Poutine, la guerre
En 2015 un rapport de vingt pages faisait trembler Poutine.
Son principal auteur, un opposant de long cours au régime, venait d’être assassiné de quatre balles à quelques mètres du Kremlin.
Censuré, interdit de circulation, ce texte fouillé démontrait la relation inextricable du régime de Poutine avec une guerre sans fin.
Penser ou imaginer la Russie de l’après, c'est commencer par lire et relire Boris Nemtsov et son rapport prophétique.
- Auteur
- Le Grand Continent •
- Image
- © Rafael Yaghobzadeh, « Guerre de tranchées », 2014.
Dans la nuit du 27 au 28 février 2015, Boris Nemtsov, opposant libéral au régime de Vladimir Poutine, est assassiné de quatre balles alors qu’il se promène à quelques centaines de mètres du Kremlin. Deux jours plus tard devait se tenir un rassemblement organisé avec Alexei Navalny pour protester contre la situation en Ukraine et les conséquences des sanctions occidentales sur l’économie russe. Malgré les déclarations officielles, y compris celles de Vladimir Poutine, il y a peu de doutes sur le fait que l’assassinat de Boris Nemtsov a été commandité par ou pour satisfaire le Président russe. Ce mardi 11 juillet, la Cour européenne des droits de l’homme rendait un avis très négatif sur l’enquête menée par les autorités russes, regrettant notamment que le rôle de Ramzan Kadyrov n’ait pas été examiné.
Deux mois après sa mort, Ilia Iachine présente un rapport intitulé Poutine. La guerre au siège de Solidarnost, le parti d’opposition fondé par Boris Nemtsov, Vladimir Boukovski, Lev Ponomarev et Garry Kasparov. Ce texte réunit et complète les éléments de l’enquête de Nemtsov sur l’implication directe de Vladimir Poutine et de ses proches en Ukraine depuis 2014, contre le récit officiel du pouvoir russe. Mêlant des entretiens et des analyses de documents très divers, il constitue un réquisitoire implacable contre la guerre que la Russie livre à l’Ukraine depuis 2014.
Le rapport n’est tiré qu’à quelques milliers d’exemplaires en Russie, les militants qui cherchent à le diffuser rencontrant les plus grandes difficultés à financer son impression. Après avoir été conseiller municipal d’opposition à Moscou, Ilia Iachine a payé cher son engagement contre le régime de Vladimir Poutine. Après avoir dénoncé le massacre de Boucha, il a été condamné à purger une peine de huit ans de prison pour avoir diffusé de « fausses informations » sur l’armée russe. La peine a été confirmée en appel le 19 avril 2023.
Au cours de son arrestation, il ne se faisait guère d’illusion : « Les vraies raisons de mon arrestation sont politiques, évidemment. Je suis un opposant, un député [municipal] indépendant, un critique du président Poutine et un adversaire de la guerre en Ukraine ». Son audience en appel a été l’occasion pour lui de livrer un discours à charge contre le régime : « La peine qui m’a été infligée est incroyable : huit ans et demi de prison pour un discours de 20 minutes sur internet. […] Poutine est un criminel de guerre, et il n’est pas impossible que je lui laisse ma place en prison ».
Plus de huit ans après sa rédaction, ce rapport, dont nous publions des extraits tirés de la traduction publiée par les éditions Actes Sud, est toujours une clef de lecture essentielle pour comprendre la chaîne de commandement qui, du Kremlin au Donbass, a abouti à l’agression que subit l’Ukraine depuis 2014.
Mensonge et propagande
Jusqu’à début 2014, la propagande russe apparaissait comme abominable aux yeux de certains. Il arrivait même que des émissions visant l’opposition débouchent sur des arrestations et des poursuites pénales. Mais dès les derniers mois de 2013 et le début des protestations à Kiev, il est devenu évident que la propagande à laquelle avait eu affaire la société russe avait été bien « gentille ». Du reste, les propagandistes eux-mêmes n’ont pas caché qu’en « temps de paix » ils ne roulaient pas à plein régime. Ainsi, en 2011, Margarita Simonian, à la tête de la chaîne publique Russia Today destinée au public occidental, justifiait sans langue de bois l’existence de sa chaîne : « En temps de paix, on pourrait s’en passer. Mais p…, quand c’est la guerre, ça devient indispensable. Sauf qu’on ne peut pas mettre sur pied une armée juste une semaine avant le début d’un conflit. »
La diffusion en mars 2012 du documentaire Anatomie de la protestation sur la chaîne NTV, proche du pouvoir, avait provoqué un tollé dans l’opposition. Ce film à charge visait à discréditer les membres de l’opposition.
