Le 1er mars se tiendront en Iran les élections législatives, ainsi que les élections de l’Assemblée des Experts, dont le rôle est notamment de choisir un nouveau Guide suprême dans l’éventualité de la disparition d’Ali Khamenei, âgé de 84 ans. Vous avez récemment déclaré que cette Assemblée risquait d’entériner une décision prise par d’autres instances dirigeantes. Que devons-nous attendre de ces élections ?
Les élections en Iran ont été vidées de leur sens au cours des dernières années. Elles n’ont jamais été libres et équitables, mais elles étaient imprévisibles, ce qui signifie qu’un certain degré de concurrence était autorisé au sein d’un cercle très étroit de l’élite politique qui avait la confiance du système.
Ces dernières années, le cercle s’est rétréci au point que le système cherche désormais uniquement à sélectionner des alliés fidèles et même pas à élire des critiques loyaux. Cela signifie qu’à partir des élections législatives de 2020, les disqualifications de candidats ont été beaucoup plus sévères.
Lors de l’élection présidentielle de 2021, même des insiders, comme Ali Larijani, qui a été président du Parlement pendant deux mandats, ont également été disqualifiés. Aujourd’hui, en vue des élections de l’Assemblée des experts, quelqu’un comme Hassan Rouhani, qui a été Président de la République pendant deux mandats (2013-2021), membre du Parlement pendant cinq mandats et conseiller à la sécurité nationale pendant près de seize ans, a été disqualifié. Cela démontre que même du point de vue du système, les élections ne sont plus un moyen de permettre l’agrégation des demandes populaires, ni un moyen de gérer la concurrence entre les élites.
Du point de vue du peuple, les élections ne sont plus considérées comme un mécanisme permettant d’apporter des changements significatifs, car chaque fois que le peuple a eu recours aux urnes pour tenter de réformer le système, l’État profond a bloqué ce changement1. C’est pourquoi en 2020, nous avons eu le taux de participation le plus bas aux élections parlementaires, d’environ 43 %. En 2021, l’Iran a connu le taux de participation le plus bas à une élection présidentielle, d’environ 49 %. Les enquêtes actuelles suggèrent que le taux de participation aux prochaines élections sera également historiquement bas.
Quelles sont, selon vous, les sphères de décision les plus importantes du système iranien et comment les rapports de force au sein du système ont-ils évolué ces dernières années ?
Le pouvoir est aujourd’hui essentiellement entre les mains de deux institutions. La première est le bureau du Guide. La seconde les Gardiens de la révolution. Le bureau du Guide est devenu un gouvernement fantôme. C’est un bureau de 5000 personnes. Chaque institution, chaque branche militaire est gérée par ce bureau. Et c’est une boîte noire. Nous n’avons pas beaucoup d’informations à son sujet. Nous ne savons pas qui sont les principaux détenteurs du pouvoir au sein du bureau. Nous ne connaissons pas la dynamique de l’évolution de qui monte ou descend. Il est encore plus opaque que le Kremlin de la guerre froide. Il est donc très difficile d’avoir une idée claire de ce qui se passe. Mais nous savons que le fils de l’ayatollah Khamenei, Mojtaba, est un acteur majeur au sein du bureau.
Il s’agit là d’une rupture par rapport à la manière de gouverner du premier Guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Khomeyni. Le Bureau de Khomeyni fonctionnait de manière similaire à celui d’un ayatollah chiite traditionnel : il était dirigé par le fils de l’ayatollah. Si vous allez en Irak aujourd’hui et que vous voulez rencontrer l’ayatollah Sistani, vous devez passer par son fils, qui sert de bureau à l’ayatollah. Au contraire, l’ayatollah Khamenei a transformé ce bureau en un gigantesque appareil bureaucratique pour diriger le pays.
Les Gardiens de la révolution sont également très présents dans ce bureau. Je pense que la continuité recherchée par les détenteurs actuels du pouvoir sera garantie par les décisions prises au sein de ce bureau, qui influenceront probablement le choix du successeur du Guide suprême.
Cela signifie-t-il que les autres sphères sont impuissantes ?
Le gouvernement a le pouvoir de la bourse. La gestion quotidienne du pays est assurée par lui. Le parlement peut légiférer. Les décisions en matière de politique étrangère sont prises par le biais d’un mécanisme de consensus connu sous le nom de Conseil suprême de sécurité nationale qui, contrairement à ce qui se passe dans de nombreux pays occidentaux, est une institution qui réunit toutes les branches du gouvernement, civiles et militaires, pour prendre des décisions.
Aux États-Unis, le Conseil national de sécurité, par exemple, n’est composé que de personnes nommées par le Président. En Iran, le président du Parlement, le chef du pouvoir judiciaire, le commandant du Corps des gardiens de la révolution islamique et le commandant de l’armée conventionnelle sont tous présents à la table.
