Au mois de novembre 2024, à la tête d’une importante délégation, le président Emmanuel Macron a été reçu par le roi du Maroc dans le faste d’un pays qui illustre particulièrement la multiplicité des options qui s’offrent à l’Afrique.
Avec la zone continentale africaine de libre-échange qui se met en place et la façade atlantique du Sahara occidental que le président français a consacré marocain, Rabat est la capitale d’un pays-hub. Pendant qu’on y signait des protocoles gouvernementaux durant la visite française, Japonais et Chinois confirmaient à Tanger leurs giga-factories destinées à fournir en véhicules de nouvelle génération l’Afrique et bien sûr l’Union européenne.
Ces mutations technologiques, l’aspect hybride des alliances, l’accélération des modes de guerre sont autant de bifurcations africaines en intersection avec un monde restructuré autour des Super États. Les généraux marocains ont observé la place déterminante de l’Allemagne dans l’approvisionnement d’Israël en matériel de guerre. Leur ambition est de voir de nouveaux partenaires comme Berlin conforter les fabriques israéliennes de drones et d’équipements de surveillance. Les secteurs d’activités peuvent se rejoindre mais aussi générer de nouveaux arrivants improbables il y a peu, comme l’industrie militaire turque.
La typologie des bifurcations est délicate à établir car il s’agit plus d’un processus que d’un choix, plus de passages d’un déséquilibre à un autre que d’étapes fixes de transformation.
Les travaux liés à la pensée de Bruno Latour sont éclairants pour mieux saisir la machine molle de la bifurcation. Le concept de bifurcation, par exemple s’avère pertinent pour analyser le passage de la théologie à la sociologie 1, la redéfinition de champs hautement immatériels et pourtant contigus. La bifurcation n’est pas simplement un changement de direction ou une voie alternative : c’est la route empruntée elle-même qui change pendant que l’on se déplace sur celle-ci. Le plus court chemin pour aller d’un point à un autre a cessé d’être la ligne droite 2.
Bien avant ce retour de la bifurcation comme exercice de pratique théorique, le grand auteur de la Sociologie des Brazzavilles noires, adepte des temps multiples et simultanés, Georges Balandier, « s’inspirait de la terminologie de la théorie des systèmes dynamiques pour faire usage du terme de bifurcation : l’idée de bifurcation […] limite l’emprise des déterminismes sociaux, permet de situer des points de liberté, d’identifier des possibles. Les sociétés de la modernité la plus activée commencent à être considérées comme des sociétés de bifurcation. » 3
L’Afrique n’est pas en régression. Elle démontre un peu plus depuis quelques années davantage sa capacité à diverger d’un schéma unique et simple. Nous postulons que chacune des composantes de l’entité Afrique fabrique des bifurcations qui empruntent la voie de la transversalité en usant, sans s’y perdre, de la topologie molle du monde que les BRICS sont en train de réinventer.
Ce sont ces possibles qui sont ici présentés et les configurations — au sens de Norbert Elias — qui leur offrent leur cadre de réalisation 4.
1 — Paysages après la bataille : de l’Eswatini à l’Éthiopie
L’année 2023 avait amorcé la sortie du paysage imaginaire qui subsistait du partage de l’Afrique institué à Berlin en 1884.
Le royaume parfois oublié du Swaziland, devenu Eswatini, veut tourner la page du mode post-colonial et britannique en transformant son modèle de pouvoir et en modernisant la société. Il tente de passer d’un régime dynastique à une start-up nation en choisissant une économie tournée vers l’exportation et favorable théoriquement à l’investissement étranger. Ce n’est pas l’effet d’une révolution culturelle institué par le monarque polygame du Swaziland, mais plutôt une conséquence de la guerre entre la Russie et l’Ukraine qui a considérablement augmenté le coût des intrants de l’agriculture, et en aval des produits alimentaires, de la bière, etc. À Mbabane, capitale de l’Eswatini, comme à Lagos, l’inflation passe à deux chiffres. Dans les deux cas, elle pénalise une population déjà pauvre et jeune. Le roi Mswati III a fait le tour du monde pendant 16 mois à la recherche d’investisseurs pour sortir du marasme rural son pays qui a pourtant de belles potentialités minières et énergétiques. New York, Singapour, Taiwan, Tunisie, Rwanda (qui est le porte-drapeau africain du Commonwealth), Indonésie, Bangladesh, Qatar, et les Émirats Arabes Unis. Ni la Chine, ni l’Union européenne, ni même l’ancienne puissance tutélaire, la Grande-Bretagne, ne se trouvaient sur l’agenda royal.
Cecil Rhodes, l’architecte de la route du Cap au Caire, avait isolé l’enclave des Swazi de la turbulente république des Boers qui le haïssait. L’Eswatini d’aujourd’hui ferme les yeux sur le passé raciste de la République sud-africaine et importe 80 % de son énergie d’Afrique du Sud et du Mozambique. Le nouvel État sait que le modèle de production électrique sud-africain Eskom — qui est une création de l’apartheid — est à bout de souffle, secoué par des scandales à répétition qui prennent vite une tournure raciale. Le pays ambitionne d’inverser les flux énergétiques et de vendre de l’électricité à partir des énergies renouvelables à l’Afrique du Sud.
Il entend bénéficier de la dynamique numérique de l’organisation régionale, la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), qui veut développer les communications avec un relais de satellites à basse trajectoire orbitale. L’Union douanière d’Afrique australe (SACU), qui a favorisé les échanges du cône sud de l’Afrique, offrira de nombreux avantages aux investisseurs qui choisissent l’Eswatini pour son régime fiscalo-douanier, mais ils pourront aussi bénéficier d’exemptions pour leur commerce avec le reste du monde durant 10 ans. La guerre européenne a produit un choc et a révélé aussi que la puissance de l’ex-URSS n’était pas négligée par toute une partie de l’Afrique qui en dépendait, du Mali à l’Ouganda.
La résolution des problèmes de centralisation politique et de poursuite de la croissance économique semble également pouvoir emprunter à la nouvelle guerre européenne. L’Éthiopie, l’un des rares tigres africains, aidée par sa puissante communauté installée aux États-Unis et forte de ses contacts avec le Golfe persique, est passée à une gestion encore plus agressive du pouvoir que lors de l’ère Meles Zenawi. Lors du « Scramble for Africa » du XIXe siècle, l’empire abyssin était parvenu à garder son autonomie en battant à plate couture l’envahisseur italien.