Pour le Kremlin, cette « guerre » a commencé sur la place Maïdan à la fin de l’automne 2013. Les médias russes officiels dépeignaient les partisans de l’intégration européenne (car il n’était question que de cela à l’époque) en héritiers de la collaboration avec l’Allemagne nazie et en nationalistes radicaux prêts à mener une véritable épuration ethnique. Le nom de l’organisation ultranationaliste Pravy Sektor a même largement surpassé le parti de Poutine Russie unie en nombre d’occurrences dans les médias russes, ce parti ne dépassant pourtant pas les 2 % des voix lors des dernières élections en Ukraine.
Après la fuite de Viktor Ianoukovitch, les télévisions russes n’ont jamais appelé les nouveaux dirigeants de l’Ukraine autrement que « la junte de Kiev », qualifiant systématiquement l’opération militaire dans l’Est du pays de « punitive ».
La propagande russe accorde depuis longtemps une importance capitale à la Grande Guerre patriotique, Vladimir Poutine en ayant fait un thème central de son dispositif idéologique. En 2005, l’agence de presse officielle RIA Novosti a même lancé une nouvelle tradition pour la fête du 9 Mai en systématisant le port du ruban de Saint-Georges et le slogan « Je me souviens et je suis fier ». Ainsi, la plus légitime des fêtes soviétiques est devenue la fête nationale majeure de la Russie de Poutine, ce qui n’était en rien condamnable à première vue. Jusqu’à ce qu’elle soit complètement instrumentalisée avec le début du conflit ukrainien.
La Grande guerre patriotique est le nom que l’on donne à la Seconde Guerre mondiale en Russie. La victoire sur l’Allemagne nazie est célébrée le 9 mai. Depuis près d’une décennie, la société russe est particulièrement impliquée dans cette commémoration à travers la pratique des défilés des « régiments immortels » pendant lesquels les Russes impriment des photographies de leurs aïeux qui ont combattu l’Allemagne pour défiler avec.
Les événements en cours ont ainsi ressuscité la rhétorique de la Seconde Guerre mondiale. Pour la propagande du Kremlin, les dirigeants ukrainiens sont devenus des banderovtsy et des « nazis » tandis que la Russie a retrouvé son rôle de 1941-1945, luttant une fois de plus contre les fascistes. De symbole mémoriel, le ruban de Saint-Georges est devenu l’attribut obligé de la résistance : celui qui porte le ruban soutient la sécession de la Crimée et du Donbass de l’Ukraine et lutte contre les banderovtsy, les ennemis. La rhétorique antifasciste servie par les médias officiels a ainsi déplacé une crise politique dans le champ sémantique de la guerre d’extermination. L’un des épisodes clés de cette guerre médiatique a été le reportage sur le « petit garçon crucifié » diffusé par la chaîne publique Pervy Kanal. Dans l’émission phare de la première chaîne du pays, une femme prétendait avoir vu la Garde nationale ukrainienne crucifier un petit garçon de six ans à Slaviansk après le départ des séparatistes. Aucune preuve n’était venue étayer ces affirmations. Pire, il s’est avéré que l’interviewée n’avait jamais mis les pieds à Slaviansk. La chaîne a été contrainte de s’expliquer. C’est après un séjour dans cette même ville que le musicien russe Andreï Makarevitch a fait l’objet de persécutions. Il avait donné un concert pour les habitants et les réfugiés d’une localité proche de Slaviansk, alors occupée par l’armée ukrainienne. Dans la version des médias russes officiels, Makarevitch aurait chanté pour les « oppresseurs » lors d’un concert qualifié de « sale farce antirusse ». Les partisans du Kremlin ont désigné Makarevitch comme ennemi de la nation, exigeant même que lui soient retirées ses décorations nationales.
