L’action commune des Européens et des Latino-américains pourrait contribuer à briser cette fatalité du XXe siècle : pourquoi sommes-nous opprimés au nom de la liberté, asservis au nom de la justice, assassinés au nom de la vie ? Cet effroi paradoxal vient du fait que nous sommes parvenus au malheur avec les instruments destinés au bonheur.
Carlos Fuentes, 1982 1
Ce n’est un secret pour personne : la guerre de conquête que la Russie a lancée contre l’Ukraine en février 2022 est l’un des événements centraux de la première moitié de ce siècle. À l’instar des tragédies évoquées par l’écrivaine mexicaine Elena Garro, il s’agit d’un conflit armé enraciné dans l’expérience historique 2 d’une partie du monde, définie par des circonstances géopolitiques particulièrement complexes 3. En même temps, le retour de la guerre en Europe au cours de la troisième décennie de ce siècle semble être l’expression d’un phénomène inquiétant : l’érosion accélérée de l’ordre mondial qui a émergé en Occident au début de l’après-guerre, lorsque les démocraties libérales qui composent le monde atlantique ont projeté leurs valeurs politiques à l’échelle mondiale.
Nous vivons à l’ombre d’un moment particulièrement dangereux, une période de fractures qui explique les nombreux déséquilibres géopolitiques actuels 4. C’est pourquoi la manière dont les sociétés latino-américaines ont réagi au retour de la guerre aux frontières de l’Europe est particulièrement déconcertante : le jour de l’épreuve, de nombreux gouvernements de la région ont répondu par un silence embarassant à l’appel à condamner ouvertement l’invasion, tandis que d’autres ont recouru à une ambiguïté étudiée qui, depuis, est passée pour l’expression d’une prudence politique ou d’un véritable génie stratégique 5. N’ont pas manqué non plus ceux qui ont décidé de parier sur la position de l’équilibriste 6, contraint par les circonstances à donner raison aux uns puis aux autres.
Deux ans plus tard, l’urgence de savoir qui est réellement en train de gagner ce conflit peut conduire à des conclusions hâtives. Selon Sir Lawrence Freedman 7, le principal défi consiste à reconnaître que les récits promettant une victoire définitive de l’un ou de l’autre sont prématurés. L’urgence n’est pas d’anticiper les résultats, mais de comprendre le caractère d’une guerre dans laquelle la défense prédomine désormais sur l’offensive. Dans le même temps, Valeri Zaloujny a récemment souligné qu’en 2024, l’Ukraine ne doit pas oublier l’un des critères centraux de l’art de la guerre : faire preuve de créativité pour s’adapter aux circonstances d’un paysage stratégique en constante évolution. À la recherche d’une nouvelle théorie de la victoire, celui qui était encore récemment commandant en chef de l’armée ukrainienne souligne la nécessité de s’appuyer sur des systèmes technologiques avancés pour soutenir un concept d’opérations renouvelé. Son départ, note Eliot Cohen 8, ne fait que confirmer le principe de suprématie civile qui sous-tend la conduite de la guerre dans toute société démocratique.
Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins que la défense armée de l’Ukraine est aujourd’hui rejointe par de nouveaux théâtres de conflit à l’échelle mondiale. L’année écoulée a été marquée par l’offensive de l’Azerbaïdjan contre la population arménienne du Haut-Karabakh et par la concentration des troupes serbes aux frontières du Kosovo. De même, la vague de coups d’État qui a secoué les pays du Sahel et l’utilisation des flux migratoires comme instrument de déstabilisation dans l’ensemble du bassin méditerranéen. Par ailleurs, le déclenchement de la guerre de Soukkot, opposant le Hamas à Israël dans la bande de Gaza, préfigure un nouveau cycle d’instabilité politique pour le Moyen-Orient qui pourrait déboucher sur un conflit général dans la région. La guerre s’étend.
