Riyadh. Quelques jours à peine après la rencontre du cartel OPEP+1, l’Arabie saoudite a drastiquement réduit son prix officiel de vente (official selling price, OSP) pour le mois d’avril, toutes destinations confondues, prévoyant de dépasser le cap des 10 millions de barils par jour de production, suite à plusieurs mois de restriction de sa production dans le cadre des quotas négociés par l’OPEP.

En pleine crise du COVID-19, une guerre du pétrole inédite énergie économie crise covid-19

La Russie est un partenaire privilégié et essentiel des pays membres de l’OPEP, dont le poids sur le marché pétrolier mondial (en termes de production et en termes de réserves) ne cesse de diminuer depuis plusieurs dizaines d’années, particulièrement à mesure de la découverte de nouvelles ressources conventionnelles, comme au Brésil ou au Mexique, et non-conventionnelles, comme en Amérique du nord ou en Chine. La Russie et l’Arabie saoudite travaillent conjointement, depuis le dernier épisode de chute des prix de 2016, pour stabiliser le marché afin de soutenir un équilibre de prix favorable aux entreprises et a fortiori aux Etats producteurs, dont le budget national et, par voie de conséquence, la stabilité socio-politique dépendent en grande partie des revenus pétroliers. Les épisodes de crash pétrolier de 2014 et de 2016 avaient déjà vu s’effondrer les prix du pétrole brut et du gaz naturel suite à l’arrivée d’un surplus de production d’hydrocarbures non-conventionnels aux Etats-Unis, dans un contexte de stagnation de la demande mondiale, et en particulier chinoise.

L’Arabie saoudite est généralement qualifiée de swing producer par les analystes, par sa capacité à ajuster sa production à l’envi, son niveau de production courant étant bien en-deçà de ses capacités réelles estimées à 12 millions de barils jour. Du fait de ce statut, et par son rang de premier producteur mondial, l’Arabie saoudite est de facto à la tête du cartel pétrolier. La Russie, en tant que 3e pays producteur mondial, avec 11,5 millions de barils jour en 2018 (soit 12,2 % de la production mondiale, derrière l’Arabie saoudite à 12,9 % et les États-Unis à 14,1 %), et exportateur de 8,1 millions de barils par jour, est un acteur de poids sur la scène énergétique mondiale, et a trouvé dans l’OPEP+ ces dernières années un moyen de faire valoir ses intérêts en matière de soutien des prix. Dans une communauté d’intérêt conjoncturelle avec l’Arabie saoudite en amont de l’entrée en bourse de Saudi Aramco, dont la valorisation était régulièrement accusée de surinflation par les saoudiens, le maintien d’un baril autour de 60$ était un objectif perçu par les parties prenantes comme une nécessité. 

Cette relation privilégiée s’est violemment heurtée à la crise mondiale du coronavirus, à ses effets déjà dévastateurs sur les marchés financiers et sur le prix des matières premières, et à des différences de vues sur la stratégie à adopter pour y répondre. Si les membres de l’OPEP étaient favorables à une réduction ponctuelle de la production, au-delà des quotas déjà convenus depuis plusieurs mois – quotas que ni la Russie ni les membres de l’OPEP ne respectaient pleinement – la Russie s’est opposée à une réduction de 4 % de la production mondiale. Le ministre russe de l’énergie Alexander Novak a également affirmé qu’il n’existerait plus de restriction sur les niveaux de production à la fin du mois de mars, date d’expiration de l’accord actuel sur les quotas négocié lors du dernier sommet de l’OPEP en décembre 2019. 

Plusieurs analystes voient dans le refus de la Russie une volonté de laisser les prix baisser pour déstabiliser le marché du pétrole non-conventionnel américain, qui a prouvé depuis son essor au début des années 2010 sa capacité à s’adapter au cours du brut et à ravir des parts de marché aux producteurs traditionnels. Et pour cause, dans la journée de lundi, plusieurs entreprises du secteur pétrolier voyaient leur action plonger, comme les américaines Continental Resources (-52 %) et Occidental Petroleum (-51 %), la britannique BP (-19 %) et la française Total (-16,6 %). La compagnie nationale saoudienne, Saudi Aramco, a elle aussi immédiatement souffert de la chute des prix, son action atteignant un niveau pour la première fois inférieur à celui de son entrée en bourse (8,2$, soit -6,5 %). 

