À l’image de Sisyphe, condamné par les dieux à pousser un rocher qui retombait éternellement, les Européens se sont engagés dans un processus d’élargissement de l’Union européenne souvent perçu comme interminable et frustrant. Treize années ont été nécessaires au Royaume-Uni pour rejoindre la Communauté européenne en 1973, sans que les contentieux initiaux n’aient été complètement soldés, ce qui explique en partie le Brexit de 2016. De même les pays sortis du joug communiste n’ont été accueillis dans l’Union à partir de 2004 qu’après une dizaine d’années de négociation, sans que les préventions à leur égard ne se soient tues.

Pourtant l’admission de nouveaux membres est aussi une opportunité d’étendre la dynamique de l’Union européenne, et de se rapprocher de voisins qui avaient pu être des ennemis dans le passé. Surtout ce processus est inscrit dans l’identité même de construction européenne, fondée sur un rapprochement volontaire des États et des peuples, sans que ces derniers ne soient définis précisément dans les Traités fondateurs. L’élargissement est consubstantiel à une Union dont les frontières sont labiles. L’actualité l’impose de nouveau à l’agenda avec l’acceptation de l’Ukraine et de la Moldavie comme États candidats le 23 juin 2022, à la faveur du conflit russo-ukrainien, portant à huit le nombre de pays candidats. Le président du Conseil européen Charles Michel envisage un élargissement en 2030, perspective reprise dans le rapport franco-allemand du « Groupe des 12 »1 commandité par les gouvernements français et allemands précisément pour adapter les institutions à cette Europe à 352.

L’élargissement est consubstantiel à une Union dont les frontières sont labiles. 

Laurent Warlouzet

Un élargissement continu 

Le processus est frustrant car il est exigeant. Le modèle de l’Union européenne qui apparut avec la déclaration Schuman du 9 mai 1950 est celui d’une petite Europe en partie fédérale. Le texte fut rédigé par Jean Monnet et son équipe du commissariat général au Plan autour de l’idée d’une interdépendance accrue des nations qui nécessite des partages de souveraineté par la création d’autorités supranationales. La Communauté puis l’Union européenne fonctionnent donc sur une association entre la souveraineté des États, et des institutions fédérales, incarnées par la Commission, le Parlement et la Cour de Justice. Ce modèle institutionnel ambitieux ne s’adresse qu’à des démocraties libérales acceptant de mettre en commun leur souveraineté dans certains domaines. Il ne concerne donc au début que six pays, unis par la volonté de transformer leurs relations après le traumatisme des deux guerres mondiales, et rapprochés par des interdépendances économiques anciennes : la France, l’Allemagne, l’Italie et les trois pays du Benelux, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. 

Bientôt, les demandes de participation affluèrent. Dès 1961, le Royaume-Uni posa sa candidature pour y entrer. Après deux rejets français des Britanniques, le premier élargissement de la Communauté eut lieu vers le Nord en 1973 (Danemark, Irlande, Royaume-Uni). Les élargissements ultérieurs s’expliquent par le retour à la démocratie, et par des facteurs géopolitiques : adhésion des anciennes dictatures du Sud en 1981 (Grèce) et 1986 (Espagne, Portugal), des neutres à la fin de la guerre froide (Autriche, Finlande, Suède, mais pas la Suisse), en 1995, puis, après un processus de construction d’une démocratie libérale capitaliste, de treize pays de l’ancien bloc soviétique en trois étapes (sans compter l’ancienne RDA, réunie à l’Allemagne dès 1990), dix lors du big bang de 2004, la Roumanie et la Bulgarie en 2007, puis la Croatie en 2013. Seul le Brexit, voté en 2016 et effectif depuis 2020 inversa le processus, sans le briser.

La dynamique de l’élargissement s’étend même au-delà des frontières de l’Union car la Norvège, l’Islande et le Lichtenstein participent au marché unique à travers l’Espace économique européen (EEA). Ces trois pays font également partie, avec la Suisse, de l’espace Schengen. La Turquie, quant à elle, forme une union douanière avec l’Union européenne. Seul le Royaume-Uni a quitté le marché unique, mais doit en accepter la plupart des législations, en particulier en Irlande du Nord pour préserver la libre circulation avec la république d’Irlande. Les producteurs britanniques ont intérêt à éviter une divergence trop forte avec l’Union, qui reste son premier marché (42 % des exportations britanniques en 2021).

