraient « pour » l’incorporation de l’Ukraine à la Russie et 40 millions d’Ukrainiens voteraient « contre » ne serait pas démocratique, n’est-ce pas ?

Quelles autres leçons peut-on tirer de plus d’un an de guerre en Ukraine ? Une chose est claire pour moi : La politique consistant à « conclure des accords » avec la Russie est en faillite.

Ceux qui, pendant des décennies, ont voulu une alliance stratégique avec la Russie et ont rendu les pays européens dépendants d’elle pour leur énergie, ont commis une terrible erreur. Ceux qui ont mis en garde contre l’impérialisme russe et qui ont répété à maintes reprises qu’il ne fallait pas faire confiance à la Russie avaient raison.

Ceux qui, pendant de nombreuses années, ont financé les préparatifs de guerre de la Russie, désarmé l’Europe et imposé un partenariat avec la Russie aux plus faibles, portent la coresponsabilité politique de la guerre en Ukraine ; et celles des problèmes économiques et énergétiques actuels auxquels sont confrontés des centaines de millions d’Européens.

Poutine s’est comporté comme un dealer qui donne la première dose gratuitement, sachant que le toxicomane reviendra plus tard et acceptera n’importe quel prix. Poutine est rusé, mais il n’est pas brillant. Si l’Europe lui a succombé si facilement, c’est principalement en raison de sa propre faiblesse.

Cette faiblesse, c’est la poursuite d’intérêts particuliers au détriment d’autres pays.

Si les différentes nations de l’Union européenne cherchent à dominer les autres, l’Europe risque de retomber dans les mêmes erreurs que par le passé. Et toutes les décisions prises pour arrêter l’agresseur russe peuvent à nouveau être annulées. Cela se produira si quelques-uns des plus grands pays décident qu’il est plus rentable pour leurs élites de faire des affaires avec le Kremlin, même au prix du sang. Aujourd’hui, c’est le sang ukrainien. Demain, ce sera peut-être le sang lituanien, finlandais, tchèque, polonais, mais aussi allemand ou français… Nous devons empêcher que cela ne se produise.

Morawiecki développe ici le cœur de son argument au sujet du conflit en Ukraine, en exposant le point de vue d’un dirigeant d’Europe centrale pour qui la guerre traduit et résulte de l’aveuglement des principaux dirigeants européens vis-à-vis de la Russie de Poutine.

La politique de Wandel durch Handel (ou « doux commerce »), dénoncée précédemment, consistant à miser sur les échanges économiques pour favoriser des changements politiques dans les régimes autoritaires, trouve ici ses limites. Si la dépendance de plusieurs économies européennes vis-à-vis du gaz russe concerne également la Pologne et les pays d’Europe centrale, les gazoducs en mer Baltique qui relient directement l’Allemagne à la Russie (NordStream), ont donné l’impression d’un sacrifice des États de l’Europe centrale et orientale, court-circuités au profit des intérêts économiques allemands. Les avertissements formulés de longue date à ce sujet par plusieurs dirigeants politiques de la région, dont ceux du PiS, s’en trouvent tragiquement validés.

Aujourd’hui, 3. Ces leçons devraient nous amener à nous poser la question fondamentale : quelles sont les valeurs européennes et et qu’est-ce qui les menace ? Je me concentrerai maintenant sur cette troisième « grande question ».

En termes de prospérité matérielle, nous vivons la meilleure des époques. Mais cette prospérité a-t-elle tué notre esprit ? Nous soucions-nous encore de ce pour quoi nous vivons ? Serions-nous prêts à défendre nos maisons, nos proches, notre nation, en cas d’attaque ?

Cette tension entre le domaine de l’esprit et celui de la matière n’est pas nouvelle. Nous sommes, après tout, à l’université où Hegel était professeur. En littérature, peu de gens se sont penchés sur ce problème aussi bien que le grand Thomas Mann, « la conscience de l’Allemagne » à l’époque des crimes nazis allemands. Les héros de Mann aspirent à un sens plus élevé de la vie, et pas seulement à l’accumulation de biens et à leur consommation.

Au cours des dernières décennies, de nombreux Européens en sont venus à croire que la consommation saupoudrée d’affirmations superficielles sur les « valeurs européennes » constituait la dernière étape de l’histoire. Nous sommes opposés à cette approche. Frapper les autres avec le fouet des « valeurs européennes » sans se mettre d’accord sur leur définition ou sans comprendre quels changements doivent être apportés par les États d’Europe est autodestructeur, au sens où l’entend Thomas Mann.

Autrefois, le symbole de l’Europe était l’agora antique. Un lieu où chaque citoyen pouvait s’exprimer sur un pied d’égalité. Aujourd’hui, l’agora européenne est trop souvent remplacée par les bureaux des institutions bruxelloises, où les décisions sont prises à huis clos.

Comme l’a dit un jour un homme politique européen à propos du mécanisme des institutions de l’UE : « Nous décrétons quelque chose… S’il n’y a pas de tollé parce que la plupart des gens ne comprennent pas ce qui a été mis en œuvre, nous continuons étape par étape – jusqu’au point de non-retour ».

