Que s’est-il passé hier soir à Hanau ?
Une attaque armée a eu lieu hier soir à Hanau, une ville de 100 000 habitants qui se trouve dans les environs de Francfort, dans la Hesse. Neuf personnes sont mortes et plusieurs autres ont été blessées (dont six dans un état critique) dans deux fusillades successives. Ce matin, la police a trouvé la personne présumée responsable décédée dans son appartement à côté du cadavre de sa mère.
Tant par sa dynamique que par son contexte, il s’agit probablement d’un attentat terroriste d’extrême droite. La première fusillade qui semble avoir eu lieu vers 22 heures dans le centre ville s’est déroulée dans un bar à chicha. Une partie des victimes serait d’origine turque. Selon des sources proches du dossier, la police aurait retrouvé une lettre de revendication et une vidéo mise en ligne il y a quelques jours, où le suspect se réfère à une théorie du complot. Peter Beuth, le ministre de l’intérieur du Land de la Hesse, membre du parti d’Angela Merkel (CDU), a par ailleurs déclaré : « les informations à notre disposition nous donnent suffisamment de raisons de penser qu’il s’agit d’une attaque xénophobe ».
Cette perspective sur l’actualité qui sera mise à jour au fur et à mesure que l’on obtiendra plus d’informations entend faire le point sur le terrorisme d’extrême droite aux échelles allemande, continentale et mondiale à partir notamment des recherches de l’International Center for Counter-Terrorism (ICCT) et d’autres analyses publiées dans la section opérationnelle du Grand Continent.
Le contexte sécuritaire allemand et l’affaire du groupe de Chemnitz
Cette attaque s’insère dans une séquence sécuritaire plus large. Il y a, en effet, au moins un précédent important qui remonte au mois d’octobre.
Six néo-nazis du groupe « Revolution Chemnitz », tous des hommes âgés de 20 à 30 ans, ont été arrêtés le 1er octobre à Chemnitz, la troisième ville de Saxe, et placés en détention provisoire. Une enquête avait alors été ouverte par le parquet fédéral de Karlsruhe pour formation d‘une organisation terroriste.
Le groupe de Chemnitz avait prévu de s’attaquer au Jour de l’Unité allemande, la fête nationale célébrée le 3 octobre. Le langage employé ne laissait pas de place au doute : pour « changer l’histoire de l‘Allemagne », les sept hommes s’étaient dit résolus à « faire des victimes ». Leurs cibles : des étrangers, des politiques ou des journalistes.
Le ministre de l’Intérieur Horst Seehofer (CSU) avait alors déclaré : « un attentat peut se produire à tout moment ». Les Verts avaient parlé d’un « signal d‘alarme ». Plusieurs personnalités provenant de l’ensemble du spectre politique avaient fait le lien entre la libération de la parole radicale alimentée par l‘AfD (extrême-droite) et la recrudescence des violences.
Une nouvelle séquence tendue pour la politique allemande
L’attaque s’insère également dans une séquence politique ouverte, et dans un contexte particulièrement tendu. En effet, mercredi 5 février, avec l’élection parlementaire en Thuringe, dans l’Est du pays, pour la première fois un ministre-président libéral a été soutenu par l’extrême-droite. On parle désormais en Allemagne de « Dammbruch », barrage rompu.
Si, comme le veulent les circonstances, le personnel politique a pour le moment réagi unanimement, cette attaque pourrait contribuer au désavœu de l’aile droite de la CDU-CSU, dont certains acteurs (notamment l’ancien patron du renseignement allemand) avaient minimisé l’acuité de la violence raciste survenue au cours des manifestations de ces derniers mois.
Il faut par ailleurs noter que l’attaque ne s’est pas produite dans l’un des Länder de l’Est, souvent montrés du doigt comme des terreaux de l’extrémisme politique allemand, mais dans le Land apparemment prospère de Francfort.
Une menace à l’échelle mondiale ?
Comme l’expliquaient Tore Bjørgo et Jacob Aasland Ravndal dans ces colonnes, la violence et le terrorisme d’extrême droite ont une longue et douloureuse histoire dans de nombreux pays, y compris en France, où des groupes comme l’OAS et le Groupe Charles-Martel ont été à l’origine d’un certain nombre d’attentats qui ont fait de nombreuses victimes dans les années 1960 et 1970.