Par-delà le Brexit, huit pays ont été déclarés candidats à l’élargissement, cinq dans les Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Macédoine du Nord, Serbie), deux à la faveur du conflit russo-ukrainien en juin 2022 (Ukraine et Moldavie), et un dont la procédure est en suspens, la Turquie. Les deux derniers pays sur les rangs sont la Géorgie et le Kosovo. Finalement, si ce processus arrive à son terme, la synecdoque européenne, c’est-à-dire la confusion entre l’Union et le continent européen au sens géographique, s’amenuisera.

Si ce processus arrive à son terme, la synecdoque européenne, c’est-à-dire la confusion entre l’Union et le continent européen au sens géographique, s’amenuisera.

Laurent Warlouzet

Les frontières du processus d’élargissement sont malléables, même si l’Union européenne n’est pas l’Eurovision, qui s’étendit jusqu’à Israël et même l’Australie certaines années  ! Au Sud, la frontière est claire : lorsque le Maroc posa sa candidature en 1984, le pays fut refusé en 1987. Lorsque l’Algérie tenta de rester associée à certaines institutions communautaires après son indépendance en 1962, elle ne put s’y maintenir, même si Paris maintient une certaine ambiguïté pendant quelques années pour peser dans les négociations bilatérales consécutives à l’indépendance3. Mais à l’Est, la limite est plus indécise, comme le montrent les cas turc et ukrainien. Pendant longtemps, l’élargissement à l’Ukraine était inenvisageable, alors que l’inclusion de la Turquie semblait plus réaliste, après la conclusion de l’union douanière en 1995, puis l’ouverture des négociations d’adhésion en 2005. La dérive autoritaire turque depuis 2013 et le récent conflit russo-ukrainien changèrent la donne.

Une opportunité d’influence

Si l’élargissement est inévitable, il constitue aussi une opportunité pour ses membres. Il traduit l’attraction magnétique d’une organisation originale, perçue comme capable de générer des biens communs — la paix bien sûr, mais aussi la liberté, la prospérité et la solidarité, en fonction des acteurs et des époques. Pour les membres de l’Union, l’élargissement permet d’avoir une influence considérable sur les États candidats, obligés d’adopter toutes les normes communautaires, techniques mais aussi politiques. La perspective de l’élargissement a ainsi ancré la transition des anciennes dictatures vers la démocratie libérale, que ce soit au Sud (Portugal, Espagne, Grèce) et à l’Est (dans les anciens satellites de Moscou). Elle a aussi ouvert les marchés de ces pays aux entreprises de l’Union, parfois avec la bénédiction des élites des pays d’accueil. Le président tchèque Vaclav Havel avait ainsi déclaré en 1991 : « Nous avons besoin des investissements étrangers parce qu’ils nous apportent aussi la sécurité. Avoir un Français ou un Anglais ici avec son usine, c’est comme avoir une division de troupes »4. L’implantation d’entreprises européennes complétait ainsi la garantie de sécurité face à la Russie.

Une fois les nouveaux arrivants entrés dans leur club, ils peuvent le dynamiser. Même le Royaume-Uni s’y attela, d’abord en obtenant le lancement de la politique régionale en 1975 sous le gouvernement Labour, puis en soutenant la dynamique du marché unique sous le gouvernement de Margaret Thatcher, même si elle trouva que ce dernier était insuffisamment libéral. Londres modifia aussi le fonctionnement de l’administration, en renforçant les droits de la défense en matière de concurrence, ou en réformant les concours de recrutement avec la réforme Kinnock de 2000. Les élargissements au Sud puis à l’Est obligèrent l’Union à renforcer la politique régionale, devenue politique de cohésion au budget augmenté. Les élargissements au Nord soutinrent le développement des politiques environnementales.

Les élargissements au Sud puis à l’Est obligèrent l’Union à renforcer la politique régionale, devenue politique de cohésion au budget augmenté. Les élargissements au Nord soutinrent le développement des politiques environnementales.