C’est un court chemin pour que l’UE devienne une autocratie bureaucratique.

Parallèlement aux nouvelles circonstances géopolitiques, le destin de l’Union européenne est également en train de se jouer. Sera-t-elle une communauté démocratique ou une machine bureaucratique et une structure centralisée ?

La politique est toujours une question de choix. Mais ce choix doit être fait dans les urnes, et non dans l’intimité des cabinets de bureaucrates. Voulons-nous vraiment une élite cosmopolite paneuropéenne dotée d’un pouvoir immense mais sans mandat électoral ?

Le discours dévie ici vers le débat sur les « valeurs européennes », qui vaut aux démocraties dites « illibérales », polonaise et hongroise, une procédure d’infraction à l’État de droit, déclenchée en vertu de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne (TUE). Mateusz Morawiecki dénonce cette procédure, tout en critiquant une élite « cosmopolite » et bureaucratique, dans une veine proche de celle d’autres discours eurosceptiques. Son argumentation n’est pas sans faire écho à celle développée par le philosophe Ryszard Legutko, député européen du PiS, dont l’ouvrage The Demon in Democracy. Totalitarian Temptations in Free Societies (Encounter Books, 2016  ; traduit en français sous le titre Le diable dans la démocratie. Tentations totalitaires au cœur des sociétés libres, Éditions de l’Artilleur, 2021) a largement circulé dans les réseaux conservateurs internationaux, en Europe et aux États-Unis.

Je mets en garde tous ceux qui veulent créer un super-État gouverné par une élite restreinte. Si nous ignorons les différences culturelles, le résultat sera l’affaiblissement de l’Europe et une série de révoltes, peut-être même un nouveau Printemps des nations comme celui de 1848.

À l’époque, les Allemands ont fait un effort considérable pour construire un État uni et moderne. Ils ont dû attendre vingt ans pour obtenir des résultats politiques, mais ils ont été victorieux. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un dilemme similaire. Si les dirigeants européens, à l’instar des aristocrates de type Metternich de l’époque, préfèrent le pouvoir des élites et l’imposition de leurs valeurs par le haut, ils finiront par se heurter à une résistance. Elle peut survenir tôt ou tard, mais elle est inévitable.

Cela vaut la peine de revenir à la question de base : quelles sont les valeurs européennes ?

Et surtout : qu’est-ce que l’Europe ? Son histoire n’a pas commencé il y a quelques décennies. L’Europe a plus de deux millénaires. L’Europe se nourrit de l’héritage des Grecs anciens, des Romains et de la chrétienté. Ce sont nos racines, nous grandissons à partir d’elles, nous ne pouvons pas nous en détacher.

Morawiecki promeut une vision de l’Europe en tant que civilisation, socle culturel commun dont l’histoire est pluriséculaire. Celle-ci fait écho à une critique de l’histoire européenne officielle répandue en Europe centrale, à laquelle il est reproché de présenter une histoire qui survalorise l’héritage des Lumières et stigmatise les nations, au détriment du legs de l’Antiquité gréco-romaine et de la Chrétienté. On lira à ce sujet  : Platform of European Memory and Conscience, « The House of European History. Report on the Permanent Exhibition », 30 octobre 2017.

On retrouve une vision similaire de l’Europe comme identité et héritage culturel du côté de la droite conservatrice. Si cela n’est pas nouveau, il s’agit d’une conception de l’Europe sur laquelle le gouvernement polonais cherche à baser sa vision d’une Europe des nations, opposée à une Europe fédérale. On pourra notamment se reporter aux réflexions de l’historien belge David Engels, professeur à l’Instytut Zachodni de Poznan, dont son « Préambule d’une constitution pour une confédération de nations européennes » ; ainsi que l’ouvrage sous sa direction  : Renovatio Europae. Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l’Europe, Éditions du Cerf, 2019.

Il n’y a pas d’Europe sans cathédrales gothiques ni sans édifices universitaires. L’Europe a toujours volé sur les ailes de la foi et de la raison. Et le modèle universitaire d’éducation créé en Europe s’est répandu dans le monde entier.

Cela s’est produit parce que l’université européenne était un espace de discussion et de confrontation d’idées opposées – l’environnement le plus propice à la découverte de la vérité.

Il ne devrait pas y avoir de place en Europe pour la censure ou l’endoctrinement idéologique. Nous avons déjà connu cela dans le passé, lorsque les autorités communistes nous disaient ce qu’il fallait penser. Les Allemands en ont également fait l’expérience à l’époque d’Hitler, lorsque les livres des auteurs libres-penseurs ont été brûlés.

L’Europe devrait être une cathédrale du bien et une université de la vérité.

Ici aussi, il convient de souligner que les diverses interdictions, les décisions arbitraires sur ce qui peut ou ne peut pas être présenté dans les murs des universités, ainsi que le politiquement correct, sapent la mission éternelle de l’académie, à savoir la recherche de la vérité.

