Le fait est suffisamment rare pour être remarqué1 : dans les années 1980, l’image de l’Europe centrale et orientale chez de nombreux intellectuels occidentaux a été largement influencée par… un essai2. En 1983, Milan Kundera, romancier tchécoslovaque vivant à Paris au sommet de sa popularité, publie un article incisif intitulé « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale ». Initialement destiné aux lecteurs français, il fut ensuite traduit dans la prestigieuse New York Review of Books3. L’article est devenu un succès savant. Dans son essai, Kundera y affirmait que, si l’Europe centrale et orientale était sous le contrôle politique de l’Est depuis 1945, les peuples de la région appartenaient culturellement à l’Occident. Il présentait des incohérences fascinantes dans la manière dont la région située derrière le rideau de fer était perçue de l’extérieur. Par exemple, comment était-il possible que Vienne fût reconnue comme une capitale occidentale, alors que Prague, qui se trouve plus à l’ouest sur la carte, se voyait refuser ce statut ?

Kundera affirmait que les Tchécoslovaques, les Polonais et les Hongrois étaient prêts à payer le prix fort pour appartenir culturellement à l’Occident. Le romancier énumérait la manière dont Moscou soumettait les nations indisciplinées qui tentaient de se défaire de son joug. L’essai de Kundera, discuté et cité des milliers de fois, est devenu légendaire4. Mais s’il peut sembler aujourd’hui que ce texte appartient au passé de la guerre froide, rien n’est moins vrai. L’avènement du nationalisme populiste en Europe centrale et orientale a jeté une lumière nouvelle sur les réflexions de l’écrivain. Avec l’apparition de Victor Orbán et de Jarosław Kaczyński, on s’est légitimement demandé si l’Europe centrale et orientale était bien une partie kidnappée de l’Occident… ou quelque chose d’autre.

L’essai de Kundera, discuté et cité des milliers de fois, est devenu légendaire. Mais s’il peut sembler aujourd’hui que ce texte appartient au passé de la guerre froide, rien n’est moins vrai.

Jarosław Kuisz

Alors que disparaît l’un des géants littéraires européens, on est tenté de se demander, avec ironie : Kundera se serait-il trompé ? Ou, pire encore, aurait-il involontairement trompé l’opinion publique occidentale ? Il serait facile, rétrospectivement, de porter cette accusation contre le romancier. Aujourd’hui, une lecture attentive de l’essai conduit cependant à des conclusions surprenantes : accidentellement, par inadvertance, Kundera a capturé les germes des conflits politiques futurs. En effet, d’une certaine manière, cet essai des années 1980 donne un aperçu des sources les plus profondes des tensions ultérieures entre l’Europe occidentale et l’Europe centrale et orientale après l’effondrement du communisme.

L’essai de Kundera met en évidence les différences entre la culture des nations d’Europe centrale et orientale et celle de la Russie. Ce faisant, il reconstruit une certaine image de l’Europe dans la conscience collective des nations d’Europe centrale et orientale. Par exemple, pour souligner les différences entre la Tchécoslovaquie et l’URSS, Kundera souligne « l’enracinement dans le monde chrétien romain » de son pays, tout en éludant le niveau élevé de sécularisation des Tchèques et des Slovaques. L’Europe, note-t-il, n’est pas une question de géographie, mais un concept spirituel ou culturel concernant des nations qui, pendant des siècles, ont co-créé la culture européenne et se sont considérées comme occidentales.

C’est que, tout d’abord, Kundera ne s’intéressait pas à l’Occident en soi mais à une certaine image de celui-ci à l’époque de la Guerre froide — et même plus que cela : à une image idéalisée de l’Occident, présente dans l’imaginaire collectif des peuples d’Europe centrale et orientale. Pour préserver l’identité nationale des petites nations, cette image idéalisée de l’Occident était opposée à l’oppression — très réelle celle-là — du communisme imposé par l’Est5

Longtemps après 1989, la protection de l’identité nationale et l’aspiration à faire partie de l’Europe occidentale allaient de pair. 

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Ensuite, il rappelait l’importance de la mémoire collective de la période précédant la Seconde Guerre mondiale. Tout comme l’Occident, l’Europe centrale et orientale a idéalisé ses propres États-nations indépendants des décennies précédentes. À la fin de la Guerre froide, le retour à l’Ouest et le recouvrement de la pleine souveraineté étaient donc attendus de manière concomitante. Jusqu’en 1989 et pendant longtemps après, aucune contradiction n’est apparue entre ces aspirations. La protection de l’identité nationale et l’aspiration à faire partie de l’Europe occidentale allaient de pair. 

