« Ce que les acteurs de la construction européenne nous apprennent de leur vision de la démocratie », une conversation avec Aliénor Ballangé

« Je voulais davantage m'intéresser à l'histoire intellectuelle d'un concept, celui de "démocratie communautaire", celui de l’émergence d’une démocratie transnationale européenne. » Nous avons rencontré Aliénor Ballangé pour discuter de son ouvrage La démocratie communautaire.

Aliénor Ballangé, La démocratie communautaire. Généalogie critique de l'Union européenne, Paris, Editions de la Sorbonne, «Internationale», 2022, 246 pages, ISBN 1035106760

Vous montrez la prédominance, dans les premiers projets d’une communauté européenne, dans les années 1930, de l’idée d’une communauté organique, qui se fonde contre une certaine modernité. Les premiers projets européens sont-ils donc des projets antimodernistes ou réactionnaires ?

C’est ce que j’ai appelé la généalogie française de l’intégration européenne. Ce n’est pas parce que c’est uniquement français – il y a aussi des mouvements planistes et communalistes en Belgique, notamment – mais parce que c’est en France que cela apparaît le plus significativement. Effectivement, ce que l’on voit, c’est que ce mouvement français se fait notamment en réaction à la sociologie comme étude de la société, que c’est ce courant de penseurs que l’on retrouve dans le courant d’Uriage, qui associe un peu rapidement cette sociologie au triomphe du libéralisme et donc de la pensée anglo saxonne, anglaise et surtout américaine. Dans cette vision, il y a donc l’idée que la France, d’un point de vue culturel et civilisationnel, n’a pas à se conformer à cet héritage particulier du libéralisme qui ne correspond pas à l’école française et qu’il faut donc en revenir à quelque chose de plus continental pour être aussi en mesure de s’opposer à la montée en puissance d’une contre-idéologie soviétique qui est plutôt du côté de l’idéologie socialiste.

Il y a donc l’idée, pour ces penseurs planistes communalistes, dans le sillage d’Emmanuel Mounier, et notamment chez François Perroux, Pierre Uri et Paul Reuter, que la France doit penser un retour à la communauté comme troisième voie, à égale distance du libéralisme sociologique anglo saxon et du socialisme communiste russe, et que cela doit se faire par un retour à « nos » racines qui serait l’idée de communauté. Or, aussi surprenant que cela puisse paraître, ils mobilisent Tönnies et d’autres penseurs néo-romantiques allemands pour revenir à la notion de kultur, – cette idée d’une communauté naturelle qui doit être enracinée dans un sol particulier.

La pensée de Ferdinand Tönnies est d’ailleurs importante pour ces penseurs. 

Communauté et Société paraît en 1887 et il n’a pas tout de suite le succès qu’on lui connaît aujourd’hui. Le succès de Tönnies passe notamment par les premières traductions et l’arrivée de cet ouvrage en France. On assiste alors à une importante circulation transnationale de cet ouvrage des deux côtés du Rhin. Les penseurs communalistes français vont considérer que l’on est passé à côté d’un ouvrage majeur et que c’est cet ouvrage qui va permettre de fonder une troisième voie efficace entre libéralisme et socialisme. Notamment, le premier numéro que Perroux et Uri consacrent à leur revue La communauté française s’intitule Communauté et société. La connivence idéologique avec Tönnies est donc explicite.

Pour ceux qui défendent l’idée d’une communauté européenne, il y a une certaine «  haine de la démocratie », du moins d’une certaine forme de démocratie. Comment comprendre cette critique de la démocratie ? 

Leur critique de la démocratie est assez subtile. Emmanuel Mounier affirme «  c’est contre cette démocratie [libérale] que nous sommes démocrates  ». Tout au long des écrits des penseurs personnalistes français des années 1930, notamment Perroux et Uri, il y a vraiment cette idée qu’il faut sauver la démocratie, qu’il est urgent de sauver la démocratie. Eux-mêmes ne se considèrent donc pas comme anti-démocrates.