Ces institutions jouent donc leur rôle. Mais lorsqu’il s’agit de questions vraiment stratégiques, la responsabilité incombe au Guide suprême. Ses décisions sont fortement influencées par son Bureau. Je pense que la meilleure façon pour le Bureau de maintenir son influence dans l’ère post-Khamenei est d’avoir un dirigeant qui n’est plus suprême, c’est-à-dire un dirigeant qui serait complètement dépendant du Bureau existant pour gouverner.
Ce dirigeant doit être soit trop vieux, soit trop jeune, soit compromis d’une manière ou d’une autre, de sorte qu’il ne peut pas avoir sa propre base de pouvoir. Je pense que c’est le modèle qui a le plus de sens. Il existe différents scénarios, comme celui d’avoir un conseil au lieu d’un seul individu comme futur Guide suprême ou d’abolir complètement la fonction.
Mais je pense que ces scénarios ne sont pas aussi probables qu’un scénario dans lequel vous avez un Guide qui n’est plus « suprême ». C’est pourquoi je pense que l’Assemblée des Experts ne jouera pas un rôle important.
Pourquoi organiser des élections alors ?
En fin de compte, il s’agit d’une théocratie constitutionnelle. Les dirigeants doivent toujours être en mesure de démontrer qu’un certain degré de légitimité et de processus démocratique est pris en compte. Cela signifie que l’Assemblée des Experts doit approuver cette décision et, afin de s’assurer qu’il n’y a pas de résistance ou de surprise de dernière minute, le système a, au fil des ans, éliminé toute personne au sein de l’Assemblée des experts qui pourrait potentiellement contester les décisions de l’État profond.
Pensez-vous que la succession de Khamenei elle-même sera un moment décisif dans l’histoire politique de l’Iran ?
La disparition de l’ayatollah Khamenei serait clairement un moment charnière pour l’Iran. Il est au pouvoir depuis 1989 et a accumulé un pouvoir institutionnel incomparable dans l’histoire politique iranienne depuis Nassereddine Shah — qui a régné de 1848 à 1896 — l’un des rois Qajar les plus puissants. Bien sûr, le Shah était aussi un dirigeant autoritaire et disposait d’un pouvoir énorme, mais il était un monarque constitutionnel et, techniquement parlant, il n’aurait pas dû gouverner. Ce qu’il faisait en termes de microgestion de la politique intérieure et étrangère du pays n’était pas conforme à la Constitution.
Ce que fait Khamenei lui est accordé par le pouvoir constitutionnel. Il a le dernier mot sur toutes les questions d’État. Il peut nommer toutes les personnes clés, qu’il s’agisse du directeur de la télévision d’État, des membres du Conseil des gardiens ou des membres du Conseil de conciliation. Il est également le commandant en chef et nomme tous les commandants clés de l’armée et des gardiens de la révolution. Personne dans le pays n’a actuellement autant de pouvoir et d’expérience dans la gestion des deux côtés du système, civil et militaire. Son absence créerait certainement un vide.
Il n’y a qu’un seul autre point de transition que nous pouvons examiner, en 1989. La différence entre l’ayatollah Khomeini et Khamenei est que Khomeini avait déjà délégué d’énormes pouvoirs à ses subordonnés. Hachemi Rafsandjani était le président du Parlement et le numéro deux du pays. Ali Khamenei était Président de la République. Le fils de Khomeini avait également une grande influence. Personne dans l’entourage de l’ayatollah Khamenei ne bénéficie d’un tel statut et d’une telle expérience. Ebrahim Raïsi, l’actuel Président de la République, n’est même pas pris au sérieux par son propre cabinet. Il n’y a vraiment personne qui puisse venir combler le vide lorsque l’ayatollah Khamenei n’est pas là.
Je dirais de plus que plusieurs des principales caractéristiques de la République islamique sont liées à la personnalité de l’ayatollah Khamenei. Il est arrivé au pouvoir en 1989, au moment où l’Union soviétique commençait à s’effondrer. Dès le début, il a donc estimé que les réformes, en particulier celles qui touchent au cœur du système, étaient dangereuses et pouvaient faire s’effondrer le système tout entier. Les réformes en Iran ont toujours échoué parce que l’ayatollah Khamenei y était intrinsèquement opposé. L’animosité à l’égard des États-Unis est quelque chose de profondément ancré dans sa psyché. Enfin, en tant que jacobin de la Révolution de 1979, il ne croit pas qu’un compromis sous la pression puisse fonctionner. C’est pourquoi, face aux troubles internes, il n’a jamais cédé un pouce.