Plus tard dans la journée, Novak a affirmé que la Russie pouvait survivre à de tels niveaux de prix pendant « 6 à 10 ans »2 : « l’industrie pétrolière russe a une ressource de grande qualité et une marge financière suffisante pour rester compétitive à n’importe quel niveau de prévision de prix, et pour maintenir ses parts de marché ». L’Arabie Saoudite, qui bénéficie du coût de production le plus faible au monde (de l’ordre de 8,9$ le baril en moyenne, soit bien inférieur à celui de la Russie, aux alentours de 19$3), peut elle aussi assumer à court terme cette pression extrême sur les prix. C’est sans compter la dépendance des finances publiques des deux États vis-à-vis des hydrocarbures, alors que le pétrole représente 77 % du revenu des exportations saoudiennes et 52 % des exportations russes4. Le coût de production d’un baril de pétrole non-conventionnel est en moyenne plus cher que celui d’un baril conventionnel, avec un prix d’équilibre entre 40 et 90$. Les acteurs américains sont d’autant donc plus vulnérables à ces fluctuations violentes. Pourtant, le président Trump affichait son optimisme sur Twitter lundi matin en affirmant que des prix bas à la pompe étaient une bonne nouvelle pour les consommateurs5. Le porte-parole du Trésor américain a néanmoins fait paraître un communiqué à l’issue d’une rencontre avec l’ambassadeur russe aux États-Unis, Anatoly Antonov, rappelant l’importance de « marchés énergétiques ordonnés »6

Malgré des coûts de production plus faibles en Arabie saoudite, il y a fort à parier que le royaume ne puisse tenir ce chantage très longtemps. Quelques mois à peine après l’IPO de sa major Aramco, et alors que l’on estime à 88$ le coût d’équilibre fiscal du baril pour le pays — c’est à dire le prix auquel le baril permet de garantir l’équilibre budgétaire national — l’Arabie saoudite pourrait très rapidement voir sa marge de manoeuvre financière limitée pour le développement de projets d’investissements publics7 destinés à diversifier son économie, comme entrepris par Mohammed ben Salmane, et voir son déficit public exploser.

Alors qu’il est encore difficile de tirer des conclusions forcément hâtives de cette guerre des prix, cet épisode nous rappelle que les marchés s’étaient habitués depuis plusieurs mois à des phénomènes de « chocs d’offre ». Les attaques sur les infrastructures pétrolières saoudiennes en septembre et la crise du détroit d’Ormouz en juin dernier avaient révélé leur impact limité dans le temps, malgré des réactions très vives des marchés, et l’importance du facteur géopolitique dans la détermination, au moins à court terme, du prix du brut. La crise du coronavirus est au contraire le premier « choc de demande » important depuis la crise économique de 2009 et ses conséquences sur les économies nationales. L’échec du deal russo-saoudien provoque donc un choc d’offre par-dessus un choc de demande, par la menace d’une aggravation de la surproduction déjà observée et dans un contexte de faible demande à plus long terme. Javier Blas, chief energy correspondent à Bloomberg News, rappelait aujourd’hui sur Twitter qu’un tel choc simultané de surproduction et de chute de la demande mondiale ne s’était pas produit depuis 1998-1999, lorsque la guerre pétrolière entre le Venezuela et l’Arabie saoudite s’était déroulée concomitamment à la crise financière asiatique8. Le baril de West Texas Intermediate (WTI) avait alors atteint un record de 17$. 

À tout le moins, cet épisode permet de rappeler l’influence de l’OPEP sur les marchés énergétiques mondiaux. Malgré une relative perte d’influence ces dernières années, en tant que « banque centrale du pétrole », du fait de la diversification des pays producteurs — comme récemment les États-Unis, dès le début des années 2010 — le cartel, avec à sa tête l’Arabie saoudite, exerce toujours un pouvoir non négligeable dans la détermination du prix du pétrole, dans un contexte de cartel élargi (OPEP+) et de mutualisation des forces de grands pays producteurs.