Ces derniers mois, le prix du pétrole a connu des mouvements extraordinaires. En septembre, le prix bondissait après une attaque de drone sur des champs pétroliers saoudiens. En janvier, un nouveau pic suivait l’assassinat du général iranien Soleimani par les États-Unis, faisant craindre un embrasement au Moyen-Orient. En mars, une guerre des prix s’engageait entre la Russie et l’Arabie saoudite. Alors que l’OPEP tentait de résoudre le problème, ses efforts ont été balayés par un phénomène inouï dans les derniers jours d’avril : le brusque effondrement de la demande dû à l’épidémie a donné lieu à des transactions à un prix négatif, les acheteurs se faisant payer pour accepter de prendre en charge les encombrants barils.
Dans cette synthèse, nous tentons de vous donner les éléments essentiels pour comprendre les déterminants structurels de ce prix crucial, au-delà de ses revirements spectaculaires 1. Après avoir mis de côté une théorie économique qui ne semble pas coller aux faits (point 1), puis présenté les différents types de pétrole brut (point 2), nous nous plongerons dans les différentes composantes, physique et géopolitique, de son offre (points 3 à 5), puis de sa demande (point 6), pour revenir enfin sur la question des crises (point 7) et de la finance (point 8).
1 – La théorie : au-delà d’Hotelling
La théorie économique orthodoxe propose une théorie du prix des ressources rares, sous le nom de règle d’Hotelling, du nom de l’économiste américain qui l’a formulée en 1931 2. Le théorème est très simple : si la quantité d’une ressource rare est limitée, alors à l’équilibre de marché, son prix doit augmenter exponentiellement, au rythme du taux d’intérêt. La démonstration en est aisée : pour que les marchés soient à l’équilibre, il faut que les différentes possibilités de placement offrent le même rendement. Ce rendement uniforme d’équilibre est justement le taux d’intérêt. Par exemple, en théorie, une propriété immobilière rapporte chaque année, par la location, une rente égale à rV, où V est le prix initial de la propriété. Il en va de même si j’achète une action, avec les dividendes. Si j’achète un gisement de pétrole, il ne peut pas rapporter de rente de la même manière, car je ne risque pas de trouver des locataires intéressés ! Je peux vendre le pétrole mais alors le stock se vide. Pour qu’il soit aussi rentable d’acheter du pétrole que d’acheter une propriété immobilière, ou une action, il faut donc que le prix même de la ressource (ici le pétrole) augmente.
Si le raisonnement paraît simple, la conséquence est pourtant très surprenante. On a l’habitude de dire que le prix se fixe en fonction des forces opposées de l’offre et de la demande. Ici, nous avons prédit la trajectoire du prix sans faire référence ni à la quantité disponible (le nombre et la variété des gisements) ni à la quantité demandée. En fait, dans ce modèle, l’offre et la demande interviennent bien, mais seulement pour fixer le prix initial. Dans le modèle le plus simple, son évolution est ensuite entièrement prédéterminée. Les changements de l’offre et de la demande peuvent l’affecter, mais seulement s’ils sont imprévisibles, par exemple en cas de découverte de nouveaux gisements. Si les anticipations sont justes en moyenne à long terme, c’est-à-dire si on alterne de manière plus ou moins régulière entre des périodes d’optimisme excessif et de pessimisme excessif sur les découvertes à venir, en théorie, la règle d’Hotelling devrait elle aussi rester valable en moyenne, la tendance exponentielle étant seulement perturbée par des écarts temporaires.
Selon cette théorie, les ajustements de long terme ne se font donc pas par les prix, mais par les quantités. Ainsi, si un ralentissement séculaire de la croissance est anticipé, ce ne sont pas les prix qui devraient diminuer, mais la quantité extraite.
Or on constate que ce modèle ne correspond en rien à la trajectoire de long terme observée. Les prix ont parfois monté, comme lors des chocs pétroliers, mais sont ensuite restés stables, ou sont redescendus. La seule période de tendance robuste à la hausse s’étale de la fin des années 1990 à la crise de 2008, mais elle est désormais révolue. La règle d’Hotelling se transforme ainsi en énigme d’Hotelling 3.