L’objectif de cette perspective est une invitation et un avertissement. L’invitation est simple : abandonner une fois pour toutes l’ambiguïté dans laquelle le Mexique est resté jusqu’à présent sur la guerre d’indépendance des Ukrainiens. L’avertissement est plus inquiétant : souligner que le positionnement définitif du Mexique par rapport à ce conflit aura une influence décisive sur la manière dont la société mexicaine imagine la place de son pays dans l’ordre mondial futur. Cette mise en garde concerne également d’autres sociétés latino-américaines aujourd’hui.
« Dans la guerre » ou en dehors ? La lutte des Ukrainiens vue de l’autre grand continent
Comme on pouvait s’y attendre, la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine il y a deux ans a surpris une société mexicaine, distraite dans ses efforts pour répondre à de graves problèmes intérieurs. D’une certaine manière, l’ampleur de la violence mexicaine nous a empêchés de prêter attention à ce qui se passe dans le monde. Face à l’exigence de penser la « guerre » 9 sur nos terres, les Mexicains ont été incapables de comprendre l’ampleur du retour d’une guerre à grande échelle pour un peuple dont la survie est en jeu dans cette lutte. À cette circonstance s’ajoute un fait supplémentaire : l’épuisement de la « culture stratégique » 10 que le Mexique a forgée au cours du siècle dernier à l’ombre du régime autoritaire qui a émergé après la grande guerre civile de 1910 — peut-être la première guerre totale menée sur le continent américain, si l’on en croit l’éminent historien britannique Alan Knight 11.
Comme l’a souligné Ulrike Franke 12 en se référant à l’expérience historique de son propre pays, c’est une mauvaise nouvelle pour le Mexique, car cela suggère que la société civile mexicaine n’a pas le vocabulaire politico-conceptuel nécessaire pour s’orienter vers les réalités géopolitiques du présent. À l’approche de ce qui sera le plus grand processus politico-électoral de son histoire moderne, la société mexicaine ne dispose pas d’un consensus minimum concernant son programme de sécurité nationale 13.
Cependant, ce qui s’est passé en Ukraine nous concerne au premier chef, car cette guerre a rendu le monde plus dangereux et plus instable. Certes, des sociétés comme celle du Mexique ne sont pas directement impliquées dans la guerre, mais elles en font partie en raison de l’ampleur des échanges mondiaux. En mai 2022, lors d’un colloque à la Sorbonne organisé par le Grand Continent pour étudier la complexité du conflit, Etienne Balibar avançait cette thèse en évoquant d’autres sociétés en marge de l’Occident : « Ces pays ne sont pas ‘en guerre’, mais ils sont ‘dans la guerre’ ». Si cela est vrai pour les peuples d’Afrique et du Moyen-Orient, c’est d’autant plus vrai pour les sociétés d’Amérique latine, l’autre grand continent qui a été historiquement façonné par la réinvention des valeurs occidentales.
C’est précisément à ce continent que l’historien mexicain Edmundo O’Gorman se référait en 1958 lorsqu’il postulait que l’invention de l’Amérique est le fait fondateur de « l’ontologie du Nouveau Monde » 14. C’est l’orbe indiano 15 qui, selon David Brading, peut être considéré comme la première Amérique — ou, si l’on veut, cet « Extrême Occident » 16 d’Alain Rouquié dans lequel l’hégémonie américaine a toujours exercé une influence exorbitante sur les sociétés latino-américaines. En rappelant cela, il est facile d’être tenté de souligner ce que les habitants de l’Amérique latine savent depuis plus d’un siècle : que l’ombre du géant étasunien n’est jamais très loin, et que — comme Octavio Paz l’a souligné avec lucidité dans son Posdata de 1970 — il est toujours dangereux de marcher à côté d’elle 17. Ce qui importe aujourd’hui pour le Mexique, c’est de comprendre que ce géant partage un destin commun avec des sociétés qui, de part et d’autre de l’Atlantique, ont le potentiel d’enrichir leur propre univers.
