Monaca. Sur les rives de la rivière Ohio, dans l’État de Pennsylvanie, se dresse le site de la future usine de fabrication de plastique du groupe Shell, le Shell Pennsylvania Petrochemicals Complex1. Accueillant aujourd’hui plus de 5 000 ouvriers, elle doit, à terme, produire plus d’un million de tonnes de granulés de plastique par an, grâce à un procédé industriel appelé le craquage d’éthylène.

On peut produire de l’éthylène grâce à du gaz naturel, par pyrolyse ou par craquage, ou grâce au naphta, un produit de la distillation du pétrole, par vapocraquage. À partir de l’éthylène et du propylène, on peut ensuite obtenir du polyéthylène, notamment sous forme de granulés, une matière plastique simple et la plus répandue dans le monde. Ces granulés sont la « matière première » fondamentale de la fabrication de plastiques dans de nombreux secteurs comme l’automobile, l’agroalimentaire (les emballages) ou la grande distribution en général (conditionnement de marchandises). 

Le projet d’usine de Shell bénéficie d’un contexte industriel favorable à la production de plastique. En effet, les États-Unis, et particulièrement l’État de Pennsylvanie, disposent d’abondantes ressources en gaz naturel et en pétrole, essentiellement d’origine non-conventionnelle ; outre l’utilisation du gaz dans des centrales de production d’électricité, sa valorisation en éthylène est un débouché d’autant plus intéressant que le secteur de la pétrochimie concentre la majorité de la croissance de la demande de pétrole dans le monde. Si environ 50 % du pétrole brut est aujourd’hui destiné au secteur des transports (carburant automobile, navires, avions)2, la génération d’électricité ou encore le bitume pour la construction d’infrastructures routières, la pétrochimie représentait en 2018 environ 25 % de la croissance annuelle de pétrole, soit 1,7 million de barils par jour3. Cette croissance est principalement portée par l’essor des économies émergentes, la croissance démographique, la hausse du pouvoir d’achat et l’expansion des classes moyennes, à l’origine d’une forte demande de produits dits « du quotidien » fabriqués à partir de plastiques, comme les cosmétiques, l’habillement, le mobilier en général et toutes sortes d’objets aujourd’hui incontournables (coques de téléphone, ustensiles de cuisine, jouets pour enfants…)

Source  : The Future of Petrochemicals. Towards more sustainable plastics and fertilisers, IEA, 2019

Cet essor vient également compenser la perspective d’une réduction de l’usage principal du pétrole, à savoir les carburants. Les industriels du secteur pétrogazier constatent déjà, et anticipent encore davantage un durcissement des réglementations nationales et internationales relatives aux carburants, notamment dans les secteurs maritime et automobile, en faveur de produits pétroliers plus légers et moins soufrés. Le développement du véhicule électrique, ainsi que la nécessaire mise en conformité des produits pétroliers (notamment en termes de niveau de soufre) destinés au secteur des transports, devraient conduire à une profonde transformation de l’usage du pétrole dans les prochaines décennies. Selon l’AIE, la pétrochimie devrait concentrer plus de 30 % de la hausse de la demande de pétrole d’ici à 2030, et près de 50 % en 2050 ; d’ici là, la croissance du secteur devrait augmenter de 7 millions de barils par jour la demande de pétrole brut, par rapport à une demande d’environ 110 millions de barils jour à l’heure actuelle, et de 83 milliards de mètres cube de gaz naturel.4 Cette croissance risque néanmoins de se heurter à une évolution réglementaire de plus en plus contraignante pour les industriels du secteur, à l’instar de l’interdiction par l’Union européenne de certains plastiques à usage unique en mars 2019 ; les produits plastiques interdits dans le projet de directive représenteraient 70 % du volume des déchets marins, selon la Commission5.

Il s’agit donc, pour Shell comme pour d’autres groupes pétrogaziers, d’un levier de croissance important, à l’heure où de nombreux experts prédisent un ralentissement de la hausse de la demande mondiale de pétrole, grâce au développement de substituts et d’alternatives moins onéreux dans différentes régions du monde : en matière de production d’électricité par le remplacement des centrales au fioul par des centrales à gaz, ou encore en matière de chauffage domestique. Dans le contexte politique américain, ce projet relève également d’une opportunité médiatique et stratégique pour l’industrie américaine ; la présidence de Donald Trump est effectivement marquée par la volonté régulièrement réaffirmée de relocaliser les capacités de production industrielles sur le territoire américain, et de témoigner de la résilience de l’économie face à ses concurrents, notamment la Chine. Ainsi, Donald Trump a visité l’usine en construction le 13 août dernier : s’il a félicité l’action de sa présidence, et lui a attribué la responsabilité du succès du projet, il a aussi exprimé sa satisfaction de voir une usine de cette taille s’implanter sur le sol américain, appelant à une démarche plus profonde de réindustrialisation des États-Unis.6

Après le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris, on constate aisément que les questions environnementales ne font pas l’objet d’une attention prioritaire de la part du gouvernement américain, à rebours de la médiatisation mondiale de la pollution des terres et des océans, et de la sensibilisation de l’opinion publique vis-à-vis de ces problématiques, comme en témoigne l’exemple récent de la Malaisie renvoyant par cargos les déchets que les pays occidentaux y déversent, souvent dans l’illégalité. 

La rhétorique des groupes énergétiques comme Shell apparaît comme un autre élément intéressant du rapport de l’industrie à la transition énergétique. Selon la responsable de la supervision du Pennsylvania Plastics Complex, le plastique « dans la plupart de ses formes représente un bénéfice pour l’humanité »7 ; le problème n’est pas tant celui de la consommation de plastique dans le monde que celui de son faible niveau de recyclage. Ainsi, Shell a rejoint une alliance industrielle, l’Alliance to End Plastic Waste (AEPW), et s’implique activement dans son développement. L’Alliance a en effet signé le 16 janvier 2019 un engagement collectif financier à hauteur de 1 milliard de dollars, sur un objectif global de 1,5 milliard de dollars investis d’ici cinq ans dans la lutte contre la pollution plastique dans l’environnement par le recyclage. Cette alliance industrielle est composée de près de trente industriels, dont Shell, Veolia, Suez, BASF, ExxonMobil, Total. Actuellement présidée par David Taylor, CEO de Procter & Gamble, le consortium poursuit l’objectif de financer le développement de solutions pour minimiser les pollutions plastiques et encourager l’économie circulaire, notamment via la conception de systèmes de gestion des déchets plastiques.

Cet engagement, de l’ordre de la responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises, représente en effet une plus-value dans la sophistication des mécanismes publics et privés de recyclage du plastique. Mais il est avant tout le moyen pour les groupes pétroliers d’anticiper la mutation de leur activité et de légitimer la poursuite de l’industrie pétrochimique dans un environnement de plus en plus contraignant sur les plans réglementaire et réputationnel. Ce positionnement pose donc la question de la capacité à concilier durablement la croissance économique et l’accomplissement de la transition énergétique et écologique, la consommation de masse et la « sobriété » présentée comme un impératif dans la lutte contre le changement climatique.

Perspectives  :

  • La mise en service de l’usine de Shell, prévue pour 2020 ;
  • Le développement d’enzymes capables d’absorber le polytéréphtalate d’éthylène, l’un des plastiques les plus répandus dans le monde, pourrait constituer un remède à la propagation des déchets dans les océans.8