Pour en rester un instant à la théorie, notons qu’il est possible de remettre en cause une des hypothèses les plus fondamentales du théorème d’Hotelling, à savoir l’hypothèse d’équilibre. C’est sur elle, comme on l’a vu, que repose tout le raisonnement. Mais pourquoi ce marché serait-il à l’équilibre ? Supposons que l’évolution anticipée des prix du pétrole soit inférieure à l’exponentielle d’Hotelling. Le rendement sur la possession d’un stock de pétrole est alors inférieur au rendement disponible ailleurs sur le marché des capitaux. Il est donc avantageux pour les détenteurs de stocks de s’en débarrasser. Mais le prix baisse alors encore plus, au lieu de se redresser pour rejoindre l’exponentielle. Il la rejoindra seulement si des spéculateurs croient au modèle d’Hotelling 4 ; mais si personne n’anticipe le retour à l’équilibre, celui-ci n’a pas de raison particulière de se produire. En termes techniques, sous des hypothèses plausibles de comportement des agents, l’équilibre décrit par Hotelling n’est pas stable : les marchés n’ont pas de raison d’y converger, même s’ils se trouvent à proximité.
Pour revenir à des choses plus concrètes, nous allons voir dans les points qui suivent que les tendances lourdes du prix (mais quel prix ? point 2) s’expliquent beaucoup mieux par un modèle plus fruste et plus intuitif du marché, déterminé par le rapport entre l’offre, la demande, et le pouvoir de marché exercé de chaque côté (points 3 à 6) ; la volatilité de court terme s’explique souvent par des crises, ou par le fonctionnement des marchés financiers (points 7 et 8).
2 – La marchandise : tous les pétroles ne se valent pas
Avant d’examiner les différents facteurs qui déterminent le prix du pétrole, il faut préciser de quoi on parle. L’essence de la station service est un pétrole raffiné, c’est-à-dire qu’il est passé par des processus chimiques destinés à le rendre utilisable. Au contraire, le pétrole dont il s’agit dans le prix du baril est un pétrole brut, c’est-à-dire tel qu’il est extrait des gisements, avant d’être raffiné. Vous avez peu de chance d’en voir de vos propres yeux et si c’est le cas, faites attention, c’est toxique.
Les pétroles bruts eux-mêmes sont variés, et peuvent être classés selon leurs caractéristiques chimiques, notamment leur densité, mesurée en degrés API, et leur teneur en soufre.
Plus les pétroles bruts sont légers (entre 35 et 45° API), plus ils présentent des rendements élevés pour la production de produits pétroliers légers, comme l’essence, au moment du raffinage. C’est ce qui explique le choix des deux principales références sur le marché du brut : le Brent (38° API et 0,37 % de soufre), principale référence pour le commerce de pétrole produit dans l’Atlantique, pétrole « européen », dont le prix composite est issu de différents champs en mer du Nord ; et le WTI (West Texas Intermediate, 39,6° API et 0,24 % de soufre), référence pour le marché nord-américain et produit au Texas, en Louisiane et au Dakota du Nord, est livré physiquement à Cushing, en Oklahoma — localité cruciale à l’heure de la quasi-saturation des infrastructures de stockage de pétrole aux États-Unis et dans le monde.
L’OPEP dispose également de son propre prix de référence, utilisé par l’organisation pour évaluer l’évolution du marché mondial — un prix composite construit à partir des caractéristiques des pétroles des États membres de l’organisation. Ce prix est généralement inférieur à celui du Brent et du WTI en raison d’une plus forte concentration de soufre, ce qui le rend de moins bonne « qualité » et plus coûteux à raffiner.
3 – L’offre physique : au-delà du conventionnel
Le pétrole conventionnel (comme le Brent, le WTI, ou la production de l’OPEP) représente la principale source de production de pétrole aujourd’hui (70 %, soit 67 millions de barils/jour, selon l’AIE 5). Mais selon son Stated Policies scenario 6, d’ici à 2040, leur part dans la production mondiale pourrait diminuer de 5 millions de barils jours pour atteindre 60 %, et ce sous l’effet de la maturité avancée de nombreux champs conventionnels. Toujours selon l’AIE, près de 40 % de la production conventionnelle provient en effet de champs en production depuis plus de 40 ans. Selon le même scénario, la production de pétrole de schiste devrait doubler entre 2018 et 2040, tirée par les productions américaine, chinoise, canadienne ou encore mexicaine.
