L’enthousiasme que déchaina la chute du président Zine el-Abidine Ben Ali fut à la mesure de la surprise qu’elle provoqua chez la vaste majorité du peuple tunisien pour lequel les vingt-trois années de règne du dictateur avaient tourné au cauchemar. L’enthousiasme pour la nouvelle démocratie fut égal chez de nombreux commentateurs étrangers. D’autres observaient avec appréhension la vague de soulèvements à travers le monde arabe qui suivit la chute de Ben Ali. Les slogans que scandaient les jeunes, souvent chômeurs et originaires de régions pauvres, loin d’une façade maritime plus riche et touristique qui sert de vitrine occidentalisée à la Tunisie, exprimaient leur soif de dignité et de respect.

Les Tunisiens qui descendaient dans la rue, tous âges confondus, voulaient redevenir les acteurs de leur propre histoire et débattre du futur de leur nation. Les slogans qu’ils scandaient – «  hiya thawrat karama  » (c’est une révolution pour l’honneur) étaient éloquents. Les propriétés qu’ils brûlaient symbolisaient ces nouveaux riches, les «  qawadda  » (les souteneurs), dont les liens avec le clan présidentiel étaient presque mafieux. L’affirmation de la volonté collective du peuple sur la place publique était la marque d’un mouvement révolutionnaire qui ne put aboutir. En effet, le «  triangle du pouvoir  », tel que défini par le sociologue américain C. Wright Mills, et composé de l’appareil militaire et sécuritaire, des institutions politique et des capitalistes, lâcha un dictateur devenu trop encombrant pour rester accroché au pouvoir. Le parti unique, le Parti Socialiste Destourien, servit de fusible. Ce triangle n’eut pas mal à accommoder un acteur nouveau, le parti islamiste, qui réémergeait après deux décennies de répression.

« La nouvelle constitution a accouché d’un monstre qui délimite mal les pouvoirs respectifs du président, du Premier ministre et de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP). »

francis ghilès

Dix ans plus tard, l’échec est patent. La nouvelle constitution a accouché d’un monstre qui délimite mal les pouvoirs respectifs du président, du Premier ministre et de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP). Les présidents se succèdent – trop populistes, trop vieux ou peu expérimentés. Les Premiers ministres sont des techniciens incapables de porter une réforme économique. L’ARP est devenu la gare de triage de tous les trafics d’influence, ne parvenant même pas à trouver un accord pour la mise en place de la Cour Constitutionnelle. Son président dirige le parti islamiste et se retrouve au cœur du jeu politique, plus influent selon ses adversaires, que le Président ou le Premier ministre. Le financement des partis reste obscur, surtout concernant les puissances étrangères qui y contribuent. Ils sont dirigés par des hommes ou des femmes parfois corrompus, sinon naïfs. Les vraies compétences en sont écartées.

La politique tunisienne est une longue histoire de «  pactes  » jamais suivis d’effets, entre les différentes élites. La conséquence de cette forte imbrication entre les différents pôles du pouvoir politique est une économie fermée, une sorte de clientélisme compétitif qui fonctionne au détriment de la majorité de la population. Face à un Etat devenu obèse, l’investissement s’effondre. Sa part dans le budget est en chute libre depuis 2010 et représente 10 % en 2020. Le coût des fonctionnaires absorbe 50 % des dépenses, les gouvernements successifs ayant recrutés à tour de bras depuis 2011.

La fracture régionale est plus marquée que jamais. Tous ces facteurs réduisent les chances de voir des reformes sérieuses s’imposer. Pour l’heure, ce clientélisme compétitif maintient une certaine ouverture en faveur de la liberté d’expression et de l’alternance politique, mais la tentation autoritaire va croissant. De nombreux Tunisiens expriment une nostalgie pour une époque où la croissance annuelle était de 4 à 5 %. Economiquement, la Tunisie danse sur un volcan. Politiquement, une majorité de jeunes n’est même pas inscrite sur les registres électoraux. Le fétichisme des élections libres si prisées de l’Occident a fait long feu.

Ni l’Europe ni les Etats-Unis se sont investis sérieusement dans la construction d’une Tunisie nouvelle, symboliquement ou par un appui financier conséquent. Les multiples conflits qui ont ensanglantés le monde arabe ont retenu leur attention. Beaucoup plus d’argent a été dépensé par la France et le Royaume Uni (pour ne pas citer les Etats-Unis et la Russie), pour fournir des armes aux différentes factions en Libye, en Syrie ou au Yémen. Le tout, de consort avec les émirats du Golfe et l’Arabie Saoudite, qui ont étendu leur influence dans toute la région. La Turquie et le Qatar ont plus d’influence à Tunis que par le passé. L’Union Européenne et la France, partenaires commerciaux essentiels et sources de nombreux investissements industriels, sont désemparés. La Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International savent que les conditions attachées à leurs prêts sont souvent ignorées. L’Occident manque cruellement d’une stratégie.

