Il est possible que rien ne soit après le Covid-19 comme avant. Rien. Et donc pas même nos catégories, nos concepts. Il faudra alors « penser autrement » (titre d’un livre d’Alain Touraine) pour comprendre un monde radicalement transformé. Mais avec quels instruments intellectuels pouvons-nous envisager une mutation totale, sinon ceux qu’Ulrich Beck, et quelques esprits visionnaires avant lui, comme Ivan Illich, avaient quelque peu anticipés – le dernier livre de Beck ayant pour titre The Metamorphosis of the World ?
La rupture que pourrait apporter ou accélérer le Covid-19 relève d’une famille de problèmes plus larges, qui sont ceux du risque et de l’insécurité. Dans la même famille, on trouve également le terrorisme, le changement climatique, la catastrophe nucléaire, totalement humaine avec Tchernobyl, le 26 avril 1986, ou déclenchée par un déchainement d’éléments naturels, comme le tsunami du 11 mars 2011 à Fukushima. On peut aussi considérer que les grandes crises financières, comme celle de 2008, appartiennent à cette famille du risque et de l’insécurité.
Tous ces phénomènes doivent être perçus globalement, même s’ils ne semblent surgir qu’en un lieu précis : ils appellent, pour nous exprimer dans les mots d’Ulrich Beck, un point de vue cosmopolite pour les appréhender. Nous devons réfléchir à l’échelle globale, même si certaines conséquences de cette épidémie peuvent aussi s’étudier à une échelle très locale. Mais l’épidémie pourrait peser sur la globalisation elle-même, non pas pour y mettre fin nécessairement, ou la réduire, mais pour la transformer, et peut-être en particulier pour inciter divers acteurs politiques à cesser d’accepter son caractère si fortement néo-libéral. Pour encourager certains pays à se ré-industrialiser. Rouvrir les débats sur la dé-mondialisation.
La compréhension de ces phénomènes ne relève pas d’un seul domaine du savoir, tant se conjuguent en eux des dimensions proprement humaines et sociales, et d’autres relevant des sciences de la vie ou de la nature : ils appellent à être pensés dans leur complexité, comme nous y invite Edgar Morin, de façon pluridisciplinaire, en convoquant des compétences et des savoirs diversifiés, allant de la sociologie ou l’anthropologie à la médecine, à la biologie, à la physique ou à la chimie.
Pour comprendre ces phénomènes quand ils surviennent, pour les anticiper, pour les affronter, nous avons désormais recours, et de mille façons, à Internet, aux réseaux sociaux, à la téléphonie mobile, et aux outils les plus modernes de l’intelligence artificielle et des plateformes ou des applications numériques. Nous vivons maintenant pleinement à l’ère du numérique, ce que la crise sanitaire actuelle accélère à grande vitesse. On le voit à la façon dont est tracée la maladie et sont suivis les malades, dans la mise en œuvre de la recherche scientifique et médicale pour trouver des médicaments et un vaccin, dans la façon dont chacun, isolé, confiné, gère de façon virtuelle une vie collective qui continue à être dense, et souvent planétaire. Dans les mutations de l’éducation à distance et celles des entreprises qui s’organisent avec le télétravail. Si Manuel Castells nous avait annoncé l’entrée dans l’ère de la communication dès les années 90, nous y sommes désormais complètement plongés.
La métamorphose accélérée que nous impose le virus est aussi l’occasion pour les gouvernants à la tête d’États-nations de tenter de renforcer des politiques centralisatrices. En Chine, dès le début, les dirigeants ont indiqué que la lutte contre le Covid-19 était une affaire politique. Les démocraties, chacune à sa façon, ont tenté, pour affronter l’épidémie de mettre en œuvre des mesures d’exception qui réduisent les libertés et affectent la séparation des pouvoirs. En dictature comme en démocratie, on se rapproche de l’autoritarisme – certains diraient du totalitarisme.