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed en 2018 5, la volonté hégémonique du pouvoir central est sans équivalent. Le FMI avait loué l’ouverture de l’économie et la libéralisation politique que promeut le nouveau régime. Mais après avoir reçu le prix Nobel de la paix en 2019, Abiy Ahmed a mené quatre guerres internes 6 qui bouleversent la fragile unité de son pays — sans perdre la confiance de l’Occident. Il vise à présent l’accès à la mer Rouge et le contrôle d’une bonne partie des eaux du Nil. Cette dilatation aquatique du vieil empire éthiopien procurerait à l’Éthiopie une plus grande autonomie énergétique et commerciale, de même que le petit royaume de l’Eswatini veut valoriser son accès au monde global. Mais alors que ce dernier joue l’environnement régional et la subordination à l’investissement direct étranger, l’Éthiopie d’Abiy Ahmed préfère se détacher de ses remuants voisins et n’entend pas se soumettre à des créanciers occidentaux. L’adhésion aux BRICS le fait monter dans la cour des grands et le soustrait aux regards de Washington 7 quand les massacres de civils prennent trop d’ampleur.
La bifurcation des années Abiy doit beaucoup à la contradiction entre le programme de libéralisation par les marchés et la volonté de soumettre les fiefs ethniques et politiques qui constituent l’empire. Le Covid-19 et l’instabilité dans le pays Oromo 8, antérieure à l’arrivée d’Abiy au pouvoir, ont diminué les réserves en devises et précipité l’Éthiopie dans le défaut de paiement des Eurobonds en décembre 2023. La présence navale de son pays dans la Mer Rouge permet au Premier ministre d’affirmer que la souveraineté passe avant la solvabilité. Voilà qui renverse en profondeur les canons dominants de l’ordre occidental. La France flatte le chef de guerre éthiopien dans ce sens ; il sait qu’il aura l’appui de la Turquie et des Émirats Arabes Unis, ses amis qui lui apportent armes, munitions et ressources financières. À l’échelle supérieure, l’adhésion aux BRICS permet de compter sur plusieurs parrains quand viendra l’heure de la restructuration de la dette.
2 — Au Sahel, le chapitre de la déconstruction
Trois États du Sahel, le Burkina, le Mali, et le Niger, confrontés à de longues insurrections armées, rompent avec l’ex-puissance coloniale et quittent au début de 2024 l’organisation régionale de la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
La rupture est bien sûr présentée comme un désastre pour les populations de cet ensemble, mais on oublie que la CEDEAO est aussi une bureaucratie inefficace. L’ordre postcolonial recentré sur l’éradication du terrorisme au Sahel avait déjà subi des soubresauts avec les refus du Mali et du Burkina Faso de poursuivre la coopération militaire dans le cadre du G5, création militaro-politique inefficace de Paris mais mollement soutenue par l’Union et les États membres de l’OTAN. La colère française après la déchéance de Bazoum au Niger s’est traduite par l’escalade des intimidations de la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Durant les mois d’août et de septembre 2023, la menace d’une agression militaire contre le Niger à partir du Nigéria et du Bénin et avec des contingents de pays de l’UEMOA a été agitée. Si, depuis, la présence militaire française s’est renforcée au Bénin, à Natitingou en particulier, le Niger a pour sa part considérablement élevé son niveau de défense anti-aérienne et ses capacités de bombardement et d’observation par drone. Tous ces moyens lui ont été fournis par la Russie, la Turquie et l’Iran.
Le statu quo militaire actuel entre la CEDEAO et le Niger montre l’impéritie politique de l’organisation sous-régionale mais aussi l’aspect nocif des sanctions économiques qu’elle avait décidé sans tenir compte de leur impact. En effet, les sanctions de la communauté internationale et de la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) à l’encontre du Niger ont eu de lourdes conséquences économiques pour le Bénin, du fait de la fermeture des frontières entre les deux pays. Le Bénin a enregistré notamment une baisse de ses revenus portuaires, à la suite de l’arrêt du transit de marchandises qui passaient par ses ports vers le Niger. L’oléoduc géant reliant le sud-est du Niger à la côte béninoise, censé permettre à partir de janvier la commercialisation du pétrole brut nigérien sur le marché international a pu être édifié grâce à la Chine mais reflète bien là aussi la volonté de l’hinterland africain de s’affranchir de la barrière du cordon postcolonial des États côtiers.
De plus, le Niger n’est plus seul : il se trouve désormais intégré dans une triple alliance avec le Burkina et le Mali. Sur les quinze pays membres de la CEDEAO, quatre sont désormais dirigés par des militaires arrivés au pouvoir par des coups d’État depuis 2021 : le Mali (2021), la Guinée (2021), le Burkina Faso (2022) et le Niger (2023). L’Alliance des États du Sahel (Niger, Mali, Burkina-Faso) confrontée aux Groupes Armés Terroristes a substitué la Russie, la Turquie, les Émirats Arabes Unis à la France et aux Etats-Unis. Le Tchad et le Royaume du Maroc considèrent ce nouvel ensemble sahélien comme un partenaire naturel et politique pour la réalisation d’un nouvel ordre au Sahel.
L’élargissement des pays africains hors des aires fixées par les empires coloniaux comme la zone Franc est en marche. Il a été accéléré par les réflexes archaïques de Paris dans la manipulation des instruments de la domination monétaire. Ainsi la Banque Centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) s’est trouvée en première ligne pour étouffer financièrement le Niger et l’empêcher d’accéder aux ressources du marché des titres de l’UEMOA. C’est un coup d’État monétaire des fonctionnaires de la Banque centrale régionale : la fiction de la continuité de l’ordre CFA — alors que les pays de l’UEMOA auraient choisi de renommer leur monnaie Éco — reste vivace car la nomenklatura qui table sur la soumission à la France se débat pour survivre. En outre, la pertinence des politiques du FMI et de la BCEAO est définitivement remise en cause par la population mais aussi par les nouvelles classes dominantes africaines, auxquelles les élites martiales installées au pouvoir sont à présent intégrées.
Finalement, la nouveauté au Niger n’est pas l’arrivée d’une junte qui repartira dans les casernes comme auparavant, mais la dissipation de la croyance aux solutions proposées par l’Union et l’UEMOA.
Ce phénomène n’est pas seulement sahélien. L’ensemble du continent expérimente la déconstruction des codes politiques et économiques unanimistes qui avaient remplacé la canonnière et le travail forcé. Cette matrice de l’extraversion était plus ou moins inspirée du consensus de Washington : celui-ci a été remis en cause avec la diminution du poids politique et militaire de l’Occident face à la Russie mais aussi à cause des insurrections sahéliennes. De même, la scénographie de la relation de la France avec l’Afrique s’est complètement disloquée sous le mandat d’Emmanuel Macron. Paris organisait les sommets de plus en plus courus par les chefs d’État du continent, y compris les non-francophones et poursuivait son action rhizomique 9 sous l’enseigne de la Françafrique. Cette époque est révolue. Paris et Bruxelles ont cessé d’être les capitales où l’Afrique pouvait trouver légitimité, assistance financière, soutien militaire et diplomatique, souliers uniques ou montres de prestige. Tout n’est que rebuffades, mesquinerie, indécisions et dégradations des conditions d’hospitalité pour les gouvernants africains — que ces contradictions ont convaincu à l’inverse des avantages comparatifs de leurs nations et de l’enjeu stratégique du continent. L’Alliance des États du Sahel — au-delà de la trilatérale du défi entre Mali, Niger et Burkina — recompose la carte de la zone Franc (PAZF).