Son successeur pourrait ne pas avoir une ou plusieurs de ces caractéristiques. Cela aurait des conséquences considérables pour un système qui dépend tellement du sommet du pouvoir. Certains analystes disent que la République islamique est aujourd’hui une pyramide assise sur sa tête.
Une fois que cette tête aura changé, c’est tout le système qui risque d’être ébranlé.
Vous avez mentionné le rôle de son fils Mojtaba au sein du Bureau. Certains ont dit qu’il pourrait peut-être devenir le Guide suprême après Ali Khamenei. Quel serait le coût symbolique de mettre en place un modèle plus dynastique au cas où le fils lui-même prendrait la relève ?
Je doute fort que Mojtaba puisse lui succéder. Je pense qu’il y a un intérêt à s’assurer que la famille de Khamenei puisse rester influente et ne se retrouve pas dans le même état que d’autres pères fondateurs de la République islamique, comme la famille de Rafsanjani, dont les enfants ont été emprisonnés, ou la famille de Khomeini, qui a été complètement mise à l’écart.
J’ai toutefois du mal à imaginer que quelqu’un qui n’a pratiquement aucune visibilité publique, qui n’a jamais exercé de fonction élective et qui est en outre très détesté par l’opinion publique, soit capable de prendre ce rôle et, ce faisant, de supprimer le dernier vestige de légitimité d’un système qui a renversé une monarchie héréditaire.
L’arrangement selon lequel le Bureau resterait en charge avec un Guide de façade est mutuellement bénéfique et permettrait à Mojtaba de conserver sa position d’influence au sein du système.
Pensez-vous que les manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Amini ont changé la société iranienne ou la façon dont l’État traite la société ? Quel sera, selon vous, son impact et pensez-vous qu’il sera durable ?
La répression de ces manifestations a creusé le fossé de l’État et de la société d’une manière qui semble irrémédiable. Il y a eu une série de ruptures au cours des dernières années. La tragédie du vol PS 752, abattu par des missiles de Téhéran en 2020, a également constitué un point d’inflexion. Cela a détruit tous les vestiges de confiance qui existaient entre l’État et la société.
Mais le mouvement Femme, vie, liberté, a mis fin à l’idée que ce régime était réformable. Il a conduit à une situation dans laquelle les deux parties se trouvent dans une impasse absolue : un régime qui a renoncé à la majorité du peuple iranien et la majorité du peuple iranien qui a renoncé au régime. Cela se voit dans les élections, où le régime ne se soucie même plus de maintenir une façade de légalité, tandis que le peuple choisira probablement de ne pas se rendre aux urnes parce qu’elles n’ont plus d’importance.
Une analogie appropriée pour comprendre la situation de l’Iran à la suite de ces manifestations est celle de l’Union soviétique au début des années 1980. Tout comme l’Union soviétique, ce système est en faillite idéologique, dans une impasse politique, incapable de résoudre ses graves problèmes économiques et s’est réduit à un cercle restreint d’incompétents. Contrairement à l’Union soviétique de la fin des années 1980, la République islamique a encore la volonté et la terrifiante capacité de réprimer pour rester au pouvoir. Cela pourrait changer avec le moment charnière dont nous avons parlé précédemment, à savoir le décès du Guide suprême. Pour l’heure, le régime reste trop fort et trop accroché au pouvoir, et son opposition, qu’elle soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Iran, est trop faible et trop désorganisée pour offrir une alternative viable au peuple iranien.
Cela crée une situation qui, à mon avis, est irrémédiable, mais qui pourrait encore durer quelques années.
Vous avez très récemment coécrit le livre How Sanctions Work. Vous y démontrez que « les sanctions ont renforcé l’État iranien, appauvri sa population, accru la répression de l’État et renforcé la position militaire de l’Iran à l’égard des États-Unis et de ses alliés dans la région ». Pourriez-vous expliquer pourquoi ces sanctions n’ont pas fonctionné ? Quelles sont les conclusions à tirer quant à notre approche de l’Iran ?
Il y a deux façons de poser la question de l’efficacité des sanctions, car il ne fait aucun doute que les sanctions ont permis d’infliger des dommages considérables à l’économie iranienne, qui se trouve aujourd’hui au même niveau qu’il y a une quinzaine d’années. Le pays a connu des années de stagflation. Mais les sanctions n’ont pas permis d’atteindre les objectifs stratégiques qu’elles devaient aider à atteindre, tout en ayant des effets secondaires que les décideurs politiques ont souvent ignorés. Elles ont appauvri les principaux agents du changement en Iran, à savoir la classe moyenne du pays. Une classe moyenne hautement éduquée, ouverte d’esprit et pro-occidentale.
