Le débat au sujet de l’autonomie stratégique européenne n’en finit pas de rebondir. La dernière passe d’armes à ce sujet a été notoirement déclenchée par la ministre allemande de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, dans une tribune publiée le 2 novembre par POLITICO (en fait, la synthèse d’un discours prononcé une semaine plus tôt). Sans s’embarrasser de beaucoup de précautions, Mme Kramp-Karrenbauer y affirmait entre autres choses que « les illusions de l’autonomie stratégique européenne [devaient] prendre fin ». Si son propos n’était pas exclusivement adressé au gouvernement français (la question fait également débat en Allemagne, y compris au sein de la CDU), il ne faisait aucun doute que cette formule lui était en partie destinée  puisque la France d’Emmanuel Macron, profitant notamment de la « fenêtre d’opportunité » créée par  la présidence tumultueuse de Donald Trump, a clairement fait de l’autonomie stratégique européenne son cheval de bataille ces dernières années. 

Le débat a changé de dimension lorsque le 16 novembre, dans le long entretien qu’il a accordé au Grand Continent, le Président français faisait vertement part de son « désaccord profond » avec la ministre allemande de la Défense, qualifiant son positionnement de « contresens de l’histoire » et allant même jusqu’à l’opposer à la « ligne » différente supposément défendue par Angela Merkel (qui, en retour, s’est bien gardée d’intervenir dans le débat). Lors d’un discours important prononcé le lendemain, Mme Kramp-Karrenbauer tentait de désamorcer le conflit avec des propos moins tranchants, réaffirmant son attachement au lien transatlantique tout en soulignant la convergence entre France et Allemagne sur la nécessité pour l’Union d’assumer une plus grande responsabilité pour sa défense.  

Mais les prises de position ne se sont pas limitées à cette séquence  franco-allemande. Lors d’une intervention le 27 novembre au Berlin Foreign Policy Forum organisé par la Körber-Stiftung, le premier ministre espagnol Pedro Sanchez s’est vu mettre au pied du mur lorsqu’il lui a été demandé de choisir entre la position française ou allemande. Après une première réponse soigneusement formulée afin de ne pas prendre part à la confrontation, la question lui a été reposée avec insistance. « Je soutiens la vision allemande des relations internationales » a-t-il alors finalement concédé. Le 25 novembre enfin, le ministre polonais de la Défense signait à son tour une tribune dans les colonnes de POLITICO. Invoquant « certains cercles politiques à l’Ouest [ayant] hâtivement tiré la conclusion que l’alliance avec les États-Unis n’est plus nécessaire », Mariusz Blaszczak prenait fait et cause pour la ministre allemande de la Défense, exagérant au passage le manichéisme du débat en laissant à penser que l’autonomie stratégique européenne consisterait exclusivement à bâtir une alternative à l’alliance militaire entre l’Europe et l’Amérique du Nord. 

La tentation croissante de clore rapidement la discussion 

Paradoxalement, si ces interpellations plus ou moins directes entre responsables politiques européens ont eu pour effet de relancer le débat sur l’autonomie stratégique européenne, celles-ci s’inscrivent aussi dans une tendance générale, notamment parmi certains spécialistes et commentateurs de la politique étrangère, à vouloir mettre un terme au plus vite à la discussion

Il est d’abord reproché au débat sur l’autonomie stratégique européenne d’être largement stérile, voire contreproductif. Dans une tribune publiée dans le Spiegel le 29 novembre et résumant bien ce sentiment, les chercheurs Claudia Major et Christian Mölling regrettent par exemple que la discussion se réduise trop souvent à une querelle exclusivement conceptuelle dans laquelle s’opposent les termes d’« autonomie stratégique », de «  souveraineté européenne » ou encore de « souveraineté stratégique », sans qu’aucune de ces expressions ne soit véritablement adossée à un programme d’action bien défini. Dans cette optique, plutôt que de perdre du temps dans une vaine querelle sémantique, les Européens devraient s’attacher d’abord et surtout à débattre de mesures politiques concrètes pour faire face aux nombreux défis internationaux qui les concernent, que ce soit dans les domaines de la sécurité et de la défense, du commerce international ou encore des infrastructures numériques.  