3 — Le temps des Super-États
Pour les pays africains, l’heure est aux relations avec les Super-États 10 comme les États-Unis, l’Inde, la Russie et la Chine.
Ces mégastructures veulent peser dans ce qui est devenu l’Afrique hyper-continentale — baignée par la Méditerranée, canal des migrations vers l’Italie, par l’Atlantique qui fait face aux Amériques, et par l’Océan indien, qui a détrôné le Pacifique. La cérémonie du sommet avec les Super-États est devenue incontournable et la photo avec Poutine est un gage de popularité pour un président africain. Comme à la grande heure de la compétition entre l’Union soviétique et les États-Unis, les sommets font de la surenchère dans le décorum, les annonces, la mise en scène, les cadeaux, loin de la pingrerie ou de la simplicité de mauvais aloi des capitales européennes. Mais la rivalité n’est plus la même que dans les années 1960, car le monde à présent est au moins quadripolaire : il ne s’agit plus de l’affrontement de systèmes idéologiques mais de contours géopolitiques à dessiner avec souplesse et à adapter en fonction de chaque configuration des partenariats. Peu nombreux, les Super-États se définissent comme des sociétés complexes déployées sur de vastes territoires et avec un seuil de population de plusieurs centaines de millions de personnes qui utilisent principalement des technologies numériques.
L’Afrique, sans en avoir la force militaire et l’intensité de déploiement, peut être appréhendée globalement comme un Super-État. Au Nigéria, un mastodonte du continent, les États du sud du pays ressemblent au Gujarat que chérit le Premier ministre Modi. C’est une place d’attraction pour les technologies numériques mais aussi une terre d’émigration pour ses habitants qui n’ont pas réussi. Aussi importants et mondialisés que soient ces espaces économiques par rapport à la monade de la nation, ils dépendent encore étroitement de leurs voisins locaux au niveau sous-gouvernemental — pour reprendre une expression issue de la littérature grise de la Banque mondiale — qui sont plus pauvres, sans avantages comparatifs connus. Toutes ces disparités et l’hétérogénéité des niveaux de coopération des Super-États, en particulier dans le cas de la Chine, se révèlent adéquates pour traiter d’échanges universitaires, de BTP ou d’accords de circulation des personnes dans certains domaines. Il faut par ailleurs, afin de retrouver une ligne directrice et de formuler une vision partagée, exalter le rôle de la haute diplomatie des sommets où les Super-États essaient de convaincre chacun des pays africains de ne pas insulter l’avenir.
Il reste encore difficile de donner un contenu à ces futurs qui pourtant se décident à présent, et de trouver la bifurcation qui assure une trajectoire favorable. L’Afrique est la dernière frontière de la consommation de masse, à commencer pour les produits alimentaires. Mais Carrefour, bien qu’il polarise la colère des manifestants à Dakar, attire plus les classes moyennes que les supermarchés chinois où le cuiseur de riz reste cher en FCFA et où la bière du pays manque. Ce n’est donc pas le segment recherché par les Super-États. Ils cultivent davantage l’accès aux ressources stratégiques abondantes de l’Afrique dans un climat de compétition. Leurs partenaires « autochtones » ne sont plus invisibles sur la scène mondiale. Celle-ci est animée à présent par la République sud-africaine mais aussi par le Maroc ou la RDC. Cette visibilité et les conditions d’énonciation renouvelées de la souveraineté des États africains ne sont pas automatiquement les gages d’une solidité institutionnelle et sociale à toute épreuve. Certes, pour les Super-États, il est important de savoir si dans dix ans les investissements réalisés seront protégés. Le maintien de la paix intérieure et l’évitement des conflits armés entre pays africains sont les conditions de cette police des mœurs que joue chaque Super-État — mais selon des répertoires truffés de chausse-trappes… Les bifurcations ouvrent le champ des possibles mais peuvent aussi mener à des pistes impraticables.
4 — Dans l’interrègne géopolitique
Dès le début de l’année 2024, en dépit des guerres en Ukraine et à Gaza, des menaces sur la mer Rouge et en Asie, la Chine et les États-Unis ont envoyé des représentants au plus haut niveau visiter le continent africain.
Si ces deux super-puissances ont pu s’inviter si régulièrement malgré le calendrier plutôt chargé de leurs hôtes, en particulier à cause de la coupe de football africaine (CAN), c’est que les deux grandes puissances de l’Ouest et de l’Est ont reçu précédemment dans le protocole tout ce qui compte en Afrique lors de sommets dans leurs capitales respectives. À cette occasion se sont exprimées des orientations décisives. Pour Pékin comme pour Washington, organiser un minimum d’équilibre géopolitique en Afrique est vital. Les deux géants savent que le désordre est asymétrique et les affaiblit aux yeux de l’opinion publique africaine, plus au fait des enjeux que le public américain, chinois ou européen. Les deux grands rivaux reprennent le flambeau que l’Europe — en l’occurrence l’Union — a échoué à porter.
Mais les patrons respectifs de la diplomatie chinoise et de la diplomatie américaine ne venaient pas chercher exactement la même chose. La Côte d’Ivoire intéresse moins les États-Unis que le Niger ou le Mali dont les ressources agronomiques, minières et pastorales leur sont bien connues. Mais la façade atlantique de l’Afrique inquiète davantage le Department of Defense (DoD) que Wagner au Mali. Cela vaut bien la poursuite du projet d’installation d’écoutes et de suivi satellitaire en Côte d’Ivoire, en collaboration avec les Israéliens si appréciés à Abidjan. De plus, l’UEMOA, et bientôt la CEMAC, ne resteront pas des ensembles politiques homogènes clos sur eux-mêmes. Les États-Unis constatent que l’Éthiopie a rejoint les BRICS et que l’Afrique du Sud dénonce leur passivité face au sort des Palestiniens. Tout cela affaiblit un partenaire ancien de Washington, le Nigéria, où les forces centripètes, monétaires, locales, religieuses, fragilisent chaque jour un peu plus le centre politique, Abuja, empêtré dans des manœuvres régionales malencontreuses suscitées par le zèle de ses conseillers militaires français peu brillants.
La tournée africaine d’Antony Blinken s’imposait tant la situation de la Palestine risquait d’avoir des effets négatifs sur la perception africaine des États-Unis. Ceux-ci sont de plus confrontés à la tenaille habile que la Chine et la Russie tiennent chacune de leur côté. Blinken vise aussi la Côte d’Ivoire car les États-Unis réaffirment leur volonté de garder l’Atlantique comme l’océan stratégique dans lequel la Chine et la Russie ne doivent pas pénétrer. Il fallait réaffirmer les promesses de Biden aux leaders africains au sommet de décembre 2022 à Washington. La secrétaire d’État au Trésor Janet Yellen s’est déjà déplacée en Afrique et ne ménage pas les aides financières directes et indirectes. Le Mali et le Niger, avant les coups d’État, recevaient plus d’argent de la Banque mondiale et des États-Unis que de l’Union européenne et de la France.
