Mon mandat de HR/VP en charge de la politique étrangère et de sécurité de l’Union vient de s’achever. C’est un bon moment pour revenir sur ces cinq années. Depuis 2019, j’ai fait de mon mieux pour avancer dans cette direction mais, dans le contexte géopolitique actuel, nous avons encore beaucoup de travail à faire pour réussir à parler efficacement le « langage de la puissance » et combler le fossé entre « les discours du dimanche et les actions du lundi ».
Pour ce retour en arrière, j’ai repris le programme de travail que j’avais exposé en 2019 devant les membres du Parlement européen afin de le comparer à ce qui a été réalisé 1. J’ai été nommée HR/VP par le Conseil européen du 2 juillet 2019 aux côtés de Charles Michel, choisi comme président du Conseil des chefs d’État et de gouvernement, et d’Ursula von der Leyen, nommée présidente de la Commission.
Le double rôle du HR/VP
Dans sa forme actuelle, la fonction de HR/VP est définie par le traité de Lisbonne de 2007. Le HR/VP est choisi avant les autres commissaires par le Conseil européen car il a deux rôles : Haut représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère et de sécurité (HR) d’une part et vice-président de la Commission (VP) d’autre part. L’autorité du haut représentant — la première partie du double rôle — découle du Conseil, puisque les affaires étrangères et la politique de défense restent des compétences exclusives des États membres de l’Union. Toute décision dans ces domaines requiert toujours l’unanimité des États membres. J’y reviendrai plus tard.
Parallèlement, le haut représentant est également l’un des vice-présidents de la Commission afin de faciliter la coordination indispensable avec d’autres politiques communes ayant une forte dimension extérieure, telles que le commerce, l’aide au développement, le voisinage ou encore les migrations. Pour souligner le caractère unique de ce poste, le HR/VP dirige une organisation, le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), qui est distincte de la Commission européenne et du Conseil. C’est ce service qui gère les 144 délégations de l’Union dans le monde.
Lorsque Pedro Sánchez m’a proposé de devenir à la fois commissaire européen et HR/VP, j’étais bien conscient que ce poste serait un grand honneur et une lourde charge. C’était le point culminant d’une carrière déjà longue en tant que ministre espagnol à de nombreuses reprises, membre de la Convention sur l’avenir de l’Europe entre 2001 et 2003, président du Parlement européen et président de l’Institut universitaire européen de Florence. Cette expérience variée ne m’avait pas trop mal préparé à exercer cette tâche. Il n’en a pas été moins difficile de la mener à bien pendant cinq ans dans un contexte géopolitique très tendu.
Le 7 octobre 2019, j’avais donc été invité à me présenter devant les commissions des affaires étrangères, du commerce et du développement du Parlement européen. Le Parlement européen doit valider en effet les différentes propositions de nomination à la Commission. Cela a été bien sûr pour moi un moment très fort de me retrouver de nouveau pour la première fois devant ce Parlement que j’avais présidé quinze ans plus tôt.
L’un des rares avantages du poste de HR/VP est que l’on dispose d’un peu plus de temps que les autres commissaires pour se préparer à ses nouvelles fonctions. Ainsi, lorsque je me suis présenté devant les membres du Parlement européen ce jour-là, j’avais pu me forger quelques solides convictions quant aux priorités à donner à mon mandat.
Je ne pouvais évidemment pas anticiper la pandémie de Covid-19, la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, le massacre du 7 octobre 2023 ou la guerre de Gaza. Néanmoins, lorsque je relis le discours que j’ai prononcé devant les membres du Parlement européen, je pense pouvoir dire sans me tromper que les événements ultérieurs ne m’ont pas donné tort sur bon nombre des questions que j’avais soulevées.
Le monde a changé en pire — en bien pire
Le principal message que j’avais adressé aux députés européens à l’époque était que nous vivions une époque différente de celle qui avait suivi la chute du mur de Berlin. Depuis lors, « le monde a changé de manière spectaculaire, et pour le pire, en bien pire », leur ai-je déclaré. « Nous sommes confrontés à des guerres commerciales, au changement climatique, à des crises de réfugiés, à des quartiers instables et à des menaces hybrides. L’ordre international fondé sur des règles est remis en question par une logique de politique de puissance, qui est bien plus injuste, imprévisible et sujette aux conflits ».