L’expression « banderovtsy » désigne les partisans de Stepan Bandera (1909-1959). Cette figure du nationalisme ukrainien qui collabora avec l’Allemagne nazie espérait gagner ainsi l’indépendance de l’Ukraine face à l’URSS. Au début de l’été 1941, il soutient notamment des exécutions de juifs, présentés comme des avant-gardes de l’impérialisme soviétique. Il est très vite écarté car il est jugé trop peu dociles par les Allemands qui l’enferment dans le camp de Sachsenhausen avant de le libérer à l’automne 1944 dans l’espoir qu’il puisse soulever l’Ukraine contre les Soviétiques. Il a été assassiné en Allemagne en 1959, très probablement par le KGB. Depuis la fin des années 2000, sa figure est réhabilitée par une partie de la population ukrainienne alors que se répand un nationalisme fortement marqué par le rejet de la Russie. Cette résurgence est habilement exploitée par la propagande russe, comme nous l’expliquait Olivier Schmitt dans un entretien. « À partir du moment où les Russes sont les antifascistes, il y a un intérêt structurel à représenter les adversaires comme des nazis potentiels. Cela joue en plus sur les relations complexes entre la Russie et l’Ukraine, avec la figure de Stepan Bandera qui avait, par nationalisme ukrainien, décidé de faire un pacte avec le diable, un pacte avec l’Allemagne nazie pour obtenir une Ukraine indépendante. Ils peuvent donc jouer sur un fait historique avéré pour affirmer que Bandera était du côté des nazis. La conséquence qu’ils en tirent est que les Ukrainiens qui se réclament de Bandera sont des nazis, alors que la plupart d’entre eux le font par nationalisme ukrainien et pas par une adhésion idéologique néonazie quelconque. »
La guerre en Ukraine a également permis de montrer la diversité de la propagande russe en fonction des publics et des supports d’information. La télévision, en tant que média de masse, doit montrer un tableau très général et abstrait en évitant les détails superflus. Le journal télévisé s’adresse en effet à un consommateur passif que l’on ne voudra pas assommer avec des précisions inutiles. Par exemple, les chaînes fédérales restent vagues en évoquant le commandant séparatiste de Slaviansk, Igor Girkine (alias Strelkov), bien connu des internautes. Ainsi, nulle trace de Girkine (qui a pourtant participé à l’annexion de la Crimée) dans le film Crimée : retour à la patrie, où Vladimir Poutine confirme pour la première fois la présence et le rôle de l’armée russe dans l’archipel. En revanche, Girkine devient la coqueluche de la presse magazine et des radios d’information, médias dont les utilisateurs ont l’habitude de diversifier leurs sources sans se contenter des canaux officiels. Voilà un public qui ne gobera pas l’histoire du « petit garçon crucifié » et nécessitera une approche plus fine. C’est pourquoi le correspondant de Life News Semion Pegov et les journalistes de Komsomolskaïa Pravda Dmitri Stechine et Alexandre Kots ont pu livrer à leur public des faits passés sous silence par les chaînes fédérales. Ils ont ouvertement couvert les ventes d’armes russes aux séparatistes ou encore les conflits de pouvoir au sein des républiques autoproclamées. Quant à la scène extraite d’un reportage de Life News où un commandant séparatiste surnommé Givi force des prisonniers ukrainiens à manger leurs insignes, celle-ci aurait été trop choquante pour l’émission Vremia.
Vremia (« Le Temps ») est un magazine d’information diffusé en prime time sur la première chaîne fédérale Pervy Kanal. C’est le plus ancien téléjournal diffusé à la télévision puisqu’il a été lancé le 1er janvier 1968 sur la Télévision centrale soviétique.
Seule l’émission Vesti nedeli (Actualités de la semaine) de la chaîne publique Rossia 1 pourrait concurrencer par son franc-parler la presse magazine et les médias en ligne. Calquée sur le modèle des magazines d’actualité américains, elle joue un rôle déterminant en repoussant les limites du tolérable dans le paysage audiovisuel russe. Depuis le début du conflit en Ukraine, son présentateur Dmitri Kisselev — qui fait partie des personnalités sanctionnées par l’Occident —, directeur de l’ancienne agence fédérale RIA Novosti, mène sa guerre personnelle contre l’Ukraine et affirme que la Russie serait prête à réduire les États-Unis en « cendres radioactives ». Son collègue Vladimir Soloviev, présentateur d’une émission similaire sur la même chaîne, tente de se hisser à son niveau sans jamais parvenir à l’égaler. Du reste, la retenue de Soloviev pourrait s’expliquer par le fait qu’il possède une maison en Italie et qu’il ne voudrait donc pas subir de sanctions, même si ses émissions sur Rossia 1 et sur Maïak exhalent les mêmes « relents de haine ».