On retrouve ici encore une rhétorique commune aux droites et extrêmes droites, autour de la dénonciation du « politiquement correct » et plus récemment du « wokisme », qui constitueraient des menaces pour la liberté d’expression, mises ici sur le même plan que les autodafés nazis. Outre l’exagération grossière, il faut faire observer que, ironiquement, ce sont précisément les gouvernements polonais et hongrois qui ont mis en place des politiques conduisant à réduire les possibilités d’expression pour des groupes minoritaires (notamment LGBT) et mené des campagnes contre « l’idéologie du genre », notamment dans l’enseignement supérieur. On peut consulter utilement à ce sujet les travaux de David Paternotte et Mieke Verloo, « De-democratization and the Politics of Knowledge : Unpacking the Cultural Marxism Narrative », Social Politics : International Studies in Gender, State & Society, vol. 29, no 3, 2021.

Par ailleurs, ces discours présentent des convergences certaines avec ceux de Vladimir Poutine, érigé en héros « anti-woke » célébré par une partie de la droite américaine trumpiste. L’argumentaire de Morawiecki en faveur de valeurs européennes « démocratiques » et « libérales » trouve ici ses limites pratiques, puisque l’idéologie nationale-conservatrice qui est celle de son camp politique est aux antipodes des valeurs européennes telles que définies à l’article 2 du TUE  : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »

Tout comme nous protégeons notre patrimoine matériel, nous devrions également protéger notre patrimoine spirituel, qui consiste en des dizaines de traditions culturelles et linguistiques différentes. La force de l’Europe au fil des siècles a été sa diversité. Nous partageons des valeurs communes, mais chaque nation a sa propre identité. 

Gleichschalten, uravnilovka, est une route qui ne mène nulle part.

L’Allemagne et la France sont deux acteurs centraux de l’Europe.

Au cours des 75 années qui se sont écoulées entre 1870 et 1945, elles se sont livré trois guerres, et ce n’est qu’après la dernière qu’elles se sont réconciliées.

Cette réconciliation porte aujourd’hui ses fruits dans les relations politiques particulières entre Berlin et Paris. Cette sensibilité mutuelle particulière aux logiques et aux sensibilités des deux capitales est née d’un passé tragique.

Dans l’intérêt de l’équilibre européen, mais aussi en raison d’un passé beaucoup plus tragique, le même modèle de sensibilité mutuelle à la logique et aux intérêts de Varsovie est nécessaire. Aujourd’hui, nous ne ressentons pas cette sensibilité à Varsovie.

Les fondements de cette réconciliation ont été posés par deux grands Européens, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer. Tous deux voulaient construire une paix durable en Europe.

© Uwe Anspach/dpa via AP

Ils ont compris que le respect mutuel et la connaissance des racines de l’autre étaient des conditions préalables à la coopération. Le chancelier Adenauer a déclaré : « Si nous nous détournons maintenant des sources de notre civilisation européenne, née du christianisme, il nous est impossible de ne pas échouer dans nos efforts pour reconstruire l’unité de la vie européenne. C’est le seul moyen efficace de maintenir la paix. » 

Le général de Gaulle était également profondément conscient à la fois du grand héritage culturel de l’Europe et des horreurs de la « guerre intérieure ». De Gaulle a déclaré : « Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à l’Europe dans la mesure où ils étaient respectivement et éminemment italien, allemand et français. Ils n’auraient pas été d’une grande utilité à l’Europe s’ils avaient été apatrides et s’ils avaient pensé et écrit dans une sorte d’espéranto ou de volapük ».

Notre identité de base est l’identité nationale. Je suis Européen parce que je suis Polonais, Français ou Allemand, et non parce que je nie ma polonité ou ma germanité.

La tentative de l’Europe d’aujourd’hui d’éliminer cette diversité, de créer un homme nouveau, déraciné de son identité nationale, revient à couper les racines et à scier la branche sur laquelle nous sommes assis.

Il faut s’en méfier : Nous pouvons facilement tomber – des cultures fortes et des dictatures dures d’autres coins du monde n’attendent que cela. Elles seraient certainement heureuses de voir l’Europe tomber dans l’insignifiance.

Voudrions-nous que tous les Européens oublient leurs langues et ne parlent plus que le volapük ? Je ne le voudrais pas.

Certains tentent de nier la contribution de l’Europe au développement du monde parce qu’ils ne voient que les côtés sombres de l’histoire. En effet, les pays responsables de l’exploitation, du colonialisme, de l’impérialisme et de crimes terribles – comme le nazisme allemand et le communisme russe, comme les crimes commis dans les colonies – doivent faire amende honorable pour leur propre passé.

Cela fait partie de notre ADN européen : la recherche de la vérité et de la justice. Mais l’Europe historique n’est pas seulement une source de honte pour nous. Le développement scientifique et la prospérité extraordinaire d’aujourd’hui sont, pourrait-on dire, le fruit de l’Europe.

La voie à suivre pour l’Europe n’est pas non plus la « McDonaldisation politique ». Elle doit s’appuyer sur sa propre diversité. La tentative d’unifier artificiellement l’Europe au nom de l’abolition des différences nationales et politiques conduira en pratique au chaos et aux conflits entre Européens.

C’est la coopération combinée à la concurrence qui est le meilleur moyen pour l’Europe de réussir dans le monde global.