Ce faisant, les sanctions ont donné du pouvoir aux hommes les plus durs de la République islamique, possédant des armes et ayant accès aux privilèges de l’État, ce qui leur permet de contourner les sanctions, de tirer profit de la contrebande, de s’approprier des biens sur le marché noir et de développer des liens avec des pays qui ont un impact négatif sur l’Iran et son avenir, tels que des États autoritaires comme la Chine, ou des États kleptocratiques comme la Russie.
Les sanctions sont efficaces dans la mesure où il est possible de les alléger en réponse à des changements politiques réels. L’Iran, dans le cadre de l’accord nucléaire de 2015, a en effet réduit son programme nucléaire et l’a soumis au mécanisme de surveillance le plus rigoureux qui soit. Pourtant, bien qu’il ait respecté ses obligations au titre de l’accord, comme l’a vérifié l’organe de surveillance nucléaire de l’ONU, il a été soumis à une réimposition des sanctions lorsque Donald Trump a retiré les États-Unis du JCPOA en mai 2018.
Existe-t-il d’autres exemples plus récents de l’incapacité des pays occidentaux à utiliser l’allègement des sanctions comme moyen de pression sur la République islamique d’Iran ?
Une expérience plus récente est tout aussi dommageable — si ce n’est plus. L’administration Biden a conclu un accord très étroit avec l’Iran sur la question des détenus, dans le cadre duquel elle a également débloqué 6 milliards de dollars d’actifs iraniens gelés en Corée du Sud et les a transférés à Doha pour permettre à l’Iran de mener des activités de commerce humanitaire. Cet accord a été finalisé à la mi-septembre 2023, mais l’administration Biden a de nouveau restreint l’accès de l’Iran à ces fonds à la suite de l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre.
L’accord conclu entre l’administration Biden et l’Iran n’avait rien à voir avec la politique régionale de l’Iran, il s’agissait d’un accord humanitaire et d’un accord sur les prisonniers. Dans ce cas de figure, ce n’est pas le président Trump qui revient sur les engagements de son prédécesseur, mais le président Biden qui revient sur ses propres engagements, quelques semaines après l’accord. Ce faisant, les États-Unis ont prouvé qu’ils étaient un partenaire de négociation peu fiable et qu’ils changeaient constamment de position.
En raison de l’incapacité de l’Europe à compenser l’impact de la réimposition des sanctions américaines à la suite du retrait de Trump en 2018, malgré le haut degré d’engagement politique en Europe pour sauver le JCPOA, l’Europe s’est également révélée incapable de tenir ses promesses.
Nous sommes dans une situation où les sanctions sont un outil puissant qui a exercé une pression énorme sur l’économie iranienne, isolé le pays et l’a poussé dans les bras de la Russie et de la Chine, appauvri la classe moyenne iranienne, renforcé et enrichi les Gardiens de la révolution, mais sont également devenues quasi permanentes dans le sens où l’Occident est incapable d’offrir un allègement efficace et durable des sanctions. C’est la raison pour laquelle les sanctions ont échoué, car non seulement elles n’ont pas permis d’atteindre les objectifs stratégiques qu’elles étaient censées contribuer à réaliser, mais elles sont également presque impossibles à lever, en dépit des volontés politiques de le faire.
Après le début de la guerre à Gaza, les Houthis ont été particulièrement actifs en menant des attaques dans la région de la mer Rouge, ciblant la marine américaine avec des missiles balistiques anti-navires. Comment définiriez-vous aujourd’hui les relations entre l’Iran et les États-Unis ? Quelle est l’influence des Iraniens sur les Houthis ?
Si l’on place les relations de l’Iran avec ses partenaires et mandataires dans la région sur un spectre, on trouve d’un côté le Hezbollah, dont les relations avec l’Iran s’apparentent à celles des alliés de l’OTAN — une confiance absolue, un haut degré de coordination, un partage d’informations et même une délégation de responsabilités — et de l’autre les Houthis, qui ne sont pas vraiment des mandataires de l’Iran, qui ignorent depuis longtemps les conseils de Téhéran et qui sont très indépendants.
L’Iran est complice des attaques menées par les Houthis en mer Rouge, car il leur a apporté un soutien financier et militaire, et même un soutien en matière de renseignement pour les aider à cibler leurs attaques. Mais cela ne signifie pas que l’Iran contrôle ce que font les Houthis. Je pense que c’est une arme à double tranchant pour les Iraniens, car s’ils peuvent facilement nier de façon relativement plausible une implication directe dans les attaques des Houthis, le revers de la médaille, c’est que les Houthis pourraient prendre des mesures qui mettraient l’Iran dans l’embarras.
De même, je pense que les Iraniens n’étaient pas mécontents qu’un membre de « l’axe de la résistance » lance une riposte significative contre Israël et les États-Unis, et pas seulement une action symbolique comme des tirs de roquettes et de missiles sur des installations américaines très bien gardées ou à proximité de celles-ci, sans avoir l’intention de tuer quelqu’un ou de lui infliger des dommages significatifs.