Au Mexique, comme en Europe, cette origine commune pourrait être le point de départ d’une nouvelle entente : un lien pour jeter les bases d’une action concertée face à la menace d’une guerre qui remet en cause les valeurs partagées par les deux continents. « Je ne sais pas si les uns et les autres, nous, Européens et Latino-américains, serons capables de restaurer la validité du tragique dans un monde imbibé de sang », déclarait Fuentes en 1982 18.
En tout cas, il ne faut pas oublier que, dans les décennies qui nous séparent de ce propos de Fuentes, le Mexique est devenu — toujours selon l’expression de Rouquié — un « État nord-américain » 19 à part entière. Il y a quelques années, David Haglund proposait précisément l’impossible : l’entrée du pays dans l’OTAN 20. Il partait d’un postulat qui, en 2020, a également été repris par ceux qui voient dans cette possibilité une opportunité 21 de renouer les liens des États-Unis avec les membres de l’Alliance atlantique en Europe. Une telle impossibilité n’est plus tout à fait exclue à l’heure actuelle. Fin septembre dernier, l’ISDR, un think tank mexicain de premier plan, a organisé un forum pour imaginer le rôle du Mexique dans la sécurité internationale dans une perspective transatlantique 22. À long terme, l’approche est claire : le Mexique peut et doit s’assumer comme une puissance moyenne capable d’établir sa propre présence dans le monde atlantique. Bien entendu, pour que tout cela ait lieu, la société mexicaine devra entreprendre une tâche qu’elle a jusqu’à présent reportée indéfiniment : promouvoir une transition militaire 23 qui garantisse un contrôle civil démocratique effectif et définitif sur ses forces armées.
Quoi qu’il en soit, l’invitation de Fuentes a plus de sens aujourd’hui que jamais. Comme d’autres sociétés latino-américaines, le Mexique est menacé par une récession autoritaire mondiale qui promet de démanteler le peu ou l’essentiel de ce que nous avons obtenu de part et d’autre de l’Atlantique. Pour comprendre cela, nous devons revenir à l’examen précis de la réalité : le moment géopolitique de la troisième décennie de ce siècle.
Des sociétés loin de la guerre
« Que l’histoire des institutions puisse être dérivée de l’histoire des doctrines ne signifie pas qu’il faille confondre les deux histoires », écrivait Norberto Bobbio il y a plus de trente ans 24. Il entendait par là que l’étude de l’État doit se situer dans le cadre des processus historiques qui l’ont rendu possible, indépendamment des arrangements théorico-doctrinaux qui l’ont ensuite justifié — ou qui ont prétendu l’expliquer. Ce point est particulièrement utile pour comprendre qu’il en va de même pour la relation entre l’espace et l’exercice du pouvoir politique : les phénomènes géopolitiques émergent dans le cadre de la modernité comme faisant partie d’un processus de transformation de la conduite du politique (Die Politik) 25 qui a précédé de plusieurs siècles la configuration des savoirs et des disciplines qui cherchent aujourd’hui à les étudier 26. Ainsi, l’intuition que la « géopolitique » 27 est un savoir pratique s’inscrit dans le cadre de ce que la tradition occidentale définissait comme l’art de l’État (statecraft) et que certains appellent aujourd’hui « grande stratégie » 28 — c’est-à-dire le processus qui permet d’établir au plus haut niveau de la décision politique une relation claire entre les fins et les moyens sur le temps long.
Cette maière d’aborder la réalité internationale fait partie d’une tradition intellectuelle qui — à l’exception notable du Brésil 29 et de quelques autres pays du cône sud — est étrangère à l’expérience de la plupart des sociétés latino-américaines. Il serait facile de dire que cette situation explique la relative indifférence de l’Amérique latine à l’égard du conflit en Ukraine. Toutefois, cette affirmation manque de substance, surtout si l’on considère que l’Amérique latine 30 est depuis longtemps un terrain d’affrontement entre la Russie et les autres sociétés qui se sont ouvertement prononcées en faveur de la cause ukrainienne.