 L’autre Occident — kidnappé et congelé 

L’année 1989 a pleinement révélé l’amour aveugle pour l’Occident qui existait derrière le rideau de fer. Dans le même temps, elle a libéré la passion de l’Europe centrale et orientale pour la renaissance des anciens États-nations, du moins chez certains hommes politiques de premier plan de la région.

Si l’on ne tient pas compte de ces tendances et appétits, il est difficile de comprendre pourquoi, par exemple, la Tchécoslovaquie s’est scindée en deux pays le 31 décembre 1992. La République tchèque et la Slovaquie se sont séparées de manière remarquablement pacifique (surtout par rapport à la dissolution de la Yougoslavie, qui s’est soldée par une série de conflits sanglants), pour ensuite continuer à aspirer à l’adhésion à l’Union et à l’OTAN et à poursuivre une nouvelle alliance avec d’autres pays d’Europe centrale et orientale6. Vladimír Mečiar, le premier ministre slovaque, déclarait par exemple : « Vivre ensemble dans un seul État est révolu. Vivre ensemble dans deux États perdure. »7 Trente ans plus tard, cet état de fait est toujours d’actualité.

Accidentellement, par inadvertance, Kundera a capturé les germes des conflits politiques futurs.

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Dans son essai, Kundera fait remarquer que le dernier souvenir vivant de l’Occident que les pays d’Europe centrale et orientale ont conservé est celui des années d’entre-deux-guerres. Selon lui, pour survivre aux difficultés de la domination russe, les quatre nations se sont identifiées à ces vingt années d’entre-deux-guerres plus qu’à toute autre période de leur histoire.

Il est évident que l’Occident a changé entre-temps. Mais ce qui importe, c’est que le même phénomène s’applique à l’image idéalisée que les pays d’Europe centrale et orientale se font de leurs propres États d’avant 1938. La vérité minutieusement établie par les historiens n’était pas en cause ici. L’important était d’idéaliser et de mobiliser la population pour qu’elle s’oppose à la guerre. Ce mélange du mythe de l’Occident actuel et du mythe de l’ancien État-nation a constitué un puissant carburant politique dans les années 1980. Il a permis de situer  l’identité de l’Europe centrale et orientale contre la Russie.

Le défi de 1989 fut de ramener les rêves sur terre. Au départ, la combinaison de ces deux idéaux, de ces deux inspirations à agir, n’a posé aucune difficulté. Tous les États postcommunistes ont déclaré qu’ils prenaient un nouveau départ et qu’ils souhaitaient réintégrer la famille des États occidentaux.

Le défi de 1989 fut de ramener les rêves sur terre. Mais il est rapidement apparu que l’imaginaire collectif du passé d’avant la Seconde Guerre mondiale n’était pas aussi monolithique que Kundera l’avait suggéré.

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Cependant, il est rapidement apparu que l’imaginaire collectif du passé d’avant la Seconde Guerre mondiale n’était pas aussi monolithique que Kundera l’avait suggéré. La désintégration de la Tchécoslovaquie, trois ans seulement après la chute du communisme, en est un exemple clair. Kundera a situé la césure de la mémoire collective en 1938. Entre-temps, le premier État slovaque était né de l’effondrement de la Tchécoslovaquie d’avant-guerre et a existé entre 1939 et 1945. C’était un satellite du Troisième Reich, un héritage plus que gênant.

Deuxièmement, une division a progressivement commencé à émerger entre les hommes politiques qui donnaient la priorité à la poursuite de l’idée occidentale et ceux qui se concentraient sur les anciens États-nations. On peut dire que le premier grand homme politique d’Europe centrale et orientale à s’interroger sur la divergence de ces voies a été Vladimír Mečiar, le premier ministre slovaque. Lorsqu’il a abandonné la politique consistant à suivre l’Occident et ses valeurs, les négociations en vue de l’adhésion de la Slovaquie à l’OTAN et à l’Union européenne se sont arrêtées8.

À l’Est, le camp des politiciens nationalistes désillusionnés par l’Occident s’est avéré étonnamment vaste. D’un côté, sans surprise, nous avons les conservateurs nationaux. Leurs imaginaires sociaux « gelés » se sont révélés fortement traditionnels, ne serait-ce que du point de vue des changements sociaux survenus à l’Ouest entre 1968 et 1989 : le durcissement des lois sur l’avortement en Pologne après 1989 est sans doute le meilleur exemple de ce hiatus. Les conservateurs nationaux qui rêvent d’un État-nation fort en politique ont trop souvent rendu hommage à la morale antérieure aux années 1960.