Il s’agissait, dans le cas des attaques des Houthis, d’interrompre la libre circulation des marchandises sur une voie navigable importante. Mais en même temps, ils ont probablement peur que les Houthis n’entreprennent une action qui mettrait Téhéran dans une position très inconfortable — surtout s’il y a des morts et des blessés parmi les forces militaires américaines ou occidentales présentes dans les eaux de la mer Rouge en ce moment même.
La réalité est que les Houthis ne peuvent pas être dissuadés. Il suffit de regarder l’expérience des huit années de conflit contre la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. Tous les efforts déployés pour amoindrir leurs capacités et les dissuader ont abouti au résultat suivant : les Houthis sont aujourd’hui plus puissants et peuvent même projeter leur puissance depuis le golfe d’Aden jusqu’à la mer Rouge et les côtes d’Israël.
Il ne s’agit pas d’un problème qui aurait une solution militaire. Attendre de l’Iran ou de la Chine qu’ils règlent le problème n’est pas, je pense, la bonne façon de l’aborder. La meilleure façon de l’aborder est d’éliminer la cause immédiate de ces attaques, à savoir la guerre à Gaza.
Certains affirment que le cessez-le-feu entre les Houthis et l’Arabie saoudite est lié aux relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Qu’en pensez-vous ?
Je n’y crois pas. Un haut fonctionnaire iranien qui participait aux négociations entre l’Iran et l’Arabie saoudite qui ont abouti à la normalisation des relations m’a dit que lorsqu’il s’est rendu à Bagdad pour entamer ces négociations en 2021, les Houthis ont considérablement intensifié leurs attaques contre l’Arabie saoudite, juste pour rappeler aux Saoudiens qu’ils n’étaient pas un mandataire de l’Iran, et que si l’Iran cherchaient une désescalade avec l’Arabie saoudite, cela ne signifierait pas que les Houthis suivraient le mouvement.
Je pense que la meilleure métaphore pour comprendre la relation entre l’Iran et les Houthis est automobile : l’Iran n’a pas les mains sur le volant, ni le pied sur le frein — il a le pied sur l’accélérateur. Il peut encourager ou décourager les Houthis. Mais il ne peut pas vraiment les arrêter ou changer la direction de leurs actions.
Les calculs des Houthis sont principalement motivés par la dynamique de la guerre au Yémen, qui est avant tout une guerre civile et, dans ses ramifications extérieures, un conflit régional. Mais il semble que l’Arabie saoudite et les Houthis aient atteint un stade d’épuisement dans la guerre et que, que l’Iran le veuille ou non, ils s’orientent de toute façon vers une désescalade.
Après la visite du général à la tête de la force Force Al-Qods, Esmael Qaani, à Bagdad fin janvier, les attaques contre les troupes américaines ont diminué en Irak et en Syrie et même cessé pendant quelques semaines. Téhéran a-t-il utilisé son contrôle sur les milices pour provoquer une désescalade ? Comment la relation entre Téhéran et les milices chiites a-t-elle évolué au cours des premiers mois qui ont suivi le début de la guerre à Gaza ?
Ces milices chiites en Irak se situent entre les deux extrémités que j’ai décrites sur ce spectre. Il y en a une multitude. Elles n’obtiennent pas toutes le même degré de soutien ni n’ont le même degré de coordination avec les Iraniens. Une autre différence entre les Hashd al-Shaabi en Irak et les Houthis au Yémen est que les Hashd al-Shaabi fait partie du gouvernement irakien et, techniquement parlant, sont sous la direction du Premier ministre. Elles sont responsables vis-à-vis du gouvernement irakien — alors que les Houthis ne sont responsables qu’envers eux-mêmes.
À la suite de l’assassinat de trois militaires américains en Jordanie en janvier, les représailles américaines ont été plus sévères que ce à quoi s’attendaient les Iraniens et les Irakiens. Le gouvernement irakien ne voulait pas d’une escalade plus importante, il a donc fait pression sur l’Iran qui, à son tour, a fait pression sur ces groupes pour qu’ils fassent un pas en arrière. Cela démontre que, contrairement aux Houthis, le contrôle des groupes irakiens — lorsqu’il résulte d’une approche coordonnée entre l’Iran et l’Irak — est beaucoup plus efficace.
Le Front de résistance islamique a été créé à la suite de l’assassinat de Soleimani et d’Abu Mahdi Al-Muhandis en janvier 2020 par l’administration Trump afin d’accroître le degré de coordination entre ces groupes, qui était auparavant assuré principalement par Al-Muhandis. Il s’agissait essentiellement d’un mécanisme visant à compenser son absence en tant que plaque tournante entre ces différents groupes, ce qui a eu pour avantage de brouiller les pistes et de rendre difficile de comprendre lequel de ces groupes individuels était à l’origine d’une attaque spécifique.