Certes, c’est un choc pour la diplomatie et l’armée des États-Unis de voir le Sahel choisir l’appui militaire russe, les drones iraniens et turcs, et les véhicules chinois. Elles veulent éviter de perdre des soldats américains dans des embuscades comme celle du Niger qui avait coûté la vie à quatre éléments entraînés et héliportés des Forces spéciales. Les Africains et les Russes mènent des combats sans très haute logistique mais avec la capacité de fixer l’ennemi dans des conditions conventionnelles — c’est-à-dire sans prétendre mener des opérations secrètes présentées ensuite comme des succès. Parce qu’elle contrôle des minerais stratégiques, la Chine est perçue à Washington comme une menace plus grave que Boko Haram ou l’État islamique. Dans sa dernière tournée, Blinken n’a pas osé citer Pékin et sa présence massive au Niger mais n’a pu s’empêcher de mentionner le président déchu du Niger, Mohammed Bazoum. Il a ainsi sans doute achevé d’enterrer la confiance de Niamey vis-à-vis d’une Amérique soupçonnée de mener un double jeu malgré ses ouvertures. Si Washington parvient à définir un pacte de sécurité atlantique avec les pays du golfe de Guinée, il lui est malaisé de penser une forme de neutralité devant la transition sahélienne qui se nourrit des désordres provenant de la Libye et du Soudan — deux pays où la médiation américaine est défaillante. Le talent du chef du département d’État ne peut totalement combler l’absence de doctrine au Sahel, l’indécision de la tactique de la contre-insurrection et l’absence d’émissaires de médiation dotés d’un peu d’envergure.
5 — De quoi le nouvel Atlantique est-il le nom ?
Dans un courant opposé, le partenariat pan-atlantique associant 33 pays riverains de cet océan — dont le Brésil et l’Angola — rapproche les États-Unis des deux cônes sud de l’Amérique latine et de l’Afrique dans une sorte de Sud global atlantique. Cependant la zone de coopération ne se poursuit pas au sud de l’Angola. Interrogée à ce propos, l’ambassadrice Lapenn, la diplomate qui a conçu le nouvel Atlantique, a déclaré que « la porte restait ouverte » et que de nouveaux membres seraient bientôt intégrés, tout en précisant que certains États pourraient avoir des raisons de ne pas y adhérer. L’ambassadrice Jessye Lapenn, coordonnatrice senior pour la coopération atlantique, passe beaucoup de temps auprès des pays du bassin méditerranéen. Elle s’est ainsi rendue à l’invitation du Policy Center for the New South (PCNS), qui coorganisait à Rabat la 7e édition de l’Atlantic Strategy Group, événement dédié aux « questions d’intérêt commun pour les acteurs de l’Atlantique, tout en offrant un forum informel aux principales parties prenantes de tous les côtés du bassin atlantique pour explorer les domaines d’une plus grande collaboration ». Cette alliance doit tenir compte des offres marocaines en faveur des États du Sahel afin qu’ils puissent disposer de nouveaux canaux d’importation et d’évacuation de leurs marchandises. Pour les États-Unis, la priorité reste le corridor qui achemine les minerais de la RDC vers le port angolais de Lobito.
Le gouvernement américain a financé en partie le chemin de fer de cette ligne vitale. Il aimerait poursuivre cette voie ferrée jusqu’à la Tanzanie pour relier l’Atlantique à l’Océan indien. Cela dans le seul but de contrer la Chine, car les partenaires de Washington pour le corridor ne sont pas américains 11.
L’Afrique du Sud perçoit ce partenariat atlantique comme un cercle d’influence américain qui la marginalise politiquement, militairement et économiquement. Ce sont ses soldats qui meurent en RDC en essayant de bloquer la percée du M23 12 sans retirer beaucoup d’avantages directs de cet engagement auprès du président Tshisekedi. De plus, elle est de plus en plus tournée vers l’Océan indien où elle a opéré récemment des manœuvres navales avec la Russie. C’est un homologue des BRICS comme l’Inde, l’autre acteur clef de la zone océanique dont les ressortissants sont nombreux et actifs en Afrique du Sud.
Le nouvel Atlantique à la fois africain et américain s’avère capital pour Washington. L’abandon du Soudan et de l’Éthiopie aux affres de la guerre, le bombardement des Houthis, la perduration de la déchirure somalienne montrent bien une tendance forte : l’absence de volonté américaine de s’impliquer à l’Est du continent africain, comme au Sahel.
6 — L’Inde et la Chine. Le goudron de la paix… — de Gandhi à Modi
Comme dans de nombreux pays africains, la Chine a financé ces dernières années plusieurs projets d’infrastructures en Côte d’Ivoire, notamment des autoroutes, des barrages hydroélectriques ou encore un projet d’extension du port d’Abidjan. Le chef de la diplomatie chinoise est passé au début de l’année 2024 à Abidjan pour recueillir les dividendes de la sinosphère de coprospérité. Ainsi, la République populaire est devenue le premier partenaire commercial de la Côte d’Ivoire et leurs échanges ont plus que doublé entre 2017 et 2022, passant de 1,85 milliard de dollars à 4,46 milliards. La Coupe d’Afrique des Nations (CAN) qui se déroulait en Côte d’Ivoire (le pays hôte est de plus le vainqueur de l’épreuve) doit beaucoup aux stades construits par des entreprises chinoises. Si le président Ouattara reste fidèle à sa résidence de Mougins sur la Côte d’Azur et au président Sarkozy à qui il promet depuis des années le retour du groupe Accor, la Côte d’Ivoire a cessé d’être le porte-avion de l’Union Économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). En effet, elle ne compte plus commercialement comme sous-ensemble de la zone franc. Ses partenaires financiers et commerciaux les plus importants ne sont plus français à l’exception de l’approvisionnement en gaz du réseau électrique assuré par la partie familiale du groupe Bouygues. Or le miracle électrique des débuts du service public ivoirien (EECI) est terminé et les prix grimpent sans que les salaires urbains ne suivent.