Laurent Warlouzet

Envers l’extérieur, l’agrandissement de l’Union est aussi un levier de puissance. L’admission du Royaume-Uni en 1973 élargit considérablement la politique d’association de la Communauté, autrefois limitée à l’Afrique francophone avec la Convention de Yaoundé de 1963 : la Convention de Lomé fut conclue en 1975 entre la Communauté européenne et 46 pays francophones et anglophones d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifiques (dits « ACP »). À l’échelle globale, les agrandissements successifs ont permis à l’Union de maintenir sa part de la population mondiale autour de 6 %, et de la richesse mondiale (PIB) à 15‑20 % entre 1950 et aujourd’hui (environ 16 % en 2022 depuis la sortie du Royaume-Uni de l’Union)5.

Europe carolingienne ou zone de libre-échange  ?

Toutefois, l’élargissement est aussi redouté, car il ravalerait l’Union au rang de zone de libre-échange. Cette peur est particulièrement prégnante en France, pays attaché aux potentialités sociales et industrielles de l’Union, voire à l’émergence d’une Europe puissance en matière diplomatique et militaire. Or il est plus difficile de faire partager les préférences françaises en la matière dans une Europe à 27 que dans une Europe à 6. Par ailleurs, la France était géographiquement au cœur de l’Europe de 1950, lorsque le processus a été lancé à Six, jusqu’à l’élargissement à l’Est en 2004. Ce dernier a clairement placé l’Allemagne au centre du continent. Or si le déterminisme géographique ne doit pas être surestimé, l’intensité des échanges reste largement corrélée à la proximité géographique. L’échelle idéale pour les Français a longtemps été l’Europe des Six des années 1960, puis l’Europe des Onze envisagée dans les années 1980, soit les Douze de 1986 (après l’élargissement ibérique), moins la Grande-Bretagne6. De même, lorsque des promoteurs influents de la cause européenne en France s’exprimèrent contre l’adhésion de la Turquie à l’Union, c’était pour conjurer le spectre d’une « zone de libre-échange commune à l’Europe et au Proche-Orient », selon l’expression de Valéry Giscard d’Estaing, ou d’un « ensemble géopolitique vague, aux contours incertains [et] mercantiles » selon Sylvie Goulard7.

À l’échelle globale, les agrandissements successifs ont permis à l’Union de maintenir sa part de la population mondiale autour de 6 %.

Laurent Warlouzet

L’attachement à l’Europe carolingienne, qui s’étendait d’ailleurs aussi en Espagne septentrionale, n’est pas dénuée de tout fondement. Si la postérité de l’empereur à la barbe fleurie reste limitée sur le plan matériel, il demeure sur le plan symbolique un personnage marquant de l’histoire des Six, et la délivrance d’un Prix Charlemagne par la ville d’Aix-la-Chapelle à d’éminents bâtisseurs de l’Europe perpétue ce souvenir. Par ailleurs, cet espace est marqué par des interdépendances économiques nées avec la Révolution industrielle. Ils se traduisirent dans certains circuits commerciaux et cartels de la fin du XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres dans lesquels, au contraire, la Grande-Bretagne avait souvent une position périphérique8. Les Six ont aussi été à la fois des protagonistes majeurs et des lieux de déferlement de violence lors des deux conflits mondiaux9. En novembre 1946, lorsqu’un européiste célèbre, le comte de Coudenhove-Kalergi envoya un sondage à 4 300 parlementaires ouest-européens, il obtint les réponses les plus favorables à l’intégration européenne chez les Six, beaucoup moins au Royaume-Uni et en Scandinavie10.

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Le spectre de la zone de libre-échange a constamment hanté les partisans d’une Europe intégrée. L’organisation du continent autour d’un marché régulé n’avait rien d’inéluctable, le modèle de la zone de libre-échange aurait pu prévaloir. En 1956-1958, les deux Europe étaient négociées de concert, d’un côté avec la Communauté économique européenne à Six, organisée autour d’un libéralisme régulé mâtinée de considérations sociales et de puissance, et d’un autre côté avec la zone de libre-échange à Dix-Sept promue par les Britanniques, couvrant toute l’Europe occidentale et strictement commerciale. Il fallut l’autorité de Charles de Gaulle pour rejeter la seconde et imposer le Marché commun comme structure dominante d’organisation du continent, peut-être au-delà de ce qu’avait anticipé le Général. Par la suite, les dirigeants britanniques les plus néolibéraux, comme John Major (1990-1997) ont constamment repris ce projet d’organiser le continent autour d’une vaste zone de libre-échange par un élargissement rapide, diluant les potentialités sociales et industrielles manifestées par le Français Jacques Delors lorsqu’il était président de la Commission (1985-1995)11. De même, l’élargissement de l’Union a souvent été précédé d’un élargissement de l’OTAN — tant pour l’Espagne que pour les pays d’Europe centrale et orientale — ce qui a confiné la première à un rôle secondaire sur le plan diplomatique et militaire.