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les cinq années qui ont suivi ont — malheureusement — confirmé et amplifié ce diagnostic. La pandémie de Covid-19 et ses conséquences géoéconomiques, la guerre d’agression impérialiste lancée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine, foulant aux pieds la Charte des Nations unies, le conflit au Moyen-Orient et les difficultés à y faire respecter le droit international et le droit humanitaire, les tensions en mer de Chine méridionale et les violations répétées du droit international de la mer ont pleinement illustré ces tendances depuis 2019.
« Ce n’est pas le monde que l’Union européenne souhaitait », avais-je alors ajouté, « mais je suis convaincu que nous avons ce qu’il faut pour faire face à cet environnement difficile, car nous avons, et nous devons en être fiers, la meilleure combinaison de liberté politique, de prospérité économique et de cohésion sociale au monde. Nous avons les ressources nécessaires. Nous avons le soutien de nos citoyens et des institutions solides, et nous devons construire sur cette base. »
Ce soutien du citoyen européen existait en 2019 et existe encore aujourd’hui, mais les résultats des dernières élections européennes montrent aussi que ce consensus ne peut pas être considéré comme acquis pour toujours si nous ne faisons pas le nécessaire pour apporter à nos concitoyens la sécurité et la prospérité qu’ils attendent.
Des institutions solides — mais pas assez agiles
Par ailleurs, si nous disposons incontestablement d’institutions solides, j’ai mesuré au cours des cinq dernières années à quel point celles-ci n’étaient pas suffisamment agiles pour réagir à temps dans un monde devenu à la fois plus fluide et plus dangereux. En matière de politique étrangère et de défense, la règle de l’unanimité nous a souvent fait perdre non seulement des semaines, mais même de précieux mois depuis 2019 — que ce soit lorsqu’il s’agissait de réagir à la fraude électorale massive au Belarus en 2020, de soutenir l’Ukraine avec suffisamment de rapidité et de force, ou d’agir pour le respect du droit international au Moyen-Orient.
S’il y a une leçon que j’ai tirée de ce mandat, c’est l’urgente nécessité de changer de règles du jeu. Je suis pleinement conscient de la spécificité du domaine des affaires étrangères et de la défense : il est au cœur des prérogatives les plus fondamentales des États-nations. C’est pourquoi la solution politiquement acceptable ne sera sans doute pas d’adopter simplement dans ce domaine le vote à la majorité qualifiée qui s’applique à d’autres domaines de l’action européenne. Il sera probablement nécessaire d’introduire une sorte de majorité superqualifiée ou au minimum une règle d’unanimité moins un ou deux États. Mais dans la perspective de nouveaux élargissements, la règle de l’unanimité devra de toute façon être remplacée.
Comment l’Europe peut-elle faire face à ce monde plus hostile ? « Nous devons mettre en commun nos souverainetés nationales pour démultiplier le pouvoir de chaque État membre, et je suis convaincu que si nous n’agissons pas ensemble, l’Europe ne sera plus pertinente dans le nouveau monde qui s’annonce », avais-je déclaré aux députés européens en 2019.
Mais je n’étais pas complètement naïf et j’ajoutais que « la mise en commun des souverainetés nationales est une décision politique, plus facile à proclamer qu’à réaliser. Mon vieil ami Jacques Delors disait : « Il faut concilier les discours du dimanche et les actions du lundi », mais pour cela il faut une politique étrangère vraiment intégrée qui combine le pouvoir des États membres, agissant ensemble au sein du Conseil, avec toutes les politiques gérées par la Commission et la légitimité démocratique de cette Assemblée ». Je dois admettre que cet objectif n’a été que partiellement atteint au cours des cinq dernières années.
Réconcilier les discours du dimanche et l’action du lundi
Nous l’avons plutôt bien atteint face à la pandémie de Covid-19 en coordonnant efficacement le rapatriement de milliers de nos concitoyens bloqués à l’étranger début 2020, en choisissant d’acheter des vaccins en commun 2, et en émettant 750 milliards d’euros de dette commune pour faire face aux conséquences de cette pandémie tout en accélérant les transitions énergétique et numérique. La dimension externe de cette solidarité européenne a cependant été moins réussie : nous avons fini par être l’un des acteurs internationaux qui a le plus contribué à soutenir la vaccination dans les pays émergents et en développement, mais nous avons souvent mis trop de temps à le faire. Ce retard a nui à notre image dans de nombreux pays.