En fait, disons-le sans détours, ces « relents de haine » ont véritablement contaminé tout le paysage audiovisuel russe. Lorsque tout cela sera fini, la Russie mettra encore longtemps à s’en remettre et à se débarrasser des normes éthiques et comportementales imposées par la propagande des années 2014-2015.
Ces soldats que l’on a fait passer pour des volontaires
Kozlov a accompli sa mission en Crimée. Une photographie publiée en mai 2014 par son père sur Vkontakte en atteste.
D’après l’oncle du parachutiste, la photo a été prise dans les couloirs du Parlement de Crimée alors que Kozlov participait à l’occupation du bâtiment déguisé en policier ukrainien. Après cette opération, il est rentré à Oulianovsk, décoré de la médaille « Pour le retour de la Crimée », et s’est marié.
Il a été envoyé dans le Donbass en août 2014 au début de la vaste opération militaire russe visant à bloquer l’offensive ukrainienne sur les positions séparatistes. Kozlov a pris part aux combats durant deux semaines. D’après ses proches, sa mission consistait notamment à neutraliser des postes d’artillerie de l’armée ukrainienne.
Sergueï Kozlov a raconté que le détachement de son neveu est tombé dans une embuscade en tentant de libérer des camarades faits prisonniers. Le 24 août, ils ont essuyé des tirs d’obus. Kozlov a eu la jambe arrachée. Il a ensuite été transporté de l’autre côté de la frontière pour être hospitalisé à Rostov puis transféré à Moscou.
Après la contre-offensive du mois d’août menée par les séparatistes avec le soutien d’unités de l’armée russe, des négociations ont été ouvertes à Minsk entre le président ukrainien Petro Porochenko et son homo- logue russe. Les parties sont arrivées à un accord de cessez-le-feu, et les combats ont été gelés pour un temps.
Les affrontements ont repris fin 2014. Dès le début de 2015, les militaires russes ont à nouveau été engagés dans les combats contre l’armée ukrainienne en soutenant l’assaut séparatiste sur l’objectif stratégique de Debaltseve. Mais cette fois, avant de rejoindre la zone des combats, les soldats russes devaient remettre leur démission à leur commandement. Le quotidien Kommersant a rapporté précisément ces faits dans son édition du 19 février 201544. Le correspondant du journal a pu réaliser un entretien avec quatre militaires russes sous contrat qui ont tous confirmé que dès la période de formation, leurs supérieurs ne cachaient pas leur intention de les envoyer combattre en Ukraine. La veille de leur transfert sur zone, ils ont remis leur démission pour être identifiés comme volontaires et non comme militaires en cas de capture ou de décès.
Ces soldats ont également souligné que, contrairement à l’opération militaire russe de l’été précédent où les unités franchissaient la frontière par convois entiers, cette fois les transferts se faisaient par petits groupes de trois hommes.
Qui dirige le Donbass ?
En avril 2014, Donetsk et Lougansk se sont déclarées « républiques souveraines », affichant ainsi leur indépendance face aux autorités ukrainiennes. Pourtant, cette annonce n’a d’autre valeur que déclarative. Concrètement, les républiques populaires de Donetsk et Lougansk (DNR et LNR) sont pilotées de l’extérieur par Moscou et toutes les décisions importantes sont prises par les autorités et les émissaires politiques russes. De plus, le Kremlin n’a jamais reconnu légalement l’indépendance des deux républiques autoproclamées et les considère officiellement comme faisant toujours partie de l’Ukraine. Après le référendum sur l’indépendance de la DNR organisé en mai 2014, Donetsk s’est doté d’un gouvernement. Le citoyen russe originaire de Moscou Alexandre Borodaï prend la tête de l’administration de la « république de Donetsk » en devenant Premier ministre. Un autre citoyen russe, Marat Bachirov, un politologue proche du Kremlin, devient Premier ministre de la LNR.
