Riyad. La production mondiale de pétrole saoudienne est touchée au cœur. Après une attaque coordonnée et simultanée de dix drones samedi 14 septembre, les autorités ont annoncé l’importance des dégâts : les sites de Abqaiq et Khurais sont sévèrements touchés, réduisant de moitié la production de pétrole de Saudi Aramco (la première compagnie pétrolière au monde), soit environ 6 % de la production journalière mondiale. Le cours du géant saoudien a perdu près de 3 % dès le lendemain. Cette attaque assombrit les perspectives d’introduction en bourse d’Aramco, déjà retardée en 2019 par des conditions de marché jugées défavorables par Riyad. Afin de réduire sa dépendance au pétrole et de diversifier son économie, l’Arabie Saoudite prévoit en effet une ouverture prudente aux investisseurs étrangers, en projetant de coter 1 % du capital d’Aramco à la bourse de Riyad d’ici fin 2019, soit 20 milliards de dollars, puis 1 % sur une place étrangère en 2020 1. A titre de comparaison, la bourse saoudienne représente une capitalisation totale de 500 milliards de dollars selon le MSCI Tadawul 30 Index.

Pour contenir les pertes, l’Arabie Saoudite a assuré qu’elle mobiliserait ses stocks souterrains afin de compenser la perte temporaire de sa capacité de production, sans pour autant annoncer de délai de réparation précis pour ses infrastructures. L’Agence Internationale de l’Energie, siégeant à Paris et fondée en 1974 avec pour mission première d’aider à coordonner la réponse des pays consommateurs de pétrole aux situations de rupture d’approvisionnement, assurait quant à elle dans un communiqué que « les marchés sont bien approvisionnés avec d’amples stocks commerciaux »2. Le président Trump a de son côté annoncé qu’il autoriserait si nécessaire l’usage des réserves stratégiques américaines de pétrole pour stabiliser le cours du pétrole par « une injection suffisante pour maintenir un bon approvisionnement des marchés »3.

Cette nouvelle attaque sur les sites de production saoudiens a été revendiquée par les rebelles yéménites alors que l’Arabie Saoudite est en conflit avec ces derniers depuis 2014. Une attaque par drones de moindre ampleur a d’ailleurs déjà eu lieu le 17 août dernier, infligeant des dégâts moins importants. Cependant, il s’agit là d’une nouvelle gifle infligée à Riyad qui n’arrive ni à affermir sa domination dans la région, ni à pacifier celle-ci. En conséquence, les marchés mondiaux se trouvent déstabilisés tandis que l’Arabie Saoudite perd en crédibilité diplomatique. Le cours du pétrole a ainsi grimpé en flèche à l’ouverture des marchés ce lundi, le baril de Brent (référence européenne du brut) s’étant stabilisé à +10 % en fin de journée après un bref pic à +20 % au-delà de 71 $ le baril — soit la plus forte hausse en pourcentage depuis l’invasion du Koweït par l’Irak en 19904.

Figure. Évolution du prix du baril de Brent (référence européenne du brut), 16 août – 16 septembre 2019.

L’attaque sur les installations d’Aramco a été revendiquée par les Houthis, faction yéménite soutenue politiquement par le régime iranien, grand rival régional de Riyad. Il n’en n’a pas fallu plus à Washington pour accuser l’Iran par la voix du secrétaire d’État Mike Pompeo : « Téhéran est derrière une centaine d’attaques contre l’Arabie saoudite, tandis que [le président Hassan] Rohani et [son ministre des affaires étrangères, Mohamad Javad] Zarif prétendent s’engager dans la diplomatie. Au milieu de tous ces appels à une désescalade, l’Iran a lancé une attaque sans précédent contre l’approvisionnement énergétique de la planète » 5. Trump a surenchéri dimanche, déclarant les États-Unis « focalisés et gonflés à bloc » dans l’attente de vérification de la provenance de l’attaque, tout en ciblant explicitement Téhéran par la voix de sa conseillère Kellyanne Conway sur CNN.

Si aucune victime n’est à déplorer, l’étendue des dommages de l’attaque sur Aramco demeure floue, tout comme le type d’armes utilisées. La presse est tenue à l’écart des sites, dans un climat de sécurité renforcée6. La provenance des tirs fait aussi débat, alimentant des risques de mésinterprétation. Images satellite à l’appui, les services de renseignement américains avancent que l’attaque proviendrait du nord, d’Iran ou d’Irak et non pas du Yémen, tandis que les deux premières ont publié des démentis et que des experts rappellent que les drones incriminés pourraient tout aussi bien avoir été tirés et manœuvrés depuis le Yémen.

Les tensions ont progressé d’un cran ce lundi matin après l’annonce sur Twitter par un porte-parole des Houthis que les infrastructures d’Aramco demeuraient une cible privilégiée du groupe armé, et pourraient être attaquées de nouveau « à tout moment »7. Allié de Riyad, le Koweït voisin a annoncé un renforcement de la sécurité autour de ses propres sites de production de pétrole immédiatement après l’attaque d’Aramco.

C’est de fait un jeu de quilles par États et factions interposés autour de la ressource pétrolière qui se joue. Alors que les éternels adversaires Chiites et Sunnites se rejettent la faute, les Etats-Unis pourraient profiter de cette nouvelle attaque pour consolider leur présence militaire dans la zone, au plus près des rivages de l’Iran — un mouvement stratégique que Pékin ne saurait apprécier, lui qui tente d’aider Téhéran par l’achat de pétrole, dont le cours a augmenté en conséquence.

À la suite de cette attaque, la réaction en chaîne pourrait ainsi tendre, si ce n’est détruire, le dialogue entre Washington et Téhéran autour du JCPOA alors que l’AIEA a récemment confirmé que l’Iran continuait à augmenter ses stocks en uranium enrichis. Derrière cette attaque, les rebelles yéménites espèrent ainsi rendre leur combat plus visible auprès de l’opinion publique, quand, pour Téhéran, c’est un véritable signal envoyé tant à Washington, qu’à Riyad et Bruxelles, à une semaine de l’assemblée générale des Nations Unies où Donald Trump laisse toujours planer le doute sur la possibilité d’une rencontre informelle avec Hassan Rohani à New York — un événement très attendu.

Pour l’Europe, cette attaque doit se traduire par une prise d’initiative, au risque de passer pour passive aux yeux de la communauté internationale. Après le G7 et alors qu’Emmanuel Macron entend se positionner en interlocuteur privilégié auprès de l’Iran, voilà une occasion qu’il s’agirait de ne pas manquer afin de rétablir le dialogue et apparaître comme un médiateur utile d’un conflit qui, de racines locales, a aujourd’hui une portée mondiale.

Perspectives  :

  • Les marchés ont ouvert à la hausse, avec une brève hausse du Brent (référence européenne du brut) de 20 % ce lundi 16 septembre, provoquant des inquiétudes dans la plupart des pays industrialisés.
  • Le retour d’Aramco à une production normale « pourrait prendre des mois », selon les déclarations faites à Reuters par deux sources proches de l’entreprise 8.
  • Les tensions devraient être réactivées et amplifiées aux Moyen-Orient autour de la ressource en pétrole.
  • Déjà observé avec les incidents du détroit d’Ormuz cet été, le ciblage des infrastructures de production et d’acheminement du pétrole par des factions armées du Golfe révèle la vulnérabilité structurelle de l’économie saoudienne face à l’éventualité d’un conflit régional.
  • Un accord autour du nucléaire iranien semble une porte de sortie que l’Europe doit trouver rapidement afin d’asseoir sa stature de médiateur international et ainsi de retrouver un poids diplomatique.