Nous avons également plus ou moins réussi à faire coïncider les paroles et les actes face à la guerre d’agression russe contre l’Ukraine. Nous avons réagi ensemble très rapidement à la crise énergétique majeure provoquée par la guerre. Nous avons également brisé un tabou en apportant un soutien militaire massif à un pays en guerre. Cependant, en plus des obstacles institutionnels déjà mentionnés, la prise de conscience tardive de la nature et des intentions réelles du régime de Vladimir Poutine, et les séquelles de trente années de « désarmement silencieux » après la chute du mur de Berlin nous ont souvent amenés à réagir sur le mode du trop peu et trop tard, avec de graves conséquences pour les Ukrainiens. Il nous faut aujourd’hui amplifier cet effort et, pour y parvenir, relancer notamment nos industries de défense, mais j’y reviendrai.
En revanche, jusqu’à présent, nous n’avons pas réussi à être cohérents et efficaces au Moyen-Orient. En 2019, je n’avais pas abordé la question devant le Parlement européen. À l’époque, tout le monde m’avait conseillé de ne pas y toucher : la situation était figée, il n’y avait pas moyen d’avancer vers une solution à deux États. Avec les accords d’Abraham, les Américains faisaient la paix entre les pays arabes et Israël, et le mieux pour l’Union était de ne pas s’en mêler. La question palestinienne finirait par se résoudre d’elle-même. La suite des événements a cependant montré à quel point ce point de vue était erroné et ce statu quo intenable.
Pour ma part, bien avant le 7 octobre 2023, j’avais cependant décidé de réinvestir l’Union dans la question de la paix au Proche-Orient. Après l’explosion du port de Beyrouth en août 2020, nous avons tenté, sans succès, de contribuer à la résolution de la crise politique et institutionnelle au Liban. Et en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, les 11 jours de combats à Gaza en 2021, la détérioration constante de la situation due aux colons israéliens illégaux en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, et l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne avaient déjà montré que la situation devenait explosive.
Relancer la solution des deux États
En 2022, j’ai reconvoqué le Conseil d’association UE-Israël, qui ne s’était pas réuni depuis 11 ans, pour discuter de ces questions avec les autorités israéliennes. Et, en 2023, nous avons lancé une initiative conjointe avec l’Arabie saoudite, la Jordanie et la Ligue arabe pour relancer la solution des deux États 3. En septembre 2023, quelques jours avant le massacre du 7 octobre, nous avons réuni les représentants de plus de 60 États pour soutenir cette initiative en marge de l’Assemblée générale des Nations unies. Malgré la guerre qui a éclaté le 7 octobre, nous avons poursuivi cet effort en créant une Alliance globale pour la solution à deux États avec les mêmes partenaires en septembre 2024 4.
Mais après le 7 octobre, au-delà de notre condamnation sans faille de cet horrible massacre, nous n’avons pas été en mesure de parler d’une seule voix ni d’agir avec suffisamment d’efficacité pour contribuer à l’obtention d’un cessez-le-feu, à la libération des otages et au respect du droit international et des décisions du Conseil de sécurité, de l’Assemblée générale des Nations unies et de la Cour internationale de justice dans la région.
Ce n’est pas par manque de leviers d’influence. Nous sommes le premier fournisseur d’aide au peuple palestinien via l’UNRWA et l’Autorité palestinienne 5. Nous sommes également le premier partenaire d’Israël en termes de commerce, d’investissement et d’échanges de personnes dans le cadre d’un accord d’association qui est l’un des plus étendus que nous ayons dans le monde. Certains de nos États membres sont également d’importants fournisseurs d’armes à Israël. Ce sont nos profondes divisions sur cette question qui nous ont largement empêchés d’influencer le cours des événements, malgré le nombre croissant de victimes civiles.
