Paris. En 1890, Robert Koch publie quatre postulats qui fondent la base du raisonnement scientifique dans le champ des maladies infectieuses. Ils ont été remplacés depuis par des critères plus précis et exhaustifs mais qui résument très bien les principes fondamentaux du raisonnement scientifique. Pour qu’un micro-organisme puisse être associé à une maladie, il faut valider ces quatre critères : 

  • Le micro-organisme doit être retrouvé dans tous les organismes souffrant de la pathologie, et absent des organismes sains (ce critère a depuis été largement revu, notamment avec la prise de conscience croissante de l’ampleur du phénomène des porteurs sains) ;
  • Le micro-organisme doit pouvoir être isolé à partir d’un organisme malade et croître en milieu de culture « pur » (c’est à dire ne contenant que ce micro-organisme), afin d’exclure le fait que le microorganisme ne soit que le témoin passager d’une maladie causée par un autre pathogène ;
  • L’inoculation de ce microorganisme à des organismes sains provoque chez eux la maladie (ce critère, dont la rigueur scientifique n’est pas remise en cause, peut tout de même choquer aujourd’hui tant il met en lumière le caractère parfois cruel de la recherche biomédicale) ;
  • Après inoculation volontaire du microorganisme dans des organismes sains devenus malades, il faut pouvoir ré-isoler le micro-organisme et le trouver identique au microorganisme isolé initialement 

Ces postulats sont révélateurs des principes au coeur de la méthode scientifique : reproductibilité, observation autant à l’aveugle que possible, limitation des biais. Cette démarche est fondamentale pour aboutir à une conclusion solide confirmant ou infirmant l’hypothèse de recherche.

Mais ces postulats annoncent aussi les revers de cette méthode. Brandie dès que possible par toutes les figures d’autorité pour justifier leurs décisions, la « méthode scientifique » est devenue une figure idéalisée suscitant une unanimité presque mystique. Tout ce qui est scientifique est par définition bon. 

Toutefois, lorsqu’on y regarde de plus près, la méthode scientifique est loin d’être aussi « idéale » et attrayante. Elle s’inscrit dans le temps long, et s’applique avec la même cécité implacable que la justice. Et c’est là une des limites à laquelle elle est confrontée actuellement. La méthode scientifique n’en a que faire de savoir si l’on est dans un climat apaisé ou au milieu d’une crise sanitaire sans précédent. Cela ne signifie absolument pas que les scientifiques ou les autorités sanitaires n’en ont également que faire, mais simplement que ce qui n’est pas scientifique sur une mer calme ne le sera pas plus au milieu de la tempête du siècle. Et si les scientifiques prennent bien sûr en compte le contexte tout en gardant la méthode scientifique à l’esprit, le reste de la population aura parfois tendance, de manière entièrement naturelle et compréhensible, à se focaliser sur le contexte sans prêter attention à la méthode scientifique. Car lorsque les temps s’assombrissent quel réconfort y a t il à se dire que l’on a pas de perspectives thérapeutiques mais que ce constat d’absence de perspectives est parfaitement scientifique ? 

Le temps long requis par la méthode scientifique n’est pas toujours compatible avec la situation d’urgence vécue et perçue, et sa cécité implacable signifie qu’une hypothèse non vérifiée lorsque les enjeux sont modérés ne deviendra pas plus vraie lorsque des millions de vies sont en jeu. Et c’est ainsi que va naître la tentation de s’affranchir du cadre restreignant de la méthode scientifique. Au sein de la population, elle naît d’un besoin d’espoir et de la nécessité de retrouver une narration active de la lutte contre le virus. Chez des acteurs du monde scientifique et médical, cette tentation naît parfois d’une incantation positiviste, parfois de la même manière que s’instaure le style populiste chez les dirigeants politiques, c’est à dire de par l’énorme récompense potentiellement en jeu1

Quand celui qui promet un mur l’emporte sur celle qui promet surtout un maintien du status quo et des acquis sociaux, quand celui qui promet un Brexit de liberté et d’opportunités sans concessions ni contributions à l’UE l’emporte sur ceux qui promettent des débats et des négociations sans fin avec la technocratie bruxelloise, doit-on réellement être surpris que ceux qui promettent des traitements l’emportent sur ceux qui promettent un durcissement du confinement ? 

Celui qui s’affranchit de la méthode scientifique en affirmant connaître l’efficacité d’un remède dont il ignore pourtant les effets, peut raisonnablement espérer que ces détails seront vite oubliés si le dit remède prospectif venait à réellement s’avérer efficace. Cela revient à jeter les dés et espérer ensuite rafler la mise. Car qui s’intéresse aujourd’hui aux conditions dans lesquelles Edward Jenner et Louis Pasteur ont développé la vaccination ? Le nom de ceux qui ont annoncé un tel traitement, même si prématurément, sera à jamais associé à ce traitement. On pourrait même penser que la réaction initiale légitimement hostile de la communauté scientifique à l’égard de ces déclarations renforcerait leur « légende », en leur donnant une aura de martyr ayant su s’évertuer à aller à l’encontre du status quo et de l’inertie des instances conservatrices scientifiques.

A une heure de compétition scientifique accrue, où la pression sur les chercheurs n’a jamais été aussi forte pour démontrer au quotidien l’utilité de leurs recherches et obtenir des financements voire, simplement, un emploi, qui sera le mieux positionné demain pour en obtenir : ceux qui ont fait preuve de rigueur scientifique, ou ceux dont le nom a été sur toutes les lèvres ? Ceux qui ont « tué l’espoir » et « cassé l’ambiance », ou ceux dont le parcours, la vie et l’oeuvre ont été diffusés en boucle à heure de grande écoute en période de confinement et d’audience accrue ? 

Quand on parle de personnalités « controversées », ou « clivantes », alors qu’une presque unanimité de la communauté scientifique s’accorde sur la très faible valeur scientifique des travaux sur lesquels elles basent leurs déclarations, quand une foule immense s’amasse devant leur hôpital pour recevoir leur « traitement » alors même que des personnes non infectées par le virus commencent à mourir d’une prise « prophylactique » de ce même traitement,  certains pourraient s’autoriser à penser que la réaction initiale de l’ensemble de la société tend à légitimer ce pari. 

Il semble relever du lieu commun presque inscrit dans les lois de l’univers que le peuple des démocraties vote rarement pour les politiciens proposant les programmes les plus réalistes, rigoureux, et s’appuyant sur les faits présentés de la manière la moins biaisée possible. En temps de crise sanitaire sans précédent, pourquoi le peuple agirait il différemment avec ses scientifiques et ses soignants ? Etant donné l’ampleur des enjeux, pourquoi le style populiste resterait-il cantonné au champ de la politique purement politicienne ? Doit on ainsi réellement être surpris de l’émergence d’un populisme médical  ? 

Sources
  1. GRESSANI Gilles, Le populisme est un style, Le Grand Continent, 4 octobre 2020