La thèse complotiste selon laquelle le conflit armé en Ukraine serait une guerre par procuration (proxy war) menée par l’Occident contre la Russie 31 a été diffusée en Amérique latine dans le cadre d’une campagne de désinformation 32 menée avec un soin particulier par les services de renseignement russes. Cette approche omet bien sûr le point essentiel : la décision d’envahir le territoire d’une nation souveraine comme l’Ukraine appartient exclusivement au président Vladimir Poutine, qui a affirmé dès le début que l’offensive lancée contre l’Ukraine n’était qu’une « opération militaire spéciale » (специальной военной операции операции) 33. Une opération militaire qui, en réalité, a rapidement abandonné le mode de la guerre sans contact 34 pour devenir une guerre industrielle 35 d’un genre nouveau, menée avec une combinaison de moyens conventionnels et de ressources technologiques de pointe.
On oublie ainsi que toute guerre est toujours un duel entre des communautés politiques à grande échelle : une épreuve de force alimentée par la volonté politique des sociétés en conflit. C’est pourquoi Balibar souligne que cette guerre est une lutte existentielle pour le peuple ukrainien — en particulier dans la mesure où elle révèle l’action politique des Ukrainiens comme un phénomène qui a pris le monde par surprise. Dans tous les cas, il s’agit d’un conflit qui semble annoncer un nouveau moment dans l’histoire du présent. Un moment qui, selon les termes des chercheurs du Centre for Grand Strategy du King’s College de Londres 36, a généré « des conséquences en cascade que nous commençons seulement à comprendre ».
Comment Poutine arsenalise le concept de « Sud Global »
En 1949, alors que la guerre froide prenait forme, le penseur mexicain Daniel Cosío Villegas 37 posait une question clef : que pouvons-nous attendre de la Russie soviétique en Amérique latine ? 38 Pour les Latino-américains d’alors, la réponse était liée à une attente à l’égard du socialisme réel qui avait été projeté auparavant sur l’Angleterre, la France et les États-Unis : la possibilité d’offrir un modèle pour la réforme de nos sociétés et une voie vers le progrès 39. Aujourd’hui, il n’est pas possible de répéter une telle affirmation : le totalitarisme de type nouveau qui a fleuri dans la Russie de Poutine depuis le début de ce siècle n’a rien à offrir aux sociétés latino-américaines. La Russie d’aujourd’hui n’est pas une société de droits, mais une dystopie qui menace de détruire les fondements de sa propre culture.
Il s’agit en outre d’un projet hégémonique voué à l’échec non seulement en raison de ses contradictions internes mais, fondamentalement, parce que son grand pari stratégique est erroné : la prétention de recourir à la guerre pour redéfinir les frontières de l’Europe par la force est un retour au passé qu’aucune société démocratique ne peut ni ne doit soutenir. De plus, il est clair que la prétention de se comporter comme une grande puissance va au-delà des capacités à long terme de la Russie. Soumise aux contradictions internes générées par toute guerre d’usure, la société russe a payé un lourd tribut humain, matériel et moral en accompagnant l’aventure impériale de ses dirigeants. Pour soutenir cette aventure, le régime dirigé par Vladimir Poutine n’a pas hésité à faire appel au soutien d’autres nations, en s’unissant à la cause du « Sud Global ».