Pour Pékin, la Côte d’Ivoire n’est pas un partenaire décisif pour les ressources énergétiques et minérales. À Abidjan comme à Lomé, il est important pour la Chine de toujours recevoir des soutiens sur la question de Taïwan et de faire valoir que le modèle occidental libéral, économiquement comme politiquement, serait désormais caduc. Elle souhaite pour l’Afrique un vaste marché sans frontières et la paix pour poursuivre la valorisation des ressources qui lui sont nécessaires. Elle sait que le continent n’est pas indifférent à ce qu’il perçoit comme la persistance coloniale de la guerre d’Israël contre ses voisins. Les gouvernants africains, à l’exception du Niger et des Comores, entretiennent cependant avec Tel-Aviv des relations étroites en matière militaire et d’espionnage, visant les oppositions en particulier. Quand la Chine plaide pour un cessez-le-feu à Gaza et la création d’un « État de Palestine », membre de plein droit de l’ONU, elle proclame ce que l’Afrique veut entendre dire par d’autres et que, malgré son talent, Antony Blinken ne pourra pas affirmer clairement. Le ministère français des affaires étrangères est incapable de tenir une ligne claire sur l’existence de la Palestine et la mauvaise qualité de ses agents en Afrique n’aide pas à conforter un dialogue avec les États du continent. Les émetteurs crédibles d’une vision du monde ne sont pas européens mais plutôt rattachés au Sud global, de Pékin à Moscou, en passant par Pretoria et Ankara, et bien sûr le Maroc.
L’Inde, quant à elle, n’a pas attendu les grandes manœuvres de la Chine en Afrique pour se mettre du côté des États africains. Un des artisans de la libération de l’Inde, Gandhi, avait fait ses armes en combattant contre le colonialisme britannique en Afrique du Sud. Le tout premier des Premiers ministres indiens, Jawaharlal Nehru, avait qualifié l’Afrique de « continent frère » de l’Inde, en reconnaissance de leurs longs liens d’affinité. Depuis les années 1960, les Premiers ministres indiens se sont rendus 76 fois sur le continent, un niveau d’engagement inégalé par les autres partenaires extérieurs de l’Afrique. Entre 2015 et 2022, New Delhi a reçu plus de 100 dirigeants africains, tandis que chaque pays africain a reçu un ministre indien. Les relations indo-africaines portent sur la culture, l’éducation, le commerce, la coopération technique, l’énergie, l’agriculture, la sécurité maritime, le maintien de la paix et la formation militaire professionnelle. Les échanges commerciaux entre l’Inde et l’Afrique ont augmenté de 18 % par an depuis 2003, pour atteindre 103 milliards de dollars en 2023. L’Inde est ainsi devenue ainsi le troisième partenaire commercial de l’Afrique, après l’Union européenne et la Chine.
Mais Modi est moins à l’aise pour formuler un message rassembleur pour les Africains que ne l’étaient ses prédécesseurs : ses décisions internes ne passent pas inaperçues. L’équilibre entre Washington et Moscou face à l’obsession pakistanaise ne semble pas toujours crédible, en particulier quand la politique extérieure indienne s’abstient de faire des choix.
Le règlement de l’occupation violente et illégale de l’archipel des Chagos dépendant de l’île Maurice doit beaucoup à l’effort de la Chine dans plusieurs enceintes. Pékin est d’ailleurs disposé à un compromis sur l’Indopacifique en laissant à l’Inde la partie Sud-Ouest de l’océan indien mais en lui demandant de ne pas interférer dans l’aire prioritaire de la flotte de guerre chinoise. L’Inde vient d’obtenir de Maurice — où un Premier ministre d’origine indienne règne depuis 10 ans — l’octroi d’une île où s’installera une base militaire sans que ne soient divulgués les termes de l’accord. Les communautés indiennes, de la Tanzanie à Madagascar, restent attachées à Mother India mais pas forcément à l’hindi que Modi propage universellement, y compris à Dubaï où une partie de l’Afrique vient poursuivre des études supérieures. Bollywood a été un formidable vecteur d’influence et a révolutionné l’accès à l’audiovisuel sur le continent africain mais le Japon et la Chine semblent proposer des alternatives plus radicales, innovantes et prestigieuses. Surtout, l’Inde, en pleine expansion pourtant, ne pourra pas égaler la Chine selon les prévisions de l’African Futures and Innovation (AFI), ni enregistrer des taux de croissance équivalent à ceux de la Chine et des Tigres asiatiques au cours des cinquante prochaines années. Bien que sa population soit supérieure à celle de la Chine, l’éclat de la puissance de l’Inde est plus modeste. Son modèle de croissance fondé sur les services entraîne des gains de productivité moins rapides que la transformation axée sur l’industrie manufacturière de la Chine et des Tigres asiatiques. L’économie chinoise pourrait dépasser la taille de celle des États-Unis d’ici une décennie environ mais l’Inde ne saura peut-être pas atteindre le même niveau que le géant chinois.
Surtout, longtemps discrète, mais sachant essaimer imams et banques, mosquées et investissement, l’Arabie saoudite décide de jouer un plein rôle politique en Afrique.
7 — De MBS à M6, dans l’interconnexion
Certes, Riyad est demeurée longtemps éclipsée par l’agilité des puissances émergentes comme la Turquie et les Émirats Arabes Unis qui combinent l’action politique et le ressort du financement militaire. Mais l’année dernière, l’Arabie saoudite a tranché avec la discrétion de ses activités anciennes sur le continent en recevant chez elle une cinquantaine de dirigeants dont les présidents de Djibouti, d’Égypte, d’Éthiopie, du Gabon, du Kenya, de la Mauritanie, du Niger, du Nigeria, du Rwanda, des Seychelles, du Soudan, de la Zambie et du Zimbabwe. Le président de la Commission de l’Union africaine (UA), Moussa Faki Mahamat, et le président de l’UA, le président comorien Azali Assoumani, étaient également au sommet. L’Arabie saoudite n’a pas hésité à inviter les États suspendus par l’UA comme le Gabon, le Niger et le Soudan. Cela avait permis d’ailleurs un entretien entre le nouveau Premier ministre nigérien Lamine Zeine et un de ses plus farouches adversaires, le pro-français Alassane Ouattara, président de la Côte d’Ivoire. En les invitant, l’Arabie saoudite a légitimé les dirigeants issus des coups d’État et ignoré les principes anti-putsch de l’UA et de la CEDEAO — affaiblissant ainsi l’impact des sanctions. Les discussions avec le président intérimaire du Gabon, Brice Oligui Nguema, à Riyad, sur la levée des sanctions, ont directement sapé la résolution de la Banque africaine de développement (BAD) qui voulait les maintenir. L’Arabie saoudite a besoin de l’Afrique pour la conservation de l’influence du wahhabisme et se trouve engagée depuis 10 ans dans la lutte anti-terroriste sur ce continent auprès des États-Unis et du Maroc.
Cette coopération anti-djihad en Afrique, en liaison avec Washington, n’empêche pas l’insertion saoudienne dans le Sud global.