D’autre part, parmi les déçus de l’Occident, on trouve aussi des libéraux anticommunistes, comme le président tchèque Václav Klaus. Cet homme politique était déconcerté par ce qu’il considérait comme un « socialisme » excessif de la part de l’Occident, qu’il associait à l’époque du communisme, contre lequel il s’était battu avant 1989. Il convient de souligner que, tout en critiquant l’Occident réel, Klaus estimait qu’il restait fidèle à ses convictions9.

À l’Est, le camp des politiciens nationalistes désillusionnés par l’Occident s’est avéré étonnamment vaste.

Jarosław Kuisz

Le sens de 2004 

L’année 2004 marque un tournant pour le populisme national en Europe centrale et orientale. Après leur entrée dans l’Union, les nations postcommunistes ont fait connaissance avec le vrai visage de l’Occident. La division politique entre ceux qui souhaitaient conserver leur vision passée de l’Europe, largement imaginaire, et ceux qui étaient prêts pour « toujours plus d’Europe » s’est accentuée. Pour les premiers, l’ancienne vision d’une « Europe des nations » avec des États-nations forts était un idéal immuable. Pour les seconds, l’idée d’une Europe fédérale était acceptable. Les citoyens ordinaires se situaient quelque part au milieu de ce spectre et exprimaient généralement des sentiments pro-européens10.

Néanmoins, la question de savoir s’il faut plus d’États-nations ou une Europe plus unie a suscité une nouvelle vague de passions politiques. L’ancienne division entre les politiciens anticommunistes et postcommunistes, qui avait été si importante en Europe centrale et orientale dans les années 1990, n’avait plus lieu d’être11. Les anciennes alliances et antipathies ont décru. Dans le contexte de nouvelles tensions politiques, les partis politiques ont refondu leurs programmes12

Ceux qui, en 1989, avaient rêvé de la renaissance d’un État-nation fort n’étaient pas satisfaits de la soi-disant Europe de Maastricht, et encore moins de la dimension fédérale du « plus d’Europe ». Avant 1989, ils n’avaient pas lutté ni rêvé de diluer l’identité des États-nations, et ils se sentaient souvent moralement supérieurs à leurs adversaires politiques parce qu’ils pensaient rester fidèles à leurs convictions politiques et à l’idée d’un État-nation.

Des hommes politiques comme Václav Klaus, Jarosław Kaczyński et Victor Orbán ont souvent admis qu’ils aspiraient à rejoindre l’Occident, mais seulement jusqu’à un certain point.

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Des hommes politiques comme Václav Klaus, Jarosław Kaczyński et Victor Orbán ont souvent admis qu’ils aspiraient à rejoindre l’Occident, mais seulement jusqu’à un certain point. Ils n’étaient pas d’accord avec l’approfondissement de la fédéralisation de l’Europe. Ils ont souligné qu’à l’époque du traité de Maastricht, personne n’avait demandé l’avis des pays du V4, car ces pays étaient en dehors de l’Union. Cette position est évidemment incohérente, puisqu’en 2004, les mêmes personnes étaient pourtant favorables à l’adhésion à l’Union, sous la forme qu’elle avait prise avec le traité de Maastricht.

L’essai de Kundera de 1983 nous rappelle les stratégies de survie des pays d’Europe centrale et orientale face à Moscou. Après 1989 et 2004, certains hommes politiques ont ressuscité de vieux modèles de résistance et les ont appliqués à Bruxelles. Au grand étonnement de nombreux responsables occidentaux, ces politiciens ont trouvé un nouveau Moscou en Belgique.

Pour le monde extérieur, cette vision souverainiste de l’Europe centrale et orientale peut sembler paradoxale, voire irrationnelle. Elle peut être un peu plus facile à comprendre si on la réduit aux deux phrases suivantes : « Oui, nous voulions être dans une Europe commune. Non, ce n’est pas le type d’Occident pour lequel nous avons combattu l’Est communiste ».