Malheureusement, ceux qui se réclament aujourd’hui du Sud cherchent en réalité à duper : l’exemple des nations qui se présentent comme faisant partie de ce collectif correspond rarement à l’idée de sociétés progressistes en cours de construction. Bruno Tertrais n’a pas tort lorsqu’il affirme qu’il s’agit d’une catégorie qui masque des lignes de fracture profondes entre des sociétés dont les intérêts ne coïncident pas toujours. Or conclut le politologue français, « son utilisation crée un fait sociétal qui construit des distinctions artificielles ». Ainsi, la mosaïque d’une réalité mondiale beaucoup plus complexe est destinée à être brouillée par l’utilisation d’un terme que la propagande russe a délibérément mobilisé pour créer des courants d’opinion favorables à sa cause 40.
Dans leur effort pour étendre la portée de leur confrontation avec l’Occident, les dirigeants russes ont eu recours à ce terme pour cultiver l’impression qu’une insurrection mondiale contre les sociétés du monde atlantique était en cours. Sous couvert d’un vaste exercice de communication stratégique 41, ses services de renseignement promeuvent cette idée selon laquelle, en Amérique latine comme ailleurs 42, l’espoir repose sur un processus d’émancipation fondé sur la conception erronée d’une guerre de conquête.
Quoi qu’il en soit, l’appel à une insurrection mondiale contre l’Occident n’est plus anodin. Le déclenchement de la guerre de Soukkot démontre que l’action de la Russie au Moyen-Orient 43 est susceptible de déstabiliser l’ensemble de la région.
Les conséquences de ce nouveau scénario de conflit ne doivent pas être sous-estimées. Ce qui s’est passé en Israël à partir de la deuxième semaine d’octobre 2023 a fait voler en éclats le consensus auquel l’opinion publique occidentale était parvenue sur la nécessité de continuer à soutenir l’effort de guerre ukrainien dans une perspective à long terme. La requête de l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de justice n’est pas sans conséquence : en affirmant qu’Israël pourrait commettre des actes génocidaires à Gaza, l’Afrique du Sud a ouvert un nouveau front dans la lutte pour l’hégémonie mondiale en décembre de l’année dernière : celui de la judiciarisation de la politique (lawfare) 44. « Nous devons prouver par nos paroles et nos actes que cette accusation est fausse », a déclaré Josep Borrell en novembre de l’année dernière, se référant au reproche fait à l’Europe d’une politique de « deux poids deux mesures » envers l’Ukraine et envers Israël. Défendre le droit à l’autodéfense légitime ne dispense pas ceux qui le revendiquent de prêter attention aux exigences du droit international humanitaire sur le terrain. C’est précisément ce qui devrait nous distinguer des criminels de guerre russes.
Pourtant, le gouvernement d’union nationale dirigé par Benjamin Netanyahou n’a pas modéré sa position au cours des derniers mois. En créant une tragédie humanitaire de grande ampleur, l’offensive israélienne à Gaza a offert à la Russie une victoire immédiate dans le tribunal de l’opinion publique internationale : démontrer que le contre-insurgé a agi de manière disproportionnée face à une insurrection qui n’a jamais hésité à utiliser la population civile de Palestine pour parvenir à ses fins. Les dirigeants du Hamas savent que la souffrance des Gazaouis sera mise au service de leur cause. La Russie de Poutine n’en est pas moins consciente.
Pourquoi l’Amérique latine soutient Poutine
L’admiration pour les hommes forts progresse en Amérique latine. Les dirigeants qui ont déclaré leur sympathie ouverte ou à peine voilée pour le régime de Vladimir Poutine ne manquent pas. Ont félicité la réélection de ce dernier Díaz-Canel à Cuba, Ortega au Nicaragua, Maduro au Venezuela, Lula au Brésil ; il ne manque peut-être à cette liste que Bukele au Salvador qui n’a pas réagi — alors que Poutine l’avait félicité pour sa réélection il y a quelques semaines en soulignant les très bonnes relations qui lient les deux pays. Nombre d’entre eux cultivent une nouvelle dépendance à l’égard des hégémonies mondiales montantes telles que la Chine, tandis que d’autres sont à la tête d’expériences illibérales qui cherchent à se fermer au monde. C’est le cas des autocraties qui ont cannibalisé certaines sociétés d’Amérique centrale et des Caraïbes, mais aussi du Mexique du président López Obrador 45, qui aspire à consolider une nouvelle hégémonie politique qui n’est à la gauche de l’échiquier politique que dans les mots 46.