En août 2023, les BRICS ont admis dans leurs rangs l’Arabie saoudite et deux nations africaines : l’Égypte (représentant l’Afrique et le monde arabe) et l’Éthiopie (siège de l’UA) à partir de janvier 2024. Avec les États africains et l’UA prenant une place croissante dans la politique mondiale, Riyad projette d’étendre sa présence diplomatique sur le continent en ouvrant davantage d’ambassades et en intensifiant ses investissements économiques. Ses échanges commerciaux s’effectuent aujourd’hui principalement avec l’Égypte et l’Afrique du Sud, mais des investissement en Afrique de plus de 25 milliards de dollars d’ici 2030 ont été annoncés, et le prince héritier Mohammed ben Salmane Al Saoud a proposé d’allouer 10 milliards de dollars pour soutenir les exportations saoudiennes en direction des pays africains. Dans le même temps, le Fonds saoudien pour le développement accordera 5 milliards de dollars USD aux pays africains. Le ministre saoudien des Finances, Mohammed Al-Jadaan, a annoncé la signature de contrats d’un montant total de 533 millions de dollars pour aider le Ghana et d’autres pays africains à alléger leur dette. Par touches successives Riyad se rend utile dans des pays africains qui n’ont pas une majorité de population musulmane et s’impose avec le continent tout entier comme une puissance planétaire indépendante de l’Occident. L’habileté de la nouvelle politique africaine de l’Arabie saoudite ne découle pas seulement du modèle new-look de MBS, mais aussi de la prudence des partenaires africains devant la possibilité d’une subordination à un des camps de l’Islam. La frilosité de l’aide de l’Union et la lenteur que mettent les créanciers occidentaux à trouver une autre solution que le rééchelonnement de la dette ouvrent une voie pour que MBS fédère une alternative au Club de Paris.
Les Émirats Arabes Unis et la Turquie ne souhaitent pas heurter le grand frère saoudien de plein fouet : les fonctions de grand argentier et de leader sécuritaire officiel ne les tentent pas. Ankara laisse ses entreprises porter le drapeau de la grande Turquie et en matière d’électricité, les barges turques chargées de générateurs sauvent, depuis la mer, Bamako du délestage de trop et assurent à Freetown le minimum de courant pour court-circuiter les coups d’État. Turkish Airlines est parvenu à faire d’Istanbul le hub africain par excellence — on peut rejoindre Tananarive ou Kin du monde entier par la compagnie aérienne turque. Ce n’est là qu’un versant de la politique africaine d’Ankara, mais elle illustre sa modernité. Il ne s’agit plus d’occuper une position subordonnée par rapport à la France ou aux États-Unis mais de s’inscrire dans le même registre technologique avec plus d’efficacité, davantage de modestie et des aménagements financiers. Nous ne sommes plus dans la géopolitique des sommets mais plutôt dans l’essaimage et la nervure des réseaux. Lorsque Recep Tayyip Erdogan foula le sol africain pour la première fois en 2005, en Éthiopie, il n’y avait que trois entreprises turques dans ce pays. Elles sont aujourd’hui 225. « Le bouche-à-oreille a fonctionné. Les Turcs sont appréciés, car ils ne se contentent pas de faire du business, mais investissent et s’établissent ici », résume Yaprak Alp, l’ambassadrice de Turquie à Addis-Abeba, qui précise que ces sociétés emploient 20 000 personnes dans des secteurs variés : textile, chaussure, câbles électriques, jus de fruits… Même dynamisme dans l’Ouest de l’Afrique, en Algérie, où plus de 1 300 entreprises turques sont actives, entre autres dans la sidérurgie. Dans les rues de Casablanca, le textile venu de Turquie a chassé les chutes de la zone franche industrielle…
Pour le Maroc, patiemment, le gazoduc signé avec le Nigéria commence à prendre forme. Cela devrait rééquilibrer le bilan énergétique du Royaume soucieux de verdissement et surtout matérialiser son influence sur le continent. Ce gazoduc, présenté comme un instrument d’allègement de la pauvreté, court sur 5 300 kilomètres, des champs pétrolifères nigérians jusqu’à Dhakia au Maroc. Une extension de 1 700 kilomètres de Dhakia vers le nord du Maroc sera entreprise. La route de ce projet traverse le Bénin, le Togo, le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Libéria, la Sierra Leone, la Guinée-Bissau, la Gambie, le Sénégal, la Mauritanie, se termine au Maroc mais pourrait s’étendre à l’Espagne. C’est une liaison terrestre qui a aussi une forte dimension atlantique : l’Afrique se connecte et s’inscrit dans un ambitieux projet de développement durable et de valorisation des résidus gazeux — le tout sans parrains.
8 — La prime aux aventuriers
On le voit avec l’Éthiopie qui achète un port au Somaliland ou avec la Libye qui se scinde : les frontières héritées des empires coloniaux vacillent. Cette déterritorialisation incite à se référer à une multiplicité de sites et de rhizomes par lesquels s’innervent des intensités diverses. Le mythe d’une coagulation des flux arrêtée lors de la conférence de Berlin (1884-1885) mérite d’être révisé. En effet l’accord tacite qui fut conclu à cette occasion ne ressemblait en rien à la répartition géométrique de portions de cartes géographiques. Il s’agissait davantage de formaliser provisoirement la rivalité entre les puissances européennes par la transformation de l’Afrique « en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires », comme disait Marx. La différence des modes de colonisation selon les puissances européennes, la prime donnée aux aventuriers comme Stanley ou Brazza, et l’incident de Fachoda, qui traumatise encore l’État-major français, démontrent que ces eaux étaient aussi troublées que celles du fleuve Congo.
Aujourd’hui les guerres civiles de la RDC, du Mali, du Soudan et de l’Éthiopie sont agies et dynamisées par les interventions extérieures. Mais les combattants de ces luttes impitoyables pour les ressources et le pouvoir ne sont plus les supplétifs de forces étrangères, mais des seigneurs de guerre réinventant les modes de la guerre civile. Illustration de cette reformulation des rapports de forces et des modalités de la dépendance vis-à-vis de l’extérieur, la naissance de la plus puissante société militaire privée transnationale, les Rapid Support Forces (RSF) du chef de guerre soudanais Hemedti — qui a d’abord vendu ses services martiaux au Yémen et en Libye, puis s’est mis à défier l’État soudanais et finira par l’abattre pour mieux le remettre en place. Il a besoin de partenaires internationaux à qui vendre son or et qui lui fourniront des armes de plus en plus perfectionnées. L’équipement militaire demande encore de passer par les États et leurs groupes privés de défense. Les achats doivent emprunter des circuits bancaires homologués et multiples à la fois. Ainsi, lorsque le Royaume-Uni a vendu plus de 23 milliards de livres de matériel de guerre à Riyad pour défaire les Houthis du Yémen à partir de 2017, Hemedti a bénéficié de ces armes procurées par les Saoudiens mais aussi des aides des Émirats Arabes Unis et des soutiens de Wagner. À la physique européenne des solides additionnant des éléments territoriaux s’est substituée un univers quantique avec des « États » différentiels simultanés.
Cette dérive épistémique est en partie artificielle car le modèle de base, le partage colonial de Berlin, était mythifié et réifié. L’Éthiopie a été accusée à plusieurs reprises par l’armée soudanaise officielle d’entretenir des liens trop proches avec les RSF, même si l’Éthiopie ne les soutient pas directement.