La Tunisie réservera des surprises dans les années à venir, qu’elles soient de nature autoritaire ou démocratique, et le Maghreb aussi. L’avenir en Libye reste incertain, tout autant qu’en Algérie dont le soulèvement pacifique Hirak a constitué la révélation de l’année 2019. Là encore, c’est un mouvement révolutionnaire qui a réussi à poser des questions de fonds à l’armée qui tient les rênes du pouvoir. Sans dialogue politique sur le fond, aucune rénovation de l’Etat n’est possible.

La tradition réformiste tunisienne

L’histoire de la Tunisie depuis le milieu du XIXème siècle mérite qu’on s’y attarde, car elle permet d’inscrire les événements récents dans ce que l’historien Fernand Braudel appelait le «  temps long  ». Depuis la fameuse théorie de «  la fin de l’histoire  » de Francis Fukuyama, les événements contemporains rappellent tous les jours, aux Américains et aux Européens, à quel point une bonne compréhension du passé est importante à qui veut appréhender l’avenir. Les erreurs de jugement de l’Occident face à la Chine, la Russie, les mondes arabe ou iranien, s’expliquent souvent par une méconnaissance de l’histoire de ces pays. L’Occident a peu de chance de comprendre les bouleversements en cours s’il ignore que la CIA et le MI6 ont fomenté un coup d’Etat contre le premier ministre iranien Mohammad Mossadegh en 1953  ; s’il oublie le sac du Palais d’Eté près de Pékin par les troupes anglaises et françaises en 1860  ; s’il ne se souvient pas que la guerre d’indépendance de l’Algérie renversa la quatrième République. Il ne lui viendrait sans doute même pas à l’esprit que le Bey Ahmed ait pu abolir l’esclavage en Tunisie en 1846, soit deux ans avant la France et dix-neuf ans avant les Etats-Unis.

Plusieurs facteurs expliquent la réussite rapide du soulèvement tunisien. La force relative de son mouvement ouvrier faisait du pays un des maillons faibles de la chaine des régimes arabes. Bien que la direction de l’Union Générale des Travailleurs de Tunisie (UGTT) fût inféodée à Ben Ali, de nombreux militants de la gauche étudiante étaient représentés au sein des directions locales et sectorielles. Ce rôle clé du syndicat se retrouve aussi en Egypte, mais dans ce pays, le courant politique le plus fort était constitué par les Frères Musulmans. Le poids de l’UGTT et l’ampleur des disparités régionales sont des constantes dans les grandes crises tunisiennes – 1978 et 1984 – depuis l’indépendance.

La révolte du bassin minier de Gafsa, qui dura de janvier à juillet 2008, fut de loin la contestation la plus sévère du règne de Ben Ali. C’était un signe annonciateur de tempêtes à venir que beaucoup d’observateurs ne voulurent même pas prendre en compte. Plusieurs jeunes chômeurs s’étaient déjà immolés par le feu, en réaction désespérée aux brimades des autorités municipales qui tentaient d’interdire le commerce informel, avant que l’acte de Mohamed Bouazizi ne déclenche des émeutes le 17 décembre 2010. Les manifestations de jeunes chômeurs diplômés eurent lieu régulièrement au cours de 2010 à Feriana, à Skhira et à Ben Guardane, entre autres. Ces événements trouvèrent peu d’écho dans des médias locaux très contrôlés par le pouvoir, et ne suscitèrent que peu d’intérêt en Europe, sauf dans certains médias français, et ce malgré la présence de millions d’Européens sur les plages tunisiennes chaque année.

« Quel système ? Le système c’est moi ! »

Habib bourguiba

La tradition historique de réformes en Tunisie mérite d’être mieux connue. Gamal Abdel Nasser et Houari Boumediene se sont préoccupés de l’unité arabe et de la puissance nationale. Habib Bourguiba, le premier président de la république tunisienne, partageait avec eux une forte aversion pour la démocratie  : «  Quel système ? Le système c’est moi  » disait-il. Il a pourtant fait œuvre à part. Il s’est attaché à faire évoluer la structure de la société, la travaillant à sa base, dans ses fondements, et en la contredisant souvent. Comme l’explique Ali Mezghani dans L’Etat Inachevé, «  c’est par la loi que Bourguiba rend la société à l’Etat et la soustrait à la tradition, sans pour autant renoncer au pouvoir personnel  ». Le Code du Statut Personnel, promulgué en 1956, visait à instaurer l’égalité de la femme dans nombre de domaines, et il a donné à celle-ci une place inédite dans la société tunisienne et le monde arabe en général  : abolition de la polygamie, création d’une procédure judiciaire pour le divorce, autorisation du mariage que sous consentement mutuel des deux époux.