Il existe un autre mouvement qui prend ses racines dans le fédéralisme hamiltonien. En quoi consiste cette approche ? 

Mario Albertini publie un article qui s’appelle «  Qu’est-ce que le fédéralisme  », où il présente sa définition du fédéralisme. Sa définition du fédéralisme hamiltonien répond au fédéralisme intégral prôné notamment par Alexandre Marc, qui s’inscrit dans la généalogie française et qui se revendique de Proudhon. Le fédéralisme intégral de Proudhon est un fédéralisme très philosophique, quasi métaphysique alors qu’Albertini estime qu’on ne peut en rester à une vision philosophique et idéologique du fédéralisme, sans quoi l’idée fédérale est impossible à mettre en pratique et à enraciner dans la réalité politique.

Tout au long des écrits des penseurs personnalistes français des années 1930, il y a vraiment cette idée qu’il faut sauver la démocratie.

aliénor ballangé

Le fédéralisme hamiltonien considère que les pères fondateurs américains ont permis de transformer la révolution américaine en un système durable qui n’est plus fondé sur l’idéel mais sur le pragmatisme, sur la pratique politique. Cette pratique politique repose sur trois éléments importants. D’abord, elle repose sur le fait que la révolution a été un acte de fondation. Ce n’est pas seulement une révolution pour changer un état de choses mais elle a réellement permis à une nouvelle réalité d’advenir. À la suite de cette fondation, il faut mettre en place des institutions politiques qui protègent la Constitution résultant du phénomène constituant.

En plus de cette importance de la révolution comme acte de fondation politique, le deuxième élément est l’idée que si cela ne peut pas reposer sur quelque chose de philosophique ou de purement idéologique, c’est parce qu’il faut des institutions inscrites dans la Constitution et des pratiques contraignantes qui obligent les parties prenantes de la fédération à respecter leurs engagements. En somme, il faut une Constitution. Les fédéralistes italiens, notamment représentés par Spinelli, défendront d’ailleurs la nécessité d’une Constitution politique européenne, et non seulement une constitution économique. Le troisième point implique la notion de peuple. Si, dans la pensée d’Alexandre Marc, ou des planistes français, il n’y avait aucune réflexion sur le peuple, dans la pensée fédéraliste hamiltonienne, le peuple entendu comme agent politique constituant occupe un rôle fondamental.

Ce sont ces trois notions – Constitution, institutions, peuple – qui nourrissent le fédéralisme constitutionnel des pères fondateurs italiens. Leur filiation avec les fédéralistes américains est explicite : que ce soit Hamilton ou Spinelli, ils lisent, relisent et citent les federalist papers et notamment les textes d’Alexander Hamilton.

Justement, l’exemple des États-Unis est fondamental pour ces fédéralistes, et plus généralement, il s’agit d’actualiser un déjà-là. L’expérience de la résistance, qui aurait déjà fondé une communauté européenne, est une autre expérience fondatrice.

L’histoire des libellés politiques rédigés, pendant la Seconde Guerre mondiale, par les réseaux résistants en faveur de la création d’une fédération européenne est peu connue, mais elle est passionnante. Il ne s’agit plus de passer de la théorie (fédéraliste) à la pratique (fédérale) mais, désormais, de la pratique à la théorie. Ces résistants-militants se regroupent sur une pratique, sur une action qui consiste à résister aux fascismes italien et allemand et à la France collaborationniste. C’est un projet qui les fédère, non plus une idée ou une idéologie.

Cette communauté de résistance existe au travers de circulations, de passages de frontières, d’échanges de cultures politiques. Il y a donc l’idée d’une pré-communauté européenne qui s’actualise à travers ces résistants. C’est un mouvement qui va du bas vers le haut puisque ce ne sont pas les dirigeants nationaux qui proposent un traité, ce sont des citoyens résistants qui, au gré des exils, des emprisonnements politiques ou des échanges épistolaires vont créer entre eux une proto-communauté transnationale légitimée par un objectif moral et politique – l’objectif moral consistant à empêcher la guerre, et l’objectif politique consistant à créer des institutions qui permettront d’établir des transferts de souveraineté entre États.

