Rome. « Tout comme il n’y a pas d’athées sur un navire qui coule, il n’y a pas de libre marché dans une pandémie mondiale ». La crise du coronavirus est un bon point de départ pour parler des cyberdispositifs et de la surveillance. En fait, la gestion chinoise de l’urgence, apparemment couronnée de succès jusqu’à présent risque, selon certains, d’effacer la légitimité de la gouvernance autoritaire dans les systèmes libéraux occidentaux – et leur électorat. Plus précisément, il s’agit de la centralisation et du recoupement des données mis en place par le gouvernement chinois1, qui est en place depuis un certain temps, et pas seulement pour endiguer les urgences sanitaires extraordinaires. Il est bien connu que la Chine essaie de mettre en place un contrôle « intégral » de la citoyenneté, toujours en fonction d’une certaine idée du bien, mais en limitant inévitablement la liberté des gens.

On commence donc à toucher aux mérites potentiels d’une centralisation qui, jusqu’à présent, d’après les reportages des médias et, plus souvent, d’après les épisodes de Black Mirror2, ne nous semblait avoir que des défauts dystopiques. Car au-delà du fait qu’il ait été utile ou non pour la Chine (c’est peut-être davantage le cas en Corée du Sud3), la nouveauté que le coronavirus nous a montrée est la suivante : il existe, et il est de plus en plus urgent, un arbitrage entre une meilleure efficacité de la gouvernance grâce à l’analyse des données personnelles (géolocalisation, achats, consommation, etc.) et leur accessibilité ; entre la prévisibilité de l’avenir et le respect de la vie privée. En particulier, la crainte qui se répand parmi nous (en Italie, une nouvelle application « Anti-Covid » est à l’étude en ce moment, tandis que la République tchèque et la Slovaquie ont commencé à utiliser des données téléphoniques pour traquer les citoyens infectés) est que ces méthodes soient introduites dans la société, dans des circonstances extraordinaires et avec des décrets extraordinaires, et qu’elles restent ensuite même en temps de paix.

Le fait est que les technologies des TIC, même les plus invasives, sont déjà là pour rester. La crise de Covid-19 n’a été qu’un catalyseur pour des processus qui, peut-être en d’autres temps, auraient été de toute façon inexorables. Au lieu de s’attarder trop longtemps sur les rêves brisés de libertarianisme, parmi les nombreuses fenêtres (sociale, technologique, redistributive, écologique) qui s’ouvriront avec la crise, nous devons nous positionner sur la vague et tirer de toutes nos forces dans la meilleure direction possible.

En sommes-nous capables ? Il est désormais assez partagé l’idée que le progrès, d’un point de vue matériel, n’est pas réversible : il s’agit d’investissements à rembourser, de sédimentation des pouvoirs, d’addiction des usagers, d’absence générale de réversibilité de l’histoire. Il est clair que, même sur le plan éthique et politique, la technologie définit les limites à l’intérieur desquelles il est réaliste de faire de la politique. Pour schématiser le monde, nous pourrions dire que la technologie change, mais que l’homme reste toujours le même : chaque fois que le terrain de jeu bouge, nous devons décliner les concepts et les valeurs de toujours en fonction des nouvelles coordonnées. Si, il y a 100 ans, il était encore possible de comprendre la liberté d’une certaine manière lockienne et individualiste, aujourd’hui, cet espace disparaît. Dans la dichotomie classique entre la liberté négative (l’absence d’entraves ) et la liberté positive (possibilité de faire), à cette époque, le nuage des possibilités semble se diriger de plus en plus vers cette dernière. Cela, pour diverses raisons : tout d’abord, l’espace matériel est plus dense, nous sommes nombreux et nous vivons attachés, donc les effets de nos actions se répercutent de manière flagrante sur tous nos voisins, et il suffit de rentrer d’un voyage à l’étranger pour risquer de provoquer une épidémie. Ensuite, consciemment, les distances sont encore davantage raccourcies : nous savons tous que le CO2 que nous émettons à Rome ou à Paris provoque une crise des écosystèmes aux pôles. Sur le plan technologique, enfin, l’accès à chaque service implique le transfert d’informations au fournisseur, ce qui nous place, volontairement ou non, dans une bulle de goûts, de consommation, d’affinités politiques. Et pour chaque bond en avant fait par les intelligences artificielles privées qui font tourner les algorithmes, notre compréhension du monde (limitée en termes de capacité d’information et de calcul) devient plus petite en comparaison.

Il y a un alarmisme général envers une éventuelle gestion publique des données à caractère personnel qui, d’une part, est quelque peu injustifiée et, d’autre part, est inadéquate par rapport à la gestion privée inexistante, ou bien minuscule ou bien déjà disparue, que nous avons déjà sous les yeux. Les États, en tant qu’organes capables de défendre l’intérêt public, doivent plutôt saisir cette opportunité médiatique pour revendiquer leur centralité dans un rapport de forces qui, à ce jour, est chaque jour davantage déséquilibré, penchant dangereusement vers un « libertinage » rampant et illusoire, et qui se traduit en fait par la liberté des entreprises de gagner de plus en plus de mètres d’avantage dans le vide législatif. Il est absolument légitime et souhaitable que les citoyens fixent une limite à l’utilisation de ces données à caractère personnel, également à des fins publiques et / ou coercitives, mais pour ce faire, il est avant tout nécessaire qu’un organisme « désintéressé » – guidé par l’intérêt public – s’approprie pleinement la situation ou, du moins, en ait le contrôle.