Des millions de personnes du monde entier visitent chaque année Paris, Rome, Cologne, Madrid, Cracovie, Londres ou Prague. La richesse de ces belles villes et leur pouvoir d’attraction tiennent au fait que chacune d’entre elles possède sa propre identité.

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Nous ne voulons pas d’une Europe qui pose un ultimatum : remédiez volontairement à votre nationalité ou nous exercerons sur vous toutes sortes de pressions politiques et économiques pour que vous le fassiez.

La Pologne a accueilli des millions de réfugiés ces derniers mois. Des Ukrainiens ont trouvé refuge chez nous. Notre conception des valeurs européennes inclut certainement le soutien à un voisin dans le besoin. Cependant, nous n’avons reçu qu’une aide minimale. Dans ce contexte, nous constatons des différences de traitement entre des pays qui se trouvent dans la même situation, ce qui est la définition même de la discrimination.

Alors que Pologne est en première ligne dans la fourniture d’armes à l’Ukraine et l’accueil de réfugiés ukrainiens, ce qui a contribué à aplanir ses différends avec la Commission européenne, la Hongrie de Viktor Orban peine quant à elle à prendre ses distances avec Poutine. L’emphase placée par Mateusz Morawiecki sur l’accueil de réfugiés ukrainiens en Pologne ne doit pas faire oublier que, quelques mois avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, le gouvernement polonais s’est fait remarquer par son intransigeance fort peu hospitalière (et fort peu chrétienne, serait-on tenté d’ajouter) alors que se massaient à la frontière polono-biélorusse des réfugiés venus du Moyen-Orient et d’Afrique centrale. 

En interdisant l’accès à la zone frontalière aux médias et aux ONG — les mêmes ONG qui jouent désormais un rôle central dans l’accueil de réfugiés ukrainiens — et en pratiquant la méthode du « push back », le gouvernement polonais s’est alors placé, une nouvelle fois, en situation d’infraction vis-à-vis des traités européens. Eu égard à cette politique d’accueil des réfugiés à deux vitesses, qui distingue entre les Européens et les non-Européens, entre les Chrétiens et les Musulmans, le passage suivant sur la « discrimination » dont serait victime la Pologne, est indécent.

La Pologne subit également cette discrimination en raison d’un manque total de compréhension des réformes qu’un pays émergeant du post-communisme devait entreprendre ; en raison de l’implication des institutions européennes dans les conflits internes d’un État membre sous le slogan de la « défense de l’État de droit ».

Je tiens à préciser qu’en Pologne, nous avons la même compréhension du terme « État de droit » qu’en Allemagne. Et il y a très peu de choses dont je sois aussi sûr que du fait que mon camp politique défend le véritable État de droit, dans une bien plus large mesure que ce n’était le cas au cours des 25 premières années qui ont suivi 1989.

Il lutte contre l’oligarchie, contre la domination des corporations professionnelles fermées, contre la pauvreté et contre la corruption. Il prémunit la Pologne de tels maux. Mais comme ce n’est pas le sujet principal de mon argumentation, permettez-moi de m’arrêter là.

Morawiecki justifie ici les fameuses réformes du système judiciaire et de la magistrature qui ont valu à la Pologne une procédure d’infraction à l’État de droit.

On peut rappeler brièvement les principales mesures adoptées par le gouvernement polonais depuis 2015, tout sauf anecdotiques puisqu’elles fragilisent la séparation des pouvoirs  : nominations de fidèles du PiS au Tribunal constitutionnel  ; nomination des membres du Conseil national de la magistrature (compétent pour la nomination des juges) placée sous le contrôle du Parlement  ; mise à la retraite forcée de juges de la Cour suprême  ; révocation de plus de 150 présidents et vice-présidents de tribunaux par le ministre de la Justice  ; mise en place d’une nouvelle chambre disciplinaire pour les magistrats, attachée à la Cour suprême et dont les membres sont sélectionnés par le Conseil national de la magistrature  ; déclenchement de procédures disciplinaires à l’encontre des juges qui appliquent certaines dispositions du droit européen ou adressent des questions préjudicielles à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE).

La CJUE a plusieurs fois condamné ces réformes, qui continuent d’être utilisées pour muter ou révoquer des magistrats. Voir à ce sujet Johannes Vöhler, « Les ‘affaires polonaises’ et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière d’État de droit », Europe des droits & libertés, mars 2022/1, n° 5.

En outre, des arrêts récents du Tribunal constitutionnel ont jugé que la Convention européenne des droits de l’Homme et le Traité sur l’Union européenne ne sont que partiellement compatibles avec la Constitution polonaise. Cette remise en cause du principe de primauté du droit de l’Union fragilise l’édifice juridique sur lequel est bâtie la construction européenne.

Dans un sens plus profond, le conflit d’aujourd’hui est entre la souveraineté des États et la souveraineté des institutions ; entre le pouvoir démocratique du peuple à la base et l’imposition du pouvoir du haut vers le bas par une élite restreinte.

Au cours des deux mille ans d’existence de l’Europe, personne n’a jamais réussi à subordonner politiquement l’ensemble de notre continent. Cela ne marchera pas non plus aujourd’hui.