Le spectre de la zone de libre-échange a constamment hanté les partisans d’une Europe intégrée.

Laurent Warlouzet

Pourtant, cette petite Europe française reste largement un fantasme. De Gaulle pensait dominer l’Europe des Six dans les années 1960 mais ses partenaires refusèrent ses projets de Plan Fouchet qui revenaient à européaniser, sous une direction française implicite, les diplomaties des Six. Certes, la France fut probablement le pays le plus influent dans l’Europe des années soixante, mais sans qu’elle ait pu façonner à sa guise la Communauté. Dans les années 1980, la France considéra l’Europe du Sud comme des alliés naturels mais la Grèce s’enferra longtemps dans une opposition systématique, l’Italie joua une partition plus atlantiste, l’Espagne contesta les projets français d’Europe sociale pour préserver sa compétitivité, tandis que le Portugal resta fidèle à son tropisme britannique, cimenté par l’une des plus anciennes alliances bilatérales ininterrompues, conclue entre le Lisbonne et Londres en 1373.

Digérer l’élargissement à l’Est pour réunifier l’Europe

L’élargissement à l’Est à partir de 2004 fut fortement contesté en France. Paris chercha à retarder le processus au maximum. En 1990-1991, mû par la peur d’un désordre européen une fois le départ possibles des troupes américaines, François Mitterrand lança un projet de créer une « confédération européenne » qui aurait rassemblé tous les pays européens, URSS incluse, sans les États-Unis12. Le président français promut le projet auprès de son homologue tchèque, Vaclav Havel, qui accepta d’organiser des « Assises » à Prague en 1991. Cependant, lorsque François Mitterrand déclara à Prague que le processus d’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale à la Communauté pourrait durer « des dizaines et des dizaines d’années » et risquerait de transformer la Communauté en zone de libre-échange, de nombreux dirigeants réalisèrent alors que cette Confédération risquait de devenir une alternative à l’élargissement. Le projet échoua rapidement.

Une fois l’élargissement conclu en 2004, les officiels français eurent du mal à l’intégrer dans leur mode opératoire.

Laurent Warlouzet

Une fois l’élargissement conclu en 2004, les officiels français eurent du mal à l’intégrer dans leur mode opératoire13. Par ailleurs, l’intégration dans l’Union de dix pays plus pauvres, souvent néolibéraux, obéra les perspectives d’Europe sociale et industrielle. Elle intervint à un moment où certains commissaires européens professaient un zèle néolibéral messianique, comme Frits Bolkestein promettant une vaste libéralisation des prestations de services grâce à la directive portant son nom14. La combinaison de l’ensemble eu un effet désastreux, l’élargissement à l’Est générant la crainte du plombier polonais, dénoncé d’ailleurs autant en France que chez certains de ses voisins. De même la directive sur les travailleurs détachés de 1996 est devenue problématique à partir de l’élargissement considérable du pool de salariés mobiles faiblement rémunérés. La France obtint une révision de la directive en 2018, en s’alliant avec certains pays d’Europe centrale et orientale, démontrant un effet d’apprentissage du fonctionnement de l’Europe élargie.

Les pays d’Europe centrale et orientale furent également des laboratoires de formes extrêmes de néolibéralisme, comme des impôts non progressifs (flat tax), la privatisation des systèmes de retraites, ou un monétarisme austéritaire punitif15. Inversement, certaines baisses de prestations sociales, comme la baisse des allocations chômage allemande avec les lois Hartz de 2003-5, furent en partie inspirée par la concurrence salariale induite par cet élargissement16

Sur le plan politique, il est reproché à cet élargissement d’avoir complexifié indûment le processus de décision par le doublement du nombre de membres. Les européistes se lamentent devant l’attachement de ces pays à la logique intergouvernementale et leur refus de l’immigration extra-européenne. Enfin et surtout, les atteintes les plus graves à l’État de droit proviennent de cet espace, de la Hongrie depuis 2010 et de la Pologne depuis 201517.