Ainsi, ceux qui aspirent au retour des autoritaires dans nos sociétés trouvent des références claires dans des figures telles que Donald Trump, Nayib Bukele 47 ou Elon Musk, le nouveau prophète du techno-utopisme autoritaire. Mais au-delà des hommes, il y a les sociétés : c’est pourquoi il est important de réfuter ceux qui trouvent en Iran — où les femmes sont tuées pour avoir défendu leurs droits — ou au Nicaragua — où l’autocrate au pouvoir a ordonné la fermeture des universités et d’autres centres de pensée — des références pour construire l’avenir de l’Amérique latine. C’est pourquoi la notoriété de Poutine dans notre région contraste avec l’indifférence face au leadership de femmes intelligentes et déterminées comme Kaja Kallas en Estonie ou Sanna Marin en Finlande. Que dire des milliers de femmes ukrainiennes 48 qui ont pris les armes pour défendre leur patrie face à un envahisseur qui n’hésite pas à tuer et à violer sur son passage ?
Pour les incrédules, le mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale 49 à l’encontre du dirigeant russe n’a pas suffi. Il s’agit pourtant d’une décision liée à une démarche symbolique particulièrement significative : placer la Russie en dehors du concert des nations. Il ne leur a pas non plus suffi de constater que les nombreuses initiatives qui, ces derniers mois, ont appelé à un cessez-le-feu en Ukraine sont infondées. Dans la grande majorité des cas, ces propositions exigent des Ukrainiens quelque chose d’inacceptable : déposer les armes face à un envahisseur qui n’a pas reconnu sa responsabilité dans le déclenchement de cette guerre.
C’est pourquoi il convient de revenir sur les propos tenus par le président Zelensky devant l’Assemblée générale des Nations unies en septembre de l’année dernière, lorsqu’il a déclaré que « l’objectif de la guerre actuelle contre l’Ukraine est de transformer notre terre, notre peuple, nos vies, nos ressources en une arme contre vous, contre l’ordre international fondé sur des règles ». « De nombreux sièges dans la salle de l’Assemblée générale pourraient rester vides si la Russie réussit dans sa trahison et son agression », a ajouté le dirigeant ukrainien immédiatement après. Cet avertissement fait écho à celui que Carlos Fuentes avait également lancé quatre décennies plus tôt, lorsqu’il estimait que l’Amérique latine et l’Europe seraient à la merci d’un échange nucléaire entre les superpuissances. « Ce monde pourrait devenir inhabité », concluait-il en citant Beckett.
La guerre à l’intérieur de nous-mêmes
Convoqué à Valence pour commémorer la rencontre qui, cinquante ans plus tôt, avait réuni dans cette ville un groupe d’écrivains de premier plan défiant ouvertement le fascisme, un poète mexicain notait en 1987 que la guerre civile qui a déchiré l’Espagne à partir de 1936 était une « guerre mondiale des consciences » 50. Il en va de même pour la guerre que mènent aujourd’hui les Ukrainiennes et Ukrainiens pour défendre leur nationalité. Car, comme l’a souligné Octavio Paz lors de cette rencontre, le théâtre de tout conflit armé se joue aussi à l’intérieur de nos consciences :
« La réalité que nous voyons n’est pas à l’extérieur mais à l’intérieur : nous sommes en elle et elle est en nous. Nous sommes cette réalité. C’est pourquoi nous ne pouvons ignorer son appel et pourquoi l’histoire n’est pas seulement le domaine de la contingence et de l’accident : c’est le lieu de l’épreuve. Elle est la pierre de touche. »
Les preuves que les troupes de l’envahisseur ont commis des crimes de guerre sur le terrain n’ont pas suffi à convaincre ceux qui croient encore aujourd’hui que la Russie est une référence pour l’avenir des sociétés latino-américaines. C’est pourquoi prendre en compte ce qui s’est passé en Ukraine après le 24 février 2022, c’est faire appel à un sens de la responsabilité historique qui semble jusqu’à présent absent des débats latino-américains sur cette question.