Critique du « double standard »
Cette impuissance et cette passivité, qui contrastent avec la vigueur de notre engagement en faveur de l’Ukraine, ont souvent été perçues à l’extérieur de l’Union comme le signe d’un « double standard » : aux yeux des Européens, la vie d’un Palestinien ne vaudrait pas autant que celle d’un Ukrainien. La grande majorité des citoyens de l’Union ne partagent certainement pas ce point de vue, mais cela n’empêche pas cette idée de se répandre largement dans les pays de ce que l’on appelle aujourd’hui le « Sud global », aidée en cela par la propagande russe. Et pas seulement dans les pays musulmans : j’ai été frappé de voir à quel point cette critique nous était aussi régulièrement adressée à travers l’Amérique latine ou l’Afrique subsaharienne.
Il s’agit là d’un défi géopolitique majeur pour l’Union. L’impérialisme de Vladimir Poutine représente pour nous une menace existentielle s’il devait être victorieux en Ukraine. Si un nombre important de pays du « Sud Global » se ralliait à son point de vue sur l’Ukraine plutôt qu’au nôtre en raison de ce qui se passe au Moyen-Orient, notre position stratégique s’en trouverait sérieusement affaiblie. Avec la détérioration massive de la situation au Sahel, nous avons déjà vu la menace que représente pour l’Union l’influence croissante de la Russie en Afrique. La réunion des BRICS à Kazan, en Russie, à l’invitation de Vladimir Poutine, en octobre 2024, a été un autre signal d’alarme.
Nous devons impérativement réussir à empêcher la consolidation d’une alliance du « Reste contre l’Ouest », mais je dois admettre qu’à la fin de mon mandat, il s’agit encore d’un « travail en cours ».
C’est particulièrement vrai dans nos relations avec l’Afrique. « Il ne faut pas regarder [l’Afrique] uniquement sous l’angle des migrations », disais-je en 2019, « c’est aussi une opportunité si nous sommes capables de mettre en place une stratégie globale qui intègre le commerce, l’investissement, la sécurité, l’éducation, surtout l’éducation, l’émancipation des femmes — il n’y aura pas de solution sans l’émancipation des femmes en Afrique —, la mobilité, tout cela ensemble. Nous devons voir grand et être créatifs, en développant une vision stratégique commune ».
L’une des premières actions de la nouvelle Commission européenne avait été de se rendre à Addis-Abeba début 2020 pour rencontrer nos homologues de l’Union africaine et discuter des moyens de mettre en œuvre ensemble cet ambitieux programme. Malheureusement, quelques jours plus tard, la pandémie de Covid-19 a bloqué toute initiative majeure pendant près de deux ans. Par la suite, l’évolution négative au Sahel, les conflits de plus en plus meurtriers dans la Corne de l’Afrique et en Afrique centrale, ainsi que le jeu criminel de la Russie de Poutine sur le continent, ont rendu très difficile le rapprochement entre l’Europe et l’Afrique. Et cela, bien qu’il soit clair qu’une part essentielle de l’avenir de l’Europe et du monde se jouera sur ce continent au cours des prochaines décennies. Trouver les moyens de resserrer les liens avec l’Afrique sera l’un des principaux défis que devront relever les nouveaux dirigeants européens.
Apprendre à parler la langue de la puissance
En 2019, j’avais résumé la mission principale de mon mandat devant le Parlement européen par une phrase souvent reprise depuis : « L’Union européenne doit apprendre à parler le langage de la puissance ». Et j’ajoutais que « nous avons les instruments pour mettre en œuvre une politique de puissance. Notre défi est de les mettre au service d’une stratégie ».
Face à l’utilisation croissante par d’autres acteurs — la Chine, mais pas seulement — des relations économiques comme des armes au service de leur propre politique de puissance, nous avons longtemps été trop naïfs. « Nous sommes une puissance normative clef dans l’établissement de règles et de normes mondiales. Nous avons une politique commerciale commune puissante. Puissante parce qu’elle est commune », avais-je souligné à l’époque devant les membres du Parlement.
C’est l’un des domaines où les choses ont le plus bougé au cours du mandat qui s’achève. Dans le domaine numérique, nous avons pris un certain nombre de mesures fortes pour discipliner les géants du secteur, notamment les grandes plateformes de réseaux sociaux, et les contraindre à respecter nos valeurs et les droits et libertés des Européens. Nous avons introduit des contrôles plus stricts sur les investissements étrangers en Europe, ainsi que des mesures pour lutter contre le dumping des acteurs étrangers bénéficiant de subventions publiques massives. Nous avons renforcé les contrôles sur les exportations sensibles, notamment celles susceptibles d’être utilisées à des fins militaires. Nous avons commencé à évaluer précisément les risques liés à notre trop grande dépendance vis-à-vis de certains pays fournisseurs afin de les réduire.