Une fois l’élargissement conclu en 2004, les officiels français eurent du mal à l’intégrer dans leur mode opératoire.

Laurent Warlouzet

En miroir, les pays d’Europe centrale et orientale reprochent aux pays de l’Ouest de leur avoir imposé une transition brutale au néolibéralisme, et de dominer l’Union. De fait, une étude récente sur la répartition des différentes nationalités dans les institutions européennes confirme une sous-représentation des pays d’Europe centrale et orientale18. Le couple franco-allemand, s’il a perdu de sa superbe, reste déterminant dans la conclusion des grands compromis.

Inversement, une approche plus positive de l’élargissement à l’Est le considère non comme une aumône mais comme une réunification de l’Europe. L’historien et leader politique polonais Bronislaw Geremek avait déjà promu cette expression en 2004 pour définir ce processus de retrouvailles avec des pays qui ont toujours fait partie de l’espace européen. La désignation même d’ « Europe de l’Est » ravale cet espace au statut d’éternel satellite de la Russie, alors que la plupart des pays ayant rejoint l’Europe en 2004 sont situés géographiquement en son centre, d’où leur dénomination officielle de « Pays d’Europe centrale et orientale ». En 1983, l’écrivain tchèque Milan Kundera voyait dans l’Europe maintenue à l’Est du rideau de fer un « Occident kidnappé par l’URSS », empêché de rejoindre son port d’attache naturel par la violence soviétique19. Au-delà de cette expression souvent citée, il livre sa définition de la spécificité de cette zone : « Qu’est-ce que l’Europe centrale  ? La zone incertaine de petites nations entre la Russie et l’Allemagne. […] la petite nation est celle dont l’existence peut être à n’importe quel moment mise en question, qui peut disparaître et qui le sait. Un Français, un Russe, un Anglais n’ont pas l’habitude de se poser des questions sur la survie de leur nation. Leurs hymnes ne parlent que de grandeur et d’éternité. Or, l’hymne polonais commence par le vers : “La Pologne n’a pas encore péri…”[…]. » Ainsi se comprend l’attachement des nouveaux membres à la logique intergouvernementale et leurs réticences face à une mise en commun des dispositifs migratoires, surtout dans un contexte de déprise démographique. 

Une approche plus positive de l’élargissement à l’Est le considère non comme une aumône mais comme une réunification de l’Europe. 

Laurent Warlouzet

Le rideau de fer brisa une unité culturelle ancienne. Même la France a entretenu des relations anciennes avec cet espace, en particulier avec la Pologne — Henri III fut élu roi de Pologne avant de ceindre la couronne de France, Louis XV épousa la fille du roi de Pologne, puis l’alliance franco-polonaise nouée en 1919 lança un mouvement d’émigration toujours visible dans les patronymes de nombreux Français septentrionaux —, mais on peut penser aussi à la Tchéquie — le père de plus ancienne université de la région, celle de Prague, fut Charles IV de Luxembourg, élevé à la Cour de France —ou à la Roumanie, pays de langue latine. Même à l’époque de la guerre froide, la construction européenne n’ignora pas la relation Est-Ouest. Une historienne révéla récemment que les services secrets polonais tentèrent même d’infiltrer le Collège de Bruges, mais que les candidats sélectionnés ne réussirent pas à passer la barre du concours d’entrée20.

Enfin, les crises récentes de l’Union, à l’exception de celles de l’État de droit, ne proviennent pas de ces nouveaux européens : crise de l’euro ; crise dite « migratoire » ; Brexit ; Covid-19 ; guerre en Ukraine. Au contraire, ce dernier conflit montre que ces pays peuvent se hisser au rang de moteur de l’Union. Sur le plan économique, ces pays font preuve d’un dynamisme soutenu et continuent de converger avec la moyenne européenne.