Les pétroles lourds et soufrés représentent aujourd’hui environ 10 % de la production mondiale, et cette part tend à s’accroître avec la raréfaction des réserves dans les champs conventionnels, comme en mer du Nord, au profit de réserves dites non-conventionnelles que les progrès technologiques et plusieurs années de prix hauts ont rendues économiquement et techniquement viables. Parmi les États détenant d’importantes réserves de pétroles lourds, se trouvent le Venezuela (300 milliards de barils), l’Arabie saoudite (297), le Canada (167), l’Iran (155) et l’Irak (147) 7.
L’amélioration constante des techniques d’exploration-production pétrolière et l’épuisement progressif des champs conventionnels permettent à l’industrie de découvrir de nouveaux volumes de pétrole, dans des gisements autrefois inconnus, ou non-viables techniquement ou économiquement, ou encore de pouvoir en exploiter davantage au sein d’un même champ, via la récupération secondaire et tertiaire du pétrole. Des gisements de plus en plus complexes et coûteux à exploiter ont ainsi été progressivement découverts puis exploités, comme les ressources en mer du Nord dès les années 1960-1970, dans certaines régions russes de l’Arctique à la fin des années 1980, ou encore les hydrocarbures non-conventionnels aux États-Unis dès la fin des années 2000.
La condition sine qua non de ce progrès régulier de l’industrie pétrolière vers des ressources de plus en plus sophistiquées réside néanmoins dans un niveau de prix du pétrole suffisamment élevé pour permettre la mobilisation des investissements nécessaires à ces opérations, l’industrie pétrogazière étant en effet particulièrement intensive en capitaux. Ce sont des périodes de prix élevés, comme entre 2011 et 2014, qui ont permis de consentir à des investissements particulièrement élevés et de rendre rentables des gisements qui ne l’étaient pas autrefois.
Les conséquences environnementales de l’industrie pétrolière sont bien connues. Dans le cas du pétrole non-conventionnel, la responsabilité de la fracturation hydraulique sur la détérioration des sols et des ressources halieutiques a été démontrée, et le risque sismique fait l’objet d’une attention scientifique et politique croissante. La part croissante des pétroles et gaz de schiste dans la production mondiale représente un risque environnemental d’autant plus important que l’amplitude des effets associés à leur exploitation demeure mal connus.
4 – L’offre géopolitique : au-delà de l’OPEP
Comme l’expose Daniel Yergin dans son ouvrage de référence The Prize. The Epic Quest for Oil, Money, & Power (1991), l’histoire moderne du pétrole est sous-tendue par trois thèmes : en premier lieu, l’émergence et le développement du capitalisme et du commerce moderne ; en deuxième lieu, la géopolitique du pétrole, entre stratégies nationales et équilibres mondiaux ; enfin, l’avènement d’une « société des hydrocarbures » et de « l’homme des hydrocarbures » (Hydrocarbon man) 8.
Le deuxième thème s’illustre tout particulièrement dans la création de l’OPEP, dont l’existence a contribué à façonner le marché pétrolier tel que nous en héritons aujourd’hui. Tandis que la première moitié du XXe siècle voit la suprématie des multinationales occidentales, et l’influence des pays importateurs sur l’orientation du marché, le début des années 1950 marque un tournant dans les rapports de force autour des ressources pétrolières. La demande des pays importateurs augmente, et avec elle la conscience d’une dépendance croissante (la ressource énergétique pour les pays importateurs, et la rente pour les États exportateurs) — comme le montre l’alliance entre les États-Unis et l’Arabie saoudite, qui prévoit la sécurisation de l’approvisionnement pétrolier américain en échange d’une protection militaire de la dynastie des Saoud (pacte de Quincy, 1945).