Nous n’avons pas non plus hésité à recourir, si nécessaire, à des sanctions économiques de grande ampleur. Le double choc de l’épidémie de Covid-19 et des difficultés d’approvisionnement associées, et de la guerre d’agression contre l’Ukraine et de la crise énergétique qu’elle a provoquée, a largement contribué à pousser les États membres de l’Union à agir dans ces domaines, même si des divergences importantes subsistent au sein de l’Union sur ces questions.
Une véritable « politique économique extérieure »
Il reste cependant à rattraper l’énorme retard technologique accumulé au cours des dernières décennies et mis en évidence par le rapport Draghi. Dans son rapport, Mario Draghi a souligné la nécessité pour l’Union de développer une véritable « politique économique extérieure » et de mieux coordonner « les accords commerciaux préférentiels et les investissements directs avec les pays riches en ressources, la constitution de stocks dans certains domaines critiques et la création de partenariats industriels pour sécuriser la chaîne d’approvisionnement en ressources clés ».
Le fonctionnement en silo que nous avons connu jusqu’à présent, avec la politique commerciale de l’Union d’un côté et sa politique étrangère et de sécurité de l’autre, est en effet totalement inadapté au contexte géopolitique dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Le traité de Lisbonne avait déjà cherché à résoudre ce problème. Il établit une distinction entre les relations économiques internationales, telles que le commerce et l’aide au développement, qui relèvent de la compétence de la Commission, et la politique étrangère et de sécurité, qui est une question intergouvernementale. Selon le traité, c’est le HR/VP qui doit permettre d’intégrer ces deux dimensions. Outre la présidence des Conseils des ministres des affaires étrangères, de la défense et du développement, il devait également présider le Conseil des ministres du commerce extérieur. Mais depuis plusieurs années, cette disposition n’est plus appliquée. Pour limiter cette dichotomie néfaste, il serait sans doute utile de revenir à l’esprit et à la lettre du traité dans ce domaine.
Le rapport Draghi propose également d’aller beaucoup plus loin que ce que nous avons fait jusqu’à présent en matière de politique industrielle. Certes, les mesures déjà prises restent insuffisantes face à l’ampleur de notre retard technologique et aux pratiques de plus en plus agressives de nos concurrents. Cependant, nous devons veiller à ce que les mesures que nous adoptons n’aient pas d’effets non désirés.
L’Union est allée trop loin dans le passé en matière d’ouverture économique, mais il existe aussi un risque que le pendule aille maintenant trop loin dans l’autre sens et que nous nous aliénions des partenaires avec lesquels nous devrions au contraire renforcer nos liens, comme les pays du pourtour méditerranéen, l’Afrique subsaharienne, l’Amérique latine, l’Asie du Sud et du Sud-Est.
« Dé-risquer » bien sûr — mais rester ouvert sur le monde
Pour rattraper le retard technologique, Mario Draghi préconise d’investir chaque année 800 milliards d’euros supplémentaires en Europe, soit 5 % du PIB européen. Mais cet important effort d’investissement interne risque de se faire au détriment de l’investissement européen à l’extérieur de l’Union. Cela pourrait à terme fragiliser notre position géopolitique, contrairement à l’objectif du rapport Draghi.
Par exemple, l’Union est désormais prête à faire sa part pour lutter contre le changement climatique avec le Green Deal, s’il est effectivement mis en œuvre dans les années à venir. C’est l’une des principales réalisations du mandat qui s’achève, grâce en particulier au travail de mon collègue et ami, le vice-président exécutif Frans Timmermans.
Cependant, l’enjeu essentiel pour limiter le changement climatique n’est pas l’Europe, mais les pays émergents et en développement. Ces pays ne pourront s’engager pleinement dans la transition verte que si les pays développés, qui ont une responsabilité historique majeure dans le changement climatique, les aident suffisamment. Ils nous le disent à chaque COP.