La guerre en Ukraine et la clarification des frontières 

La guerre en Ukraine constitue une opportunité de clarifier les frontières de l’Union, imposant ainsi une perspective de fin à l’élargissement. À l’Ouest, le Brexit avait induit une nouvelle frontière incertaine pour l’Union, car il semblait au départ renégociable, soit par un nouveau référendum, soit par un accord préservant une relation très étroite avec l’Union (le « soft Brexit »). Finalement le Brexit dur qui s’imposa grave cette frontière dans le marbre. La guerre russo-ukrainienne, en facilitant une réconciliation entre Londres et le continent, démontre que le Royaume-Uni peut rester un partenaire fiable et efficace sans être dans l’Union. C’est d’ailleurs ce conflit qui poussa le Président français Emmanuel Macron à lancer le projet de Communauté politique européenne le 9 mai 2022. Ce forum de 47 pays pourrait constituer un cadre pour stabiliser la relation de l’Union avec ses partenaires d’Europe de l’Ouest qui ne désirent pas la rejoindre, le Royaume-Uni, la Norvège ou la Suisse. Contrairement au projet mitterrandien de Confédération européenne, il exclut la Russie et n’est pas conçu comme une alternative à l’élargissement de l’Union à l’Est. Le rapport franco-allemand du « Groupe des 12 » évoque d’ailleurs un continent organisé en quatre cercles concentriques, la zone euro très intégré au centre, l’Union, les pays associés et, au-delà, la Communauté politique européenne21.

La guerre en Ukraine constitue une opportunité de clarifier les frontières de l’Union, imposant ainsi une perspective de fin à l’élargissement. 

Laurent Warlouzet

À l’Est, la mobilisation militaire de l’Union contre la Russie, son exclusion du Conseil de l’Europe, et le fait que même un pays neutre comme la Suisse participe aux sanctions contre Moscou, montre que la frontière de l’Europe passe désormais clairement entre l’Ukraine et la Russie. Déjà, dans son célèbre ouvrage « Pan-Europe » de 1923, Richard de Coudenhove-Kalergi faisait de l’expansionnisme russe une constante qui oblige l’Europe à s’unir si elle ne veut pas devenir russe, comme elle aurait pu le devenir en 1915, si Nicolas II l’avait emporté, et en 1917-1918 si la révolution marxiste avait réussi en Allemagne. Selon lui, ce danger russe prend la suite des invasions asiatiques d’Attila et de Gengis Khan22. Cette approche culturelle est aussi celle de l’historien polonais Dariusz Kołodziejczyk, pour qui l’Europe centrale et orientale, y compris dans ses espaces autrefois partie à l’URSS comme les Pays Baltes, la Biélorussie et l’Ukraine, se distingue de la Russie par l’influence de la christianité latine, même dans les espaces orthodoxes23. Ainsi, le roumain remplaça l’alphabet cyrillique par l’alphabet latin au XIXe siècle par exemple. Il y décèle aussi l’influence ancienne d’États allemands, polonais et hongrois visibles par l’implantation de population issues de ces trois États dans l’ensemble de cet espace. Certes, il est, a contrario, possible de trouver également de nombreux signes d’appartenance de la Russie à l’espace culturel européen, mais la guerre russo-ukrainienne tend à les euphémiser.

Sur le plan diplomatique, ce conflit marque la fin de la tentative d’intégrer la Russie dans un ordre mondial occidental post-guerre froide, Moscou ayant été irrité par l’élargissement de l’OTAN et l’abandon du « Partenariat for Peace » un temps proposé par le Président Clinton comme alternative à l’élargissement de l’Alliance, mais qui apparut comme illusoire avec la dégradation de la situation russe24.

Si la Russie n’est plus une puissance idéologique comme l’était l’URSS, son modèle autoritaire et illibéral séduit l’extrême-droite dans l’Occident, et suscite un certain intérêt dans une frange de l’extrême-gauche. La guerre russo-ukrainienne l’a poussé à resserrer ses liens avec ses partenaires non-occidentaux, la Chine et la Corée du Nord de manière spectaculaire, l’Inde de façon plus discrète, par ses achats d’hydrocarbures russes.