Le fédéralisme hamiltonien considère que les pères fondateurs américains ont permis de transformer la révolution américaine en un système durable qui n’est plus fondé sur l’idéel mais sur le pragmatisme, sur la pratique politique.

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On retrouve cette idée, chez Albertini et Spinelli notamment, qu’un peuple européen est déjà advenu grâce à la résistance contre le fascisme. À partir du moment où un peuple européen a montré qu’il pouvait exister à une petite échelle, l’échelle des résistants, il devient possible d’envisager une méthode incrémentale qui devrait permettre d’intégrer de plus en plus d’Européens. Cette intégration «  par le bas  » remonterait progressivement jusqu’aux chefs d’États, encore considérés comme les principaux ennemis de l’intégration européenne. Pour ces résistants, c’est à l’échelle individuelle et populaire qu’on peut faire pression sur les dirigeants de manière à les contraindre d’adhérer à l’idée fédéraliste. Le peuple européen est déjà là et c’est lui qui doit soutenir le projet européen en faisant levier sur les dirigeants nationaux – pas le contraire.

Pour autant, la voie «  populaire et fédéraliste » entretient également un rapport ambigu avec l’idée de peuple et, par extension, avec l’idée de démocratie. Vous revenez d’ailleurs sur la distinction entre peuple demos, peuple plethos et peuple laos.

Que ce soit en français ou en italien, nous avons des hyperonymes pour renvoyer à l’idée de peuple – peuple, populi – qui ne font pas honneur à la diversité des significations du mot «  peuple  » contenues dans la langue grecque antique. On retrouve cette diversité chez Platon puis chez Rousseau. Plus récemment, Balibar est revenu sur ces distinctions dans un article publié dans la revue Tumultes, où il définit les «  quatre noms du peuple  ». 

Le peuple demos est le peuple politique constituant, le peuple qui vote et qui est reconnu par la Constitution politique dans les systèmes constitutionnels. Il y a ensuite le peuple ethnos, le peuple culturel, qui correspond aujourd’hui au peuple national dont l’identité est constituée par une histoire, une langue, voire, pour certaines idéologies déviantes, une biologie commune. Il y a ensuite les peuples plethos, ochlos et laos. Plethos renvoie à l’idée de nombre, au peuple entendu comme une multitude, une masse que l’on peut dénombrer ; ochlos est la version la plus péjorative du peuple, auquel se réfère parfois Rousseau : c’est la populace, le peuple méprisé des pauvres en capitaux économique, culturel et social. Le peuple laos renvoie à une vision mythologique du peuple. On la retrouve principalement dans deux contextes  : le peuple biblique, c’est-à-dire le peuple juif élu, et dans l’idéologie communiste, avec l’idée d’un peuple révolutionnaire qui réalisera la fin de l’histoire.

Il est intéressant de voir que la notion de «  peuple  » est omniprésente dans les écrits des fédéralistes italiens. Tout semble être fait au nom des – puis du – peuple(s) des Européens. L’aventure, peu documentée, du Congrès du peuple européen montre bien cela. On pourrait donc avoir l’impression – et c’est la lecture qui a souvent été faite par les études européennes – que la généalogie fédéraliste italienne est la plus démocratique. Dans mon livre, je montre que c’est plus ambigu et compliqué que cela  : se référer au peuple et défendre une interprétation démocratique du peuple n’est pas la même chose.

La notion de «  peuple  » est omniprésente dans les écrits des fédéralistes italiens.