Il ne s’agit pas de faire appel à des formules diplomatiques doctrinales commodes qui nous dispensent de prendre parti, mais de reconnaître que, face à ce qui s’est passé à Boutcha 51 ou à Marioupol 52, ces formules ne sont pas justifiées. Il s’agit de comprendre que l’Ukraine est aujourd’hui, une fois de plus, le « lieu de l’épreuve » : le lieu où l’ordre futur du monde sera décidé ; le lieu où les Latino-américains et les Européens ont, en somme, un nouveau rendez-vous avec l’histoire.
Sources
- Carlos Fuentes, « Europe et Amérique latine », Revista de la Universidad, n° 12, p.13, 1982.
- ISTOR 85 : Au-delà de la Russie – ECOS
- « Le germe tragique se trouve au début des générations et celles-ci, comme les petits chevaux des foires, font le tour du temps », écrit Garro dans La casa junto al río, un roman publié en 1983 par Grijalbo.
- Gilles Gressani et Mathéo Malik, « Nous vivons le retour d’un entre-deux-guerres », Le Monde, 15 mai 2022.
- Cf. Kevin Parthenay, L’Amérique latine face à la guerre russo-ukrainienne – La Vie des idées, La vie des Idées, 2023.
- Coreopolicía y coreopolítica o la tarea del bailarín – Cultura y vida cotidiana
- Who is winning the war in Ukraine ? – New Statesman
- Zelensky Finds a General
- Pensar la « guerra » en México : algunas consideraciones para el debate – PEV
- México en el espejo de Alemania | Foreign Affairs Latinoamérica
- Alan Knight, Vista de Guerra total : México y Europa, 1914
- Ulrike Franke, A Millennial Considers the New German Problem After 30 Years of Peace – War on the Rocks
- Alexis Herrera, ‘Seguridad nacional’ : concepto necesario – Nexos
- Edmundo O’Gorman, La invención de América, Mexico, Fondo de Cultura Económica, pp. 72-84, 1958
- Christopher Domingez Michael, I. El orbe de David A. Brading | Letras Libres
- Alain Rouquié, Amérique latine. Introduction à l’Extrême-Occident, 1987.
- « Il est impossible d’arrêter un géant ; il n’est pas impossible, bien que ce ne soit pas facile non plus, de le forcer à écouter les autres : s’il écoute, la possibilité de coexistence s’ouvre. » Octavio Paz, Critique de la Pyramide, 2022.
- Cette vision commune, conclut le grand romancier mexicain, « exige de transcender le manichéisme brutal de l’histoire moderne pour comprendre l’existence comme un conflit de valeurs. C’est cela, et non l’opposition entre le bien et le mal, qui est le propre de la sphère tragique », Fuentes, op. cit., p. 12.
- lain Rouquié, Le Mexique, Fayard
- David Haglund, Pensando lo imposible : Why Mexico Should Be the Next New Member of the North Atlantic Treaty Organization
- Christopher Skaluba, Gabriela Doyle, Seek membership for Mexico – Atlantic Council
- « En raison de sa situation stratégique, de son poids économique mondial, de son extension territoriale et de son accès à l’océan, le Mexique doit s’affirmer comme une puissance régionale en plein essor et comme un acteur pertinent au sein du système international », peut-on lire dans le programme du forum. L’initiative a été organisée par l’Institut de recherche sur la stratégie et le développement (ISDR) en collaboration avec la Konrad Adenauer Stiftung au Mexique et l’École de gouvernement et de transformation publique de l’Instituto Tecnológico de Monterrey. Pour plus d’informations, voir : http://isdr.mx/wp-content/uploads/2023/09/Mexico_VisionTransatlanticaV2.pdf
- Fernando Puell de la Villa, La transición militar.