Au Sud, la solidarité européenne témoignée envers les migrants ukrainiens contraste avec les tensions suscitées par l’arrivée de migrants non-européens, d’Afrique ou d’Asie. Certes, la situation n’est pas strictement identique car les réfugiés ukrainiens sont très majoritairement des femmes avec enfants, mais, qu’on le déplore ou pas, une forme d’attachement identitaire se manifeste ici de manière préférentielle avec les Ukrainiens. L’Union leur accorda très rapidement une protection temporaire assortie de droits de circulation, de travail et d’accès aux prestations sociales, ainsi que des financements, à la fois nationaux et communautaires. 

La guerre russo-ukrainienne, en facilitant une réconciliation entre Londres et le continent, démontre que le Royaume-Uni peut rester un partenaire fiable et efficace sans être dans l’Union. 

Laurent Warlouzet

Au Sud-Est, la frontière entre la Turquie et l’Union se clarifie : si le pays reste candidat à l’entrée dans l’Union, et demeure l’un des piliers de l’OTAN, sa neutralité dans le conflit russo-ukrainien le rapproche clairement du « Global South » et l’éloigne de l’Occident. Ankara livre des armes tant à Kiev qu’à Moscou. Son impartialité lui permit d’obtenir en juillet 2022 un accord céréalier entre les deux belligérants. La Turquie apparaît ainsi pour ce qu’elle est : un ancien empire autocentré, un monde en propre, à l’image de la Russie ou de la Chine.

Toutefois, cette clarification des frontières de l’élargissement ne signifie pas que ce processus s’interrompe prochainement. L’admission de l’Ukraine et la Moldavie comme candidates à l’élargissement ne signifie nullement qu’il sera rapide, ni même effectif. L’Ukraine bénéficiait depuis 2014 d’un accord de libre-échange avec l’Union (le Deep and Comprehensive Free Trade Area, DCFTA) qui avait contribué à réorienter son commerce de l’Est vers l’Ouest, ce qui avait déjà rapproché Kiev et Bruxelles sans ouvrir la porte à un élargissement25. En 2016, un référendum tenu aux Pays-Bas avait rejeté cet accord, ce qui avait obligé Bruxelles à accorder à La Haye une déclaration interprétative de l’accord, insistant sur le fait qu’il ne donnait pas accès automatiquement à une assistance importante ni au statut de candidat à l’élargissement et à une assistance. Ainsi, l’admission de l’Ukraine à l’Union n’était qu’une perspective très lointaine avant 2022, et elle reste suspendue à la reconstruction d’un pays démocratique, libéral et peu corrompu.

Finalement, l’Europe se révèle à elle-même par l’élargissement. Ce processus long et épuisant reste salvateur, tant pour l’Union elle-même que pour ses voisins. Il pousse les Européens à se définir. Comme le conseillait Albert Camus : « il faut imaginer Sisyphe heureux ».