Dans les mois précédents, quelques autres citoyens russes ont essaimé en Ukraine et ont joué un rôle déterminant dans la montée de la résistance armée face aux autorités locales dans le Donbass. Parmi les plus connus, l’ancien officier des services spéciaux russes Igor Girkine (Strelkov) a même eu le temps de participer à l’annexion de la Crimée avant de créer un groupe armé séparatiste à Slaviansk, réussissant à résister quelque temps à l’assaut de l’armée ukrainienne et à garder la ville sous sa coupe.
Borodaï et Girkine se connaissent de longue date. Lorsque Girkine dirigeait le service de sécurité du fonds d’investissement Marshall Capital, propriété de l’entrepreneur russe Konstantin Malofeev, Alexandre Borodaï y travaillait comme consultant.
La justice ukrainienne accuse Malofeev d’être l’un des principaux pourvoyeurs de fonds des séparatistes dans l’Est de l’Ukraine. Depuis juillet 2014, il fait l’objet d’une enquête du parquet ukrainien pour « création illégale de groupe armé ou paramilitaire » (art. 260 du Code pénal ukrainien).
Borodaï et Girkine sont arrivés dans le Donbass début mai 2014, après l’annexion de la Crimée. Borodaï n’a jamais caché qu’il se rendait souvent à Moscou afin d’organiser son action en Ukraine avec les autorités russes. Le 16 juin 2014, il a même déclaré : « Je peux vous assurer que les autorités russes savent parfaitement comment régler les problèmes de la DNR et sont prêtes à y travailler au plus haut niveau. Je connais et je respecte depuis longtemps le conseiller du président Vladislav Sourkov, qui a toujours soutenu la république de Donetsk. Je n’exagère pas en disant que Sourkov est notre homme au Kremlin. »
L’idéologue et apparatchik Vladislav Sourkov est au Kremlin depuis les années 2000. Il a occupé différentes fonctions mais a toujours fait partie des proches conseillers de Vladimir Poutine. Sourkov a notamment contribué à créer le parti présidentiel Russie unie. Kiev a dénoncé officiellement l’implication de Sourkov dans la guerre du Donbass.
Le fait que les décisions importantes à Donetsk soient prises à Moscou a été illustré par un autre épisode similaire. Le 18 juillet 2014, le président du Conseil suprême de la DNR Denis Pouchiline donnait sa démission. En commentant l’événement, le vice- président du parlement séparatiste, Vladimir Makovitch, a expliqué que la démission de Pouchiline avait été ordonnée par Moscou.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Les cadres politiques des deux républiques séparatistes sont souvent issus d’organisations ou de projets politiques directement liés au Kremlin. Par exemple, le poste de vice-ministre de l’Énergie de la DNR est occupé par Leonid Simounine, qui était précédemment membre de l’association pro-Kremlin Mestnye et dont le nom figure dans les dépositions des membres de l’organisation néonazie BORN qui se sont rendus coupables de plusieurs assassinats, estimant répondre ainsi aux vœux du Kremlin. Dans le gouvernement de la république de Lougansk, on peut noter le passage du politologue Pavel Karpov, chargé par le passé du soutien aux groupes nationalistes au sein de l’administration présidentielle russe.
Mestnye signifie « les locaux » en russe. Cette organisation nationaliste moscovite s’est notamment distinguée par les raids violents qu’elle a menés contre les populations immigrées dans les banlieues de la capitale.