Nous sommes déjà le premier fournisseur de finance climat au niveau mondial, mais si nous ne pouvons pas augmenter à l’avenir la contribution de l’Europe au financement mondial de la lutte contre le changement climatique, nous risquons de mettre en péril le processus déjà fragile de l’Accord de Paris et de nous aliéner les pays les plus menacés. Alors que le changement climatique est l’une des principales menaces pour notre avenir en termes d’instabilité à nos frontières.
Par ailleurs, la Chine a fortement développé sa position géopolitique, notamment en Afrique et en Amérique latine, en soutenant massivement la construction d’infrastructures à travers l’initiative « Belt and Road », souvent appelée « Nouvelles routes de la soie ». En 2021, nous avons lancé l’initiative Global Gateway en réponse à cette initiative. Mais le financement supplémentaire que nous pouvons réellement mobiliser reste trop limité pour l’instant.
Enfin, nous devons réduire notre dépendance excessive à l’égard de certains partenaires commerciaux. Mais cela doit nous conduire à développer nos liens économiques avec d’autres régions du monde, notamment pour accéder aux matières premières critiques nécessaires aux transitions énergétique et numérique. En la matière, il est essentiel cependant de ne pas adopter à nouveau une approche « extractiviste » : nous devons aider nos partenaires à construire de véritables secteurs industriels pour ajouter de la valeur aux matières premières dont ils disposent.
En d’autres termes, malgré nos difficultés économiques et nos besoins massifs d’investissements internes pour rattraper notre retard technologique, accélérer nos transitions énergétique et numérique et renforcer notre défense, nous devons aussi investir davantage à l’étranger si nous ne voulons pas que l’instabilité se propage à nos frontières, laissant le champ libre à la Chine et à la Russie dans les pays du « Sud Global ».
À cet égard, j’espère que nous parviendrons enfin à conclure les négociations sur notre accord commercial avec le Mercosur, en discussion depuis plus de vingt ans. Les enjeux de cet accord vont bien au-delà de l’économie et du commerce : ils sont avant tout géopolitiques. J’y ai beaucoup travaillé pendant cinq ans, mais dans le contexte actuel, il est crucial pour l’Union de renforcer « l’autre relation transatlantique » qu’elle entretient depuis longtemps avec l’Amérique latine et les Caraïbes.
Dans le mandat de HR/VP, la sécurité et la défense sont aussi importantes que les affaires étrangères
Mon appel à « apprendre à parler le langage de la puissance » concernait bien sûr en premier lieu la politique de défense de l’Union. Le HR/VP a non seulement un double rôle entre Conseil et Commission, mais aussi dans le domaine des affaires étrangères et de la politique de sécurité. Il préside le Conseil des ministres de la défense et dirige l’Agence européenne de défense, qui est chargée de coordonner l’innovation en matière de défense au sein de l’Union et les politiques d’acquisition des forces armées européennes. Le HR/VP est assisté par un État-major de l’Union et lance et coordonne les missions civiles et militaires européennes déployées dans le monde. Neuf missions de ce type ont été lancées au cours de mon mandat, dont l’opération Aspides début 2024 pour aider à préserver la liberté de navigation en mer Rouge. Le HR/VP gère également la Facilité européenne pour la paix, un fonds intergouvernemental créé en 2021 pour aider nos partenaires en matière d’équipements de défense, un rôle que le budget de l’Union ne peut pas jouer. Elle a notamment joué un rôle central dans notre soutien militaire à l’Ukraine. Enfin, le HR/VP dirige le Centre satellitaire européen, principal outil de l’Europe pour fournir des renseignements aux États membres et aux dirigeants européens.
Le traité de Lisbonne visait à renforcer la coordination entre le volet intergouvernemental et le volet communautaire, en évitant les doubles emplois, les chevauchements et les conflits de compétences. Dans ce contexte, le HR/VP a été chargé d’élaborer une politique de sécurité et de défense commune, la fameuse PSDC. Dans la nouvelle Commission, il existe désormais un commissaire européen dédié à la défense. Il me semble que cette dénomination est un abus de langage car la « défense », en tant que partie substantielle de la « sécurité », reste une compétence nationale. Nous devrions essayer d’éviter de créer davantage de confusion institutionnelle. En pratique, il s’agit d’un commissaire chargé de l’industrie de la défense, domaine dans lequel la Commission a une compétence partagée avec les États membres.