Des dépenses de R&D hétérogènes entre pays de l'Union en pourcentage de PIB

Jusqu’à présent, le discours est resté sur un plan théorique, conceptuel, éludant toute la partie du véritable choc géopolitique, bottes au clavier. Mais ceci est fondamental : les entreprises chinoises de haute technologie, qui ont grandi derrière le projet du Bouclier d’or, sont aujourd’hui à bien des égards plus avancées que les entreprises occidentales et représentent l’atout cardinal du « Made in China 2025 »4, le programme avec lequel la République populaire de Chine tente de consolider son modèle de mondialisation. Les plateformes américaines, qui sont actuellement encore au sommet du marché, ont quelque peu perdu leur vocation initiale de service sans frontières au cours des dernières années. L’administration Trump a relancé très explicitement la compétition mondiale, en précisant, après des années d’incompréhension et de vœux pieux, qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle : des gagnants et des perdants, sans grande marge de manœuvre pour la coopération. Le marché de la technologie ne fait pas exception : le cas de la suspension par Google de la fourniture de couverture logicielle à Huawei n’est que le plus frappant de ces exemples.5 Voir les entreprises californiennes se lancer dans des mesures protectionnistes a été une douche froide de réalisme : cela a rappelé que, derrière la réalité numérique, il y aura toujours un monde de matériel, de câbles, de frontières, de lutte pour l’hégémonie.

Et nous, les Européens ? Pour l’instant, nous sommes les arbitres. Étant constamment à court de muscles économiques, totalement dépourvus de moyens militaires, nous avons décidé de devenir les décideurs les plus raffinés de la concurrence cybernétique. Nous avons ainsi inventé l’ensemble de règles de protection de la vie privée le plus avancé au monde, dont les principes inspirent déjà de nombreux pays non membres de l’union européenne. Le GDPR est tellement « exigeant » et avancé dans la protection des citoyens, au moins en ce qui concerne le vide qui l’a précédé, qu’il a mérité l’accusation de « cyber-protectionnisme » de la part de diverses parties. Si une seule des GAFA était européenne, l’accusation pourrait avoir du sens, mais comme ce n’est pas le cas, tout au plus peut-on parler de la garantie envers les utilisateurs européens individuels. Mais est-ce suffisant ? Le respect de la vie privée est un aspect fondamental de notre culture, mais il n’épuise pas la sphère du risque et de la cyber-souveraineté. Au contraire, une telle vision formaliste du problème risque d’être la traduction de cette posture « négative » et libertaire, de rester attaquée sur un plan qui, pourtant, est abondamment dépassé par la pratique de la réalité, qui se déroule plutôt dans l’espace profond que les nouvelles technologies TIC ont littéralement créé. Les bots, la diffusion de fausses nouvelles, la visibilité sur les algorithmes qui régulent des fonctions désormais fondamentales pour la vie démocratique : tels sont les défis à combiner avec le respect de la vie privée. En ce moment, en pleine urgence Covid-19, le système d’information sanitaire espagnol subit une attaque de pirates informatiques6. Notre continent a-t-il un plan de défense commun contre ces attaques ?

La crise actuelle, qui a commencé comme une crise sanitaire et qui dépasse rapidement tous les domaines de la vie publique et privée, peut contribuer à rendre l’Europe solide dans l’utilisation des données. Cela signifie qu’il faut mettre en place, à l’échelle géographique la plus appropriée – l’échelle pertinente – des institutions qui ont la force, l’agilité, les connaissances, la responsabilité et l’obligation de rendre des comptes pour pouvoir collecter toutes les données personnelles, sauf celles qui sont trop sensibles pour être effacées ; celles qui sont utilisables, pour être rendues à l’initiative privée ; celles qui sont utiles à la gouvernance, dans des situations de crise ou de paix, pour être exploitées avec critères et transparence pour le plus grand bien public. C’est sur cette mince ligne que tente de se déplacer l’initiative de ces derniers jours de Thierry Breton, Commissaire européen au marché unique, qui a demandé aux compagnies de téléphone de partager les données agrégées des utilisateurs afin de mieux faire face à la contagion des coronavirus au niveau européen. Mais cela signifie aussi des tribunaux spéciaux, des groupes de travail bien équipés et dotés d’énormes ressources humaines et économiques, qui endiguent l’arbitraire jusqu’ici très peu opposé des géants technologiques et des pouvoirs qui les contrôlent. Les nouvelles technologies impliquent de nouveaux défis, qui nécessitent de nouvelles institutions.

Sources
  1. KOBIE Nicole, The complicated truth about China’s social credit system, Wired, 7 juin 2019
  2. Technologie dystopique dans la série éponyme, dont le nom fait référence aux écrans omniprésents, qui nous renvoient notre reflet. Sous un angle noir, la série envisage un futur proche voire immédiat, interrogeant les conséquences inattendues que pourraient avoir les nouvelles technologies, et comment ces dernières influent sur la nature humaine de ses utilisateurs et inversement.
  3. SABATINI Fabio, La stratégie sud-coréenne contre le coronavirus, un modèle pour l’Europe ?, Le Grand Continent, 13 mars 2020
  4. PIERANNI Simone, Le Coronavirus change tout : préparez-vous à la nouvelle hégémonie chinoise, Le Grand Continent, 12 mars 2020
  5. DUCROS Aymeric, L’affaire Huawei, la première pierre de la grande muraille de fer, Le Grand Continent, 24 mai 2019
  6. LAZARO Fernando, Interior alerta de un nuevo ataque informático con un virus que busca « romper el sistema sanitario », El Mundo, 23 mars 2020