Igor Girkine, qui a été ministre de la Défense de la DNR entre mai et août 2014, a largement contribué à éclairer le rôle joué par le Kremlin dans les nominations au sein des républiques séparatistes. Il dit ouvertement avoir démissionné du gouvernement sous la pression du Kremlin. « Je ne dirai pas que je suis parti de mon plein gré. On m’a fait comprendre que sinon il n’y aurait plus de livraisons [d’armes] depuis la Russie, or sans ces livraisons, on ne peut plus se battre. Le Kremlin a choisi une ligne politique fondée sur la négociation, alors il leur fallait quelqu’un de conciliant. Je ne me suis jamais montré conciliant, c’est pourquoi je n’avais pas le profil. Voilà pourquoi j’ai été contraint de démissionner », expliquait Girkine en janvier 2015. Il a également précisé que les nominations et les questions politiques pour le Donbass étaient du ressort exclusif de l’ancien vice-directeur de l’administration présidentielle Vladislav Sourkov. Alexandre Borodaï, qui a lui aussi quitté le gouvernement de Donetsk en août 2014, a expliqué sa démission et celle de Girkine de la manière suivante : « J’étais moi-même un ardent partisan de la démission de Strelkov [Girkine] car je comprenais qu’un semblant de paix allait pouvoir voir le jour et que les hommes comme Strelkov et moi n’aurions plus notre place. Imaginez le tableau si moi, un Moscovite, j’avais dû apposer ma signature sur les accords de Minsk. Notre équipe politique devait servir de transition. Nous avons accompli notre mission, nous avons servi la DNR, puis nous sommes partis. »
Malheureusement, le pilotage à distance de Moscou ne favorise pas le respect des lois dans les républiques séparatistes livrées au despotisme et à la corruption.
Donetsk et Lougansk sont secouées par des scandales à répétition liés à la distribution de l’aide humanitaire en provenance de Russie. Le coordinateur du Fonds pour l’aide pour le Donbass, Gleb Kornilov, dénonce : « Tous les commandants et les habitants rapportent les pillages massifs de convois humanitaires. À en croire ces informations, la majeure partie de l’aide serait pillée, on parle même de neuf convois sur dix. Et même si à Donetsk et Lougansk les gens ont reçu quelque chose, une ration par mois, et encore, il s’agit d’un nombre très limité de personnes (les personnes âgées de plus de soixante-dix ans et les familles nombreuses), dans les localités moins importantes ils n’ont rien eu du tout. Alexeï Mozgovoï, qui est à Altchevsk, par exemple, n’a pas vu la couleur de ces “convois humanitaires”. Pavel Dremov, qui est à Pervomaïsk, non plus. Je parle évidemment des gens ordinaires et des établissements publics. La situation est dramatique, surtout que des cas avérés de vente de colis alimentaires ont été observés sur les marchés. »
De même, des « tribunaux populaires » ont été recensés, en dehors du champ législatif — contesté, certes, mais existant — des tribunaux des républiques auto-proclamées. À l’automne 2014, nous avons appris que quelque 300 habitants d’Altchevsk avaient voté la mise à mort d’un homme « suspecté » de viol et condamné un autre à partir au front.
En janvier 2015, un nouveau témoignage est venu illustrer les liens entre les « républiques populaires » et le Kremlin. Sergueï Danilov, ancien expert au sein d’un groupe de travail chargé d’élaborer le système bancaire de la DNR, s’est entretenu à Moscou avec des partisans de l’indépendance du Donbass : « Qui saurait me dire combien le Kremlin a de têtes ? Voilà une situation paradoxale : mon groupe de travail s’est rendu à Moscou. Parmi nous il y avait Boris Litvinov, qui allait ensuite devenir président du Conseil suprême de la DNR. Il s’est entretenu trois fois avec Sourkov, cette sommité politique qui, à ses yeux, était l’administrateur légitime de la Novorossia et à qui tout le monde prêtait allégeance. Lorsque nous sommes rentrés [dans le Donbass], on nous a demandé : Vous a-t-il montré son mandat ? Non, il ne nous l’a pas montré. Vous a-t-il montré le moindre document prouvant qu’il est chargé de ces questions ? Non. Car officiellement, il est en charge d’un tout autre secteur », raconte Danilov. Son témoignage a été filmé et publié sur Internet. Sans le moindre doute, Vladislav Sourkov est l’un des personnages clés chargés par le Kremlin d’administrer à distance les républiques séparatistes. Officiellement, l’homme s’occupe de la coopération de la Russie avec l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, mais dès sa nomination au poste de conseiller du président à l’automne 2013, il était clair que l’Ukraine allait également faire partie de ses prérogatives. Ses proches collaborateurs ont été aperçus à Kiev à maintes reprises au moment des événements de Maïdan. D’ailleurs, lors des commémorations des fusillades de février 2014 sur la place Maïdan, le directeur du Service de sécurité ukrainien Valentin Nalivaïtchenko a accusé publiquement Sourkov d’avoir monté cette opération meurtrière. La politique du Kremlin pour les républiques séparatistes est verrouillée et opaque. Pourtant, les interventions directes dans l’administration de ces soi-disant républiques autonomes sont impossibles à cacher. Moscou s’est fabriqué dans l’Est de l’Ukraine un pseudo-État qui lui sert de levier de pression face à Kiev.
