L’Allemagne entre recomposition et inquiétude

Berlin. C’est une Allemagne en proie au doute qui se rend aux urnes de ce dimanche. Faisant face aux menaces de rétorsion américaines qui pèsent lourdement sur l‘industrie allemande ainsi qu’aux signes d’un ralentissement conjoncturel manifeste, la position de l‘Allemagne en Europe et dans le monde apparaît affaiblie.1. Mais c‘est surtout en elle-même et en sa politique nationale que le pays semble douter.

Le chancelière Angela Merkel, véritable îlot de stabilité dans la politique allemande de ces quinze dernières années, est sur le départ. Son successeur à la tête de l’Union chrétienne-démocrate (CDU, PPE), Annegret Kramp-Karrenbauer, annoncée comme une modérée, a surpris en faisant sienne dans les derniers mois des positions conservatrices parfois assez dures, qui lui ont valu de nombreuses critiques.2

L’autre partenaire de la Grande coalition, le Parti social-démocrate d‘Allemagne (SPD, S&D) est littéralement en chute libre, crédité de 17 % des voix pour le scrutin européen, contre 27 % en 20143. Les sociaux-démocrates devraient aussi subir un repli lors des élections régionales du Land de Brême, un de leurs bastions historiques, organisées en parallèle du scrutin européen. À la tête de la SPD, Andrea Nahles est attaquée de toutes parts pour son leadership incertain : Martin Schulz se verrait bien prendre sa place, alors que le chef des jeunes du SPD, Kevin Kühnert, a accumulé ces derniers mois des propositions très à gauche – totalement en décalage, donc, avec la ligne de la coalition –, suggérant notamment qu’un ménage ne devrait pas pouvoir posséder davantage de surface pour se loger que celui dont il a besoin pour vivre. Un conflit qui a ouvert un clivage profond au sein d’un parti déjà affaibli et divisé.

Le glissement de la CDU vers la droite et celui de la SPD vers la gauche (accompagné d’un recentrage assez surprenant des Bavarois de la CSU) peut être interprété comme une tentative de se différencier face à des formations de coalition toujours plus difficiles à l’échelle nationale comme régionale, qui souffrent de l’éparpillement croissant des voix et de la position de force acquise localement par les extrêmes, notamment dans les Länder de l’Est. Cette stratégie est cependant très incertaine, ne serait-ce que parce que l’impossibilité de former des coalitions à l’extrême-droite impose une permanente recherche de compromis dans les négociations de coalition 4.

Alors que les deux anciens « partis de masse » sont contestés au centre-gauche et au centre-droit, la position des Verts et du parti d’extrême-droite Alternative pour l’Allemagne (AfD, ENF, rallié à l’Alliance menée par Matteo Salvini) se trouve renforcée. Les Verts sont en course pour la deuxième place lors de ce scrutin européen, avec 18 % des voix, contre 11 % en 2014. Contrairement à beaucoup de leurs homologues européens, notamment en Suède ou aux Pays-Bas, les Verts allemands ont su capitaliser à la fois de la place prépondérante dans l’opinion des thématiques environnementales, fortement marquées ces derniers mois par le phénomène des « Grèves pour le climat », et sur l’espace laissé libre au centre-gauche par une SPD au positionnement de plus en plus ambigu. L’AfD, historiquement parti libéral anti-euro ayant glissé sur une ligne xénophone à l’issue de la crise migratoire de 2015, est créditée de 12 %, soit 5 points de plus qu’à l’élection précédente. Alors que ce score fédéral peut sembler modeste au regard de ceux de ses alliés européens, il faut noter que ses positions sont beaucoup plus fortes à l’Est (jusqu’à 25 %) tandis que joue toujours contre elle, à l’Ouest, la défiance historique de l’Allemagne post-1945 contre les mouvements d’extrême-droite. Forte d’une importante mobilisation sur les réseaux sociaux, l’AfD attend de bons résultats lors de ce scrutin européen.

Les libéraux du FDP (ALDE) doubleraient pour leur part leur score de la législature passée en recueillant 6 % des suffrages (+3pp), alors que le parti de la gauche radicale Die Linke (GUE/NGL) est donné en baisse à 7 % (-3pp). Une multitude de petits partis devraient, comme en 2014, intégrer la délégation allemande, profitant de l’absence de seuil électoral (Sperrklausel). Les sondages prédisent notamment un deuxième siège au parti satirique DIE PARTEI de Martin Sonneborn (non-inscrits), qui s’est démarqué ces derniers mois par ses attaques contre l’extrême-droite.

Enfin, comment ne pas évoquer le doute – le plus symbolique peut-être, de ce scrutin européen – qui pèse sur la candidature à la présidence de la Commission de Manfred Weber (CSU), Spitzenkandidat du Parti populaire européen, jadis favori incontesté ? À la faveur d’une coalition européenne complexe qui pourrait voir s’imposer en position d’arbitres les libéraux de Guy Verhofstadt et d’Emmanuel Macron, adversaires déclarés du système des Spitzenkandidaten depuis l’échec de l’instauration de listes transnationales, le poste pourrait lui échapper. Le Bavarois, connu comme le grand ordonnateur de l’unité parlementaire du PPE ces dernières années, a signé une campagne se voulant consensuelle, mais jugée par beaucoup assez terne, alors que Frans Timmermans (S&D) s’est distingué dans les débats. De plus, son groupe devrait subir des pertes conséquentes, et son autorité a souffert de la situation toujours peu claire qui entoure la suspension du parti FIDESZ du Premier ministre hongrois Orbán et son avenir au sein du groupe. Alors que plusieurs noms circulent pour accéder à la tête de l’exécutif européen, notamment celui du négociateur pour le Brexit Michel Barnier, la partie n’a pas encore commencé, mais elle pourrait fort bien se jouer entre plusieurs des concurrents de Manfred Weber – c’est-à-dire sans lui.

Angela Merkel a démenti ces dernières semaines toute intention de prendre la tête du Conseil européen lorsque le mandat de Donald Tusk parviendra à son terme en novembre 5. Certains doutent de sa volonté, pourtant affichée, de demeurer en poste jusqu’en 2022, date de la fin de son mandat, si ces élections européennes venaient à se transformer en une débâcle pour son camp.

Alors que l’influence allemande en Europe et dans le monde semble malmenée, ce scrutin européen forgera-t-il, plus qu’on ne l’avait prévu, le destin politique de l’Allemagne ?

Sources
  1. ROUSSEAUX Pierre, La croissance allemande inquiète — simple soubresaut ou mauvaise augure ?, Le Grand Continent, 1 mai 2019
  2. MENNERAT Pierre, Annegret Kramp-Karrenbauer prend un virage à droite, Le Grand Continent, 17 mars 2019
  3. Sonntagsfrage – Europawahl, Wahlrecht.de, 24 mai 2019.
  4. HUBLET François et SCHLEYER Johanna, L’ère des Très Grandes Coalitions et l’Allemagne ingouvernable, Le Grand Continent, 29 avril 2019.
  5. STAM Claire, #EU2019 – Merkels nächste Feuerprobe, Euractiv, 21 mai 2019.