Dans un contexte d’accroissement mondial de la production, et particulièrement d’une stratégie de surproduction et de prix de vente agressifs de la part de l’Union soviétique pour la conquête de parts de marché à l’ouest, la Standard Oil of New Jersey décide unilatéralement, à l’été 1960, de baisser son prix d’achat de pétrole au Moyen-Orient. Cette pression commerciale décide cinq États exportateurs, l’Iran, l’Irak, le Koweït, l’Arabie saoudite et le Venezuela — qui, à cette période, concentrent 80 % des exportations mondiales de pétrole — de formaliser leur coopération en créant l’OPEP la même année (Yergin, 1991). Les objectifs de cette organisation sont simples : reprendre le contrôle sur les niveaux de production afin de garantir un niveau de prix satisfaisant pour les économies exportatrices 9.
L’OPEP s’est progressivement élargie à d’autres États du golfe arabo-persique (Qatar, Émirats Arabes Unis) sud-américains (Équateur), africains (Gabon, Algérie, Nigéria, Libye, Angola) et asiatiques (Indonésie), et fait régulièrement siéger des représentants d’États producteurs non-membres comme l’Égypte, le Mexique, la Norvège ou la Russie à ses sommets. La capacité d’inflexion du marché dont a bénéficié l’OPEP dès les années 1960 s’est manifestée pour la première fois avec force lors du choc pétrolier de 1973, lorsque l’organisation a brutalement augmenté son prix de vente et réduit sa production, en pleine guerre du Kippour.
Elle a cependant perdu sa capacité à exercer sur le marché son rôle de régulateur, de « producteur d’appoint du marché » 10. L’évolution du paysage pétrolier mondial a en effet vu la diversification des sources et des zones de production, et la part non-OPEP augmenter au détriment de la part OPEP, qui ne représente aujourd’hui plus que 30 % du total mondial. L’exploitation des ressources non-conventionnelles aux États-Unis au tournant des années 2010 constitue à ce titre la dernière grande révolution énergétique à avoir accentué la vulnérabilité de l’OPEP sur le marché mondial, du fait de la multiplication des acteurs sur le marché, et donc de l’accroissement de comportements de marché face à une logique de cartel en perte de vitesse.
Enfin, la grande diversité des profils politiques et énergétiques des membres du cartel a aussi affaibli la capacité d’influence de l’organisation. Son leader de facto, l’Arabie saoudite, est le seul pays au monde à pouvoir revendiquer un rôle de swing producer, doté à la fois de réserves parmi les plus importantes (2e rang mondial) et d’une production abondante, bien que régulièrement en-deçà de ses capacités maximales. On estime aujourd’hui à 12,5 à 13 millions de barils la capacité de production de l’Arabie saoudite, tandis que sa production effective s’élevait à 11,5 millions de barils par jour en moyenne entre 2010 et 2018 11.
Afin de soutenir le niveau des prix dans un contexte de saturation du marché, l’Arabie saoudite entreprend régulièrement de réduire sa production et encourage cette stratégie au sein du cartel, avec plus ou moins de succès. La cohésion entre États membres de l’OPEP est en effet l’une des conditions de l’influence de l’organisation sur le marché mondial 12. Les pays comme l’Arabie saoudite ou l’Irak sont traditionnellement plus enclins à respecter les quotas négociés au sein de l’OPEP, tandis que des pays comme le Venezuela se sont régulièrement montrés réticents à suivre ces injonctions. Dès les années 1980, des États membres ont en effet justifié de leurs moindres réserves pour ne pas respecter les niveaux de production prescrits, particulièrement en situation de prix élevés, afin de maximiser à court terme les profits (Bandyopadhyay, Kaushik Ranjan. “OPEC’s Price-Making Power.” Economic and Political Weekly, vol. 43, no. 46, 2008, pp. 18–21).
