Cushing, Oklahoma. Les prix négatifs constatés sur le marché des « futures » pour le mois de mai, quelques jours avant que le contrat ne se stabilise et n’expire à 10$ le baril, ont constitué un phénomène inédit, que peu d’analystes auraient anticipé, mais qui participe d’un déséquilibre structurel à l’industrie pétrolière (instabilité des prix du fait d’une difficile, et rare, adéquation entre offre et demande) et de tendances de long terme, comme la financiarisation des marchés pétroliers, dont les conséquences sont aussi radicales que l’ampleur de la crise sanitaire. La financiarisation des marchés, entreprise depuis la fin des années 1970, s’est d’abord manifestée par la création du marché des futures — ces mêmes contrats à « vocation » spéculative qui ont atteint des prix négatifs le 21 avril dernier. Les premiers contrats de ce type ont été introduits au NYMEX (New York Mercantile Exchange) en 1974 et au IPE (International Petroleum Exchange) de Londres en 1981. Ces contrats « de papier » sont des produits dérivés, créés d’abord à des fins de protection financière des investisseurs contre les variations de prix du pétrole. Ils peuvent éventuellement déboucher sur une livraison physique des commodités, bien que cela ne concerne qu’une infime fraction des transactions réalisées (entre 1 % et 3 % environ). A titre d’exemple, un contrat future négocié au NYMEX encadre l’achat de 1000 barils de pétrole, obéissant aux caractéristiques du pétrole WTI (en termes de densité °API et de taux de soufre), et sont livrés au point de livraison physique situé à Cushing, Oklahoma, au mois m+1. Les contrats futures engagent le vendeur à livrer la quantité de pétrole dite, à une date et à un prix prédéterminés. 

Les contrats peuvent aboutir selon l’une des options suivantes : 

  • Le changement de position, pour un volume différent (X contrats de 1 000 barils chacun), avant la date d’expiration du contrat 
  • Le décalage du contrat au mois m+1 (i.e en avril, un investisseur décale son contrat du mois de mai au mois de juin)
  • Le recours à un EFP (exchange for physical), i.e le passage d’un contrat financier à un contrat physique
  • La livraison effective du volume de pétrole correspondant au contrat 

Les prix négatifs constatés en avril pour les contrats futures de mai, bien qu’il s’agisse de contrats à vocation et à usage essentiellement spéculatifs, révèlent tout d’abord la très forte conviction des investisseurs vis-à-vis d’une demande en forte baisse à court terme. Aux États-Unis, le confinement a drastiquement réduit la demande pour des carburants automobiles ; le transport de marchandises a lui aussi beaucoup diminué, de même que le trafic aérien, réduisant drastiquement la demande pour du carburant aérien (selon l’AIE, il s’agit du produit pétrolier ayant subi la plus forte chute, de l’ordre de 27 % en mars par rapport à mars 20191). La saison et la remontée des températures ne sont pas non plus propices à l’achat de pétrole de chauffage pour les ménages. Ce contexte de chute brutale de la demande s’est, d’autre part, accompagné d’une prise de conscience des investisseurs vis-à-vis de la capacité de stockage limitée à Cushing, point de livraison du pétrole brut aux États-Unis. Selon Giacomo Luciani, scientific advisor à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po joint par Le Grand Continent, si d’autres points de livraison étaient permis dans les contrats, la saturation pourrait peut-être être mitigée. Certains aspects techniques et logistiques de ces contrats seront sans doute révisés suite à cet épisode. 

En tout état de cause, un investisseur qui ne disposerait pas des capacités de stockage du pétrole à Cushing, et qui n’aurait pas prévu de le réacheminer par oléoduc vers d’autres capacités de stockage n’aurait donc d’autre choix que de payer pour ne pas se faire livrer ce pétrole dont il ne saurait que faire. Compte tenu de la très faible part des contrats futures qui aboutissent effectivement en une livraison physique (1-3 %), ces cas de figure sont marginaux. 

Néanmoins, au-delà des considérations techniques, l’essentiel demeure : le marché est en situation de grande surproduction. On peut donc s’attendre à ce que les prix négatifs observés pour les contrats de mai se reproduisent pour les contrats de juin. Se pose donc la question de la capacité des acteurs pétroliers américains, et internationaux, à réduire leur production de façon à réduire le fossé qui sépare l’offre de la demande sur le marché. Il semble, à ce stade, peu probable que les producteurs américains consentent à réduire leur production. Le prix du baril de brut a beau être bien inférieur aux coûts de production directs (i.e. le coût de fonctionnement de l’infrastructure de production par baril) et aux coûts d’investissement, récupérer une partie du capital mobilisé reste préférable à un renoncement total. Les cas de faillites vont nécessairement augmenter, du fait du montant important de dette contracté par les producteurs américains et à leur incapacité à rembourser les prêts contractés auprès des banques, en dépit de conditions de remboursement momentanément plus avantageuses réclamées par plusieurs sénateurs américains comme Ted Cruz23. Ces difficultés sont d’autant plus prégnantes dans le contexte américain que l’industrie du non-conventionnel présente des profils de production très différents du pétrole conventionnel, avec des épuisements plus rapides des puits4, et par conséquent la nécessaire mobilisation plus fréquente d’investissements pour exploiter de nouveaux puits et maintenir des niveaux de production satisfaisants. 