La vision d’une Europe centralisée se terminera exactement au même endroit que le concept de fin de l’histoire annoncé il y a 30 ans. Plus tôt nous nous éloignerons de cette vision et accepterons la démocratie comme source de pouvoir légitime en Europe, meilleur sera notre avenir.

Soit dit en passant, il n’y a pas de fin de l’histoire. L’Histoire s’accélère et amène des défis aux proportions illimitées. 

L’opposition entre la souveraineté des États et celle des institutions européennes, entre le vote démocratique des peuples et l’élite cosmopolite, traduit une conception minimaliste de la démocratie, à l’instar de celle défendue par Viktor Orban. Une démocratie purement formelle dans laquelle seule compte la volonté majoritaire telle qu’exprimée à travers les élections, sans contre-pouvoirs, ni hiérarchie des normes, ni libertés fondamentales opposables à la volonté de gouvernants que rien n’empêche, dans une telle acception de la démocratie, de se transformer en tyrans.

Malheureusement, une grande partie de l’élite européenne actuelle opère dans une réalité alternative.

Si les élites de l’UE s’obstinent à défendre la vision d’un super-État centralisé, elles se heurteront à la résistance d’un plus grand nombre de nations européennes. Plus elles s’obstineront, plus cette rébellion sera féroce. Je ne veux pas de polarisation, de division et de chaos ; je veux une Europe forte et compétitive.

4. Je me concentre maintenant sur le dernier grand sujet : comment l’Europe peut-elle devenir un pôle majeur dans la course au leadership mondial ?

Avant tout, les politiques de l’Union doivent changer. Non pas dans le sens d’une plus grande centralisation et d’un transfert de pouvoir vers quelques institutions clés et vers les pays les plus forts ; mais vers un renforcement de l’équilibre des pouvoirs entre les peuples d’Europe du Nord, de l’Ouest, du Centre, de l’Est et du Sud ; et pour achever l’intégration de l’UE avec les Balkans occidentaux, l’Ukraine et la Moldavie, conformément aux frontières géographiques de l’Europe.

La question doit être posée : dans quelle mesure prenons-nous au sérieux la question de la construction d’une Union européenne forte et influente ?

Aujourd’hui, le pro-européanisme s’exprime par notre vision de l’élargissement, et non par notre concentration sur nous-mêmes et la centralisation de l’UE.

Curieusement, les pays qui aiment se présenter comme pro-européens et proposer une intégration à grande vitesse sont en même temps les plus sceptiques à l’égard de la politique d’élargissement et jouent au poker politique.

Nous ne devrions pas parler des valeurs qui unissent l’UE tout en divisant l’Europe entre ceux qui méritent d’en faire partie et ceux à qui l’accès est refusé.

Un marché commun plus vaste et la diversité de ses atouts économiques feraient de nous un acteur mondial de poids.

J’entends souvent dire que l’UE a besoin de réformes pour s’élargir. Il s’agit très souvent d’une proposition camouflée de fédéralisation et, de facto, d’une proposition de centralisation.

En effet, le slogan de la « fédéralisation » est une concentration de la prise de décision imposée par le haut.

Selon les auteurs de cette centralisation appelée « fédéralisation », il faut modifier le processus décisionnel en passant de l’unanimité à la majorité qualifiée dans un certain nombre de nouveaux domaines. L’argument en faveur de cette solution est qu’il sera difficile d’obtenir l’unanimité de plus de 30 pays.

Il est vrai qu’il est plus difficile d’obtenir une opinion unifiée au sein d’un groupe d’États plus important. Cependant, la question est la suivante : devons-nous penser que les décisions doivent être prises par la majorité, contre les intérêts de la minorité ?

Mateusz Morawiecki plaide pour un rééquilibrage géopolitique de l’Union au profit des États d’Europe centrale et orientale, justifié par la guerre en Ukraine et l’horizon (encore très hypothétique) de l’adhésion de cette dernière à l’Union. Cette position s’accompagne d’une remise en cause des projets de fédéralisation (« centralisation »), tels qu’avancés par Scholz et Macron avec l’idée d’un abandon du vote à l’unanimité dans certains domaines — au profit d’une conception aux antipodes, celle d’une Union plus intergouvernementale, au nom une fois encore de la souveraineté des États-nations, supposément démocratique.

J’ai une autre proposition à faire : Abstenons-nous d’empiéter sur des questions où l’intérêt national reste divisé. Faisons un pas en arrière pour faire deux pas en avant. Concentrons-nous sur les domaines dans lesquels le traité de Rome a donné des compétences à l’Union et laissons le reste être guidé par le principe de subsidiarité.

Nous observons le processus de « débordement » des compétences de l’UE dans de nouveaux domaines depuis plusieurs décennies. Il fait l’objet d’une évaluation critique dans de nombreux États membres. Néanmoins, il s’est récemment accéléré.

La question de savoir dans quelle mesure les États restent « les maîtres du traité », comme l’a dit un jour la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, est encore plus pertinente aujourd’hui.