Plus récemment cependant, le schéma général de la violence et du terrorisme d’extrême droite s’est caractérisé par des incidents relativement fréquents, occasionnant peu de morts. Le terrorisme d’extrême droite, qui a été éclipsé par le terrorisme djihadiste à grande échelle, qui a fait un grand nombre de victimes au cours des deux dernières décennies, a donc été relégué au second plan des priorités en matière de sûreté.
Cependant, même des attaques à petite échelle (mais fréquentes) perpétrées par des militants d’extrême droite ont, par exemple, tué plusieurs centaines de migrants en Russie entre 2006 et 2010. Aux États-Unis, plus de personnes ont été tuées par des extrémistes de droite après le 11 septembre que par des extrémistes islamistes. En outre, les attentats du 22 juillet 2011 en Norvège et ceux du 15 mars 2019 à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, ont démontré que des acteurs isolés inspirés par des vues d’extrême droite sont prêts et capables de tuer un grand nombre de personnes.
Qu’en est-il du terrorisme d’extrême droite à l’échelle continentale ?
L’Europe occidentale a connu un pic d’attaques meurtrières de l’extrême droite dans la première moitié des années 1990, et à nouveau au tournant du millénaire, mais la tendance générale a été légèrement à la baisse. En 2014, il n’y avait pas eu d’attentats de droite mortels en Europe occidentale. Il y en eut un en 2015, avant de passer à neuf attentats meurtriers en 2016. Toutefois, la tendance à la baisse s’est poursuivie en 2017, avec trois attentats meurtriers, suivis de deux en 2018. Les tendances sont assez similaires aux États-Unis, avec un nombre d’attaques légèrement plus élevé dans les années 1990 qu’au cours de la dernière décennie, mais avec quelques pics significatifs. L’année 2009, première année de présidence de Barack Obama, a été l’une des plus marquantes. Ce n’est probablement pas un hasard tant il est vrai que l’accession à la Maison Blanche du premier président noir des États-Unis a choqué l’extrême droite américaine.
Ces dernières années, la menace terroriste de l’extrême droite semble être prise plus au sérieux au niveau politique ainsi que par les services de sécurité et la police. Cela s’explique en partie par les attentats du 22 juillet en Norvège en 2011. La série d’attentats connexes à Christchurch (Nouvelle-Zélande), Poway et El Paso (États-Unis), Bærum (Norvège) et Halle (Allemagne) en 2019 contribuera probablement davantage aux activités des décideurs et services de sécurité.
Comme la plupart des phénomènes terroristes, le terrorisme d’extrême-droite demeure généralement une menace de faible intensité – avec peu d’attentats faisant un grand nombre de victimes. Cette dimension peut ainsi cacher le fait que, cumulativement, le terrorisme d’extrême droite tue et blesse de nombreuses personnes et parvient efficacement à en terroriser de nombreuses autres.
Y a-t-il un modus operandi du terrorisme d’extrême droite ?
Les assassinats de masse de Christchurch et d’Utoya ne sont plus considérés par la recherche uniquement comme des cas exceptionnels, mais sont plutôt interprétés comme des cas paradigmatiques, ayant établi une nouvelle norme, une sorte d’objectif à atteindre ou à dépasser pour la nouvelle génération de terroristes d’extrême droite.
Ceux-ci opèrent dans la plupart des cas seuls, mais sont liés entre eux par le biais de communautés virtuelles sur Internet, où plusieurs individus ont été inspirés à imiter le modus operandi de leurs modèles de rôle et même à essayer de les surpasser dans les massacres.