La pandémie a remis au centre du débat une question qui ne cessait de s’amplifier depuis quelques années : l’autoritarisme n’est-il pas supérieur à la démocratie, qu’il s’agisse du bien-être de la population, de sa sécurité ou de sa santé ? Nous souhaitons sortir de cette opposition sommaire.
La Chine, avec l’épidémie naissante, a donné deux images d’elle-même. La première est celle de l’efficacité qu’autorise un système dictatorial qui peut mettre en œuvre les mesures nécessaires sans coup férir, sans perte de temps et en mobilisant des ressources considérables. Le monde entier a pu voir, par exemple, comment on construit un hôpital en huit jours et constater qu’au bout de trois mois, l’épidémie était pratiquement enrayée, en tout cas dans les territoires où elle s’était développée. Mais une deuxième image s’est également imposée, d’emblée, celle d’un pouvoir menteur, cynique et brutal, au point de persécuter ceux des médecins qui avaient les premiers révélé la gravité de l’épidémie naissante. Lorsque le docteur Li Wenliang et quelques collègues ont discuté en privé de la question, dès le 30 décembre 2019, ils ont été accusés de propager des « rumeurs ». La Chine a fait clairement le choix de l’efficacité brutale, contre les libertés.
Cependant, quand d’autres dictatures ont été confrontées à la pandémie, l’action du pouvoir s’est révélée inefficace et souvent désastreuse, comme en Iran ou en Égypte. L’Iran peut prétendre que ses difficultés sont imputables aux États-Unis et aux sanctions que leur impose Donald Trump, mais cela n’explique pas tout. Le régime égyptien, qui n’a pas même cette excuse, est bien incapable de faire face au fléau.
Parmi les démocraties, certaines se sont bien préparées à ce type de risque et ont mis en œuvre des politiques publiques qui portent leur fruit. C’est le cas notamment de la Corée du Sud, durement atteinte, mais qui avait su anticiper, préparer un nombre suffisant de masques, de tests, et qui utilise des technologies numériques pour suivre les personnes atteintes. De même, Taïwan a mis en place, très tôt, une logistique impressionnante reposant sur l’emploi des big data, et de fichiers relevant de l’assurance-maladie, connectés à des données collectées par l’Agence nationale de l’immigration, et sur la collaboration des autorités en charge de l’action face au Covid-19 avec les fournisseurs téléphoniques, ce qui leur a permis de tracer la quasi-totalité de la chaîne de contamination, en reportant de manière automatique les contacts avec chaque porteur 1.
Dans ces deux cas, le respect des libertés individuelles n’est pas la priorité. De telles mesures seraient plus difficiles à imaginer en France, où tout ce qui touche aux données personnelles est très sensible, comme en témoignent nos débats sur la reconnaissance faciale. Pourtant, en Corée du Sud, les données collectées sont aussi mises en temps réel à la disposition du public, permettant et facilitant toutes sortes d‘initiatives citoyennes. Ainsi, les citoyens peuvent savoir facilement où trouver des masques et quand ils seront disponibles. Il en va de même à Taïwan, où la bonne entente entre le pouvoir et la société civile rend possible une certaine inventivité numérique.
En France, on voit bien comment la mise en place d’une action rapide et radicale s’est heurtée à plusieurs obstacles. Le premier obstacle est l’impréparation, comme l’a montré le manque cruel de masques et de tests. Un autre obstacle est économique car le pouvoir et les milieux dirigeants ont peur qu’un effondrement se produise si des efforts ne sont pas fait pour maintenir l’activité le plus longtemps possible. Demander aux salariés de se rendre au travail quand le télétravail n’est pas possible, c’est aller en sens inverse des efforts pour un confinement maximal. Enfin, le dernier obstacle est lié aux lenteurs institutionnelles qu’imposent l’État de droit et la démocratie. Contrairement au parti-État chinois, le pouvoir français doit respecter des règles, voter des lois.