Il est sûr que notre secteur industriel de la défense a grand besoin d’un plus grand soutien, d’une meilleure coordination et d’une stimulation active. Mais pour que cet effort soit efficace, ce commissaire devra travailler en étroite collaboration avec la HR/VP. Il est en effet essentiel de coordonner précisément l’action sur la demande du côté des armées européennes, gérée par la HR/VP via notamment l’Agence européenne de défense, et l’action sur l’offre, organisée par la Commission via sa politique industrielle spécifique à ce secteur. Par ailleurs, l’Agence européenne de défense a également elle-même un rôle important dans le développement de la base technologique et industrielle de notre défense, comme le stipule le traité. Dans ce domaine, l’AED a déjà accompli un travail silencieux important, peut-être trop silencieux, auquel on n’a pas prêté suffisamment d’attention jusqu’à ce que la guerre éclate et que nous commencions à parler de « lacunes en matière de défense ».
Dès le début de mon mandat, j’ai considéré que, dans un contexte géopolitique de plus en plus tendu, l’aspect défense de la fonction de HR/VP était aussi important que l’aspect affaires étrangères. C’est pourquoi j’ai immédiatement lancé l’élaboration de la Boussole stratégique, sorte de livre blanc de la défense européenne destiné à mettre d’accord nos États membres sur la nature des menaces et à définir ensemble les actions prioritaires à mettre en œuvre.
Préparé avant l’invasion russe en Ukraine, il a été adopté quelques jours après son déclenchement. C’est notamment dans ce cadre que nous avons réalisé le premier exercice militaire européen réel en 2023 à Cadix, en Espagne, et grâce auquel nous disposerons en 2025 d’une force de 5 000 soldats prêts à être déployés hors de l’Union en cas de besoin pour des opérations du type de l’évacuation d’urgence d’Européens de Kaboul ou du Soudan.
En 2019, j’avais également fait remarquer aux députés européens que nos dépenses militaires combinées étaient « supérieures à celles de la Chine. Bien supérieures à celles de la Russie. Nous sommes les deuxièmes après les États-Unis. Nous dépensons 40 % de ce qu’ils dépensent, mais notre capacité de défense est beaucoup plus faible en raison de la fragmentation et de la duplication. Nous devons dépenser mieux et la meilleure façon de dépenser mieux est de dépenser ensemble ».
S’il n’est pas question de créer une véritable armée européenne dans un avenir proche, il est impératif en effet de coordonner plus étroitement les armées nationales. Cela vaut en particulier pour leurs équipements militaires, afin de parvenir à une interopérabilité totale tout en comblant les lacunes et en évitant les doublons inutiles.
Nos budgets de défense ont augmenté de manière significative ces dernières années, en particulier nos budgets d’équipement, qui ont augmenté de 30 % depuis 2022. Néanmoins, malgré l’urgence soulignée par l’agression de la Russie contre l’Ukraine, les progrès ont été lents jusqu’à présent dans la coordination des achats d’équipements militaires : seuls 18 % de nos achats sont actuellement effectués en coopération, alors qu’il y a de nombreuses années déjà, nous nous étions déjà fixé un objectif de 35 %, soit deux fois plus. De plus, notre industrie de défense ne parvient pas à suivre notre effort de réarmement, ni quantitativement ni qualitativement : depuis 2022, 45 % des achats supplémentaires d’équipements militaires ont été effectués en dehors de l’Union.
Consolider et dynamiser nos industries de défense
Si nous voulons être en mesure de reconstituer les stocks de nos forces armées, de soutenir l’Ukraine au niveau nécessaire, de réduire notre trop grande dépendance extérieure et de préparer l’avenir en développant les équipements de défense de demain, il est urgent de faire un effort important pour consolider et dynamiser nos industries de défense. Depuis 2022, nous avons déjà doublé notre capacité de production de munitions d’artillerie, notamment grâce à l’action de mon collègue le commissaire Thierry Breton, mais il faut encore faire plus dans ce secteur et dupliquer cet effort dans les autres.
C’est pourquoi, au printemps 2024, nous avons préparé et présenté la première stratégie européenne de l’industrie de défense. Mais il faut encore trouver les moyens de la mettre en œuvre. Le rapport Draghi évalue l’effort nécessaire à 500 milliards d’euros sur les dix prochaines années. Pour mobiliser ces ressources, il faut tout d’abord lever les obstacles existants au financement privé des industries de défense 6 et permettre à la Banque européenne d’investissement de soutenir davantage les projets dans ce domaine 7. Mais cela ne suffira pas : des montants importants d’argent public européen seront également nécessaires.