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Il faut bien garder en tête que Spinelli est d’abord formé à la théorie politique communiste. Il a beaucoup lu Lénine et l’on retrouve l’idée léniniste du peuple dans les écrits de Spinelli. Selon Spinelli, le peuple est une force révolutionnaire qui n’a pas conscience de son pouvoir révolutionnaire, et qu’il faut donc éduquer et guider. Pragmatiquement, il s’agit de diviser les rôles. Il y a d’un côté les idéologues, comme Spinelli ou Albertini, qui conçoivent l’objectif politique, avec pour mission de créer cette communauté européenne. Et il y a, d’un autre côté, les militants, ceux qui ont été recrutés et socialisés à soutenir cet objectif fédéraliste. 

Ensuite seulement, il y a le peuple. Le peuple, comme le conçoivent les idéologues, devient aisément fédéraliste si on lui explique pourquoi il devrait l’être. Mais le peuple n’est jamais perçu comme un agent autonome qui contribuerait par lui-même à la construction européenne. On retrouve cette idée assez cruelle chez Albertini au moment du recensement volontaire du peuple européen, où le peuple est perçu et décrit comme un «  support de propagande  ». Ici le peuple ne renvoie donc pas à l’idée d’un sujet politique actif comme le demos de la démocratie, mais à l’idée passive d’un support de propagande. Il s’agit de convaincre une masse qui, parce qu’elle est masse, pèsera beaucoup, de manière à contraindre les dirigeants européens à embrasser la cause fédéraliste. Ces écrits fédéralistes ne témoignent donc pas d’une grande confiance envers le sujet «  peuple  ». Ils reflètent davantage la volonté d’une séduction des masses – ces masses étant d’abord censées légitimer l’entreprise fédéraliste.

Il y aurait donc toujours la nécessité d’une élite qui s’investisse dans l’idée européenne et qui guide le peuple ?

Spinelli dit en effet explicitement que les militants fédéralistes doivent se placer «  à l’avant-garde  » du peuple européen. Or, en affirmant que les militants fédéralistes doivent se placer à l’avant-garde du peuple européen, ils s’en extraient de facto. Les élites guident, éclairent comme un phare. Ils savent qu’il s’agit d’une mission rédemptrice, salvatrice de l’Europe. Le peuple, lui, ne le sait pas encore. Les Européens «  de la rue  » souffrent, selon les fédéralistes, de ne pas disposer pas d’une éducation européenne. Or, comment les individus issus du peuple pourraient-ils être pro-européens s’ils n’ont jamais reçu une forme d’éducation, de socialisation comme les fédéralistes, eux, l’ont reçue au cours de la guerre ? D’autant que les fédéralistes hamiltoniens sont, pour la plupart, des intellectuels. Par exemple, Albertini est professeur de philosophie à l’université. De plus, grâce à de nombreux échanges entre académiques, il y a eu un processus de socialisation à la réalité transnationale. Dans mon livre, le rôle des circulations et des trajectoires individuelles des fédéralistes est très important. Cette élite fédéraliste a donc été européanisée dans les faits, dans son quotidien, ce qui la distingue d’un peuple encore majoritairement socialisé dans l’ordre statonational. L’élite transnationalisée doit donc éduquer «  l’homme de la rue  » pour le convaincre des périls du nationalisme.

Pour les fédéralistes, l’unification doit d’abord être politique et institutionnelle, le politique est premier et régit ensuite l’économie et le social. Finalement, le processus est inverse dans la construction européenne. Comment expliquer ce revirement ?

Ce revirement se fait à l’aune des échecs de projets de constitutions politiques. L’échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954 provoque l’échec de la Constitution politique européenne (CPE). La CPE incarnait la première constitution politique européenne. Spinelli a beaucoup milité pour la CPE afin de permettre un processus de constitutionnalisation de l’ordre européen. Il défendra cette idée de constitution politique tout au long de sa vie. Au début des années 1980, il réitère ce projet de constitution politique qui est de nouveau un échec imputable à la résistance des gouvernements nationaux.