- Norberto Bobbio, Estado, gobierno y sociedad : Por una teoría general de la política, Ciudad de México, pp. 68-70, 1989.
- Beatrice Heuser, The Clausewitzean Traditions : Die Politik and the political purpose of Strategy – Enlighten Publications
- Pour situer l’émergence des phénomènes géopolitiques dans leur longue durée historique, voir notamment Jordan Branch, The Cartographic State : Maps, Territory, and the Origins of Sovereignty, Cambridge, Cambridge University Press, pp. xiv-219, 2014, et Jeremy Black, Geopolitics and the Quest for Dominance, Bloomington, Indiana University Press, pp. xiii-335, 2016. Pour l’histoire de la réception du terme géopolitique dans le monde atlantique, voir Florian Louis, De la géopolitique en Amérique, Paris, Puf, p. 435, 2023.
- Stefanie Ortmann, Nick Whittaker, Geopolitics and grand strategy.
- Lawrence Freedman, The History of a Concept | The Oxford Handbook of Grand Strategy
- Roberto Russell, Juan Tokatlian, América Latina y su gran estrategia : entre la aquiescencia y la autonomía | Revista CIDOB d’ Afers Internacionals
- Ryan C. Berg, Christopher Hernandez-Roy, Juliana Rubio, Rubi Bledsoe, et Henry Ziemer, A Hesitant Hemisphere : How Latin America Has Been Shaped by the War in Ukraine
- Disinformation Roulette : The Kremlin’s Year of Lies to Justify an Unjustifiable War – United States Department of State
- Lire ici.
- Il convient de revenir sur les réflexions de Sir Lawrence Freedman concernant le calcul stratégique du président russe un jour après le début du conflit. Cf. Lawrence Freedman, A Reckless Gamble, Substack, 25 février 2022.
- Erik Claessen, La pensée militaire russe : « Guerre sans contact, guerre sans victoire » | Cairn.info
- Alex Vershinin, The Return of Industrial Warfare | Royal United Services Institute
- Dans un récent rapport.
- Daniel Cosío Villegas – El Colegio Nacional
- Daniel Cosío Villegas, « Rusia y América Latina », Extremos de América, Ciudad de México, Fondo de Cultura Económica, pp. 189-201, 2004.
- Ibid., p. 199
- « Ce n’est pas le « Sud Global » en tant que tel qu’il faut abandonner, mais bien cette attitude réductrice et condescendante à l’égard des milliards de personnes qui y vivent », conclut Aude Darnal dans une autre analyse publiée l’an dernier dans le Grand Continent.
- NATO Strategic Communications Centre of Excellence Terminology Working Group Publication No. 3
- Maria Shamrai, How Russia uses the Israel-Gaza Crisis in its disinformation campaign against the West | International Centre for Counter-Terrorism
- Mathias Hammer, How the Hamas-Israel Conflict Benefits Russia | TIME
- Chimène Keitner, Understanding South Africa v. Israel at the International Court of Justice | Lawfare
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- Ramón I. Centeno, The Mexican Question — Sidecar
- Carlos Dada, Así nace una dictadura | EL PAÍS América
- Aleksander Palikot, Women At War : Ukraine’s Female Soldiers Dream Of Freedom, Fight For Survival
- Rusia : La Corte Penal Internacional emite una orden de arresto contra Putin | Noticias ONU
- Octavio Paz, « El lugar de la prueba (Valencia 1937-1987) », Pequeña crónica de grandes días, Ciudad de México, pp. 94-106, 2018.
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- Paul Niland, Putin’s Mariupol Massacre is one of the 21st century’s worst war crimes – Atlantic Council