Ainsi, si l’UE veut apporter à son processus décisionnel des changements qui aient une légitimité démocratique et qui permettent la confiance mutuelle, les États membres doivent retrouver leur pleine autorité sur les traités.

Ils ne peuvent pas abandonner le pouvoir de décision aux « quartiers généraux de Bruxelles » et aux « coalitions de pouvoir ».

En d’autres termes, revoyons les domaines sous l’autorité de Bruxelles et, guidés par le principe de subsidiarité, rétablissons un meilleur équilibre. Plus de démocratie, plus de consensus, plus d’équilibre entre les États et les institutions européennes. Réduisons le nombre de domaines de compétence de l’UE ; alors l’Union, même avec 35 pays, sera plus facile à naviguer et plus démocratique.

Plus de centralisation signifie plus d’erreurs. C’est une erreur que de ne pas avoir écouté les voix des pays qui avaient raison au sujet de Poutine. C’est donner du pouvoir à des gens comme Gerhard Schroeder, qui a rendu l’Europe dépendante de la Russie et a fait courir un risque existentiel à l’ensemble du continent.

Morawiecki fait ici allusion au rôle joué par l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder qui, une fois sa carrière politique terminée, a pris la direction du consortium chargé de la construction du gazoduc NordStream et intégré le conseil d’administration de la compagnie russe Gazprom.

Un exemple : Il y a quelques mois à peine, en juin 2021, il a été question de célébrer la réunion du Conseil européen avec Vladimir Poutine. Comme si aucune action agressive de la Russie n’avait eu lieu d’ici là. Où en serions-nous sans l’opposition de la Pologne, de la Finlande et des États baltes ? Si l’unanimité était rejetée ?

La politique étrangère polonaise – dans ce contexte – est décidée lors d’élections démocratiques par les citoyens polonais – des personnes pour qui un voisin agressif est un véritable problème. Ce ne sont pas des gens qui vivent à des milliers de kilomètres et qui ne voient la Russie qu’à travers le prisme des œuvres de Pouchkine, Tolstoï ou Tchaïkovski.

Aujourd’hui, il ne suffit pas de parler de reconstruction de l’Europe. Il faut parler d’une nouvelle vision de l’Europe. Pour que la paix et la sécurité deviennent les fondements durables du développement pour les décennies à venir.

Si les derniers mois peuvent être considérés comme une réussite, c’est certainement grâce à la coopération dans le domaine de la sécurité.

La coopération transatlantique et l’OTAN en particulier se sont révélées être l’alliance de défense la plus efficace qui soit. Sans l’implication des États-Unis et – peut-être – de la Pologne, l’Ukraine n’existerait pas aujourd’hui.

L’OTAN, bientôt renforcée par l’adhésion de la Finlande et de la Suède, est essentielle à la sécurité de l’Europe. Elle doit être renforcée et développée. Dans le même temps, nous devons développer nos propres capacités de défense. C’est ce que fait actuellement la Pologne. Nous construisons une armée moderne, non seulement pour nous défendre, mais aussi pour aider nos alliés. Nous consacrons jusqu’à 4 % du PIB à la défense, ce qui n’est possible que grâce aux réparations effectuées dans les finances publiques après les trous béants laissés par nos prédécesseurs. Et nous proposons que les dépenses de défense ne soient pas incluses dans le critère du traité de Maastricht d’une limite de 3 %.

L’Europe s’est désarmée ; aujourd’hui, elle manque de munitions et d’armes de base pour répondre à l’invasion russe. Sans parler des autres menaces qui pourraient survenir ailleurs.

Mon souhait pour les pays d’Europe est d’être si forts militairement qu’ils n’aient pas besoin d’aide extérieure en cas d’attaque, mais qu’ils puissent apporter un soutien militaire aux autres.

Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Sans l’implication américaine, l’Ukraine n’existerait plus. Et le Kremlin serait passé à sa prochaine victime.

Au cours de la « détente » des années 1970, de nombreuses erreurs ont été commises. Cette époque a pris fin avec l’invasion soviétique de l’Afghanistan. L’Occident a réagi correctement. Cette fois-ci, l’agression russe des 20 dernières années n’a pas suscité autant d’inquiétude. La sobriété est arrivée tardivement, le 24 février 2022.

Maintenant, 4. que faut-il de plus pour renforcer la position de l’Europe ? 

Nous nous souvenons tous du slogan de campagne de Clinton : « It’s the economy, stupid ! »

À l’époque, presque tout le monde croyait que l’argent était un remède universel.

Même dans des pays comme la Russie et la Chine, l’argent permettrait de développer la classe moyenne et de démocratiser la vie publique.

Les choses se sont passées différemment. Aujourd’hui, nous savons que l’économie doit aller de pair avec les désirs sociaux et les besoins de sécurité.

Bon nombre des problèmes de l’Europe moderne découlent de la frustration des jeunes, dont les perspectives d’avenir sont souvent moins bonnes que celles de leurs parents. La classe moyenne s’érode partout en Europe. Un monde dans lequel les 1 % les plus riches accumulent plus de richesses que les 99 % restants est scandaleux. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui.