Face à ces échecs, l’idée fédéraliste se heurterait à l’absence de volonté politique des dirigeants nationaux. Ceux-ci freineraient la mise en place d’institutions supranationales contraignantes véritablement puissantes, et l’instauration d’une constitution capable de garantir la stabilité de ces institutions. Avec la fin du “consensus permissif” des peuples d’Europe – l’idée que les peuples ne s’opposent pas à la construction européenne tant que cela ne contrevient pas à leurs intérêts – dans les années 1980, et particulièrement au moment du «  petit oui  » au traité de Maastricht, l’idée d’un fédéralisme politique n’apparaît plus suffisamment mobilisatrice. Puis on assiste à la montée d’une défiance populaire qui trouve son apogée en 2005, avec l’échec du projet de traité constitutionnel.

Il y a donc une progressive remise en question du fédéralisme politique dans les faits, davantage que dans l’idéologie. Tout au long des années 1970-1980, Spinelli continue de soutenir l’idée d’un saut fédéral politique. Il continue de jouer un rôle d’influence dans le Parlement européen et sur la Commission européenne. C’est un échec de faits, mais pas d’idées, et les idées fédéralistes sont en partie reprises dans le constitutionnalisme économique.

Pouvez-vous revenir sur votre critique à l’égard d’une histoire qui se focalise sur les grands personnages, et notamment sur la figure de Jean Monnet et des «  pères fondateurs  » de l’Europe ? 

Se focaliser sur l’histoire des grands personnages mène, selon moi, à privilégier une histoire qui s’écrit «  par le haut  », une histoire diplomatique, politique, l’histoire de ceux qui ont fait autorité dans le processus d’unification continentale. Dans mon travail, je voulais davantage m’intéresser à l’histoire intellectuelle d’un concept, celui de «  démocratie communautaire  », celui de l’émergence d’une démocratie transnationale européenne. J’ai donc moins puisé dans l’histoire des grands personnages, des grands événements, des grandes rencontres, que dans l’histoire intellectuelle de l’Europe. M’intéressait moins ici une histoire centrée sur l’action des grands hommes européens que sur le discours de ces acteurs. Et aussi sur ce que leur discours ne dit pas, notamment en ce qui concerne l’enjeu de la démocratie.

Se focaliser sur l’histoire des grands personnages mène, selon moi, à privilégier une histoire qui s’écrit «  par le haut  ».

aliénor ballangé

J’ai donc étudié les textes des acteurs principaux de la construction européenne pour ce qu’ils nous apprennent de leur vision de la démocratie – et d’une démocratie qui sort des gonds de l’État-nation, par opposition à une démocratie jusqu’à présent pensée à l’échelle de la cité puis de l’État-nation, en somme un territoire relativement restreint. Ce qui m’intéresse, c’est l’impact que ces discours ont eu au cours des différentes étapes de la construction européenne.

En quoi définir cette généalogie, ces projets non-advenus ou qui ont préparé l’Europe telle que nous la connaissons, est fécond pour penser l’avenir de l’Union européenne ?

D’abord, ces projets ne sont pas alternatifs ou non-advenus, ils incarnent les trois voies principales qui étaient en concurrence dans les années 1930-1940. Progressivement, la voie ordolibérale est devenue hégémonique, mais cette hégémonisation n’était pas écrite et elle demeure donc renversable.

Ce qui est important ici, c’est de rappeler la concurrence originelle entre différentes histoires de la construction européenne. Dans ce livre, je souhaite confronter ces histoires pour comprendre comment nous en sommes arrivés au triomphe du discours ordolibéral.

En cela, je m’inscris dans une position critique vis-à-vis d’une littérature radicale, incarnée en France par Pierre Dardot et Christian Laval, pour qui la construction européenne aurait inventé les conditions de possibilité de la post-démocratie. L’idée de post-démocratie ne renvoie plus ici à une période historique mais à une géographie. Le «  post  » de post-démocratie renverrait à une aire géographique, l’Union européenne, Bruxelles. Face au péril démocratique provoqué par la montée en puissance des mouvements de gauche aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants politiques auraient inventé cette chose virtuelle, purement économique, technicienne et technocratique que serait l’Union européenne. Il s’agirait d’une sorte de monde parallèle dans lequel les notions de justification et de légitimation seraient rendues superflues. Reuter leur donne raison lorsqu’il analyse, au début des années 1950, les rapports entre les hommes politiques et les techniciens. Pour lui, l’ordre supranational est le règne du technicien car le technicien n’est pas subordonné à l’opinion publique ou à la demande de justification populaire. Il ne dépend pas d’élections. Si bien qu’ironiquement, l’ordre supranational serait la «  terre d’élection  » du technicien, une terre où, précisément, il n’y a pas d’élection.