Mais d’autres considérations peuvent également pousser certains à vouloir refermer  le débat rapidement. Pour les analystes et diplomates européens les plus attachés au lien transatlantique, la victoire de Joe Biden a été vécue comme la fin d’un mauvais rêve. L’achèvement de la « parenthèse Trump » rendrait ainsi bien moins pressante, voire même caduque, la nécessité pour l’Union de développer son autonomie stratégique maintenant que le spectre d’une dissolution prochaine de l’Alliance atlantique semble se dissiper.  

Pour d’autres, en revanche, la présidence Trump aura été un point de rupture que l’arrivée au pouvoir de l’administration Biden ne pourra effacer  : la défaite du président sortant, moins significative que cela n’avait été anticipé par les sondages, signe-t-elle en effet véritablement la fin des tendances isolationnistes et unilatéralistes des États-Unis  ? Les Européens sont-ils à l’abri d’un nouveau séisme géopolitique lorsque dans seulement quatre ans Donald Trump ou l’un de ses émules au sein du parti républicain auront de nouveau l’occasion de briguer la Maison Blanche ? Face à ces doutes persistants, la tentation existe aussi de vite clore le débat sur l’autonomie stratégique européenne, non pas pour enterrer cette ambition mais, au contraire, afin de préempter tout remise en cause possible des fragiles acquis de ces dernières années à raison de l’apaisement probable, du moins à court terme, des relations entre l’Europe et les États-Unis. 

La problématique perpétuelle des rapports entre communauté atlantique et communauté européenne 

Or, quoi qu’on en dise, un des mérites du débat de ces dernières années est tout de même de forcer les responsables européens à s’interroger de manière bien plus explicite qu’auparavant à propos des finalités de leur action commune sur la scène internationale. En effet, si le débat au sujet de l’autonomie stratégique européenne peut parfois sembler vague et incertain, ce n’est pas uniquement parce que celui-ci porterait sur un objet trop abstrait. C’est aussi tout simplement parce que subsistent de réels points de désaccord – certes, parfois artificiellement exagérés – entre Européens dans leur rapport au monde et en particulier concernant la nature des relations, voire la priorité à donner, entre communauté atlantique et communauté européenne. 

Il est vrai que la querelle à ce propos est ancienne et probablement impossible à résoudre de façon définitive. On en trouve notamment l’expression dès 1973 dans la Déclaration sur l’identité européenne adoptée à Copenhague par les chefs d’État et de gouvernement des Neuf, document dans lequel les Européens cherchèrent pour la première fois à réellement s’affirmer en tant qu’ensemble cohérent sur la scène internationale. Dans ce texte fondateur, les Européens reconnaissaient l’absence « d’alternative à la sécurité qu’assurent les armes nucléaires des États-Unis et la présence des forces de l’Amérique du Nord en Europe » et la nécessité pour l’Europe « au regard de sa relative vulnérabilité militaire » de « tenir ses engagements et veiller, dans un constant effort, à disposer d’une défense adéquate. » Rappelant « les liens étroits » existant entre les deux rives de l’Atlantique et leur « héritage commun », les chefs d’État et de gouvernement européens de l’époque soulignaient néanmoins que ces liens n’affectaient pas « la détermination des Neuf de s’affirmer comme une entité distincte et originale. »  

L’insuffisance d’une stricte logique de moyens 

Si les termes du débat n’ont que peu changé en près d’un demi-siècle, la discussion actuelle sur l’autonomie stratégique européenne n’est pourtant pas inutile. Elle permet en effet de remettre sur la table les ambitions et lignes rouges de chacun et ainsi de jauger de l’étendue des possibles entre Européens. Or, s’engager dans des discussions plus ciblées portant sur les « capacités », c’est-à-dire sur les moyens concrets de l’action extérieure commune des Européens, n’a de sens que dans la mesure où une perspective se dégage quant aux fins que l’on veut atteindre ensemble.  