Le président américain a affirmé la semaine dernière qu’il étudierait la possibilité d’augmenter les tarifs douaniers sur les importations de pétrole, considérant qu’il y en avait « bien assez » sur le territoire américain. Cette mesure, réclamée par les sénateurs de plusieurs États producteurs5, devrait permettre de soulager le marché domestique face à la concurrence d’une production internationale plus en adéquation avec la demande de produits pétroliers et les raffineries américaines. En effet, les raffineries sont construites pour produire des produits pétroliers dans certaines proportions à partir de pétroles bruts dont les propriétés (densité API, taux de soufre, viscosité…) diffèrent entre différentes régions. Le pétrole de schiste américain est très léger et doux, c’est à dire peu soufré, et convient donc peu à des raffineries complexes, bâties pour traiter du pétrole plus lourd, comme les pétroles saoudien et mexicain, et qui disposent d’unités dédiées au traitement de ces pétroles. 

Selon Giacomo Luciani, la raison pour laquelle il est difficile pour les États-unis de stopper les importations, en dépit d’une production abondante, réside dans les spécificités des raffineries : elles ont besoin de ces pétroles pour fonctionner de façon optimale. Si elles devaient fonctionner prioritairement avec du pétrole de schiste américain, elles ne pourraient pas utiliser toutes leurs unités, s’exposeraient donc à une perte de capital, et ne seraient pas en capacité de produire conformément à la demande en produits pétroliers.

La logique de maintien de la production pour recouvrer une partie du capital investi, devrait également s’appliquer aux acteurs conventionnels comme les pays du Golfe et la Russie, indépendamment des réductions de production consenties dans le cadre de l’accord OPEP+, effectives dès le mois de mai6. Selon Giacomo Luciani, certaines régions devraient toutefois être contraintes de cesser leur production, comme en mer du Nord, où est produit le pétrole labellisé Brent, ou au Canada, où sont produits les sables bitumineux. Selon l’entreprise de transport de pétrole canadienne Enbridge, les producteurs de pétrole du Canada occidental pourraient réduire leur production entre 20 et 25 %, soit entre 1 et 1,7 millions de barils par jour7. Toute la difficulté d’une telle réduction de la production réside dans le maintien constant de certaines conditions d’exploitation, comme la température et la pression des sites, afin de ne pas endommager les conditions de production futures. De même, la Norvège a annoncé hier qu’elle réduirait sa production nationale de 13 %, en soutien à l’accord OPEP+, et qu’elle pourrait consentir à une réduction plus importante encore si d’autres grands pays producteurs empruntaient le même chemin8.

Les coûts de production diffèrent grandement d’un pays à l’autre. L’Arabie saoudite est le pays qui présente les coûts les plus faibles au monde (c. 8$/baril), et selon certains analystes, l’Arabie saoudite est parvenue à minimiser les pertes en maximisant sa production quelques semaines avant que les prix ne chutent trop durement9. Il n’en demeure que ces derniers mois ont porté un coup dur à la rentabilité de son industrie, quelques mois à peine après l’entrée en bourse de sa major nationale Saudi Aramco. 

À court terme, les conséquences économiques varient selon les types d’entreprises du secteur. Tandis que les multinationales adoptent des stratégies différentes dans le versement de leurs dividendes — Shell a par exemple réduit de 66 % le montant des dividendes versées à ses actionnaires10, au contraire de BP. Une réalité semble néanmoins partagée par la plupart des acteurs du secteur : la nécessaire diminution des dépenses et des investissements, comme le parapétrolier Baker Hughes (-20 % par rapport à 2019), le spécialiste de l’amont pétrolier Marathon Oil (c. 50 %, 1,1 milliard de dollars) ou la major américaine ExxonMobil (-30 %, soit 10 milliards de dollars)11. Ces décisions, si elles ont l’intérêt de protéger l’équilibre financier des entreprises à court et moyen terme, dans un contexte de chute des revenus et d’incertitude sur la remontée des prix, peut avoir des conséquences sévères sur l’équilibre offre-demande à plus long terme. Les investissements dans l’amont pétrolier, c’est à dire dans la l’exploration de nouveaux gisements et le développement de capacités de production, sont nécessaires plusieurs années avant la production effective. Lors de la précédente chute des prix, en 2014, le quasi-gel des investissements du secteur jusqu’en 2018 avait fait redouter à l’Agence internationale de l’énergie une contraction de l’offre en 202012.  

Sources
  1. Oil – Global Energy Review 2020 – Analysis, International Energy Agency, avril 2020
  2. BROWER D., SHEPPARD D., Will American shale oil rise again ?, Financial Times, 25 avril 2020
  3. RESNICK-AULT J., FRENCH D., Bankruptcy looms over U.S. energy industry, from oil fields to pipelines, Reuters, 23/04/2020
  4. Saudi America, The Economist, 15 février 2014
  5. MASON J., Trump to consider halting Saudi oil imports, says U.S. has ‘plenty’, Reuters, 21 avril 2020
  6. PARASKOVA T., Russian Oil Major To Cut 290,000 Bpd As Crude Falls Into Negative Territory, Oilprice.com, 20 avril 2020
  7. SLAV I., $0 Oil Forces Canada To Shut Down Crude Production | OilPrice.com, Oilprice.com, 20 avril 2020
  8. SHEPPARD D., Norway to cut oil production by 13 %, The Financial Times, 29 avril 2020
  9. MEREDITH S., Saudi Arabia is the winner from oil’s historic price plunge, analysts say, CNBC, 21/04/2020
  10. AMBROSE J., Shell cuts dividend for first time since 1945 amid oil price collapse, 28 avril 2020, The Guardian
  11. BADE D. M., UPDATE : Oil price war fallout : Capital spending cuts sweep through shale, 07/04/2020, S&P Global Platts
  12. RAVAL A., IEA warns of oil supply crunch after 2020, the Financial Times, 5 mars 2018