Mais dire cela, c’est rabattre les différentes voies et les différents discours qui ont émergé tout au long du processus de la construction européenne sur un unique discours, le discours technocratique et ordolibéral qui triomphe dans les années 1980. Christian Laval et Pierre Dardot s’inscrivent en cela dans l’analyse foucaldienne. Dans Naissance de la biopolitique, Foucault mène une réflexion sur l’ordolibéralisme aussi fondamentale que passionnante. Lui-même estime que si l’ordolibéralisme s’oppose à la démocratie, et si la construction européenne métaphorise l’ordolibéralisme, alors la construction européenne crée les conditions de possibilité du contournement et de la fin de la démocratie. Soit – mais en partie seulement.

C’est pour rétablir le caractère contingent de la construction européenne que j’écris ce livre, et pour montrer que si une de ces généalogies a effectivement triomphé, ce n’est pas pour autant parce qu’à la base il y aurait un horizon téléologique qui consistait à faire triompher l’Europe pour faire triompher l’ordolibéralisme.

On voit que l’unité de l’Europe se renforce souvent au moment d’une crise. La situation actuelle semble le montrer : du Covid à la crise ukrainienne, le rapprochement entre les pays européens se fait au moment de la prise de conscience d’un risque commun. Qu’en pensez-vous ? 

C’est une idée bien documentée dans la littérature européiste, tout particulièrement par Sylvain Kahn. Pour lui, l’Europe se fait – davantage qu’elle ne se défait – grâce aux crises. Ce sont les crises qui montrent aux Européens ce qu’ils ont à perdre s’ils perdent l’Europe. Ce sont les crises qui montrent aux Européens qu’ils ont un intérêt vital à renforcer la solidarité et les institutions qui garantissent cette solidarité.

Je n’ai pas d’opinion ferme là-dessus, si ce n’est que cela me fait penser à une idée d’Alexandre Marc qui affirme que si l’on est véritablement nationaliste, on ne peut pas privilégier l’échelle stato-nationale, car le seul moyen de sauver la nation c’est de garantir l’unité européenne. Cela peut sembler contre-intuitif, mais, selon lui, nous sommes dans un monde où les défis sont de plus en plus multifactoriels et complexes. Au point qu’une nation qui ne s’intègre pas dans une fédération de nations est destinée à périr. Elle a donc besoin d’accepter de se départir d’une partie de sa souveraineté pour conserver sa souveraineté. Prenons le cas d’une nation comme la France  : sans transfert de souveraineté, il est impossible de créer une «  Europe puissance  »  ; sans «  Europe puissance  », il est impossible de garantir la souveraineté (économique, scientifique ou géopolitique) de la France face aux grandes économies émergentes, aux crises sanitaires internationales ou à la pénétration belliqueuse de voisins peu fiables.

Je dirais donc qu’en étant un peu cynique, on pourrait avancer que l’intégration européenne se poursuit car elle continue de reposer essentiellement sur les nations, pour le meilleur ou pour le pire, et que les nations se rendent compte au moment des crises que sans la couverture européenne, elles perdent leur souveraineté. Ainsi, une Union européenne de la défense n’aurait pas pour but de défendre l’Europe mais l’Allemagne, la France, l’Italie ou, dans le contexte actuel, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie et la Pologne. Ce sont des nations inquiètes qui en appellent à un saut fédéral pour que l’Europe les protège. 

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