5 – L’offre encore : la révolution du schiste américain
C’est en grande partie aux États-Unis, le pays à l’industrie pétrolière la plus vieille du monde, que l’on doit la situation de surproduction sur le marché depuis 2013-2014. C’est en effet la « révolution du schiste » qui est à l’origine d’un renversement de la carte énergétique mondiale, qui a vu en quelques années les États-Unis passer du statut d’importateur net à celui d’exportateur net. Les ressources dites conventionnelles, exploitées depuis les années 1860, ont atteint leur plateau à 9,5 millions de barils par jour en 1970, rendant dès lors les États-Unis particulièrement vulnérables aux importations et aux fluctuations de prix, comme lors du deuxième choc pétrolier de 1973. L’interdiction d’exporter du pétrole américain, promulguée dans l’Energy Policy and Conservation Act de 1975, et levée seulement en 2015 par l’administration Obama, avait précisément pour intérêt de privilégier l’approvisionnement du marché domestique dans cette situation de dépendance énergétique accrue.
Le shale boom a été rendu possible par la conjonction de facteurs domestiques (une très forte volonté politique à l’échelle fédérale dès les années 1970, une innovation technologique rapide, un écosystème industriel propice à l’entrepreneuriat et un environnement réglementaire favorable, notamment en matière de droit sur le sous-sol) et de facteurs mondiaux, à commencer par un contexte de prix élevés qui ont favorisé les investissements 13.
Les profils de production et les cycles d’investissement associés diffèrent grandement selon que l’on parle de champs conventionnels ou non-conventionnels, dits « de roche-mère » 14. La circulation du pétrole au sein d’un même réservoir conventionnel permet à un puits (i.e un point unique de perforation du sol pour en extraire des hydrocarbures) d’exploiter de grands volumes de pétrole. Les durées d’exploitation y sont aussi plus longues : on estime la durée moyenne d’exploitation de champs conventionnels entre 15 et 30 ans, avec une décroissance de la production de l’ordre de 6 % par an en moyenne 15. Certains grands champs présentent des durées d’exploitation allant jusqu’à 40 voire 50 ans, comme certains sites en mer du Nord (Statfjord 1979-2019) ou en Iran (Ahvaz 1954-présent).
Par contraste, les réservoirs non-conventionnels nécessitent une forte stimulation des roches par la fracturation hydraulique, pour faciliter le flux d’un plus grand volume d’hydrocarbures. Cette différence géologique résulte en l’épuisement beaucoup plus rapide d’un puits, de l’ordre de 80 % au bout de 3 ans 16. À l’échelle d’un champ de pétrole et de grands bassins pétrolifères, cela requiert le maintien constant d’opérations de forage, la mobilisation constante d’investissements ; et ce, face à des conditions de marché évolutives. Les profils de production plus saccadés rendent les exploitants plus vulnérables face à d’éventuelles chutes de prix, tout en permettant à très court terme de stimuler la production en cas de hausse des prix du pétrole.
La structure réglementaire et industrielle du secteur pétrolier américain fait par ailleurs la part belle aux producteurs indépendants. Selon l’Independent Petroleum Association of America (IPAA), en 2012, les États-Unis comptaient 9000 producteurs indépendants, de douze employés en moyenne, exploitant 91 % des puits de pétrole du pays et 83 % de la production nationale. Un tissu socio-économique attaché à la symbolique de l’autonomie, de la liberté d’entreprendre et de la mobilité, réfractaire de longue date à restreindre sa production pour soutenir les prix — à titre d’exemple, la division Oil and Gas de la Railroad Commission of Texas, autorité régulatrice de la production d’hydrocarbures dans l’État du Texas, n’a pas pris de telles mesures depuis le début des années 1970 17.
Malgré les optimisations économiques du secteur, qui ont permis de réduire les coûts de production, les conditions d’exploitation restent plus coûteuses que dans d’autres régions du monde, comme la plupart des pays arabes. L’arrivée sur le marché mondial de ces nouvelles ressources disponibles a cependant contribué à creuser le déséquilibre offre-demande et à précipiter la chute des prix de 2014. Dans la mesure où l’OPEP n’a pas opté, en réaction, pour une politique de quota afin de soutenir les prix, la saturation du marché s’est prolongée, confortée par un ralentissement de la hausse de la demande, notamment en Chine 18. La réactivité et la résistance de l’industrie pétrogazière américaine ont permis aux États-Unis de devenir un acteur incontournable du paysage énergétique mondial, que les fluctuations, parfois violentes, des marchés n’ont pas réussi à faire disparaître. Par la même occasion, les États-Unis ont régulièrement valorisé le pétrole et le gaz comme argument politique, comme lorsque le président Trump a brandi le gaz comme promesse d’autonomie européenne vis-à-vis de son fournisseur historique russe 19.