Pour les souverainistes, la construction d’une Europe forte passe par la dilution des États-nations. C’est d’ailleurs sur ce point que de nombreux eurosceptiques d’Europe de l’Ouest et de l’Est se rejoignent. Au départ, les partisans d’États-nations forts au sein de l’Union ne se seraient pas définis comme des eurosceptiques au sens où on l’entend souvent en Europe occidentale, c’est-à-dire comme cherchant à démanteler l’Union ou simplement à la quitter, comme Nigel Farage le souhaitait avant de l’obtenir13. Dans le même temps, les alliances eurosceptiques formées au Parlement européen ces dernières années et les visites grandiloquentes de Marine Le Pen à Budapest et à Varsovie rendent difficile la lecture de l’évolution du nationalisme populiste en Europe centrale et orientale. Des opposants politiques comme Donald Tusk n’hésitent pas à accuser les nationaux populistes d’Europe centrale et orientale d’incohérence, voire de préparer la désintégration de l’Union européenne.

L’essai de Kundera de 1983 nous rappelle les stratégies de survie des pays d’Europe centrale et orientale face à Moscou.

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Mais Kundera n’a trompé personne. Au contraire. Dans son essai, il écrivait déjà — visionnaire — que l’Europe centrale et orientale n’était pas seulement un « Occident kidnappé », mais qu’elle était aussi, à bien des égards, figée dans le passé. L’ensemble des hommes politiques et des intellectuels qui ont conduit au tournant illibéral en Europe centrale et orientale est souvent considéré comme critique à l’égard de nombreux aspects du mode de vie occidental. C’est vrai. Mais ils étaient également mécontents de l’effondrement des États-nations au sein de l’Union dans le contexte de leur passé national. Ce n’est que l’histoire d’un pays qui lui donne une saveur ou un semblant d’unicité — c’est précisément cette nuance que les nationaux-populistes tentent d’utiliser à leur avantage. 

Non, Kundera n’aura décidément trompé personne.

Sources
  1. Ce texte est un extrait remanié de The New Politics of Poland de Jarosław Kuisz qui paraîtra cet automne chez Manchester University Press, auquel nous donnons accès en avant-première par l’autorisation de l’auteur.
  2. Pierre Nora, « Présentation », in M. Kundera, Un Occident kidnappé, la tragédie de l’Europe centrale, Paris, Gallimard, 2021, p. 35.
  3. Milan Kundera, « Un Occident kidnappé, la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat no 27, novembre 1983  ; “The Tragedy of Central and Eastern Europe”, The New York Review of Books, 26 avril 1984.
  4. Tony Judt, “The Rediscovery of Central and Eastern Europe”, Daedalus, 119:1 (1990), pp. 23-54.
  5. Jarosław Kuisz, “The two faces of European disillusionment”, Eurozine, 1 April 2019.
  6. Abby Ines, Czechoslovakia : The Short Goodbye, New Haven, Yale University Press, 2001.
  7. Stephen Engelberg, “Czechoslovakia Breaks in Two, To Wide Regret”, New York Times, 1 January 1993.
  8. T. Haughton, “Vladimír Mečiar and His Role in the 1994-1998 Slovak Coalition Government”, Europe-Asia Studies, 54:8 (2002), pp. 1319-38.Il n’est pas exagéré de dire que Mečiar a été le précurseur du programme du national-populisme au pouvoir et du style des gouvernements d’Orban (depuis 2010) et de Kaczyński (depuis 2015). Tendances illibérales, stigmatisation des minorités à des fins politiques, rhétorique ultranationaliste en période électorale, etc. — tout cela a été testé dans une certaine mesure en Slovaquie dans les années 1990. Une différence importante, cependant, est qu’en Hongrie et en Pologne, le virage du pouvoir vers le nationalisme populiste a eu lieu après que ces pays avaient déjà adhéré à l’OTAN et à l’Union.
  9. Václav Klaus, My, Europa i świat, Wrocław 2014.
  10. Les partisans de l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne ont toujours été largement majoritaires (de 74 % en 1994 à 92 % en 2022, le niveau le plus bas – toujours élevé – étant de 53 % en 2001). Cf. www.cbos.pl/PL/trendy/trendy.php?trend_parametr=stosunek_do_integracji_UE
  11. Bien que la distinction entre anticommunistes et postcommunistes perde de son importance pour les citoyens, elle reste utile sur le plan rhétorique pour les hommes politiques.
  12. À l’origine, en Pologne, la Plateforme civique et le parti Droit et Justice (PiS) ont formé une alliance pour arracher le pouvoir au parti postcommuniste. Progressivement, le premier parti s’est révélé de plus en plus libéral et pro-européen, tandis que le second s’est révélé conservateur et de plus en plus eurosceptique. Il y a donc eu un va-et-vient de politiciens et de militants entre les deux partis.
  13. Nigel Farage resigns as Ukip leader after ‘achieving political ambition’ of Brexit”, Guardian, 4 July 2016.