C’est une rupture importante, car l’extrême droite radicale et violente était plutôt historiquement caractérisée par son organisation groupusculaire. Sa structuration idéologique se faisait alors par la diffusion de livres, comme par exemple Les Carnets de Turner qui inspirèrent Timothy McVeigh, l’auteur de l’attaque d’Oklahoma City en 1995. De l’imprimé au numérique, les terroristes d’extrême droite, caractérisés par la figure emblématique du lone wolf, se sont adaptés aux mutations profondes de notre société d’information. Forum et réseaux sociaux constituent désormais un archipel dans lequel ceux qui seraient tentés de passer à l’acte ont accès à des manifestes, des manuels opératoires, des recueils de textes, et à une communauté, largement anonyme, qui fait vivre un patchwork idéologique dans lequel la violence de masse est souvent considéré comme l’ultime recours de sociétés blanches menacées. Certaines méthodes de communication, typiques de l’alt-right, peuvent être également repérées : les memes, les jeux vidéo, les forums.
Y a-t-il une idéologie commune ?
À l’origine des revendications de la plupart de ces attaques se trouve un horizon commun : le nationalisme ethnique. Comme l’expliquait Baptiste Roger Lacan dans ces colonnes, ce faisceau de doctrines, exhumée après la Seconde Guerre mondiale dans les pays européens, s’est lentement structuré dans les groupements intellectuels marginaux qui refirent surface à l’extrême droite à partir des années 1950. La différenciation ethnique, cumulée a un anticommunisme radical, devint l’une des caractéristiques communes à des discours par ailleurs extrêmement variés. Cela se traduit souvent par une volonté commune de défendre un Occident fantasmé et menacé dans ses composantes raciales, culturelles ou religieuses (ces trois aspects pouvant être différenciés ou au contraire cumulatifs).
Récemment, et grâce à la formidable caisse de résonance que représente internet, la diffusion de cette idéologie est devenue globale : de la Russie aux États-Unis, d’Amérique latine à l’Australie. Ses thuriféraires partagent un objectif, des références historiques, un but commun, et une haine pour un ennemi aujourd bien défini : l’Islam. La tendance contemporaine est à une fusion violente de ce nationalisme ethnique européen avec les formes particulières de suprématisme blanc qui existent depuis cent ans aux États-Unis (mais aussi en Australie ou en Afrique du Sud).
Y a-t-il une similarité entre terrorisme d’extrême droite et djihadisme ?
Bien que l’on considère parfois la menace du terrorisme d’extrême droite à l’aune de la menace du terrorisme islamiste, il s’agit de deux phénomènes hétérogènes. Les modèles d’organisation, d’agression et d’exercice de la violence sont particulièrement différents.
Les menaces terroristes les plus graves du terrorisme d’extrême droite ne proviennent pas d’organisations traditionnelles, de réseaux structuré ou même de bandes de skinheads, mais de plus en plus d’individus agissant seuls, trouvant leurs justifications idéologiques, leur inspiration tactique et leur soutien social dans des communautés extrémistes en ligne.
Toutefois le terrorisme d’extrême droite se trouve dans une relation ambiguë et paradoxale de coopération stratégique avec le terrorisme islamiste. Comme le montrait Raffaele Alberto Ventura dans ces colonnes, le terrorisme islamiste contemporain semble proposer une vision stratégique structurée autour du « but inavoué de susciter des représailles qui puissent toucher la zone grise des indécis, en espérant que cela contribue à les polariser et à les mobiliser ». Les deux formes de terrorismes visent à provoquer la violence de l’adversaire, voire à manifester sa violence latente, « son véritable visage » pour reprendre les mots d’Oussama Ben Laden. C’est précisément le cercle vicieux des représailles que la société doit éviter à tout prix si elle veut éloigner le spectre de la guerre de tous contre tous.
Quelles sont les mesures pour contrer la menace ?
Bien qu’il soit notoirement difficile de détecter et d’arrêter les terroristes agissant seuls, il existe des possibilités de perturber les attaques à différentes étapes du processus. Les recherches ont montré que la plupart des acteurs isolés et des meurtriers de masse ont tendance à divulguer leurs intentions violentes à leur famille, à leurs amis ou à d’autres personnes avant qu’ils ne commettent leur attaque.
Les préparatifs avant l’attaque et les changements de comportement peuvent également alerter. Pourtant les études montrent que pour que l’information parvienne aux autorités compétentes, le niveau de confiance dans la police et dans les services de sécurité est déterminant.
Pour prévenir de futures attaques, il est par ailleurs nécessaire de comprendre et d’étudier les formes d’expression des cultures d’extrême droite en ligne.