6 – La demande : au-delà du transport
Depuis les premières années de son exploitation, le pétrole s’est hissé au rang de ressource naturelle incontournable pour l’économie mondiale. En effet, il a très rapidement représenté une innovation en matière énergétique : liquide, il peut être à la fois transporté par oléoduc, par le train, la route et par la mer. À poids équivalent, sa densité énergétique est trois fois supérieure au lignite. Malgré son inégale répartition géographique, son abondance et la structuration rapide d’un marché international ont permis le développement rapide de nouvelles industries, comme celle de la pétrochimie, et l’amplification d’industries existantes (pharmacie, automobile…).
La demande mondiale a triplé en cinquante ans, passant de 30,7 millions de barils par jour en 1965 à 99,8 millions en 2018 20, sous l’influence du développement économique mondial, et plus particulièrement des pays émergents. La mobilité au sens large (terrestre, aérienne et maritime) concentre toujours la plus grande part de la demande (56 % en 2018), en croissance par rapport au total.
La pétrochimie et l’industrie représentent le deuxième vivier de demande, à 19 % en 2018. Seuls les usages du pétrole à des fins de chauffage et de génération d’électricité ont reculé depuis les années 2000, sous l’influence de la généralisation de techniques plus modernes, plus efficaces et/ou moins chères — le chauffage électrique ou au gaz notamment.
La mobilité est l’usage à la fois le plus important et le plus mouvant, sous l’influence d’une part du développement économique mondial (développement de la voiture individuelle dans les pays émergents, du transport routier et du transport aérien) et des mutations profondes à l’œuvre dans le secteur des transports : en premier lieu, la mobilité électrique, mais également le durcissement des normes environnementales et les progrès techniques dans l’automobile, qui réduisent l’intensité énergétique de la mobilité, notamment individuelle. Ainsi, selon le groupe de réflexion Carbon Tracker, le développement de la mobilité électrique pourrait précipiter le peak oil (entendu au sens de niveau maximal de demande de pétrole dans le monde) dès 2027 21.
La pétrochimie, en revanche, est en augmentation et représente probablement le vivier le plus durable pour la demande de pétrole à long terme. Comme en témoigne l’inauguration par Shell, en 2019, d’une usine de fabrication de plastique dans l’état de Pennsylvanie 22. Si la pétrochimie américaine bénéficiait d’un contexte particulièrement favorable avant la crise du coronavirus, du fait d’abondantes ressources en gaz naturel et en pétrole, essentiellement d’origine non-conventionnelle, les perspectives de croissance du secteur à l’échelle mondiale sont au beau fixe. En 2018, la pétrochimie représentait en effet environ 25 % de la croissance annuelle de pétrole, soit 1,7 million de barils par jour, croissance essentiellement tirée par les économies émergentes et l’expansion des classes moyennes, qui soutiennent une forte demande pour des produits du quotidien et d’autres secteurs industriels, comme les cosmétiques, l’habillement ou le mobilier.
Plus généralement, si la demande pétrolière est directement indexée sur la croissance économique mondiale, la mise en œuvre de politiques de lutte contre le changement climatique représente le principal levier de réduction de la demande mondiale. Les mesures incitatives, en matière de mobilité (incitations à l’achat de véhicules électriques), de chauffage (incitations au changement de mode de chauffage ou à la rénovation énergétique), ou contraignantes (instauration d’une taxation carbone) constituent les outils privilégiés des gouvernements pour précipiter le plateau de la consommation de pétrole. Selon la citation attribuée à l’ancien ministre du pétrole irakien Ahmed Zaki Yamani, l’âge de pierre ne s’est pas terminé par manque de pierres, et l’âge du pétrole s’arrêtera bien avant que le pétrole ne s’épuise. La découverte et le développement de substituts aux différents usages du pétrole, comme c’est le cas de la mobilité électrique, devrait davantage contribuer au renoncement au pétrole que le constat de son épuisement.