Comment expliquez-vous la pause dans les attaques contre les États-Unis et leurs alliés en ce moment ? Pensez-vous qu’elle puisse durer ?
La situation actuelle est une pause tactique momentanée, car si l’on considère l’impératif tactique à court terme et les objectifs stratégiques à moyen et long terme, rien ne suggère que ces attaques cesseront à court terme.
La raison pour laquelle ces groupes ont mené ces attaques est que le cadre idéologique qui rassemble tous les membres de « l’axe de la résistance » est la cause palestinienne. Compte tenu de la pression exercée sur les Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie, la crédibilité de ces groupes se trouverait remise en cause s’ils restaient les bras croisés. Ils peuvent faire une pause tactique, mais s’arrêter complètement serait préjudiciable à leur propre image et à leurs propres soutiens à l’intérieur des différents pays.
L’objectif ultime de l’Iran et de ses alliés régionaux est d’évincer les États-Unis en particulier de l’arrière-cour de l’Iran en Irak et en Syrie. Il est logique, à court terme, de donner au système politique irakien l’espace nécessaire pour essayer de déterminer s’il existe un moyen de concrétiser cet objectif. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles nous avons constaté une diminution des attaques. Je pense que ce n’est qu’une question de temps avant qu’elles ne reprennent.
Cette situation, tout comme celle des Houthis au Yémen, n’a pas de solution militaire. Les États-Unis ont tué de hauts commandants du Hashd al-Shaabi au cours des dernières semaines — en commençant bien sûr par Abu Mahdi al-Mohandes en 2020. Lorsque les États-Unis occupaient l’Irak, ils ont également emprisonné et tué un grand nombre de dirigeants et de membres actifs de ces milices. Ils n’ont cependant pas pu mettre fin à l’insurrection et ont fini par quitter l’Irak en 2011.
L’Iran ne peut pas non plus être dissuadé facilement. Rappelons que les États-Unis avaient 180 000 soldats de part et d’autre de la frontière iranienne dans les années 2000, en Irak et en Afghanistan. Pourtant, à cette époque, l’Iran développait rapidement son programme nucléaire et envoyait des engins explosifs improvisés en Irak pour tuer des Américains.
De même, après l’assassinat de Soleimani, les attaques contre les forces américaines en Irak se sont multipliées au point que le secrétaire d’État Pompeo a envisagé en 2020 de fermer l’ambassade des États-Unis en Irak. L’idée que l’escalade « coup pour coup » pourrait rétablir la dissuasion ou dégrader les capacités de ces groupes au point de les neutraliser relève de la pensée magique.
Après les pourparlers entre l’Iran et l’Arabie saoudite sous médiation chinoise, pensez-vous que cette sorte de détente a modifié durablement certains aspects des relations iraniennes ou saoudiennes ?
La vision que les Saoudiens ont de l’avenir ressemble beaucoup au passé, en ce sens qu’elle ramène les relations à 2016, lorsque l’Iran et l’Arabie saoudite avaient des relations diplomatiques, tout en étant des rivaux stratégiques. Il s’agit donc en effet davantage d’une détente que d’un rapprochement. Nous avons assisté à un degré élevé de contact entre les armées des deux pays, mais rien de tout cela ne s’est traduit par la mise en place d’une relation fondamentalement différente. Par exemple, on ne voit pas l’Iran s’engager dans des initiatives visant à réfléchir à la manière de mettre fin à la guerre à Gaza et à l’avenir du conflit israélo-palestinien, dans le cadre des discussions menées par les Saoudiens, que ce soit avec les pays du Conseil de coopération du Golfe, la Jordanie, l’Égypte ou d’autres parties prenantes.
De même, les liens économiques entre les deux pays n’ont pas évolué près d’un an après la normalisation. Cela s’explique par le fait que les sanctions américaines font obstacle et que les Saoudiens, contrairement aux Émiratis, ne sont pas en mesure de contourner les sanctions américaines. Fondamentalement, il s’agit simplement de revenir à une situation où les deux pays n’étaient pas à couteaux tirés, mais il ne s’agit pas d’un point d’inflexion dans leurs relations.
Pensez-vous qu’en cas de réélection, la politique de Donald Trump à l’égard de l’Iran serait une reprise de la politique du premier mandat de « pression maximale » ? Quelles pourraient être au contraire les différences avec son premier mandat ?