Cependant les différents conflits s’imbriquent, plus ou moins, puisqu’on voit que l’armée soudanaise est plutôt alignée avec les intérêts égyptiens et que les RSF — un petit peu par opportunisme également — ont tenté de développer des liens plutôt avec d’autres pays de l’Afrique de l’est comme le Kenya, éventuellement l’Éthiopie, pour essayer de contrer cette alliance entre l’armée nationale soudanaise et les Égyptiens. L’auteur de cette conflagration associant les guerres d’État à État et des razzias ancestrales est un ancien gardien de chameaux, pillard du Darfour, qui est devenu le patron d’un empire économique et le chef d’un corps expéditionnaire dans son propre pays — où l’on vit, le 26 janvier 1885 pendant la conférence de Berlin, le Mahdi s’emparer de Khartoum : il en avait chassé les occupants anglais et égyptiens et le commandant de la place, le général Charles Gordon (Gordon Pacha), avait été tué au terme d’une résistance héroïque.
Sur le même registre de la défaite anglo-égyptienne de Khartoum, la récente défaillance martiale de la France au Sahel ne doit pas cacher que jadis la conquête de son empire africain avait connu de nombreuses infortunes et que déjà les résistances étaient souvent animées par les djihads multiples et concurrents. Ces derniers représentent aussi des bifurcations des luttes sociales et locales. Parce qu’on les a universalisées au nom d’un messianisme religieux (étranger à l’Islam de surcroit), on a sous-évalué le répertoire de la guerre sans État ou dans l’État que l’Afrique semble approfondir depuis des siècles. C’est sans doute pour cela qu’elle paraît, malgré son bilan tragique, occultée par le modèle de la bataille engluée dans les fossés d’Ukraine.
9 — Oublier Berlin
Dès l’origine, la colonisation, malgré son racisme et sa brutalité, a reposé sur un compromis car les forces militaires européennes sont trop faibles au regard de l’immensité des territoires.
L’invitation de Frederick Cooper et d’Ann-Laura Stoler à repenser le colonialisme autrement que comme une domination sans fissures reste pertinente. Il faut, à cette aune, relativiser la nouveauté du phénomène de surface du moment « décolonial » qui affecte le Président Macron, le premier chef d’État, malgré son bref stage à l’ambassade de France à Lagos, à ne pas être lié d’une manière ou d’une autre à la Françafrique.
L’onde de choc de 2023, avec les vifs différends politiques, diplomatiques et militaires qui ont opposé la France à trois pays au moins — le Burkina-Faso, le Mali et le Niger — ne doit pas faire oublier les camouflets et les rebuffades antérieurs et/ou conjoints en République Centrafricaine, au Tchad, en Libye, en Côte d’Ivoire, à Djibouti, au Sénégal, etc. Paris enregistre plus de revers, de désaveux, de critiques et de contestations que de succès d’influences et de références, surtout dans la sphère culturelle où les propos réactionnaires et racistes dominants ont remplacé le discours de l’émancipation et l’universalisme des Lumières. Mais la dévaluation de la France ne résulte pas seulement de ses limites militaires et de sa décote idéologique, somme toute récente. Le continent africain n’a jamais été sous contrôle, et Jean-François Bayart a illustré les technologies de l’esquive autochtone et de l’escapisme noir face à la cage d’acier du colon puis de l’État des Indépendances. Se dessine plus clairement, en 2024, l’affirmation de Super-États et de puissances régionales émergentes qui n’étaient pas mentionnés sur la carte du partage de Berlin. La couverture de la Françafrique cachait le délabrement réel de la capacité des diplomates de l’ex-métropole et le déclin de son poids monétaire et économique, par exemple dans l’exercice des sanctions. Paris croyait préserver l’illusion de la perpétuation d’un rapport paternaliste et archaïque, alors que les compétiteurs du XXIe siècle essayent d’innover dans leurs rapports à l’Afrique. L’Union européenne ne veut plus reconnaître que sa coopération avec l’Afrique, le Pacifique et les Caraïbes (ACP) est l’héritage des empires coloniaux dessinés à Berlin. Elle refuse à présent que les pays ACP définissent une plateforme de négociation plus équitable de l’aide et des options de la croissance. Impuissante à constituer un Super-État, elle se retrouve marginalisée voire décriée avec l’espace Schengen par les peuples africains. L’Union demeure un partenaire commercial grâce à ses États membres exportateurs mais ne pèse plus malgré les prétentions aux dialogues de ses politiques.
Lénine estimait que la colonisation favoriserait le développement du capitalisme en Afrique et donc son affranchissement d’un mode de production féodal et en 1926, McPhee annonce une « Economic Revolution in British West Africa » déclenchée par les forces libérées par les puissances coloniales sur la rive africaine de l’Atlantique. Il y a un effet retard évident de ces analyses, et le sens des transformations n’est pas exactement celui que les sciences sociales de l’époque anticipaient. Le modèle de Deleuze et Guattari 13 pour saisir les plateaux des mutations africaines nous semble éviter la « régression causale » et offre une topologie pratique des dimensions contemporaines du changement. Le plateau, c’est-à-dire « une région continue d’intensités », se combine avec d’autres espaces d’actions et forme des combinaisons entre des forces majeures et mineures en devenir. Plutôt que la carte sans le territoire de la conférence de Berlin, il faut accepter de regarder l’Afrique comme un réseau de nervures, une topologie des forces que les Routes chinoises de la soie ont le mieux stylisées, et une géologie fluctuante des alliances qui se dessinent. Le mode de représentation planiste est devenu impossible tant les échelles d’interventions externes, les grandeurs des investissements, les enroulements de stratégies diffèrent selon les acteurs.
10 — Le fardeau de l’homme noir
En décembre 2023, l’Éthiopie n’a pu verser les intérêts sur sa dette extérieure, en particulier à ses créanciers bancaires ayant syndiqué son emprunt en Eurobonds. La Zambie et le Ghana étaient dans le même cas. Le FMI estime que la moitié des pays à faible revenu du continent africain se retrouveront dans la même situation en 2024. Les revenus de chaque Africain pauvre ont chuté depuis la Covid-19 et les recettes des ventes des matières premières disparaissent dans les dépenses courantes et le remboursement de la dette. Sur les 39 pays africains à faible revenu, 10 étaient en situation de surendettement, 12 présentaient un risque élevé de surendettement et les 17 autres un risque moyen. Ainsi, le pays africain médian consacrait 10 % de ses recettes publiques au service de la dette, soit plus du double qu’il y a dix ans et trois fois plus que les économies avancées. À l’instar de la Banque africaine de développement, le FMI a attribué la « difficile » année 2023 de l’Afrique principalement au resserrement de la politique monétaire mondiale qui visait à freiner la hausse rapide de l’inflation en 2022.