Les paradis fiscaux, qu’il serait plus juste d’appeler « enfers fiscaux », dépouillent la classe moyenne et les budgets publics de l’Allemagne, de la France, de l’Espagne et de la Pologne.

La force de l’Europe provient principalement de sa base la plus solide, à savoir sa classe moyenne robuste. La conviction que la prospérité et la croissance peuvent être partagées non seulement par un groupe de riches, mais par la société dans son ensemble, a été la force motrice du développement de l’Occident depuis les années cinquante.

Malheureusement, cette conviction est en train de disparaître et les inégalités s’accroissent. Cette situation est très dangereuse car, d’une part, elle renforce les mouvements radicaux qui exigent la destruction de la structure économique et politique actuelle. D’autre part, elle décourage le travail et le développement.

Nous devons inverser ce processus. Car nous risquons de perdre la course face à nos concurrents, des civilisations dures, endurcies et intransigeantes, qui organisent différemment les relations sociales et économiques.

Notre tâche, en tant que responsables politiques, est de garantir des conditions permettant à chacun de gagner honnêtement sa vie. Le marché du travail européen doit offrir des salaires décents, faciliter l’entrée des jeunes dans la vie professionnelle et leur donner un sentiment de stabilité.

Nous devons également créer les meilleures conditions possibles pour la fondation de familles. L’Europe aura alors un bel avenir. Des familles qui fonctionnent bien sont le fondement d’une vie saine, heureuse et stable.

Nous devons également éviter que l’Europe ne devienne dépendante des autres. La coopération avec la Chine est un grand défi. C’est un pays immense, avec de grandes ambitions. L’Europe doit, à titre minimal, être sur un pied d’égalité d’avec la Chine, son partenaire. La dépendance à l’égard de la Chine est une voie qui ne mène nulle part. C’est un objectif que l’Europe doit s’efforcer d’atteindre de toute urgence. Outre la victoire de l’Ukraine, il s’agit là d’un autre grand défi pour les années à venir.

Il n’y a pas d’erreurs qui ne puissent être corrigées ; en partie, du moins. Lorsque j’entends que notre gouvernement avait raison au sujet de la Russie et de l’Ukraine, je suis satisfait. Mais j’échangerais volontiers ce sentiment de satisfaction, même le plus grand, contre la volonté européenne de se battre.

Pour une volonté politique encore plus forte – de continuer à soutenir l’Ukraine. Et pour une volonté de confisquer 400 milliards d’euros d’actifs russes. Les geler ne suffit pas. La Russie doit répondre de ses crimes et des destructions matérielles qu’elle a causées. Les agresseurs brutaux doivent savoir que tôt ou tard, leur pays paiera pour les pertes causées par la violence.

Aujourd’hui, je lance un nouvel appel à tous les dirigeants européens : il est temps de confisquer intégralement et définitivement les avoirs russes. Pour reconstruire l’Ukraine et réduire les coûts de l’énergie pour les citoyens européens.

L’Europe est beaucoup plus forte que la Russie. Mais en plus de notre potentiel, nous devons avoir la volonté de l’utiliser. Si nous laissons la Russie gagner cette guerre, nous risquons plus que de perdre l’Ukraine. Nous risquons de marginaliser notre continent tout entier.

La conclusion de base est simple. Dans le monde, seuls comptent les pays forts, efficaces et sûrs d’eux. Poutine a attaqué l’Ukraine parce qu’il considérait que les Européens étaient à bout de souffle, faibles et désœuvrés. Un an plus tard, nous constatons qu’il avait tort. Du moins, en partie. 

L’Europe n’a pas encore péri, tant que nous vivons. Mais elle n’est pas encore victorieuse.

Il est ici fait référence à l’hymne national polonais  : « Jeszcze Polska nie zginęła, kiedy my żyjemy » (« La Pologne n’a pas encore péri, tant que nous vivons »).

Mesdames et Messieurs, au début, j’ai mentionné que de nombreux Polonais étaient également diplômés de l’université de Heidelberg — médecins, juristes, philosophes. L’un d’entre eux était notre grand poète, Adam Asnyk. Au printemps 1871, au moment même où naissait l’Allemagne unifiée, Asnyk rêvait lui aussi de faire revivre une Pologne indépendante. Il comprenait que les grandes tâches ne pouvaient être accomplies que par un travail patient et systématique, grâce à l’effort collectif de toute la communauté. Il a écrit :

« Méprisez toujours la vaine gloire triomphante,

N’applaudissez pas l’oppresseur violent

Mais ne vénérez pas non plus l’abondance de vos défaites,

Ni ne vous enorgueillissez de rester toujours petits. »

L’Europe doit prouver sa force et sa valeur. C’est notre moment « d’être ou de ne pas être ». Mais contrairement au Hamlet de Shakespeare, nous ne pouvons pas hésiter. En 1844, alors que l’Allemagne ressemblait encore aux ruines du château de Heidelberg – impressionnantes mais incomplètes – le poète allemand Ferdinand Freiligrath lançait un avertissement : « Deutschland ist Hamlet ! » Les Allemands hésitent trop au lieu de se placer clairement du côté du bien.