Mi-février 2014, les affrontements entre la police de Ianoukovitch et les manifestants dans le centre de Kiev avaient fait plusieurs dizaines de morts. L’enquête n’a toujours pas abouti, mais la thèse d’une escalade volontaire de la violence du côté des autorités est vraisemblable, avec notamment l’intervention de snipers. Valentin Nalivaïtchenko a été limogé en juin 2015. À l’été 2014, il avait dénoncé à plusieurs reprises l’invasion de l’Ukraine par les forces russes.
Le 12 février 2015, le journaliste Andreï Kolesnikov publiait dans le quotidien russe Kommersant le compte rendu de son voyage à Minsk, où s’étaient déroulées les négociations entre le président russe Vladimir Poutine, la chancelière allemande Angela Merkel, le président français François Hollande et le président ukrainien Petro Porochenko. Son article témoigne de l’influence de Vladislav Sourkov sur les décisions des dirigeants des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk. Les négociations entre les chefs d’État et de gouvernement ont duré toute la nuit, les représentants des républiques séparatistes étaient exclus des débats et attendaient le verdict derrière la porte.
Extrait de l’article publié par Andreï Kolesnikov dans Kommersant au lendemain des négociations : « Il ne restait plus qu’un détail à régler : faire signer le “paquet de mesures” par les dirigeants séparatistes Alexandre Zakhartchenko pour la DNR et Igor Plotnitski pour la LNR, qui attendaient dans le centre de conférences où se réunissait le groupe de contact. Le conseiller du président Poutine Vladislav Sourkov a été chargé d’obtenir la signature des leaders séparatistes. Je l’ai vu se glisser hors de la salle des négociations et se diriger vers la sortie [du palais de l’Indépendance]. On ne savait pas où se rendait Sourkov, mais une chose était sûre, le rythme des événements s’accélérait… Soudain, le président ukrainien est sorti de la salle des négociations… Il était profondément contrarié. On a ensuite compris ce qui n’allait pas : Alexandre Zakhartchenko et Igor Plotnitski refusaient catégoriquement de signer le texte. Cet accord, parmi ses nombreuses implications, signifiait la fin de leur carrière politique (si ce n’est pire). De fait, cet accord représentait un risque pour tous les acteurs des négociations… C’était un échec terrible. Quatorze heures de négociation résolument perdues. À 10 h 40, Vladislav Sourkov était de retour au palais de l’Indépendance et montait au troisième étage pour rejoindre Vladimir Poutine. François Hollande et Angela Merkel les ont rejoints peu après. C’est là qu’ils ont probablement appris le refus des séparatistes… Que s’est-il donc passé au troisième étage ? J’ai pu reconstituer les événements. D’après mes sources, Poutine a expliqué à ses collègues qu’il était impératif de démontrer à Alexandre Zakhartchenko et Igor Plotnitski qu’ils avaient tort. « Je ne peux pas faire pression sur eux », aurait-il répété plusieurs fois. Mais alors, que faire ? Angela Merkel a proposé d’utiliser le Conseil des ministres de l’UE qui s’ouvrait à Bruxelles pour faire entendre raison aux séparatistes. Elle a suggéré de leur imposer un ultimatum de deux heures, au bout duquel Hollande et Merkel partiraient pour ne plus jamais revenir, faisant une croix sur toute future négociation. Le président russe devait donner son accord pour mettre le plan à exécution. Et il l’a fait. Alors ils ont attendu. Vladimir Poutine est sorti de la salle des négociations deux minutes avant la fin de l’ultimatum. Réntégrant la salle, il a annoncé à ses homologues avoir reçu un appel de Vladislav Sourkov qui lui avait dit :
“Ils ont signé.” »