Un second mandat de Trump serait encore plus hostile que le premier. Le président sera guidé par son désir de conclure un accord avec les maîtres négociateurs que sont selon lui les Iraniens et, ce faisant, de prouver qu’il est plus intelligent qu’eux. Il sera toutefois entouré de conseillers qui sont idéologiquement hostiles à un accord mutuellement bénéfique avec ce qu’ils perçoivent comme un régime diabolique. Alors que l’Iran est du mauvais côté des deux conflits dans lesquels les États-Unis sont engagés — la guerre en Ukraine et la guerre à Gaza — et qu’il a tiré sur son propre peuple dans les rues lors des manifestations de 2022, il est très difficile d’imaginer que quelqu’un dans une future administration Trump soit réellement disposé à trouver un arrangement avec la République islamique.
Par ailleurs, les personnes impliquées dans un éventuel second mandat de Trump arrivent avec un programme précis, contrairement au premier mandat. Ils semblent avoir fait le calcul suivant : la seule raison pour laquelle la pression maximale n’a pas fonctionné est qu’elle n’a pas été pleinement mise en œuvre et qu’elle n’était pas suffisamment maximale. Ils pensent que s’ils mettent en œuvre une « pression ultime », cela fonctionnera, comme par magie.
De plus, il y a un passif sanglant entre la République islamique et Trump. L’Iran tient Donald Trump pour responsable de l’assassinat de Soleimani et a essayé pour cette raison de l’assassiner au cours des quatre dernières années. Il existe des complots actifs contre Trump et les fonctionnaires de son administration responsables de l’assassinat de Soleimani.
Si la porte de la diplomatie est entièrement fermée et que la perception de la menace par l’Iran augmente considérablement avec une administration américaine beaucoup plus hostile — étant donné que le programme nucléaire est au bord de la militarisation — je pense qu’il est tout à fait possible qu’ils décident de franchir le Rubicon et de développer la dissuasion nucléaire comme stratégie clef pour protéger le système contre Trump. Nous pourrions alors assister à une répétition de ce qui s’est passé avec la Corée du Nord sous l’administration Bush, lorsque le mieux devient l’ennemi du bien, en sapant le JCPOA qui, s’il n’était pas parfait, permettait au moins de contenir le programme nucléaire iranien. Aujourd’hui, nous créons une situation dans laquelle l’Iran est conduit à penser que la seule façon d’avancer est de développer des armes nucléaires.
Enfin, même si le président Biden est réélu, la diplomatie avec l’Iran restera assez difficile. Nous nous trouverons dans une situation où les États-Unis auront presque complètement épuisé les sanctions à leur disposition, alors que l’Iran aura beaucoup plus de poids qu’en 2015, parce que son programme nucléaire a considérablement progressé depuis, et que la Russie et la Chine ne seront plus du côté occidental pour faire pression sur l’Iran. Dans cette situation, il est très difficile d’imaginer que l’Occident puisse obtenir un accord qui soit plus facile à vendre à au Congrès à Washington et donc plus durable.
L’Iran a annoncé qu’il fournirait des missiles balistiques de moyenne portée à la Russie dans le cadre de la guerre en Ukraine. Comment expliquez-vous cette annonce et cette décision ? Si ces missiles étaient utilisés contre l’Ukraine, cela ne serait-il pas considéré comme une escalade majeure et probablement comme une étape vers l’impossibilité de conclure tout accord avec les Européens ou les alliés occidentaux ?
Vous vous souvenez peut-être que dans le cadre de l’accord tacite entre l’Iran et les États-Unis, l’année dernière, l’Iran avait accepté de ne pas donner de missiles balistiques à la Russie. Il s’agissait, bien entendu, d’une contrepartie aux incitations offertes par les États-Unis : un répit économique sous la forme d’un accès aux avoirs gelés de l’Iran et une application relativement laxiste des sanctions pétrolières à l’encontre de l’Iran.
Tout cela s’est évaporé du jour au lendemain lorsque le Hamas a attaqué Israël. Si vous êtes assis à Téhéran, le calcul coût-bénéfice tend alors à pencher en faveur de l’option de la coopération avec la Russie. En effet, la Russie s’est avérée relativement fiable, a protégé l’Iran au Conseil de sécurité et a promis de fournir à l’Iran le type d’assistance militaire que presque aucun autre pays au monde n’a mis sur la table. D’un autre côté, les Européens, même dans les périodes les plus engagées, n’ont jamais vraiment donné quoi que ce soit aux Iraniens.
Je dis toujours aux décideurs politiques de Washington qui ne connaissent pas l’Iran qu’il ne s’agit pas d’une mentalité bizarre, mais d’une mentalité de bazar. Il s’agit toujours de savoir ce que l’on peut obtenir en retour. Lorsque les Iraniens voient un Occident qui les a diabolisés, qui les a isolés, qui leur a infligé toutes les sanctions possibles et ne leur a offert aucune incitation positive, ils en viennent à la conclusion qu’il n’y a aucune raison qu’ils se retiennent d’aider la Russie, qui s’est en fait révélée être un ami relativement fiable.