Jean-Paul II a été l’un des principaux défenseurs de l’unification européenne. Il a joué un rôle clé dans la libération des nations européennes. Et avec son grand successeur allemand, Benoît XVI, ce duo germano-polonais unique a été une voix importante sur l’avenir de l’Europe – sa direction, sa culture et sa civilisation.

Enfin, permettez-moi de résumer les quatre grandes questions qui ont fait l’objet de mon discours. 

1. Premièrement, nous ne pouvons pas construire notre avenir sans tirer les leçons de notre passé. L’histoire montre qu’une politique qui ne respecte pas la souveraineté et la volonté du peuple se dissout tôt ou tard dans l’utopie ou la dictature. L’Europe a un bel avenir si elle respecte la diversité de ses nations.

2. Deuxièmement, l’avenir de l’Europe est forgé par le combat de l’Ukraine pour la liberté, et notre soutien à ce dernier. Il est de notre devoir de soutenir l’Ukraine. L’esprit combatif des Ukrainiens doit être une source d’inspiration et un guide pour nos actions.

3. Troisièmement, une communauté démocratique de nations, fondée sur un héritage grec, romain et chrétien, qui favorise la paix, la liberté et la solidarité, est le fondement des valeurs européennes. Ces valeurs ont constitué la base de l’intégration européenne et peuvent continuer à être la force motrice du continent.

Ce qui menace de saper ces forces, c’est la centralisation. La règle du plus fort et le fait de confier arbitrairement l’avenir de l’Europe à une bureaucratie sans cœur, qui tente de « réinitialiser les valeurs ». Cette « remise à zéro », c’est-à-dire la centralisation bureaucratique sous le couvert de la « fédéralisation », est le germe de grands conflits et de rébellions sociales à venir.

4. Quatrièmement, si l’Europe veut gagner la course au leadership mondial, elle doit se transformer. Elle doit être prête à accepter de nouveaux pays mais aussi, face à une communauté plus large, à limiter certaines de ses compétences.

Face aux menaces extérieures, elle doit renforcer ses capacités défensives. Face aux défis économiques et sociaux, elle doit construire une prospérité égalitaire et ordolibérale et lutter contre les enfers fiscaux déguisés en paradis fiscaux.

L’Europe doit maintenir des alliances judicieuses, mais elle doit aussi favoriser son indépendance et ne pas devenir la victime d’un chantage énergétique ou économique.

L’Europe était autrefois le centre du monde, respecté sur tous les continents. Nous soucions-nous encore de la survie de l’Europe et de notre civilisation ? Et pas seulement si elles survivent, mais sous quelle forme ? Avons-nous la volonté d’être un leader ? Ou, peut-être, avons-nous déjà accepté de jouer les seconds rôles ? Avons-nous le courage de rendre à l’Europe sa grandeur ? De rendre l’Europe victorieuse ?

Je le crois.

L’Europe a un grand potentiel. Il découle de son histoire et de son patrimoine, mais se prolonge aujourd’hui dans ses innombrables qualités et avantages. Ce dont l’Europe a besoin, c’est de détermination et de courage.

Et je suis profondément convaincu que si nous travaillons dur – au nom de nos patries respectives et du continent dans son ensemble – l’Europe l’emportera.

En conclusion, ce discours est celui d’un chef de gouvernement polonais dont la position dans le jeu politique européen apparaît provisoirement renforcée par la conjoncture nouvelle ouverte par la guerre en Ukraine.

Le déclenchement de celle-ci a validé le point de vue traditionnellement méfiant du PiS vis-à-vis de la Russie. Le plaidoyer pour un rééquilibrage du rapport de forces interétatique en Europe au profit de l’Europe centrale et singulièrement de la Pologne dissimule mal les craintes d’un « deal » des leaders européens (Macron en tête) avec Poutine, qui rappellerait aux Polonais la « trahison de Yalta ». Cette crainte de voir les pays de l’Europe du centre-Est relégués aux marges et sacrifiés au profit des puissances occidentales et russe doit nous interroger sur la nature de la construction européenne et la façon dont elle intègre cette périphérie centre-orientale, qui l’a rejointe il y a près de vingt ans. Afin de s’affranchir d’une vision géopolitique héritée de la Guerre froide, il faudrait prendre au sérieux les aspirations souveraines des nations placées entre l’Allemagne et la Russie. C’est l’aspect le plus pertinent, mais aussi le plus dérangeant, du discours de Morawiecki. Cela ne veut pas dire pour autant devoir adhérer à l’idéologie nationaliste, conservatrice, familialiste et nativiste de son auteur, qui transparaît à la lecture de ce texte. On peut d’ailleurs douter de la capacité du gouvernement polonais à réunir une large coalition d’États européens autour d’un tel agenda politique. Il n’en demeure pas moins que le gouvernement polonais actuel s’oppose fermement à toute avancée en direction d’une Europe plus fédérale et pourrait coaliser les oppositions à pareil processus, ce qui traduit là encore une certaine crainte de la relégation dans le cadre d’une Europe à plusieurs vitesses.

L’Europe sera victorieuse !

Je vous remercie de votre attention.

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