7 – Le rôle relatif des crises
Les épisodes récents de déstabilisation géopolitique des marchés pétroliers ont eu un effet réel, bien que de court terme, sur l’emballement des analystes et des investisseurs. Ces dernières années ont en effet vu se multiplier les micro-chocs de menace sur l’approvisionnement mondial : à titre d’exemple, l’attaque des infrastructures de production saoudiennes en septembre 2019 23, l’assassinat du général iranien Soleimani en janvier 2020 24, ont tous les deux causé des pics temporaires des prix sans infléchir durablement l’orientation des cours.
Par ailleurs, le rôle de swing producer traditionnellement attribué à l’Arabie saoudite semble avoir été confirmé récemment, lors de la crise des prix de mars 2020 qui l’a vue s’opposer à la Russie. En maximisant temporairement sa production, l’Arabie saoudite a certes exercé une pression significative sur les marchés et accéléré la chute des prix, dans le contexte déjà alarmiste du coronavirus. On peut néanmoins douter que l’Arabie saoudite puisse dorénavant exercer la même influence lorsqu’il s’agit de soutenir un niveau satisfaisant de prix. Comme nous l’avons montré, son poids dans la production mondiale a diminué et sa capacité de conviction au sein même de l’OPEP s’est effritée. Le maintien de parts de marché prime de plus en plus dans la prise de décision, pour les pays producteurs, sur le prix du pétrole en tant que tel : une mise en retrait, même relative, de la concurrence internationale n’est plus une stratégie tenable, car elle n’occasionne plus de tension suffisante sur l’approvisionnement mondial.
Aujourd’hui, le facteur prédominant de la détermination des prix demeure donc la crainte d’une saturation des marchés, du fait simultanément d’une demande stagnante et d’une offre surabondante. D’une certaine manière, la récente panique des marchés qui a précipité le prix des contrats futures — prix fictifs, associés à des produits financiers davantage qu’à des volumes physiques de pétrole — tend à démontrer que les investisseurs sont davantage préoccupés par les barils de pétrole dont ils ne savent que faire.
8 – Les marchés financiers : un pétrole de papier
La financiarisation des marchés, entreprise depuis la fin des années 1970, s’est d’abord manifestée par la création du marché des futures — ces mêmes contrats à « vocation » spéculative qui ont atteint des prix négatifs le 21 avril dernier. Les premiers contrats de ce type ont été introduits au NYMEX (New York Mercantile Exchange) en 1974 et au IPE (International Petroleum Exchange) de Londres en 1981. Ces contrats « de papier » sont des produits dérivés. Concrètement, il s’agit de conclure aujourd’hui des contrats pour une livraison future. Ainsi, aujourd’hui, je peux acheter 37,75 $ un baril de WTI de l’année prochaine, mai 2021 25.
En théorie, je devrais alors me rendre l’année prochaine à Cushing, dans l’Oklahoma, pour récupérer mon baril. En pratique, seule une infime fraction des transactions réalisées (entre 1 % et 3 % environ) se termine de cette manière. Le marché des futures est plutôt utilisé comme une manière de parier sur le cours futur du pétrole (ou de s’assurer contre ses variations, ce qui revient au même). Si j’ai des raisons de penser que le pétrole vaudra 40 $ dans un an sur le marché spot (celui de la vente immédiate), alors il est dans mon intérêt d’acheter des milliers de futures à 37,5 $, pour revendre ces promesses de barils au dernier moment, et toucher ainsi un gain de 2,5 $ par baril.
On le voit, cette dissociation entre le marché spot et celui des futures introduit des possibilités spéculatives. Le marché spot est contraint par la réalité de la demande et par les coûts du stockage, comme l’ont appris à leurs dépens les traders qui détenaient des futures de mai à la fin du mois d’avril. Mais tant que l’échéance n’est pas arrivée, le prix peut fluctuer selon les anticipations des agents, éventuellement auto-alimentées.