La Chine continue d’importer du pétrole d’Iran, même à des prix réduits ; la Russie a augmenté son commerce avec l’Iran et a promis des avions de chasse SU-35 et des systèmes de défense antimissile S-400. L’équation est assez claire dans l’esprit de nombreux Iraniens.
Nous voyons les conséquences de l’absence de contacts diplomatiques entre l’Iran et l’Occident, car il était probablement possible de trouver une formule dans laquelle l’Iran continuerait à s’abstenir de donner des missiles balistiques à la Russie, si les Européens étaient désireux et capables de lui fournir des incitations significatives.
Quel type d’incitation les Européens pourraient-ils avoir ?
Les Européens disposent d’un outil de dissuasion, qu’ils ont d’ailleurs menacé d’utiliser dans le passé, à savoir la remise en place des sanctions de l’ONU contre l’Iran au titre de la résolution 2231, si l’Iran a effectivement transféré des missiles balistiques à la Russie. Le calcul iranien est probablement que, dans une année où les États-Unis organisent leurs élections, où les Européens sont accaparés par la guerre en Ukraine et où Israël est accaparé par la guerre contre le Hamas, personne n’est prêt à aller jusqu’à remettre en oeuvre les sanctions de l’ONU, ce qui amènerait les Iraniens, ont-ils prévenu, à se retirer du Traité de non-prolifération.
En plus de toutes les crises auxquelles l’Occident est confronté en ce moment, nous aurions une crise nucléaire majeure sur les bras. Les Iraniens ont donc probablement calculé que cette année était l’occasion de prendre des mesures provocatrices comme celle-ci.
Nous avons parlé de toutes les impasses auxquelles nous sommes confrontés. S’il existe une voie diplomatique, sur quels sujets devrions-nous nous concentrer ?
Nous avons vécu différentes expériences au cours des dernières années et nous devrions en tirer les leçons. L’une de ces leçons est que les accords transactionnels étroits entre l’Iran et l’Occident dans le contexte plus large d’animosité entre les deux pays sont par nature instables et fragiles.
Si nous voulons parvenir à un accord qui survive à l’épreuve du temps et aux aléas de la géopolitique dans cette région, il ne peut s’agir d’un accord étroit, uniquement nucléaire ou uniquement régional. Il doit prendre en compte différents éléments. Il se peut qu’il ne soit pas un grand accord total. Mais je pense que l’expérience que les États-Unis ont eue avec l’Iran l’année dernière est très révélatrice : pour la première fois, il ne s’agissait pas d’un accord étroit sur une seule question, mais d’un accord sur plusieurs points différents : un accord sur les détenus, un accord humanitaire, un accord sur le programme nucléaire iranien, un accord sur le transfert par l’Iran de missiles balistiques à la Russie, un accord sur les attaques menées par les mandataires et les partenaires iraniens dans la région contre des intérêts américains. Il s’agissait d’une compréhension globale et je pense que c’est la bonne approche pour l’avenir.
La deuxième leçon à tirer est que l’Occident doit trouver le moyen d’offrir des incitations à l’Iran, car cela a des implications au-delà de la région. D’autres adversaires, comme la Corée du Nord, le Venezuela ou la Russie, regardent cette expérience et constatent l’incapacité à offrir un allègement significatif des sanctions.
Enfin, il est difficile de savoir comment gérer les implications politiques internes des relations avec des régimes comme celui de Téhéran, ce qui a limité l’espace politique et diplomatique dont disposent les décideurs aux États-Unis. Depuis les manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Amini, les Européens sont également confrontés à des restrictions similaires. C’est un problème auquel il faut pouvoir trouver des solutions, car la diplomatie consiste à traiter avec des ennemis qui ont des comportements terribles ; pas avec les amis avec qui nous sommes d’accord.
Or la diplomatie a souvent produit des solutions meilleures, plus durables et moins coûteuses que d’autres outils. Telles sont quelques-unes des leçons dont nous devrions nous souvenir alors que nous essayons de tracer la voie à suivre.
Sources
- Si le concept d’État profond a fait l’objet de recherches approfondies en Turquie (derin devlet), il reste relativement peu étudié et appliqué à la République islamique d’Iran, sinon dans les travaux d’Alex Vatanka et de Sanam Vakil, présentés notamment dans “How Deep Is Iran’s State ? The Battle Over Khamenei’s Successor.” Foreign Affairs 96, no. 4 (2017) : 155–61. http://www.jstor.org/stable/44823902 » et dans un rapport de la Hoover Institution de 2020, « The Iranian Deep State : Understanding The Politics Of Transition In The Islamic Republic » https://www.hoover.org/research/iranian-deep-state«