Bourguiba s’inscrit dans un mouvement de réformes qui, depuis le Grand Vizir Kheireddine (1873-1877), comprend que pour changer la société tunisienne, il ne peut continuer à méconnaître l’autonomie du droit. Kherredine utilisa le concept islamique de maslahah (intérêt public) pour insister sur le rôle de la justice et de la sécurité dans le développement économique. A un ambassadeur européen qui lui disait que la religion musulmane constituait un obstacle au développent, il fit remarquer que le peuple des Etats du Vatican était plus pauvre que celui de Tunisie. Il fonda en 1876 le Collège Sadiki, où un enseignement moderne incluant les sciences, les mathématiques et la littérature fut dispensé à des Tunisiens, tous milieux sociaux confondus. Le modèle était celui français, et des bourses permettaient à des enfants de familles humbles de suivre le cursus.

Le droit romain, qui est la matrice de l’émergence du droit positif étatique en Occident, ne se réclame d’aucune sacralité. Les philosophes des Lumières ne se sont jamais préoccupés de savoir si leur pensée était conforme ou non aux préceptes de la religion. La Tunisie peut puiser dans une riche histoire de pensée et d’action réformistes dont un Pacte fondamental datant de 1857, sorte de Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et la première constitution du monde arabe en 1861  : le Qanun el-dawla (Loi de l’Etat).

La place de la femme dans la société, leur éducation et leurs droits sont évoqués dès la fin du XIXe siècle par le cheikh Mohammed Senoussi et le philosophe Abdelaziz Thaalbi. Tahar Haddad et le recteur de la mosquée Zitouna, Mohamed Fadhel Ben Achour, reprennent ces thèmes dans les années 1930, notamment dans le journal réformiste Ennahda. Depuis les cieux, ils doivent aujourd’hui se sentir trahis par les dirigeants du parti moderne Ennahda, qui ont lutté après 2011 pour remettre ces acquis en cause dans l’écriture de la nouvelle constitution.  Les dirigeants de Ennahda se réclament depuis 2011 de la philosophie politique du président turc. Les grands réformateurs des XIXe et XXe siècles n’auraient pas eu idée de s’inféoder intellectuellement à la «  philosophie politique  » des dirigeants ottomans. 

L’impossible syncrétisme

La société civile a su puiser dans ce riche héritage depuis dix ans mais aucun parti politique n’a été capable de l’articuler. Aucun homme politique ne semble être en mesure de porter les réformes. La bourgeoisie est une classe qui a joué un rôle clé dans cette pensée réformiste, à la mesure de son importance dans l’histoire de la Tunisie depuis des siècles. Mais ses enfants sont scolarisés dans le lycée Pierre Mendes France qui, à l’égal des autres lycées français dans la région, éduque une élite très minoritaire qui est plus à l’aise à Paris que dans son propre pays. Qui osera refonder un collège Sadiki ou une éducation de qualité sera dispensée à tous les Tunisiens ?

« Ici, comme au Maroc et en Algérie, les riches ont leurs capitaux offshores parce qu’ils n’ont aucune confiance en l’avenir de leur pays. »

FRANCIS GHILès

Les élites tunisiennes de 2020 sont de plus en plus coupées des réalités, offshore en quelque sorte. Les enfants travaillent souvent hors des frontières nationales, de plus en plus de médecins, d’ingénieurs s’expatrient, suivis maintenant par des plombiers et des électriciens. Des industriels tunisiens plient bagage et partent au Maroc et en Turquie. Le pays est petit à petit vidé de ses ressources humaines. Ici, comme au Maroc et en Algérie, les riches ont leurs capitaux offshores parce qu’ils n’ont aucune confiance en l’avenir de leur pays. La Tunisie est en panne d’un grand projet «  national  », à l’instar de ceux de Khereiddine ou de Bourguiba.

La moyenne bourgeoisie est, elle, en train d’être laminée par la crise économique. L’UGTT n’a pas su créer un grand parti de gauche, distinct du syndicat. Sa surenchère populiste trouve sa base dans une fonction publique qui est devenue la sangsue de l’économie tunisienne. Les tentations autoritaires sont à la mesure du délabrement de l’économie, de la santé publique et de l’éducation. L’Union Européenne est perplexe et, tout comme la France, semble incapable d’articuler une vision audacieuse de ses rapports avec la seule démocratie du monde arabe et, au niveau régional, pour la région du Maghreb. Dans la partie d’échec à l’échelle planétaire qui se joue en 2020 entre les Etats-Unis, la Chine, la Russie et l’Europe, le coût du renoncement d’une vraie stratégie au Maghreb est en train de détruire les pays qui en font partie, et avec eux, les liens privilégiés que l’Union Européenne entretient avec une région qui est essentielle à la stabilité de sa rive sud.

Le jour venu, on se rappellera alors du poète Abu al-Qassem Chebbi, penseur éminent de la modernité, qui a légué deux de ses vers célèbres à l’hymne national  : Lorsque un jour le peuple voudra vivre, le destin l’exaucera infailliblement, la nuit se dissipera nécessairement et le carcan se brisera immanquablement.