L’urgence d’un soutien financier à notre défense
Pouvons-nous attendre 2028 et le prochain cadre financier pluriannuel européen pour commencer à soutenir notre industrie de la défense de manière plus substantielle qu’aujourd’hui 8 ? Je ne le crois pas. Comme nous l’avons décidé face à l’urgence majeure que représente la pandémie Covid-19, la menace existentielle que représente pour l’Europe l’agression de la Russie de Poutine justifierait pleinement, à mon sens, l’émission d’une dette commune européenne pour y faire face, et en particulier pour soutenir notre défense et notre industrie de défense. Je suis bien conscient de la sensibilité politique du sujet, mais à l’heure où l’engagement des États-Unis en faveur de la sécurité européenne devient de plus en plus incertain, je ne pense pas qu’il existe d’alternatives à la hauteur des besoins.
En 2019, j’avais aussi consacré une partie de mon discours d’audition à l’OTAN. « Elle est et restera la pierre angulaire de notre défense collective », avais-je déclaré. « En développant la défense européenne, nous renforcerons l’Alliance atlantique, et en pesant davantage au sein de l’OTAN, nous contribuerons à une relation transatlantique plus équilibrée. » À l’époque, il existait encore une tension importante au sein de l’Union européenne entre les partisans d’une plus grande « autonomie stratégique » et ceux qui craignaient que tout effort spécifique en faveur d’une défense européenne n’affaiblisse l’OTAN et, par conséquent, la sécurité européenne.
L’un des résultats les plus positifs de ces cinq dernières années a été la disparition complète de ce qui était en réalité déjà largement un faux débat à l’époque. Après le résultat des dernières élections présidentielles américaines, tout le monde en Europe s’est rendu compte que l’engagement américain en faveur de la sécurité européenne était devenu plus incertain. Et après l’agression russe contre l’Ukraine, chacun s’accorde désormais à dire qu’il faut à la fois que nous fassions un effort important en matière de défense et que nous continuions à œuvrer pour le maintien et le renforcement de l’OTAN en construisant en son sein un solide « pilier européen » 9. Même s’il reste à clarifier comment un tel pilier devrait fonctionner en pratique et comment il devrait être articulé avec la politique de sécurité de l’Union.
En conclusion, sous la pression de crises majeures, nous avons fait des progrès significatifs depuis 2019 pour apprendre à parler le langage de la puissance. Toutefois, compte tenu de la détérioration rapide de notre environnement géopolitique, il reste encore beaucoup à faire pour écarter le risque que l’Europe cesse à l’avenir d’être un acteur pertinent sur l’échiquier mondial. En ce qui concerne la politique étrangère et de sécurité européenne, nous avons encore beaucoup à progresser pour réussir à combiner efficacement le pouvoir des États membres et les politiques gérées par la Commission et pour combler le fossé entre « les discours du dimanche et les actions du lundi ».
Sources
- Hearing Of Josep Borrell, Vice-president-designate Of The European Commission, High Representative Of The Union For Foreign Affairs And Security Policy, A Stronger Europe In The World, 7 octobre 2019.
- EU COVID-19 vaccine procurement. Sufficient doses secured after initial challenges, but performance of the process not sufficiently assessed, Cour des comptes européenne, 2022.
- MEPP : The European Union, Saudi Arabia, the Arab League, in cooperation with Egypt and Jordan, launch the Peace Day Effort for Middle East Peace, and invite the world to join, Service européen pour l’action extérieure, 18 septembre 2023.
- Global Alliance for the Implementation of the Two-State Solution : opening remarks by High Representative/Vice-President Josep Borrell, Service européen pour l’action extérieure, 28 novembre 2024.
- EU humanitarian support for Palestinians, Conseil de l’Union européenne.
- Study results : Access to equity financing for European defence SMEs, Commission européenne, 11 janvier 2024.
- EDA and EIB deepen partnership in support of financing for defence, European Defence Agency (EDA), 3 octobre 2024.
- European Public Goods and the 2028-2034 Multiannual Financial Framework. Financing the EU in a decade of reform, Parlement européen, octobre 2024.
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