On notera qu’il en est de l’épidémie comme du terrorisme : elle encourage l’affaiblissement de l’État de droit et le renforcement de l’exécutif par le biais de lois et de mesures d’exception. En invitant à l’unité nationale, au point d’invoquer une « guerre » le chef de l’État, encourage l’adoption de mesures qui mettent en cause les droits de l’homme et la séparation des pouvoirs. Mais à la différence de ce qui se passe dans les dictatures, celui-ci est sinon voulu, du moins accepté démocratiquement, et les voix qui protestent, à juste titre, contre les dérives qui se profilent avec les mesures d’exception peuvent être entendues 2.
Il n’y a pas de démocratie sans État de droit et pas de dictature avec. Cependant, toutes les démocraties n’entretiennent pas le même rapport avec l’État de droit. Là où l’État de droit est efficace, où la justice et la police en sont les garants irréprochables, où la légitimité étatique du monopole de l’usage de la force est incontestée, le consensus entre la population et pouvoir est plus profond que lorsque cette légitimité est plus ou moins contestée, du fait des abus, de la corruption, du mensonge. La démocratie n’est jamais aussi forte que lorsque règnent la transparence, la libre circulation de l’information, l’indépendance de la justice, l’autolimitation par les forces de l’ordre de leur usage de la violence. Il faut de ce point de vue comparer les démocraties entre elles, avant de les confronter au modèle chinois.
Le rapport que les démocraties et dictatures entretiennent avec l’autoritarisme n’est donc pas le seul facteur qui permet de les distinguer, de comprendre leurs différentes capacités à fournir santé, sécurité et prospérité économique.
Puisque les différences concernent des États-nations qui ont chacun leur histoire propre et leur culture, ne faut-il pas en tenir compte et rechercher en particulier les facteurs culturels qui pourraient expliquer les variations que l’on observe ? Cela permettrait d’expliquer pourquoi les modes de sociabilité et les formes d’aides sociales diffèrent, non seulement d’un pays à l’autre, mais même d’une région à l’autre. Si l’Italie du Nord, par exemple, est fort atteinte, et l’Allemagne plutôt faiblement, n’est-ce pas du fait de formes de vie familiale, amicale ou d’une organisation de la vie urbaine fort différentes ? Parfois, la progression du virus a pu être spectaculaire du fait de certains rassemblement religieux, comme à Mulhouse, ou sportifs (maintien de matchs de football importants). D’un autre côté, la Chine et la Corée du Sud ne puisent-elles pas dans un passé plus ou moins lointain où elles se sont construites comme de grandes nations valorisant le collectif avant l’individu ?
De telles réflexions peuvent remonter très loin dans le temps, et s’intéresser aux spécificités génétiques qui distingueraient certaines populations. Elles reposent surtout sur des stéréotypes culturels et passent alors à côté de l’essentiel. En effet, certains pays d’Asie, comme la Chine, la Corée du Sud, le Japon ou Singapour ont développé des sociétés hypermodernes où la science et la technologie de pointe sont au service d’une idée de progrès qui s’est étiolée en Europe. Ces pays, contrairement à la plupart de ceux qui constituent l’Union européenne, ne se sont pas désindustrialisés. S’ils ont découvert les charmes de la société de consommation et même le luxe pour les catégories les plus aisées, ils n’ont pas rompu avec l’idée d’un avenir meilleur, d’un futur à construire. Au contraire, ils se la sont appropriée tandis que l’Occident s’en écartait. La confiance dans la science est considérable dans toute l’Asie. De même, le désir de démocratie demeure vif dans cette partie du monde, comme on le voit à Hong Kong et à Taïwan, ou bien encore à la gourmandise avec laquelle les Coréens du Sud observent les expériences démocratiques occidentales.