Sources
  1. Le groupe de travail a réuni douze experts : Olivier Costa (Rapporteur), Daniela Schwarzer (Rapporteur), Pervenche Berès, Gaëlle Marti, Franz Mayer, Thu Nguyen, Nicolai von Ondarza, Sophia Russack, Funda Tekin, Shahin Vallée, Christine Verger ainsi que le directeur du Grand Continent, Gilles Gressani.
  2. Report of the Franco-German working group on EU Institutional reform, Sailing on High Seas : Reforming and Enlarging the EU for the 21st Century, Paris-Berlin, 18 September 2023.
  3. Megan Brown, The Seventh Member State. Algeria, France and the European Community, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2022.
  4. « We need foreign investment because it also gives us security. Having a Frenchman or an Englishman here with his factory is like having a division of troops ». Cité in  : Vera Šćepanović, “National interests and foreign direct investment in East Central Europe after 1989”, in Stefan Berger, Thomas Fetzer (éd.), Nations and Nationalism in Economic Perspective, Budapest, Central European University, 2019, pp. 209-236.
  5. Sylvain Kahn, Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945, Paris, PUF, 2021.
  6. Plusieurs décideurs français envisagèrent explicitement cette échelle de coopération  : Laurent Warlouzet, Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance, Paris, Cnrs éditions, 2022, p. 65.
  7. L’ancien président français déclarait en 2002 que « La Turquie est un pays proche de l’Europe, un pays important, qui a une véritable élite, mais ce n’est pas un pays européen. Sa capitale n’est pas en Europe, elle a 95  % de sa population hors d’Europe, ce n’est pas un pays européen ». Son inclusion dans l’Union la transformerait en « une espèce de zone de libre-échange commune à l’Europe et au Proche-Orient » ; cité in « Pour ou contre l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne », Le Monde, 8 novembre 2002 ; Sylvie Goulard, Le Grand Turc et la République de Venise, Paris, Fayard, 2004.
  8. Wolfram Kaiser, Johan Schot, Writing the rules for Europe : Experts, cartels, and international organizations, Basingstoke, PalgraveMacmillan, 2014  ; dès le XIXe siècle le commerce britannique était plus global et moins européen que celui de ses partenaires  : Yaman Kouli, Léonard Laborie, The Politics and Policies of European Economic Integration, London, Palgrave Macmillan, 2022.
  9. À l’exception des Pays-Bas qui ne participèrent pas à la Première Guerre mondiale.
  10. Kiran Klaus Patel, Projekt Europa. Eine kritische Geschichte, Munich, C.H. Beck, 2018, pp  ; 156-7 [paru en anglais : Kiran Klaus Patel, Project Europe. A History, Cambridge, Cambridge University Press, 2020]
  11.  Perry Anderson, The New Old World, Verso Editions, 2009, p. 39.
  12. Sur ce projet  : Frédéric Bozo, Mitterrand, la fin de la Guerre froide et l’unification allemande, Paris, Odile Jacob, 2005, pp. 344-361.
  13. Christian Lequesne, La France dans la nouvelle Europe. Assumer le changement d’échelle, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
  14. Amandine Crespy, Qui a peur de Bolkestein ? : conflit, résistances et démocratie dans l’Union européenne, Paris, Economica, 2012.
  15. Ferenc Laczo and Vera Scepanovic, “Eastern Europe in the history of European integration : From the periphery to the centre ?”, in Brigitte Leucht, Katja Seidel, Laurent Warlouzet (eds), Reinventing Europe. The History of the European Union, 1945 to the Present, London, Bloomsbury, 2023, pp. 281-298.
  16. Philipp Ther, Europe since 1989. A History, Princeton, Princeton UP, 2016.
  17. Pour une mise en perspective plus large sur les atteintes à l’Etat de droit en Europe centrale et orientale, incluant les cas roumain, bulgare, tchèque et slovaques, voir  : Ramona Coman, « Comment l’autoritarisme a gagné du terrain en Europe centrale », The Conversation, 7 décembre 2020  ; Ramona Coman & Clara Volintiru, « Anti-liberal ideas and institutional change in Central and Eastern Europe  », European Politics and Society, 24:1, 2023, p. 5-21.
  18. L. Drounau « Geographical Representation in EU Leadership Observatory 2021 of European Democracy Consulting ».
  19. Milan Kundera, « Un Occident kidnappé : ou la tragédie de l’’Europe centrale  », Le Débat, 5, 1983, pp. 3-23. Voir aussi  : Paul Gradvohl, Antoine Marès, « Enjeux historiques de l’approche de l’Europe médiane », in Monde(s), 14, 2018, pp. 7-30.
  20. Aleksandra Komornicka (2020), « The Unity of Europe is inevitable » : Poland and the European Economic Community in the 1970s, Cold War History, 20:4, p. 483-501.
  21. Report of the Franco-German working group on EU Institutional reform, Sailing on High Seas, op. cit., p. 35.
  22. Richard de Coudenhove-Kalergi, Pan-Europe, réédité par Cent-Mille Milliards (Paris) en 2022 avec une préface de Michel Barnier, p. 92-94.
  23. Dariusz Kołodziejczyk, « Central-Eastern Europe in the Global Context », Monde(s), n°14, 2018, p. 53-70.
  24. Mary E. Sarotte, Not One Inch : America, Russia, and the Making of Post–Cold War Stalemate, New Haven, Yale University Press, 2022.
  25. Dans le cas moldave, un accord d’association avait également été signé en 2014, sanctionnant une évolution interne du pays vers une européanisation de l’identité nationale  : Vincent Henry, Sergiu Mișcoiu, « Le discours politique et la quête identitaire en République de Moldavie  », in Sergiu Miscoiu et Nicolae Paun (éd.), Intégration et désintégration en Europe Centrale et Orientale. Cahiers FARE, 9, 2016, p. 221-254.