Les troubles internes dont a souffert l’Alliance atlantique au cours des dernières années témoignent bien d’ailleurs de cet impératif. Si la coopération militaire n’a eu en effet de cesse de se renforcer sur le terrain depuis 2014 et la crise en Ukraine, la solidarité politique entre alliés transatlantiques a été mise à rude épreuve par les foucades de Donald Trump ou encore l’érosion des valeurs démocratiques dans certains pays tels que la Turquie  – une situation ambivalente habilement résumée par le chercheur Bruno Tertrais : « L’Otan va bien… mais l’Alliance atlantique va mal. »   

La petite phrase  du Président Macron à propos de la « mort cérébrale de l’Otan » dans son interview à The Economist l’année dernière participait d’un diagnostic similaire. C’est en partie suite à  l’onde de choc provoquée par cette déclaration qu’un processus de réflexion a d’ailleurs été lancé en mars dernier sous les auspices du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, afin de répondre à ces critiques et préparer l’Alliance atlantique pour la décennie à venir. Le groupe d’experts chargé de mener à bien cet exercice vient tout récemment de publier son rapport.  Une de ses conclusions principales est justement de souligner que si « ces dernières années, les Alliés ont renforcé la composante militaire de l’OTAN et devraient continuer à le faire », ceux-ci doivent désormais aussi renforcer la « dimension politique  » de l’Alliance. Ainsi, à l’heure où un consensus semble émerger autour de l’insuffisance d’une logique strictement opérationnelle pour faire pleinement vivre l’Alliance atlantique, il serait ironique de chercher à restreindre le débat stratégique européen à une seule question de moyens ou de “mise en œuvre ». 

La nécessaire poursuite, à l’échelle pertinente, du débat sur les fins et moyens de l’action commune des Européens 

Les Européens doivent par conséquent continuer de discuter à la fois des moyens et des fins de leur action extérieure commune, sans chercher à ce qu’un type de débat prime nécessairement sur l’autre. Il faut bien sûr interroger la portée concrète des ambitions d’autonomie stratégique, de souveraineté européenne ou encore d’Union « géopolitique », mais il faut également ne pas perdre de vue les objectifs d’ensemble qu’est censé servir chacun des instruments déployés par les Européens. C’est à cette double condition que pourra s’établir un dialogue stratégique européen de qualité, à l’abri tout autant des rêveries platoniques que des faux-fuyants qui peuvent se cacher derrière les appels au pragmatisme. 

Ce qui se joue aussi au travers de la querelle à propos de l’autonomie stratégique, c’est plus largement la constitution d’un espace politique européen au-delà de la sphère bruxelloise et qui se sédimente au fur et à mesure qu’adviennent les controverses débordant le cadre national. Dans cette perspective, on peut rapprocher les vifs échanges entre dirigeants européens sur l’autonomie stratégique à ceux qui avaient eu lieu il y a quelques mois lors de la séquence sur la géopolitique des eurobonds qui a précédé aux négociations sur le fonds de relance Next Generation EU. On se souvient du caractère alors houleux des échanges entre le premier ministre portugais et le ministre néerlandais des finances, mais aussi de la prolifération des tribunes interposées qui ont permis de faire interagir les différents espaces publics européens. Dans ce contexte, Giuseppe Conte s’était par exemple illustré en s’adressant directement à Mark Rutte dans les colonnes du journal néerlandais conservateur De Telegraaf.

Loin d’être futile, cette structuration, voire normalisation, d’une scène politique à l’échelle continentale est au contraire profondément politique. Elle est d’abord la condition nécessaire pour que les Européens puissent faire le lien entre leurs différents champs d’action et ainsi ne plus affronter les enjeux stratégiques auxquels ils sont confrontés de manière fragmentée, c’est-à-dire selon des lignes étroitement sectorielles. Elle participe aussi au « passage des Européens à l’âge adulte », pour reprendre la métaphore de l’essayiste Hans Kribbe. Dans son ouvrage The Strongmen : European Encounters with Sovereign Power, celui-ci note en effet avec sagacité que « l’entrée dans l’âge adulte n’est pas cette période où les questions difficiles de la vie trouvent une réponse, mais la période où ces questions sont posées, où nous devons faire face aux dilemmes moraux que nos parents ou nos protecteurs ont traités pour nous. » En offrant un nouveau tour de piste à la querelle sur l’autonomie stratégique européenne, Mme Kramp-Karrenbauer a peut-être été surprise de se retrouver au centre d’une polémique à l’échelle européenne  ; il va pourtant falloir qu’elle s’y habitue, pour le plus grand bien de l’Union.