Plutôt que de s’arrêter à l’opposition stérile entre démocratie et dictature, mieux vaut considérer le rapport que chaque société entretient avec son avenir, sa capacité à se penser en termes historiques, à s’inventer un futur. La crise sanitaire semble indiquer que notre pays, comme d’autres en Occident, doit se ressaisir, en finir avec une arrogance toute provinciale qui fait fi du déclin ressenti et se remobiliser autour d’une historicité à redéfinir. Cette réinvention devra faire la part belle à la subjectivité des individus.
Si l’analyse qui vient d’être présentée est, sinon juste ou pertinente, du moins intéressante à discuter, alors une question s’impose : quelle est la part de la population dans les processus politiques qui sont en jeu ? Il faut ici accepter d’affronter un paradoxe. D’une part, les démocraties sont toutes en crise car un fossé grandissant qui sépare les gouvernements du peuple conduit à une crise de la représentation politique et à la montée des mouvements populistes. D’autre part, l’autoritarisme peut se mettre en place par le biais d’un processus démocratique, par des élections, avec pourtant un minimum d’adhésion populaire à son action. Il en est de ce point de vue des autoritarismes contemporains comme des grands totalitarismes, nazi ou stalinien : s’ils ont pu se développer par la terreur, ils conservaient par ailleurs le soutien d’une partie de la population.
Ces régimes s’effondrent quand ce soutien se réduit comme peau de chagrin, comme l’ont montré les dictatures latino-américaines dans les années 1970 et le communisme soviétique dans les 1980. La dictature communiste chinoise obtient des résultats en matière de sécurité et de santé publique parce qu’au-delà de sa brutalité et du contrôle qu’elle exerce sur chaque individu, elle laisse aussi des possibilités d’ascension sociale et de réussite personnelle, voire même des degrés de liberté qui lui évitent la rupture complète avec la population.
Mais ne soyons pas exagérément pessimistes ! L’épidémie est aussi source d’activités citoyennes ou associatives renouvelées, de solidarité, à l’échelle d’un immeuble, d’un quartier, ou d’un village, ou à un niveau beaucoup plus large. Le numérique est aussi un outil pour l’inventivité et l’affirmation de valeurs d’entraide. Des voix demandent que l’on se préoccupe des plus faibles, des plus isolés, des plus démunis. L’épidémie rend insupportable la langue de bois des politiciens, elle incite à plus de confiance dans la science. Les politiques publiques de santé, comme la recherche scientifique de façon plus générale, seront plus soutenues à l’avenir, et avec l’idée qu’il faut anticiper et, à défaut de pouvoir prévoir l’imprévisible, du moins s’y préparer. Ce qui pourrait avoir deux conséquences.
Premièrement, on peut espérer qu’il y aura plus de poids pour la raison, sérieusement malmenée par les fake news et la post-vérité : qui, en dehors de sectes religieuses, rejetterait la perspective d’un vaccin contre les virus de la famille du Covid-19 ? Deuxièmement, l’irruption de l’imprévu, avec les gigantesques dégâts qu’il cause, est un phénomène historique qui nous rappelle que des ruptures majeures sont toujours possibles : le futur existe, nous ne pouvons pas continuer à vivre dans le seul présent, à nous abandonner au « présentisme ».
Au cours d’un demi siècle de néolibéralisme confiant dans le marché et dans l’ouverture des frontières sinon aux hommes – les migrations se heurtent à bien des obstacles – du moins à l’argent et aux marchandises, les inégalités se sont creusées et les grands risques n’ont guère été envisagés, ou très insuffisamment. La crise sanitaire pourrait conduire au pire, à la régression antidémocratique et à une décroissance ravageuse qui renforcera les inégalités. Pourtant, comme l’écrivait Ulrich Beck, il faut aussi envisager les dimensions émancipatrices de la catastrophe, son apport éventuellement positif qui pourrait inverser les dérives actuelles vers plus d’autoritarisme et de nationalisme, de surveillance généralisée, de toute puissance d’une économie se jouant des normes, des frontières et des États. En un mot : la crise pourrait être l’occasion d’un retour de la politique.