La baisse de la croissance mondiale a réduit la demande extérieure pour les exportations africaines, fait grimper les taux d’intérêt nationaux et augmenté les coûts des emprunt extérieurs, en partie à cause de la dépréciation persistante des cours de change africains. « Ajoutés à des niveaux d’endettement élevés et à des défis structurels profonds, ces facteurs se sont combinés pour réduire l’accès aux financements extérieurs : un nouveau choc pour un continent qui émerge encore du… Covid-19 ». L’Afrique est le continent où la richesse est devenue réversible. La Première ministre Giorgia Meloni proposait un plan d’investissement portant le nom du tiers-mondiste du pétrole, Mattei, un nom qui a autant d’importance que le montant — soit 5,5 milliards d’euros. En référence à cette figure considérée comme l’anti Elf, peut-on envisager un programme de croissance réelle et de gestion de l’immigration entre égaux, débarrassé du mépris et du paternalisme ? L’initiative de l’Italie n’est pas superflue. La guerre en Ukraine a rendu l’Union un peu plus aveugle au sort de nos voisins africains dont la dette explique une large partie de l’émigration.
L’Europe se regroupe dans l’OTAN et se réfugie derrière Frontex. L’Afrique regarde vers le groupe des BRICS (le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud), comme on a pu le voir lors du Sommet de Johannesburg. Il ne s’agit plus seulement de politiques africains à la recherche d’une souveraineté régionale et multidimensionnelle : il est désormais aussi dans l’intérêt des entrepreneurs et des citoyens africains de contourner les blocus bancaires et monétaires que l’Europe leur impose. À l’exception du Brésil, tous les pays membres des BRICS ont mis en œuvre des alternatives au système de messagerie de paiement international SWIFT, libellé en dollars, avec des résultats variables. En Afrique, le système panafricain de paiement et de règlement (PAPSS) a été créé, et offre une plateforme intercontinentale pour réduire la dépendance aux transactions en dollars. La plupart des transactions commerciales bilatérales entre les pays des BRICS sont déjà effectuées dans leurs monnaies nationales. La déclaration du Sommet de Johannesburg propose d’ailleurs des mesures supplémentaires dans ce sens. Les États membres diversifient également leurs réserves de change en diminuant leur dépendance au dollar américain, et en optant pour des alternatives telles que l’euro, le franc suisse, la livre sterling ou le yen japonais. L’inflexion majeure se produira lorsque les prix du pétrole et du gaz ne seront plus fixés en dollars : cette considération a d’ailleurs probablement été un élément central dans l’adhésion de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis aux BRICS.
Le 22 novembre 2023, une coalition de 125 pays menée par le Nigeria a remporté un vote important à l’Assemblée générale des Nations unies sur l’élaboration d’une convention relative aux règles internationales en matière de fiscalité et de lutte contre les flux financiers illicites. Ce vote onusien est une victoire pour les militants africains qui exigent depuis longtemps de la communauté internationale qu’elle retire à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) le contrôle de la réforme fiscale mondiale. Les militants, ainsi que de nombreux gouvernements, soupçonnent l’OCDE de ne pas être à la hauteur de cette responsabilité. Nombre de ses riches États membres bénéficient de pratiques financières douteuses, comme la domiciliation de leurs opérations africaines dans des paradis fiscaux offshore. En 2015, le Groupe de haut niveau des Nations unies a estimé qu’au moins 50 milliards de dollars de capitaux illicites quittaient l’Afrique chaque année. En 2020, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement a indiqué qu’entre 2013 et 2015, la fuite de capitaux avait fait perdre en moyenne 88,6 milliards de dollars par an à l’Afrique. Cette ritournelle devrait se répéter, sans que la moindre inflexion ne vienne corriger la dérive de la richesse de l’Afrique.
Sources
- Jérôme Lamy, « Sociology of a disciplinary bifurcation : Bruno Latour and his move from philosophy/theology to sociology in the early 1970s », Social Science Information, Vol. 60, n°1, mars 2021, p. 107-130.
- Patrick Vauday, Bifurcations. Pour une critique de la ligne droite, Coll. La philosophie en commun, L’Harmattan, 2022.
- Michel Grossetti, Marc Bessin, Claire Bidart, Introduction générale. L’enquête sur les bifurcations : une présentation.
- Bifurcation chez Bruno Latour, configuration chez Norbert Elias, ces termes entendent penser un espace de liberté dans les actions des groupes sociaux. Chez Norbert Elias, le mot signifie les formes et les variétés de réseaux qui relient les hommes, et sert à dépasser l’opposition classique de la sociologie entre l’individu et la société.
- Pierre Boisselet, « Abiy Ahmed, l’homme qui va changer l’Éthiopie », Jeune Afrique, 28 février 2019.
- Martin Plaut et Sarah Vaughan, Understanding Ethiopia’s Tigray War, Hurst, 2023.
- « Les États-Unis demandent une enquête sur un massacre présumé de civils dans la région éthiopienne d’Amhara, où un groupe local de défense des droits affirme que plus de 80 personnes ont été tuées la semaine dernière à la suite d’affrontements entre des soldats et des groupes armés. L’ambassadeur des États-Unis en Éthiopie, Ervin Massinga, a déclaré vendredi que le « gouvernement américain est profondément préoccupé » par les informations en provenance de la ville de Merawi et a demandé « un accès sans entrave aux observateurs indépendants des droits de l’homme ainsi qu’une enquête impartiale pour s’assurer que les auteurs de ces actes soient traduits en justice ». M. Massinga a déclaré dans un communiqué que les meurtres de civils signalés à Merawi faisaient suite à des « rapports inquiétants faisant état d’autres violations » dans la région d’Amhara et ailleurs en Éthiopie, qui est en proie à plusieurs conflits internes. » US calls for investigation into alleged civilian killings in Ethiopia’s Amhara region | AP News
- L’armée de libération Oromo, un groupe ethnique qui se trouve principalement en Éthiopie, s’oppose au gouvernement éthiopien depuis 1973.
- Le rhizome, tige inférieure de certaines plantes qui diffère d’une racine par sa structure horizontale qui peut émerger de terre, est une image philosophique inventée par Deleuze et Guattari pour exprimer une structure sans hiérarchie ni base, qui se développe dans toutes les directions.
- Tom Stevenson, « Empires in Disguise », LRB, vol. 45 n°9, 4 mai 2023.
- Il s’agit du sulfureux trader Trafigura, réfugié à Singapour, et du groupe minier canadien Ivanhoe qui exploite la mine de Kamoa-Kakula en RDC. En 2024, 10 000 tonnes de cuivre transiteront par Lobito et le port angolais recevra de 120 000 à 240 000 tonnes de cuivre par an.
- Le M23, mouvement du 23 mars, est un groupe d’opposition armée au gouvernement de la RDC qui opère depuis 2012. L’instabilité et les conflits liés à ce groupe se sont amplifiés depuis 2021.
- Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, vol. 2.