Les fluctuations des prix du pétrole ne résultent pas uniquement de la spéculation financière, bien que les contrats futures servent aujourd’hui d’indicateur privilégié à l’interprétation des marchés pétroliers, et que la financiarisation des marchés des commodités soit une tendance aujourd’hui bien affirmée. La nervosité des marchés et l’hyper-réactivité des traders sont certes le symptôme de cette tendance. Elles sont aussi le signe qu’en dépit de la transition énergétique et de la lutte contre le changement climatique, le pétrole reste un indicateur de la santé de l’économie mondiale, autant qu’une condition de la santé de nombreuses économies nationales.
Sources
- Nous écartons provisoirement la question, pourtant importante, du rôle des marchés financiers, en espérant pouvoir y revenir dans une publication ultérieure.
- Harold Hotelling, « The Economics of Exhaustible Resources », Journal of political economy, 1931.
- Chari et Christiano, « The Optimal Extraction of Exhaustible Resources », Minneapolis Fed, 11 déc. 2014.
- Une explication théorique possible : pas d’équilibre sur ce marché. cf notamment les travaux de Geoffrey Heal – par exemple « Scarcity, Efficiency and Disequilibrium in Resource Markets », Scandinavian journal of economics, 1981.
- World Energy Outlook 2019, International Energy Agency, novembre 2019
- Ce scénario rend compte de l’impact des politiques actuelles et annoncées par les gouvernements nationaux, notamment en matière de politique énergétique et de lutte contre le changement climatique.
- BP Statistical Review of World Energy, juin 2019
- « Today, we are so dependent on oil, and oil is so embedded in our daily doings, that we hardly stop to comprehend its pervasive significance. It is oil that makes possible where we live, how we live, how we commute to work, how we travel — even where we conduct our courtships. It is the lifeblood of suburban communities. (…) Oil also provides the plastics and chemicals that are the bricks and mortar of contemporary civilization, a civilization that would collapse if the world’s oil wells suddenly went dry » (Yergin, 1991)
- « to coordinate and unify the petroleum policies of its Member countries and ensure the stabilization of oil markets in order to secure an efficient, economic and regular supply of petroleum to consumers, a steady income to producers and a fair return on capital for those investing in the petroleum industry » (opec.org, About us)
- Criqui, Patrick. « Prix du pétrole : comment décrypter les chocs et les contre-chocs« , 26/01/2016, The Conversation
- BP Statistical Review, juin 2019
- Fattouh, Bassam and Mahadeva, Lavan, « OPEC : What Difference Has it Made ? » (June 2013). Annual Review of Resource Economics, Vol. 5, Issue 1, pp. 427-443
- Wang, Z., & Krupnick, A. (2015). « A retrospective review of shale gas development in the United States : What led to the boom ? » Economics of Energy & Environmental Policy, 4(1)
- Hydrocarbures de roche-mère : classification du pétrole et du gaz naturel, Connaissance des Énergies.
- The economics of shale oil – Saudi America | United States, 15/02/2014, The Economist
- Kleinberg, Robert & Paltsev, Sergey & Ebinger, Charles & Hobbs, David & Boersma, Tim. (2016). Tight-Oil Development Economics : Benchmarks, Break-Even Points, and Inelasticities.
- https://www.forbes.com/sites/uhenergy/2020/04/17/will-texas-force-oil-production-cuts/#684889105dac
- Behar, Alberto and Ritz, Robert (2016). An analysis of OPEC’s strategic actions, US shale growth and the 2014 oil price crash
- O’Neil, Luke. US energy department rebrands fossil fuels as ‘molecules of freedom’, 29/05/2019, The Guardian
- BP Statistical Review, 2019
- EVs effect on oil demand, Carbon Tracker
- Pèlegrin, Clémence. « The future is plastics » : la pétrochimie dans la transition énergétique, 01/09/2019, Le Grand Continent
- Laplane, Martin et Pini, Paul-Etienne. Une attaque de drones perturbe la production pétrolière dans le Golfe : l’Arabie saoudite touchée au cœur, 16/09/2019, Le Grand Continent
- Pèlegrin, Clémence. L’impact incertain de l’assassinat du général Soleimani sur les marchés pétroliers, 04/01/2020, Le Grand Continent
- NYMEX WTI Crude Oil Futures & Options, consulté le 7 mai 2020.